Husserl et l'intentionnalité : une introduction à la phénoménologie (6)
5 novembre 2005
2.2 Les précisions terminologiques
La seconde erreur consisterait à concevoir la relation entre la
conscience et l'objet dont on a conscience comme une relation réelle au
sens d'une relation entre deux choses de la nature. Or, non seulement la
conscience n'est pas une entité, au sens naturel du terme, soumise à une
causalité naturelle, mais de plus, elle n'est pas un je, un sujet :
l'intentionnalité n'est pas la relation entre un je et un objet, c'est
une erreur de considérer que la conscience, d'un coté, et la chose dont on a conscience, de
l'autre, entrerait en relation l'une avec l'autre en un sens
réel
.
Dans la réflexion naturelle, la conscience ou le moi semble être l'un des termes de la relation intentionnelle, l'autre étant l'objet. La conscience ou le moi se rapporterait dans ou à travers le vécu à l'objet : le moi redeviendrait ainsi un centre de référence duquel surgirai des actes qui se rapporteraient à des objets.
Nous avons vu pourquoi Husserl rejette cette conception dans sa discussion avec Natorp. Pour ce dernier, le moi n'est que ce à quoi s'oppose quelque chose comme objet mais qui ne peut jamais être lui-même quelque chose comme objet, car sinon nous le réifions et nous cessons de le penser comme moi : Husserl est d'accord avec l'analyse de Natorp, à condition que nous distinguions entre le moi et la conscience. Le moi n'a pas la spécificité qu'il possède chez Natorp comme centre de référence, puisque pour Husserl, ce moi n'est qu'un objet transcendant, comme n'importe quel objet de la nature. Par contre, c'est la conscience qu'il ne faut pas réifier, la conscience n'est pas une substance, elle n'est pas une partie de l'espace ni du temps soumise à des relations causales, ou du moins pas essentiellement.
Pour Husserl, le moi n'apparaît nulle part dans de nombreux actes de la vie quotidienne : attendre le bus, voir un film au cinéma, etc. Le fait de vivre n'implique pas la référence à un moi source de cette vie : nous ne sommes pas obligés de nous dire que là c'est nous qui regardons un film dans cette salle de cinéma, ici, que nous sommes en train de parler à quelqu'un, etc. Nous sommes littéralement absorbés dans le monde.
Ce qui ne veut pas dire pour autant que nous puissions faire l'économie de ce moi : d'un point de vue objectif, le moi, dans chaque acte, se rapporte intentionnellement à un objet. Mais ce n'est pas pour autant un centre de référence : il n'est que le terme pour désigner l'unité de la conscience dans laquelle se constitue le sujet personnel de nos vécus. Dès lors, dire que le moi se rapporte intentionnellement, sur le mode représentatif, à un objet signifie que
dans le moi
phénoménologique, dans cette complexion concrète de vécus, il y a
réellement présent un certain vécu nommé, d'après son caractère
spécifique : « représentation de l'objet en
question ».
Et ce qui vaut ici pour la représentation est également valable pour le jugement.
Dans la
description, la relation au moi vivant ne peut être éludé ;
mais à chaque fois le vécu lui-même ne consiste pas en une complexion qui
contiendrait la représentation du moi comme vécu partiel. La description
s'effectue sur la base d'une réflexion objectivante ; en elle, la
réflexion sur le moi se combine avec la réflexion sur le vécu d'acte pour
former un acte relationnel, dans lequel le moi lui-même apparaît comme se
rapportant au moyen de son acte, à l'objet de celui-ci. [...] L'acte
originaire n'est plus seulement là tout simplement, nous ne vivons plus
en lui, mais nous faisons attention à lui et portons un jugement sur
lui.
Le paragraphe 13 est l'occasion pour Husserl de forger sa propre terminologie. Nous substituerons au terme de phénomène psychique celui de vécu intentionnel et dire qu'un vécu est intentionnel, c'est dire qu'il possède la propriété de l'intention. L'expression de vécu intentionnel pourra s'abréger par celle d'acte.
L'intention, telle que l'emploie Husserl, n'est pas synonyme d'attention, car l'objet intentionnel n'est pas forcément un objet remarqué. Il y a une différence entre intention et attention et l'exemple du mot et de la chose nous fait saisir cette différence. L'attention qui ne porte pas sur les contenus vécus peut se décrire comme suit :
des actes
doivent être là pour que nous puissions « vivre » en
eux, ou éventuellement « être absorbés » par leur effectuation,
et, quand nous le faisons (selon des modes d'effectuation qui
restent à décrire avec plus de précision), nous portons notre attention
sur les objets de ces actes, nous nous tournons vers eux
accessoirement ou principalement, éventuellement nous les prenons comme
thème. Ce n'est là qu'une seule et même chose, exprimée sous les aspects
différents.
Nous pouvons bien entendu tourner notre attention sur les contenus vécus, mais ils deviennent alors
objet d'une
perception (« interne »), et perception ne signifie
pas ici la simple existence du contenu dans la trame de la conscience,
mais au contraire un acte dans lequel le contenu
s'objective pour nous.
Husserl tient à marquer ses distances entre les termes d'intention et d'attention. L'intentionnalité n'est pas attentive, mais s'il y a une attention alors elle vient de l'intention :
Ce sont donc
essentiellement des objets intentionnels d'actes quelconques, et
seulement des objets intentionnels, ceux sur lesquels nous portons et
nous pouvons porter chaque fois notre attention.
Nous ne pouvons donc être attentif qu'à ce qui est pour nous contenu de conscience : cela ne signifie pas que ce qui n'est pas contenu de conscience ne puisse être remarqué, mais qu'il doit y avoir comme base un acte quelconque dans lequel ce à quoi nous devons être attentif s'objective pour nous, c'est-à-dire qu'il y a un acte de représentation. Sans vouloir développer une théorie de l'attention, Husserl a cherché à mettre en évidence ici, la place prépondérante qu'occupe l'attention dans les actes complexes, en mettant ainsi en relief, à l'intérieur de ceux-ci, les caractères d'actes.
L'intention est employée également dans des expressions pour désigner un but à atteindre comme lorsque nous disons « j'ai l'intention d'aller le voir ». Il est possible, à partir de ce sens usuel, de distinguer entre une intention au sens étroit et une intention au sens large. L'intention, au sens large, c'est, par exemple, l'intention de désir, c'est-à-dire le fait que nous désirons quelque chose mais c'est également le remplisse-ment ou la réalisation de ce désir : ce remplissement est lui-même une intention. Au sens strict, l'intention renvoie à la possibilité d'un remplissement correspondant, sans que celui-ci soit pour autant effectivement réalisé : l'intention de signification, par exemple lorsque quelqu'un communique quelque chose à quelqu'un, n'est pas forcément remplie. Dans ce dernier sens, nous pourrons utiliser l'expression de caractère d'acte.
La dernière expression à fixer est celle d'acte. La notion d'acte, comme le précise Husserl, doit absolument exclure toute connotation d'activité. La conscience n'est pas une action et les actes ne sont pas des activités psychiques mais des vécus intentionnels.