Brentano a donné une réponse à cette question à partir de la séparation qu'il instaure entre les phénomènes psychiques d'une part et les phénomènes physiques d'autre part, en faisant l'énumération précise des critères qui déterminent la classe des phénomènes psychiques. Même si Husserl considère que le but de cette classification, celui de délimiter les objets de la psychologie par rapport aux objets des sciences de la nature, lui est étranger et même s'il estime que Brentano n'a pas suffisamment distingué entre les deux classes de phénomènes, en confondant certains phénomènes psychiques avec des phénomènes physiques, comme par exemple les sensations, le mérite de Brentano est d'avoir réussi, avec ce concept de phénomène psychique, à caractériser l'existence psychique ou consciente, de telle sorte qu'

un être réel qui manquerait de ces vécus, qui, par exemple, n'aurait en lui-même que des contenus du genre des vécus sensoriels tout en étant incapable de les interpréter objectivement ou de se représenter de quelque manière que ce soit des objets par leur entremise, serait par conséquent à plus forte raison incapable de se rapporter dans des actes ultérieurs à des objets, de porter un jugement sur eux, de s'en réjouir et de s'en attrister, de les aimer et de les haïr, de les désirer et de les détester, un tel être, nul ne pourrait plus prétendre qu'il mérite le nom d'être psychique.

Il n'y a pas seulement un flux de vécus composé de complexions de sensations, mais il y a quelque chose qui apparaît dans cette complexion et les conditions de cet apparaître passent par une animation des sensations, une appréhension objectivante de ce complexe de sensations, sans quoi nous ne pourrions pas parler d'un être psychique, il serait même impensable. Nous rejoignons ici le premier concept de vécu compris comme flux de vécus avec le troisième concept comme vécu intentionnel.

Mais qu'est-ce qu'un vécu intentionnel ? Qu'est-ce qu'un acte psychique ? Brentano retient six critères communs à la classe des phénomènes psychiques : les phénomènes psychiques sont des représentations ou reposent sur des représentations, ils sont inétendus, ils possèdent la présence intentionnelle (le rapport à quelque chose à titre d'objet), ils sont seuls objet de perception interne (et donc perçus avec une évidence immédiate), ils possèdent l'existence effective, ils sont perçus unitairement. Parmi ces six critères, Husserl en retient deux qui déterminent selon lui l'essence de l'acte psychique : le premier critère est celui de l'inexistence intentionnelle ou de la présence intentionnelle ; le second critère est la proposition selon laquelle tous les phénomènes psychiques sont des représentations ou reposent sur des représentations, critère n'intervenant qu'à partir du chapitre III seulement, parce qu'il fait intervenir le concept équivoque de représentation.

Comment Brentano détermine-t-il le champ de l'investigation psychique ? Quelle est l'affinité commune à tous les phénomènes psychiques ? Brentano répond que la spécificité qui unit tous les phénomènes psychiques en une seule classe s'appelle l'inexistence ou la présence intentionnelle.

Tout phénomène psychique est caractérisée par ce que les scolastiques du Moyen Âge ont appelé l'inexistence intentionnelle (ou encore mentale) d'un objet, et ce que nous pourrions appeler, bien qu'avec des expressions quelque peu équivoques, la relation à un contenu, l'orientation vers un objet (par quoi il ne faut pas entendre une réalité) ou l'objectivité immanente. Tout phénomène psychique contient en lui-même quelque chose comme objet bien que chacun le contient à sa façon.

Les nombreuses expressions plus ou moins synonymes fournies par Brentano, que Husserl va s'employer à clarifier, comme l'existence intentionnelle d'un objet, l'existence mentale d'un objet, la relation à un contenu, l'orientation vers un objet, l'objectivité immanente, mode de relation de la conscience à son contenu, ainsi que les diverses traductions françaises de ce célèbre passage, où l'on parlera d'inexistence intentionnelle, de présence intentionnelle, d'existence intentionnelle, contrastent avec la description grossière que nous pouvons en faire : nous dirons que dans la représentation, quelque chose est représenté, dans le jugement quelque chose est admis ou rejeté, dans l'amour quelque chose est aimé, dans la haine quelque chose est haï, dans le désir quelque chose est désiré, etc.

Brentano fonde sur ces modes de relation sa classification des phénomènes psychiques en représentation (Vorstellung), en jugement (Urteil) et en mouvement affectif (Gemütsbewegung), intérêt (Interesse) ou amour (Liebe). Tout en affirmant que la valeur de cette classification importe peu pour lui, parce qu'il n'est pas concerné par la même problématique, Husserl suivra pourtant bien, comme le montre le plan de la recherche, cette classification. C'est la mise en évidence, par Brentano, de la variété des différents modes de visées intentionnelles qui compte pour Husserl.

il n'y a qu'une seule chose importante à nos yeux et que nous retenons : c'est qu'il existe des variétés spécifiques essentielles de la relation intentionnelle, ou en bref de l'intention (qui constitue le caractère générique descriptif de l'« acte »).

Ainsi, la visée de l'objet sous le mode de la représentation est différente de la visée sous le mode du jugement. Il en va de même pour d'autre mode comme celui de la supposition, du doute, de l'espérance, de la décision, etc. Cet essaim de modalités, malgré sa complexité et ses possibles complications, n'en n'est pas moins réductible à trois sortes d'intentions primitives : la décomposition des variétés des modes de relation de la conscience à un contenu nous conduit à distinguer des intentions de perception, des intentions d'imagination et des intentions de signification. Avec cette trimodalisation de la conscience, nous dégageons une structure phénoménologique importante qui précède toute conscience empirique, entendue comme une réalité de la nature :

L'unité du genre descriptif « intention » (« caractère d'acte ») présente des diversités spécifiques fondées dans l'essence pure de ce genre et précède ainsi à la manière d'un a priori la facticité psychologique empirique.

L'intentionnalité est le nom de cette structure phénoménologique et la description de cette structure passe par la description des trois modalités de la conscience. L'intention de signification, point de départ des analyses logiques, examinée dans son rapport à l'expression, est ainsi replacée, avec cette cinquième recherche, dans son contexte générale, celui des vécus intentionnels et de leurs contenus. Cette structure intentionnelle précède la facticité empirique parce qu'elle n'entre pas dans des relations causales, c'est-à-dire qu'elle n'est pas quelque chose de temporelle, ni de spatiale : elle n'a ni extension ni position, elle est au sens strict une idéalité.

Nous pouvons illustrer cette antériorité par un exemple d'illusion. Lorsque nous voyons une maison, nous pouvons très bien expliquer que la vision de cette maison consiste en un signal qui imprime une image renversée dans la rétine, signaux qui empruntent ensuite un nerf optique et pour être traités par les aires visuelles du cortex, etc. Nous sommes dans des relations causales : mais que se passe-t-il s'il n'y a pas là-bas de maison, si elle s'avère illusoire ? Pourrions-nous encore parler de conditionnement causal ? Comment une illusion pourrait-elle être la cause de ma perception ? Quelles que soient les réponses que nous pouvons apporter à ces questions, il n'en reste pas moins que cette illusion n'enlève rien au fait nous avions bien la conscience de quelque chose à titre de maison.

L'intentionnalité préexiste à toutes ces relations causales et elle n'est pas conditionnée par ses objets. C'est là le sens de la relation intentionnelle, ou encore, selon les propres termes de Husserl, le caractère d'acte, l'intention ou le mode de la conscience : la conscience n'est pas seulement conscience, mais elle est conscience de quelque chose, elle est toujours en rapport avec un objet ; en même temps, le quelque chose ou l'objet, ce terme de la relation, peut ne pas exister, c'est littéralement, une inexistence.

Avec la Psychologie du point de vue empirique, Brentano a accompli le premier pas en tentant une analyse de la conscience qui ne soit plus traitée comme une chose de la nature, soumise à un conditionnement causal qui lui parviendrait de l'extérieur, mais en soumettant cette conscience à une analyse descriptive de ce qu'il est possible de simplement constater en elle, l'existence de phénomènes psychiques, et en posant ainsi l'irréductibilité du psychique vis-à-vis du physique.

Husserl radicalise l'analyse : il ne s'agit pas de déterminer la sphère du psychique ou du mental, mais de revenir sur l'origine des vécus logiques dans lesquels un objet ou une signification nous apparaissent comme identiquement le même dans une multiplicité de vécus, c'est-à-dire de clarifier les opérations de la pensée et de la connaissance dans lesquels les objets logiques se donnent.

comment faut-il comprendre que « l'en-soi » de l'objectivité parvienne à la « représentation » et même à l'« appréhension » dans la connaissance, donc finisse pourtant par redevenir subjectif ; que signifie pour l'objet d'être « en soi » et « donné » dans la connaissance ; comment l'idéalité du général peut-elle entrer comme concept ou comme loi dans le flux des vécus psychiques réels, et devenir, en tant que connaissance, la propriété de celui qui pense [...] ?

Cette recherche sur l'origine n'est pas une recherche génétique, elle est au contraire issue directement de la critique contre le psychologisme, cette attitude qui consiste à réduire les lois logiques à des lois psychologiques, en ruinant ainsi l'idée de la vérité. Avec cette critique, Husserl restaure l'idée d'une objectivité totale de la connaissance, qui ne soit pas liée à un sujet qui la pense. Reste qu'il y a un problème : si les connaissances sont idéales et ne doivent rien à un sujet, comment pouvons nous les « saisir » ? La structure phénoménologique qu'est l'intentionnalité, en face de cette double structure ontologique que sont les objets et les significations, répond à ce problème : nous sommes toujours, en quelque façon que ce soit, reliés à un objet.

c'est l'idéation effectuée sur des cas singuliers exemplaires de tels vécus - et effectuée de telle manière que toute conception ou position d'existence empirico-psychologique demeure hors de cause et que seul entre en ligne de compte le contenu phénoménologiquement réel de ces vécus - c'est cette idéation qui nous donne l'idée générique purement phénoménologique de vécu intentionnel ou d'acte, comme ensuite de spécifications pures.

Le sens de l'« objectif » et du « subjectif » n'a pas à être rechercher dans d'hypothétiques entités appelée « sujet » d'un côté, en face d'une autre entité appelée « objet » de l'autre côté, que l'on essaye ensuite de relier. Une théorie de la connaissance qui tente d'expliquer le rapport du sujet à l'objet est vouée à l'échec si elle ne prend pas en compte la présupposition fondamentale de son analyse, cette scission entre un sujet et un objet est une division métaphysique : c'est à partir de l'intentionnalité de la conscience qu'il est possible de réfléchir sur les sens de cette scission.

Si la conscience est essentiellement intentionnelle, tous les vécus ne le sont pas, comme nous l'avions vu avec le premier sens de conscience que Husserl a élaboré. Il y a des vécus qui ne sont pas intentionnels et qui ont besoin d'être soumis à une appréhension objectivante : que tous les vécus ne sont pas intentionnels, c'est ce dont témoignent les sensations et les complexions de sensations. Il va falloir maintenant distinguer dans chaque vécu un contenu et examiner la signification de terme de contenu en fonction des types de vécus, qu'ils soient intentionnels ou pas.

Si, à ce niveau de la recherche, deux résultats sont bien établis, à savoir 1) qu'il n'y a pas une seule intentionnalité mais une variété d'intentionnalités et 2) que l'intentionnalité est un mode de relation de la conscience à son contenu, nous n'avons, à vrai dire, encore rien dit sur cette relation intentionnelle, si nous ne voulons pas nous payer de simple mot : qu'est-ce qui est relié intentionnellement ? La relation est-elle de celle que Husserl a déjà défini dans sa méréologie ? Quelle est la signification de la relation intentionnelle ? Quels sont les termes reliés intentionnellement ? Comment devons-nous comprendre relation ? Qu'est-ce qu'être un contenu pour la conscience ?

Notes

 1  Voir a contrario l'hypothèse d'un être psychique qui n'aurait eu encore aucune expérience, au § 23 de la Première Recherche logique.

 2  Husserl consacre ainsi les paragraphes 14 et 15 aux phénomènes du sentiment et le chapitre III examine les rapports réciproques entre la représentation et le jugement.

 3  l'acte tout entier est, ou imagination, ou signification, ou perception. Voir également la description des formes d'objectivation à la section III du cours de 1906-1907, consacré à l'Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance.

 4  La question reste ouverte alors de savoir comment nous pouvons nous orienter vers des objets qui n'existent pas : c'est le paradoxe des représentations sans objets.