Husserl et l'intentionnalité : une introduction à la phénoménologie (9)
26 novembre 2005
3.2 Le contenu comme dissociation de la matière et de la qualité
Après ce détour sur la question des actes complexes et des actes simples, le paragraphe 20 reprend l'examen des différents sens du concept de contenu intentionnel.
Le second concept intervient avec la distinction, à l'intérieur de chaque acte, entre le caractère général de l'acte
et son « contenu »
. Husserl nomme ce caractère général la qualité de l'acte : elle est ce qui désigne l'acte comme représentatif, judicatif, affectif, etc. Il nomme le contenu de l'acte la matière de l'acte, c'est-à-dire qu'elle désigne l'acte comme étant représentation de cet objet représenté, jugement de cet objet jugé, etc. Par exemple, les propositions « il pleut aujourd'hui » et « 2 + 2 = 4 » appartiennent toutes les deux à l'espèce jugement assertorique et ce caractère commun est la qualité du jugement. Elles n'ont pas le même contenu, leur matière du jugement est différente.
Cette distinction, rencontrée dans tous les actes, entre la qualité et la matière, n'est pas du même genre que la distinction, précédemment évoquée, entre la fusion d'actes partiels constituants le sujet, le prédicat, etc., en un acte unitaire. La matière de l'acte peut être identique dans une représentation, un jugement, etc., c'est-à-dire que l'identité de la matière peut servir ou se donner dans des qualités différentes. Des propositions comme « il y sur la planète Mars des êtres intelligents », « y a-t-il sur la planète Mars des êtres intelligents ? », « s'il pouvait y avoir sur la planète Mars des êtres intelligents ! » illustrent l'identité d'une seule et même matière d'acte dans une diversité de qualités d'actes.
Que signifie le même contenu ? À première vue, on pourrait être tenté de répondre en renvoyant à l'identité de l'objectité intentionnelle dans les différents actes de représentation, de jugement, de souhait. Or, ce n'est pas l'objectité intentionnelle qui détermine cette identité de la matière de l'acte, car cette objectité n'est rien dans l'acte :
Du point de vue
phénoménologique réel, l'objectité elle-même n'est rien ; car elle
est, pour employer une expression générale, transcendante à l'acte.
Peu importe en quel sens et à quel titre il est question de son
« existence », peu importe qu'elle soit réelle ou
idéale, qu'elle soit vraie, possible ou impossible, c'est « sur
elle » que l'acte est « dirigé ».
Mais comment ce qui est non-existant ou transcendant peut-il prendre la valeur d'un objet intentionnel ? Husserl ne manque pas de rappeler, une nouvelle fois, ce qui a déjà été dit sur l'objet intentionnel, à savoir que celui-ci n'est rien d'autre que la visée d'un objet :
l'objet est un
objet intentionnel, cela signifie qu'il y a un acte avec une intention de
caractère déterminée qui, par cette détermination, constitue précisément
ce que nous appelons l'intention dirigée sur cet objet. La relation à
l'objet est une caractéristique appartenant à la composition essentielle
propre au vécu d'acte, et les vécus qui la comportent s'appellent (par
définition) vécus intentionnels ou actes. Toutes les différences
dans le mode de la relation à l'objet sont des différences descriptives
des vécus intentionnels correspondants.
Husserl considère qu'opérer une distinction entre les objets immanents ou intentionnels et les objets véritables et transcendants qui leur correspondent éventuellement, comme une grave erreur, et ce, quelle que soit la manière dont on établit cette distinction, avec des signes ou des images présents à la conscience par opposition à la chose désignée par ces signes ou reproduite par ces images. Cette erreur provient de l'équivoque de terme comme celui d'immanence.
Il suffit de dire
pour qu'on se rende à l'évidence : l'objet intentionnel de la
représentation est LE MÊME que son objet véritable éventuellement
extérieur et il est ABSURDE d'établir une distinction entre les
deux.
L'objet intentionnel n'est rien qui ne soit présent réellement dans l'intention : seule existe la visée de l'objet, que cet objet soit transcendant, comme quand nous nous représentons Dieu, une chose physique ou un carré rond, ou qu'il ne le soit pas. Mais cette existence de l'intention n'est pas uniforme, il y a des différences dans les visées qui ne tiennent pas à l'objet lui-même. Si, par contre, l'objet intentionnel existe, alors ce n'est pas seulement l'intention objective qui existe, mais aussi ce qui est visé par cette intention.
Il y a des différences dans les modes de relations à l'objet qui ne
doivent rien à l'objet. Une première variation concerne les modes de
relation à l'objet, variation qui a trait à des différences entre
les qualités des actes, là où il y a différentes manières pour des objectités d'être
intentionnelles
, c'est-à-dire là où l'objet intentionnel peut être
représenté, jugé, questionné, etc.
La seconde variation, indépendante de la première, mais qui interfère
pourtant avec elle, concerne la variation de la relation à
l'objet. Deux actes différents peuvent se rapporter à deux objets
différents, en ayant les mêmes qualités ou des qualités
différentes : chaque qualité doit être combinée avec chaque relation à
l'objet
. Cette variation est liée à l'orientation vers l'objet,
c'est-à-dire à la matière de l'acte.
Une troisième variation, indépendante de la qualité bien qu'on y parle
de mode de relation à l'objet, précise la différence entre la
qualité et la matière. S'il faut bien, en chaque acte, distinguer entre
la qualité, qui caractérise l'acte (comme représentation, comme
jugement, comme volition, etc.) et la matière, qui confère à l'acte
l'orientation déterminée vers tel objet précisément et vers aucun autre
(la représentation représente cet objet et rien d'autre), on serait tenté
alors de dire, vu le rôle de la matière, que l'acte est déterminé d'une manière
univoque par son caractère qualitatif et par l'objet qu'il est censé
viser
.
Ce raisonnement est trompeur, car si nous fixons la qualité et l'orientation objective, il y a encore d'autre variation possible : deux actes de même qualité (comme représentation par exemple) peuvent orientés vers le même objet, sans que leur essence intentionnelle ne concordent. Deux propositions comme « le triangle équilatéral » et « le triangle équiangle » ont la même qualité (représentation), elles sont orientés vers le même objet, mais elles ont des contenus différents, c'est-à-dire qu'elles représentent le même objet de manières différentes.
Husserl fait intervenir d'autres exemples, sous le modèle de l'exemple précédent. Des actes de jugement il pleuvra aujourd'hui, de supposition il se peut qu'il pleuve aujourd'hui, de question pleuvra-t-il aujourd'hui ?, etc., illustrent la possibilité de l'identité par rapport à l'objet en général, mais également par rapport au mode de la relation objective, qui ne concerne plus les qualités :
La qualité
détermine seulement si ce qui, sous une forme déterminée, est déjà
« donné dans la représentation » est présent intentionnellement
en tant que souhaité, demandé, posé judicativement, etc.
Du coup, la matière donne non seulement à l'acte sa relation à un objet, mais en plus, elle lui donne le mode sous lequel cette objectité se donne. Il faut alors considérer
la MATIÈRE
comme étant, dans l'acte, ce qui lui confère éminemment la relation à une
objectité, et lui confère cette relation avec une détermination
si parfaite que, grâce à la matière, ce n'est pas seulement
l'objectité en général que vise l'acte, mais aussi le mode selon
lequel l'acte la vise, qui est nettement déterminé.
La matière est ce qui rend objectif : deux matières identiques donnent toujours la même relation à l'objet et deux matières différentes peuvent donner la même relation à l'objet. En ce sens,
il dépend de la
matière de l'acte que l'objet soit pour l'acte tel objet et non tel
autre, elle est dans une certaine mesure le sens de l'appréhension
objective (ou plus brièvement le sens
d'appréhension) ; sens qui fonde la qualité (tout en demeurant
indifférent à ses variations).
La relation à l'objet n'est possible qu'en conjonction avec le mode de relation déterminée à l'objet. Nous ne pouvons pas penser une qualité sans matière et une matière sans qualité : la qualité et la matière sont donc deux moments abstraits de l'acte.
Les ambiguïtés de l'expression mode de la relation à l'objet établies par Husserl sont détaillées au paragraphe 27 de la Sixième Recherche logique. L'expression modes différents de relation d'un acte à son objet peut concerner :
- la qualité des actes
- la
Repräsentation
qui sert de base à l'acte- la forme d'appréhension, c'est-à-dire si l'objet est représenté d'une manière signitive, intuitive ou mixte et les trois modalités de la conscience ;
- la matière d'appréhension ;
- les contenus appréhendés.