Ainsi, dans l'exemple qui nous occupe ici, le rapport entre l'acte d'entendre et le contenu (le son entendu) peut varier : tantôt le son est proche, tantôt il est lointain, tantôt il est l'objet d'une attention particulière, tantôt non, etc. Une analyse plus poussée nous amènerait à une distinction entre deux sortes d'existence du contenu :

  1. le contenu en tant que sensation consciente mais qui n'est pas devenue un objet de perception.
  2. le contenu en tant qu'objet de perception.

Cette analyse va s'appuyer sur deux exemples du domaine sensible (le son, la perception visuelle) et passer ensuite à des exemples liés au langage. Dire que nous entendons un son, cela peut vouloir dire que nous éprouvons des sensations mais également que nous entendons une symphonie : les unes sont des sensations, tandis que les autres sont des objets de perception. Or, sur la base de contenus sensoriels différents nous pouvons appréhender un objet identique, de la même façon qu'à partir de plusieurs contenus sensoriels identiques, nous pouvons appréhender des objets différents. Par contre, l'appréhension n'est pas, elle, une sensation mais elle est une modalité de la conscience :

Elle est un caractère d'acte, un « mode de conscience  », « disposition de l'esprit » : nous appelons le fait de vivre des sensations selon ce mode de conscience, perception de l'objet correspondant.

Cette appréhension est une appréhension objectivante et le schéma que nous avons déjà dégagé nous permet de relier le premier sens de la conscience avec le troisième sens. Au premier niveau, nous avions parler d'une analogie entre le moment sensoriel et l'objet qui se présente à travers lui. Il est ainsi évident pour Husserl que

l'être du contenu ressenti est tout différent de l'être de l'objet perçu qui est présenté par le contenu, mais qui n'appartient pas réellement à la conscience.

L'exemple de la perception visuelle est plus parlant. Nous voyons une boite : de quelque point de vue que nous nous plaçons, c'est là une seule et même boîte que nous voyons. Si on peut appeler cet objet de la perception le contenu de ma conscience, il est plus approprié d'entendre par contenu de ma conscience les contenus vécus, c'est-à-dire les sensations qui nous présentent cet objet. Or, si les contenus vécus dépendent du point de vue et sont différents dans l'orientation de la boîte, c'est pourtant bien la même boîte que nous voyons, quel que soit d'ailleurs le statut d'existence que nous lui donnons ici. Nous voyons alors que le contenu vécu n'est pas la même chose que l'objet perçu.

Mais alors, qu'est-ce qui fait que l'objet soit toujours le même  ? D'où vient une telle conscience d'identité ? C'est l'appréhension objectivante qui est un mode de la conscience qui joue son rôle ici  : la conscience d'identité vient de ce qu'il y a sans doute

des contenus sensoriels différent, mais qu'ils sont appréhendés, aperçus selon « le même sens », et que l'appréhension selon ce sens est un caractère du vécu qui, seul, constitue l'« existence de l'objet pour moi » ?

La boite vue ou la mélodie entendue sont donc des objets de la perception et l'intention percevante s'appuie sur des contenus présentatifs pour nous donner ces objets, c'est-à-dire que la modalité de la perception anime des contenus sensoriels, elle les appréhende objectivement, et en les appréhendant ainsi, elle constitue l'existence de ces objets pour nous. Nous retrouvons dans tous les actes concrets de la perception ces différences entre

  1. des contenus de perception au sens de sensations présentatives
  2. des actes de perception au sens de l'intention interprétative

Si l'être des contenus sensoriels n'est pas le même que l'être de l'objet perçu, cela implique alors qu'il y a dans la sphère du vécu une différence entre des actes et des non-actes, c'est-à-dire entre

  1. les vécus intentionnels dans lesquels se constituent des intentions objectives, et cela à chaque fois au moyen des caractères immanents du vécu en question.
  2. les contenus qui peuvent bien servir de matériaux pour des actes, mais qui ne sont pas eux-mêmes des actes.

Mais qu'est-ce que cette « appréhension selon le même sens » ? Comment pouvons-nous différencier un complexe phonique en tant que son et un complexe phonique en tant que signe verbal ? Qu'est-ce qui est modifié dans cette situation ? Ces différences se fondent sur des différences d'intention, c'est-à-dire que nous n'avons pas affaire aux même modalités de la conscience. Comme nous l'avons plus haut, il y a des caractères d'actes qui animent de diverses manières les sensations.

C'est le caractère d'acte qui anime pour ainsi dire la sensation et qui, selon son essence, fait en sorte que nous percevons tel ou tel objet, que, par exemple, nous voyons cet arbre, nous entendons cette sonnerie, nous sentons le parfum de telle fleur, etc. Les sensations tout comme les actes qui les « appréhendent », ou les « aperçoivent », sont en ce cas vécues, mais elles n'apparaissent pas objectivement ; elles ne sont pas vues, entendues, ni perçus par un « sens » quelconque. Les objets, par contre, apparaissent, sont perçus mais ils ne sont pas vécus.

Ce qui est valable pour la perception l'est également pour les autres modifications comme l'imagination par exemple : ainsi

cette même chose qui, par rapport à l'objet intentionnel, s'appelle représentation (ou intention perceptive, remémorative, imaginative, reproductrice, significative, dirigée sur lui) s'appelle appréhension, interprétation, aperception, par rapport aux sensations appartenant réellement à l'acte.

Il est donc évident pour Husserl qu'il existe différents modes de relation intentionnelle à l'objet c'est-à-dire des modes de la conscience.

Une autre critique contre l'unité des vécus intentionnels porte sur les sentiments, posée à partir du paragraphe 15. Tous les sentiments sont-ils des vécus intentionnels ? La question est posée car la position à laquelle arrive Husserl implique que des vécus de sentiments pourrait être des vécus qui sont ou bien intentionnels ou bien qui ne le sont pas. Le problème est double :

  1. soit les actes affectifs ne sont pas reliés intentionnellement à un objet propre mais ils doivent être liés à des représentations qui possèdent, elles, cette relation, pour devenir des actes.
  2. soit parmi ces actes affectifs, seule la classe des sentiments se divisent en sentiments qui sont intentionnels et d'autres qui ne le sont pas.

La première thèse discutée par Husserl est la suivante : les vécus de sentiments sont des vécus intentionnels, c'est-à-dire que ces vécus possèdent une relation intentionnelle à un objet. Il prend l'exemple du plaisir que nous pouvons éprouver à l'écoute d'une mélodie ou celui du désagrément causé par un bruit strident. Il semble évident que ce plaisir ou ce désagrément ont un objet intentionnel, la mélodie dans un cas, le bruit strident dans l'autre.

Une objection à cette thèse consisterait à considérer que nous ne sommes pas en présence ici d'actes de sentiments mais que les sentiments ne sont que des états et que la relation intentionnelle à des objets ne s'acquièrent qu'en combinaison avec des représentations. Le sentiment ne renverrait à rien d'autre qu'à lui-même et seule sa combinaison avec une représentation nous autoriserai à parler de relation intentionnelle : il n'y aurait ici qu'une seule intention.

Husserl s'appuie sur la conception de Brentano pour qui il y a deux intentions superposées : l'intention fondatrice qui donne l'objet représenté et l'intention fondée qui donne l'objet senti, suivant ainsi la thèse brentanienne selon laquelle tous les actes ou bien sont des représentations, ou bien reposent sur des représentations. Il ne peut y avoir d'acte de plaisir sans un objet représenté c'est-à-dire sans un acte représentatif. Il n'y a pas de sentiment sans objet qui ne soit représenté : nous nous représentons la mélodie qui nous plaît c'est-à-dire que l'essence spécifique du plaisir exige la relation à une chose qui plaît.

Si Husserl est d'accord ici avec Brentano, le rapport entre l'intention fondatrice et l'intention fondée demande à être éclairci. Car la question est maintenant de savoir comment le plaisir de cette mélodie est représentée. On pourrait concevoir ce rapport comme un rapport causal comme lorsque l'on dit que « cette mélodie éveille en moi un grand plaisir ». Or, il y a là une grave erreur : la notion de causalité n'entre pas en ligne de compte dans l'intentionnalité, cela n'a rien à voir : l'intentionnalité intervient bien avant toute causalité.

C'est une absurdité de principe que de considérer le rapport intentionnel, dans le cas présent et en général, comme un rapport causal, de lui attribuer par conséquent le sens d'une liaison causale nécessaire entre substances, d'ordre empirique. Car l'objet intentionnel, qui est conçu comme «  efficient », n'entre ici en ligne de compte qu'en tant qu'objet intentionnel ; mais non pas comme existant véritablement hors de moi, ni comme déterminant ma vie spirituelle réellement par une action psychique et physique.

Ainsi, un combat de centaures peint sur un tableau ou que nous imaginons, nous est aussi plaisant qu'un beau paysage du monde réel. Dans ce dernier cas, nous pouvons effectivement dire que ce paysage est la cause de l'état psychique de plaisir créé en nous, mais c'est dans un autre sens que nous parlerons de lien entre le paysage vu (l'objet représenté) et le plaisir que nous en avons. Si le sentiment de plaisir appartient au paysage vu, si celui-ci est le motif de notre plaisir, c'est en tant que paysage apparaissant de telle ou telle manière.

L'autre problème concerne le fait de savoir si, parmi les actes affectifs, ceux du sentiments forment une classe unique ou bien si cette classe n'est pas séparable entre sentiments intentionnels et sentiments non-intentionnels.

Husserl semble prendre le contre-pied de la position précédente parce qu'il soutient maintenant qu'il existe des sentiments non-intentionnels. Ainsi, dans la classe des sensations affectives, comme la brûlure par exemple, ces sensations ne possèdent pas d'objet intentionnel. Le fait de se brûler ou de se piquer appartient aux sensations : j'ai mal à la main ou je ressens une douleur au dos, nous avons une sensation de douleur. A ce titre, les sensations jouent ici le rôle de contenu figuratifs pour des actes de perception, ou bien (comme on le dit sans éviter tout malentendu) les sensations connaissent ici une « interprétation » ou une «  appréhension » objectives.

Comme nous l'avons vu pour les sensations visuelles, les sensations de douleur ou de brûlure ne sont pas elles-mêmes des actes mais servent d'appui aux actes. On pourrait objecter que la sensation de douleur renvoie déjà à quelque chose de physique ou d'objectif, mais nous ne pourrions pas dire que ces sensations sont elles-mêmes des vécus intentionnels.

La question de départ semble donc être résolue et nous pouvons ranger une partie des sentiments comme étant des vécus non-intentionnels. Mais cela semble contradictoire avec la position soutenue plus haut : parlons-nous bien de la même chose lorsque nous examinons les deux séries de sentiments ? La contradiction s'efface si nous prenons en compte la distinction entre les sensations affectives et les actes affectifs, distinction qu'avait déjà vu Brentano lorsqu'il distinguait entre les sensations de douleur ou de plaisir (sensations affectives c'est-à-dire phénomènes physiques) et les sentiments de douleur ou de plaisir (c'est-à-dire phénomènes psychiques). Si les sentiments de plaisir et de déplaisir sont bien des actes c'est-à-dire des vécus intentionnels, il n'en n'est pas de même concernant les sensations de douleur ou de plaisir, qui, elles, en tant que sensations, appartiennent au même genre descriptif que les sensations comme la tactilité, l'olfactivité, etc. Elles ont, à ce titre, et comme tout vécu non-intentionnel, besoin d'être appréhendées.

Si nous prenons l'exemple de la joie à propos d'un événement heureux, l'acte de la joie comprend seulement dans son unité la représentation de l'événement joyeux et le caractère d'acte du plaisir qui s'y rapporte ; mais à la représentation se rattache aussi une sensation de plaisir qui est appréhendée et localisée, d'une part, comme une excitation affective du sujet psychophysique qui l'éprouve, et d'autre part, comme une qualité objective : l'événement nous apparaît comme nimbé de rose.

Les exemples de plaisir et de douleur que nous avons suivis ici ne sont pas exclusifs : la distinction est également valable pour le vouloir et le désir.

Notes

 1  Dans son Introduction à la psychologie, publié en 1888.