Le marché du livre philosophique (2)
15 septembre 2008
Une réponse à Varna :
Je ne crois pas qu’il y ait de secrets, mais bien plus sûrement des conditions. Du reste, la principale n’est pas citée ici. En quelque sorte : montrer patte blanche, c’est-à-dire être suffisamment décoré (titré, diplômé, compétent, connu, reconnu, prometteur et en poste) si l’on s’avise d’écrire un essai philosophique par exemple.
La principale condition n’est pas citée effectivement, parce que Thom Brooks, éditeur du Journal of Moral Philosophy, s’adresse déjà à de jeunes universitaires (étudiants du supérieur, maîtres-assistants, etc.) : elle va pour ainsi dire de soi.
Maintenant, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de disposer d’un gros capital symbolique pour écrire un essai philosophique : il suffit de l’écrire, voilà tout. Il n’en n’est même pas besoin pour le faire publier, puisqu’on peut le faire soi-même. Hum. Évidemment, cette solution n’est pas satisfaisante lorsque l’on recherche non pas seulement l’édition de son essai philosophique, mais en plus une reconnaissance symbolique. Encore faut-il connaître un tant soit peu la situation du marché.
On dispose de certaines données sur la structure du marché du livre de philosophie en France : les citations qui suivent sont tirées de l’article de Godechot.
Sur l’offre
En France,
Les manuscrits philosophiques sont produits par des professionnels de la philosophie, le plus souvent des professeurs payés par l’État. Les professeurs des lycées ont peu de chance de publier, sinon des manuels et des précis à destination des classes de lycées, sauf les plus dotés d’entre eux qui publient parfois des travaux de recherche (professeurs en classe préparatoire, agrégés-docteurs en attente d’un poste à l’université).(p.13)
Le champ de la philosophie est structuré autour d’un pôle producteur et d’un pôle reproducteur. Le premier concerne la production d’idées neuves et la subversion de la hiérarchie des valeurs par l’introduction de nouveaux objets et de nouveaux auteurs (y compris soi-même)
; le second, des ouvrage érudits d’histoire de la philosophie, éventuellement accompagnés de précis de vulgarisation, qui contribuent à imposer la hiérarchie des auteurs canoniques et des objets susceptibles d’être enseignés
.
Du côté des éditeurs,
le fonctionnement normal de l’université suscite la production de nombreux textes, thèses, habilitations, articles savants, cours, qui sont autant de candidats potentiels à la publication. Cette surproduction relative induit une asymétrie en faveur des éditeurs ; ceux-ci sur ce petit marché qui ne permets pas, sauf exception, d’accumuler de grands profits, ne se concurrencent pas vraiment pour attirer les auteurs et s’ils consentent à publier l’un d’entre eux, ils sont conscients de lui faire une faveur.(p. 15)
Sur la demande
La demande est liée au mode de fonctionnement du système d’enseignement :
la demande de livres philosophiques, au niveau subordonné du système d’enseignement, est induite le plus souvent par la prescription professorale. Aux niveaux supérieurs, la demande, en apparence autonome, est bien souvent déterminée par la structure disciplinaire, c’est-à-dire par la structure des centres d’intérêts possibles en philosophie, par la logique des recherches en cours et des investissements attenants.(p. 18)
On peut tracer une typologie du lectorat :
- le grand public
- les lycéens
- les étudiants, en distinguant
- ceux du premier cycle et du second cycle
- ceux des études doctorales
La conclusion de l’article résume bien la situation :
À regarder sur le marché du livre philosophique tant l’offre que la demande, on peut conclure qu’il s’agit bien d’un marché orienté et déterminé par l’État, voire même, en son centre, d’un « marché d’État ». L’État produit et finance des auteurs dont il garantit la valeur par un système de titres ; il leur fournit un public étudiant et scolaire, des cadres de réflexions et de production avec les programmes du baccalauréat et de l’agrégation. L’État a même développé un système d’aides qu’il distribue abondamment sur le marché du livre philosophique et dont l’attribution est laissée aux choix des membres du corps philosophiques eux-mêmes, nommées par l’État pour la sélection des manuscrits, et il achète une partie non négligeable de la production par l’intermédiaire de ses bibliothèques(p.18)
Le mot de la fin
On peut comprendre alors que les éditeurs français ne nous proposent pas d’ouvrage de type « Les thèses des philosophes » ou « Les arguments des philosophes » comme les a décrit Julien. J’y ajouterai bien un « 42 expériences de pensées philosophiques amusantes ».
Commentaires
Merci Mickaël pour ce billet! J'enfonce le clou : il m'arrive de me demander ce qu'il adviendrait de Socrate s'il revenait parmi nous. Sans doute comme le Christ et tous les initiateurs d'avant les Eglises. Retourner dans sa tombe ? M'est avis que ces gens-là ont compris qu'il y aura de tout temps ici ou là encore, dans quelques têtes, des "gênes de l'origine" ...
Qu'il n'y ait pas de place pour de véritables philosophes dans le système philosophique actuel (lol) nous pousse justement, si on le veut bien, à retrouver l'origine de la philosophie. (Et accessoirement à comprendre ce qu'il s'est passé depuis).
On aurait donc le droit de penser, mais pas celui de dire quoi...
Le sens de la propriété privée (MA matière de prédilection...)
Quelle pesanteur...
Ma décision est prise: ne rentrant dans aucun de ces catégories lectorat/ enseignant, je vais continuer, non à inventer des produits (concepts) à commercialiser (édition), mais à penser.
Comment ?
Si si , je vous le promets. Et pour ce qui est du tampon officiel , je m'en tamp...
Pardon. Et bonsoir à vous.
Bonjour,
Merci pour le lien à Godechot et ce billet. Pour info, l'expérience de pensée de Varna dans le commentaire ci-dessous (le retour de Socrate), a un analogue populaire dans les milieux analytiques: Wittgenstein n'aurait jamais pu publié dans un journal "peer-reviewed" contemporain. Cet argument a été critiqué sous le nom de Wittengstein fallacy par Jason Stanley sur le blog Leiter Reports.
Je trouve pas que la conclusion de Godechot, selon laquelle le marché du livre philosophique en France est un marché d'état, soit éclairante. Par exemple, l'Etat semble n'avoir qu'un faible impact sur les contenus.
Il n’y a pas que la reconnaissance symbolique. Pour l’avoir pratiqué - j’ai réussi à faire publier à compte d’éditeur un premier texte -, je pense que le système actuel (j’écris, j’envoie, c’est refusé, je réfléchie, je remanie, j’envoie, au même ou à un autre, etc.) peut-être vu comme une boucle non pas anecdotique mais constitutive du travail : la lecture et la décision d’un lecteur-éditeur font partie intégrante du processus d’écriture. Je précise, pour ceux qui s’inquièterait de mon niveau de masochisme, que personnellement, je cherche à réduire le nombre d’itérations de cette boucle ;-). Je me place dans le cas où on cherche des lecteurs. Voir à ce propos les très belles premières pages du Règles pour le parc humain, dans lesquelles Sloterdijk décrit l’objectif secret de tout écrivain : écrire pour un destinataire inconnu, et destiné le plus souvent à le rester, ce qu’il appelle les Humanités. Et sans que le marché ne nous soit naturellement acquis, si jamais une telle situation peut exister.
La publication en ligne, fonctionnant comme une édition à compte d’auteur avec diminution considérable des frais et augmentation énorme des lecteurs possibles, modifie la donne, sans qu’il soit facile d’évaluer pour l’instant l’importance de cette modification.
@julien > j’ai aussi l’impression qu’il y a été un glissement dans cette conclusion. Peut être parle-t-il du volume total des ventes tiré par les programmes ? Il faudrait que je vérifie.
@Jean > merci pour ce témoignage. J’ai effectivement occulté cet aspect dans ce contexte, celui de la publication universitaire (travail déjà en partie validé par ses pairs à travers articles, directeur de thèses, etc.). Mais je suis d’accord avec vous sur l’importance de ce processus.