Cette distinction, rencontrée dans tous les actes, entre la qualité et la matière, n'est pas du même genre que la distinction, précédemment évoquée, entre la fusion d'actes partiels constituants le sujet, le prédicat, etc., en un acte unitaire. La matière de l'acte peut être identique dans une représentation, un jugement, etc., c'est-à-dire que l'identité de la matière peut servir ou se donner dans des qualités différentes. Des propositions comme « il y sur la planète Mars des êtres intelligents », « y a-t-il sur la planète Mars des êtres intelligents ? », « s'il pouvait y avoir sur la planète Mars des êtres intelligents ! » illustrent l'identité d'une seule et même matière d'acte dans une diversité de qualités d'actes.

Que signifie le même contenu ? À première vue, on pourrait être tenté de répondre en renvoyant à l'identité de l'objectité intentionnelle dans les différents actes de représentation, de jugement, de souhait. Or, ce n'est pas l'objectité intentionnelle qui détermine cette identité de la matière de l'acte, car cette objectité n'est rien dans l'acte :

Du point de vue phénoménologique réel, l'objectité elle-même n'est rien ; car elle est, pour employer une expression générale, transcendante à l'acte. Peu importe en quel sens et à quel titre il est question de son « existence », peu importe qu'elle soit réelle ou idéale, qu'elle soit vraie, possible ou impossible, c'est « sur elle  » que l'acte est « dirigé ».

Mais comment ce qui est non-existant ou transcendant peut-il prendre la valeur d'un objet intentionnel ? Husserl ne manque pas de rappeler, une nouvelle fois, ce qui a déjà été dit sur l'objet intentionnel, à savoir que celui-ci n'est rien d'autre que la visée d'un objet :

l'objet est un objet intentionnel, cela signifie qu'il y a un acte avec une intention de caractère déterminée qui, par cette détermination, constitue précisément ce que nous appelons l'intention dirigée sur cet objet. La relation à l'objet est une caractéristique appartenant à la composition essentielle propre au vécu d'acte, et les vécus qui la comportent s'appellent (par définition) vécus intentionnels ou actes. Toutes les différences dans le mode de la relation à l'objet sont des différences descriptives des vécus intentionnels correspondants.

Husserl considère qu'opérer une distinction entre les objets immanents ou intentionnels et les objets véritables et transcendants qui leur correspondent éventuellement, comme une grave erreur, et ce, quelle que soit la manière dont on établit cette distinction, avec des signes ou des images présents à la conscience par opposition à la chose désignée par ces signes ou reproduite par ces images. Cette erreur provient de l'équivoque de terme comme celui d'immanence.

Il suffit de dire pour qu'on se rende à l'évidence : l'objet intentionnel de la représentation est LE MÊME que son objet véritable éventuellement extérieur et il est ABSURDE d'établir une distinction entre les deux.

L'objet intentionnel n'est rien qui ne soit présent réellement dans l'intention : seule existe la visée de l'objet, que cet objet soit transcendant, comme quand nous nous représentons Dieu, une chose physique ou un carré rond, ou qu'il ne le soit pas. Mais cette existence de l'intention n'est pas uniforme, il y a des différences dans les visées qui ne tiennent pas à l'objet lui-même. Si, par contre, l'objet intentionnel existe, alors ce n'est pas seulement l'intention objective qui existe, mais aussi ce qui est visé par cette intention.

Il y a des différences dans les modes de relations à l'objet qui ne doivent rien à l'objet. Une première variation concerne les modes de relation à l'objet, variation qui a trait à des différences entre les qualités des actes, là où il y a différentes manières pour des objectités d'être intentionnelles , c'est-à-dire là où l'objet intentionnel peut être représenté, jugé, questionné, etc.

La seconde variation, indépendante de la première, mais qui interfère pourtant avec elle, concerne la variation de la relation à l'objet. Deux actes différents peuvent se rapporter à deux objets différents, en ayant les mêmes qualités ou des qualités différentes : chaque qualité doit être combinée avec chaque relation à l'objet. Cette variation est liée à l'orientation vers l'objet, c'est-à-dire à la matière de l'acte.

Une troisième variation, indépendante de la qualité bien qu'on y parle de mode de relation à l'objet, précise la différence entre la qualité et la matière. S'il faut bien, en chaque acte, distinguer entre la qualité, qui caractérise l'acte (comme représentation, comme jugement, comme volition, etc.) et la matière, qui confère à l'acte l'orientation déterminée vers tel objet précisément et vers aucun autre (la représentation représente cet objet et rien d'autre), on serait tenté alors de dire, vu le rôle de la matière, que l'acte est déterminé d'une manière univoque par son caractère qualitatif et par l'objet qu'il est censé viser.

Ce raisonnement est trompeur, car si nous fixons la qualité et l'orientation objective, il y a encore d'autre variation possible : deux actes de même qualité (comme représentation par exemple) peuvent orientés vers le même objet, sans que leur essence intentionnelle ne concordent. Deux propositions comme « le triangle équilatéral » et « le triangle équiangle » ont la même qualité (représentation), elles sont orientés vers le même objet, mais elles ont des contenus différents, c'est-à-dire qu'elles représentent le même objet de manières différentes.

Husserl fait intervenir d'autres exemples, sous le modèle de l'exemple précédent. Des actes de jugement il pleuvra aujourd'hui, de supposition il se peut qu'il pleuve aujourd'hui, de question pleuvra-t-il aujourd'hui ?, etc., illustrent la possibilité de l'identité par rapport à l'objet en général, mais également par rapport au mode de la relation objective, qui ne concerne plus les qualités :

La qualité détermine seulement si ce qui, sous une forme déterminée, est déjà « donné dans la représentation » est présent intentionnellement en tant que souhaité, demandé, posé judicativement, etc.

Du coup, la matière donne non seulement à l'acte sa relation à un objet, mais en plus, elle lui donne le mode sous lequel cette objectité se donne. Il faut alors considérer

la MATIÈRE comme étant, dans l'acte, ce qui lui confère éminemment la relation à une objectité, et lui confère cette relation avec une détermination si parfaite que, grâce à la matière, ce n'est pas seulement l'objectité en général que vise l'acte, mais aussi le mode selon lequel l'acte la vise, qui est nettement déterminé.

La matière est ce qui rend objectif : deux matières identiques donnent toujours la même relation à l'objet et deux matières différentes peuvent donner la même relation à l'objet. En ce sens,

il dépend de la matière de l'acte que l'objet soit pour l'acte tel objet et non tel autre, elle est dans une certaine mesure le sens de l'appréhension objective (ou plus brièvement le sens d'appréhension) ; sens qui fonde la qualité (tout en demeurant indifférent à ses variations).

La relation à l'objet n'est possible qu'en conjonction avec le mode de relation déterminée à l'objet. Nous ne pouvons pas penser une qualité sans matière et une matière sans qualité : la qualité et la matière sont donc deux moments abstraits de l'acte.

Les ambiguïtés de l'expression mode de la relation à l'objet établies par Husserl sont détaillées au paragraphe 27 de la Sixième Recherche logique. L'expression modes différents de relation d'un acte à son objet peut concerner :

  1. la qualité des actes
  2. la Repräsentation qui sert de base à l'acte
    1. la forme d'appréhension, c'est-à-dire si l'objet est représenté d'une manière signitive, intuitive ou mixte et les trois modalités de la conscience ;
    2. la matière d'appréhension ;
    3. les contenus appréhendés.