4.1 L'origine de la différenciation des modalités intentionnelles

Husserl appuie son analyse sur une autre caractéristique des phénomènes psychiques de Brentano : les phénomènes psychiques sont des représentations ou reposent sur des représentations, en ne perdant pas de vue, toutefois, que la représentation n'est pas l'objet représenté, mais l'acte même par lequel nous nous le représentons. Husserl modifie cette proposition en disant que tout vécu intentionnel ou bien est une représentation, ou bien repose sur des représentations qui lui servent de base et plus précisément,

dans tout acte, l'objet intentionnel est un objet représenté dans un acte de représentation.

Que veut dire cette étrange proposition comme le dit Husserl ? Dans le cas général, l'acte de représentation est toujours en liaison avec un ou plusieurs caractères d'actes, c'est-à-dire que l'objet représenté est aussi objet désiré, jugé, espéré, voulu, etc. La diversité de ces relations intentionnelles n'implique pas qu'il y ait un nouvel objet posé à chaque fois dans un nouvel acte : l'objet jugé n'est pas d'abord objet représenté puis objet jugé, mais c'est le même objet :

un seul acte rigoureusement unitaire en tant qu'il lui apparaît une seule fois un objet qui est pourtant, dans cette unique présence, l'objectif visé par une intention complexe.

Il y a un acte unitaire en qui apparaît un et un seul objet, même si cet objet unitaire est lui-même complexe. Formulé autrement,

un vécu intentionnel n'acquiert, en général, sa relation à un objet que de ce seul fait qu'en lui est présent un vécu d'acte de représentation qui lui présente l'objet.

Les actes qui s'adjoignent à l'acte de représentation sont incomplets et non autonomes, car ils ne sont pas concevables sans cet acte de représentation  : ils sont abstraits et ils sont fondés sur cet acte. Si nous disons « je souhaite qu'il arrive », l'acte de souhait n'existe pas en lui-même mais je souhaite quelque chose (qu'il arrive) et ce quelque chose est présenté dans un acte de représentation : l'acte de souhait n'est pas l'intention dirigée sur l'objet, il n'acquiert cette relation qu'en fusionnant avec l'acte fondateur.

Cet acte fondateur, l'acte de représentation, est donc plus qu'une qualité d'acte puisqu'il peut très bien exister en lui-même, c'est-à-dire en tant que vécu intentionnel concret, contrairement à une qualité de jugement, de désir, qui ont, eux, besoin d'être fondées par cet acte de représentation : c'est une simple représentation.

Qu'est-ce qu'une simple représentation ? Contrairement au cas général rencontré plus haut, c'est un acte qui n'est pas enchevêtré avec d'autres actes. Husserl donne deux exemples. Le premier, c'est la simple représentation imaginative où l'objet phénoménal n'est posé ni comme existant ni comme non existant. Le second, lorsque nous comprenons une expression sans décider pour autant décider si nous y croyons ou pas. Il semble bien que ce concept de simple représentation ne prenne tout son sens que par opposition au concept de croyance : là où la croyance est absente, il y a une simple représentation. Dans le cas général, l'acte de représentation peut être une qualité (comme un acte de jugement peut l'être par exemple), mais que dans le cas de la simple représentation l'acte en question est autonome (ce que ne sont pas les qualités).

Comment pouvons-nous transposer les deux cas à la proposition examinée ? Nous pourrions dire que les actes qui ont la même matière ont la même représentation pour base, tandis que la qualité varie (jugement, désir, etc.)  :

l'identité de la matière quand la qualité varie repose sur l'identité « essentielle » de la représentation qui lui sert de base.

Faut-il alors identifier la matière et la représentation qui lui sert de base ? Non, car la matière est un moment abstrait de l'acte : elle est non-autonome et elle a ainsi besoin d'un autre moment. Lorsque Husserl parle de représentation essentiellement la même, il veut dire par là que c'est une représentation d'une seule et même matière et ces représentations peuvent encore se différencier par des moments qui ne concernent pas la matière.

Husserl abouti à deux résultats :

  1. l'essence intentionnelle d'un acte de représentation, d'un acte de volonté, d'un acte de jugement, etc., se compose de deux moments abstraits appelés qualité et matière ;
  2. l'essence intentionnelle d'une représentation est simple matière (ou simple qualité).

C'est seulement dans l'essence intentionnelle d'actes complexes que nous pouvons distinguer entre la qualité et la matière, et plus précisément, cette essence renferme en elle une essence de représentation, et qui n'est rien d'autre que la matière, qui lui sert de fondement et dans laquelle on trouve cette différence.

Dans le cas d'actes simples, simple représentation, cette différence s'évanouit : elle n'est pas une différence dans le genre moment abstrait d'un acte. Les matières sont elles-mêmes des qualités et plus précisément des qualités de représentation, comme nous l'avons pour le cas général.

Considérées en elles-mêmes, les matières ne seraient elles-mêmes rien d'autre que des « qualités », c'est-à-dire des qualités de représentation.

Et ainsi, l'essence intentionnelle de l'acte serait liée à la qualité de l'acte, à ce qui est qualitatif en elle. La situation s'énoncerait alors ainsi  :

  1. dans l'acte simple ou simple représentation, la qualité coïncide avec l'essence intentionnelle ;
  2. dans l'acte composé, l'essence intentionnelle est un complexe de qualités fondées et reliées entre elles pour former une qualité globale unitaire, à condition, toutefois, que chaque qualité primitive ou complexe autre qu'une qualité de représentation, soit fondée sur une qualité de représentation, appelée, elle, la matière correspondante.