Betty Larium IV

Otto Junior

Jour 1

Otto Ranmeyer faisait avancer son tank à allure modérée. Il ne valait mieux pas aller trop vite, au vu du sol déchiqueté visible à travers la verrière. Même s’il avait la plus grande confiance en la robustesse de son véhicule à chenilles, il n’était pas à l’abri de tomber dans l’une des nombreuses fractures béantes qui balafraient la surface volcanique de Betty Larium IV.
Prudence et circonspection. Les maîtres mots pour l’ingénieur explorateur qu’il était. Le paysage qui s’offrait à lui était digne d’un récit apocalyptique. De la roche grise à perte de vue, volcanique, qui saillait un peu partout sous forme de dents acérées pointées vers le ciel. Otto aurait tellement voulu voir des étoiles au firmament… mais non, les cieux étaient recouverts de nuages presque noirs, desquels jaillissaient éclair sur éclair. Face à lui, à des dizaines de kilomètres, une chaîne montagneuse se dessinait, constellée de volcans en activité. Otto n’aurait pas trouvé incongru qu’un vent violent soufflât sur ces terres désolées, comme pour parachever l’ambiance inhospitalière des lieux. Mais son absence ne le dérangeait pas, au contraire.
Betty Larium IV ne serait jamais un lieu de villégiature pour les Terriens… ce dont Otto se moquait éperdument. Sa mission consistait à cartographier la planète et ses richesses, en vu de préparer l’exploitation du sol pour les prochains mois. Il n’avait que l’embarras du choix concernant le site de la prochaine mine à ciel ouvert.
Il rédigeait intérieurement son mémo sur la zone qu’il traversait, quand une alarme clignota sur son pupitre de commande. Il arrêta le tank et étudia avec attention les données qui défilèrent devant ses yeux.

Otto fut sidéré quand il eut fini d’interpréter les formules sibyllines que les senseurs lui transmettaient. Il n’arrivait pas à identifier précisément de quoi il s’agissait, mais arriva très vite à une conclusion : c’était manufacturé.
– Et merde, grommela-t-il. Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Si nous ne sommes pas les premiers occupants, nos droits d’exploitation pourraient être remis en cause.
Il fallait en avoir le cœur net. Il fit avancer le tank en direction de l’objet détecté. Celui-ci se révéla à ses yeux au détour d’une crête rocheuse. Otto arrêta à nouveau son engin, et resta contempler ce qu’il avait sous les yeux, bouche bée.
Une balafre noire courait au sol sur des dizaines de mètres, constellée de débris. A deux cents mètres de là, une masse imposante s’était empalée sur un piton rocheux, qui la traversait de part en part.
Si Otto n’avait jamais vu ce type d’engin, il s’agissait clairement d’un vaisseau spatial qui s’était écrasé. Ses senseurs, pourtant sophistiqués et qui comptaient dans leurs bases de données tous les modèles connus des vaisseaux de la galaxie, furent incapables d’identifier l’objet.
Les yeux brillants d’excitation et de convoitise, Otto Ranmeyer éclata de rire. Sa fortune était faite, de manière inespérée. Les règles de la Puissance Terrienne Galactique était claire : tout objet extra-terrien trouvé rapportait une belle prime, sans parler d’une part sur l’exploitation technologique qui pouvait éventuellement en être retirée. Et il ne fit aucune doute pour lui que la découverte d’une nouvelle technologie allait lui rapporter gros, pas comme ces misérables sondes automatiques que d’autres découvraient de temps en temps, errantes dans l’espace.

Il remit le tank en route et ouvrit un nouveau fichier dans l’ordinateur de bord. Pour revendiquer la paternité de la découverte, il allait devoir écrire un rapport préliminaire, même lacunaire. Il eut une vision paradisiaque de Lanco Beach II, la planète de tous les plaisirs. Bientôt, il pourrait en profiter tout à loisir, jeune et riche retraité.

Otto arrêta son engin au plus près d’une large déchirure verticale dans la coque du vaisseau. Il enfila son scaphandre, s’empara d’un bloc-com, dont il activa les fonctions caméra, son et détecteurs vitaux, avant de sortir.
Il prit une longue inspiration et pénétra dans le vaisseau.


***

Sophia Langway, opératrice de la tour de contrôle de la base, fut rassurée de voir le signal du tank d’Otto Ranmeyer réapparaître sur ses scopes. Il avait près de deux heures de retard sur l’horaire prévu, et surtout n’avait émis aucune communication pour prévenir la base, au mépris des règles de sécurité. Nul doute qu’il allait se prendre un sacré savon avec le commandant Loof Seldon.
Quand Otto gara le tank dans le hangar des véhicules, Loof Seldon y faisait les cent pas depuis un bon moment, en grillant cigarette sur cigarette. Dès qu’Otto coupa le contact, Loof jeta sa cigarette à terre, l’écrasa rageusement du talon, rentra le ventre, redressa le torse et mit les mains sur ses hanches.
Otto eut à peine le temps de sortir, une boîte intégralement recouverte d’un tissu à la main, qu’il fut apostrophé par Loof.
– Nom de dieu, Otto, qu’est-ce que tu fous ? Qu’est-ce que tu n’as pas compris dans l’expression « communications toutes les heures pour des raisons de sécurité quand quelqu’un part en balade » ?
– Ah oui, ça… répondit Otto, décontenancé, avant de hausser les épaules. J’avais oublié, excusez-moi, chef. Vous ne devinerez…
– Oublié ? rugit Loof. Je te retire ton accréditation à aller explorer la planète avec un tank, ça te fera les pieds.
– Vous ne pouvez pas faire ça, chef, gémit Otto. Pas après ce que j’ai découvert !
– De quoi parles-tu ?
– De ça, fit-il en exhibant sa boîte.
Il retira le tissu qui la recouvrait. La boîte, un carré de vingt centimètres de côté, était dotée de six parois transparentes. De la terre grisâtre avait été placée au fond, et un objet ovoïde gros comme le poing reposait dessus. Il avait une apparence boursouflée, tacheté de boutons couleur de suie.
– Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda Loof.
– Un œuf, chef ! Vous vous rendez compte ? J’ai trouvé un œuf sur cette planète ! J’ai découvert une vie extra-terrienne !
– Mais…comment est-ce arrivé ? Et où ?
– J’ai trouvé un vaisseau écrasé, et l’œuf était dedans. Quelle est la récompense que je peux espérer toucher ?
– La réc… ? Tu as pété les plombs, ma parole ! Tu ne sais rien de ce truc, et tu le ramènes ici, comme si de rien n’était !
– Mon bloc-com indique que ce truc est vivant, chef. Vous croyez que le zoo galactique m’en donnera un bon prix ? Ses dirigeants sont toujours à l’affût d’une bonne trouvaille.
– Je n’en sais rien et je m’en contrefous ! Quelle que soit cette chose, il est hors de question qu’elle reste entre tes mains. On va la donner au toubib, lui saura s’en occuper.
– Ce soûlard de Riley ?
– Il n’est que midi, il n’a pas encore commencé à boire. Et de toute manière, c’est un ordre !
– Oui, chef, bougonna Otto.

Jour 2

Chenel, chef de la sécurité, avait été dépêché pour mener une exploration approfondie du vaisseau trouvé par Ranmeyer. Le solide Français à l’épaisse moustache avait été ravi de jouer au soldat, et rassemblé une équipe de huit hommes pour l’accompagner.
Ses ordres étaient de prendre des relevés et de scanner intégralement le vaisseau inconnu. Les renseignements technologiques qu’ils en retireraient pourraient bien être primordiaux pour leurs carrières à tous, selon Seldon. C’était une chance inouïe et inespérée de quitter ce caillou pourri.

Ils restèrent quatre heures dans l’épave, la passant au peigne fin. Le seul incident fut provoqué par Chenel lui-même. Il avait donné ordre de ne surtout toucher à rien, et savait ses hommes assez disciplinés pour lui obéir au doigt et à l’œil.
Ils n’eurent pas besoin de toucher à quoi que ce soit pour déclencher une réaction.
Alors qu’il se trouvait à bord de ce qui ressemblait à une passerelle de commandement, son bloc-com de sécurité se verrouilla de lui-même sur une console. Sourcils froncés, il tenta de déchiffrer les données. Elles lui indiquèrent un échange d’impulsions électriques. La console prit vie : des lumières multicolores s’y allumèrent tour à tour, avec un cliquetis inquiétant.
Sans hésiter, Chenel fit évacuer ses hommes vers les tanks qui les avaient amenés sur les lieux, au cas où il aurait déclenché un système d’autodestruction. Rien ne se passa, hormis un appel de leur base.
– Qu’est-ce que vous foutez, bon sang ? s’écria la voix excédée de Seldon dans les communicateurs.
– Je ne sais pas, répondit Chenel. Une console s’est mise en route quand j’ai passé mon scanner devant. Comment savez-vous qu’il s’est passé quelque chose ?
– Les détecteurs de la base indiquent qu’une impulsion énergétique a jailli de votre position, direction l’espace.
– Une balise de détresse ?
– Peut-être. Détruisez-moi ce truc, on ne sait jamais.
– À vos ordres, commandant.
Tout excité à l’idée de se servir de son arme hors du cadre d’un exercice stupide et inintéressant, il empoigna sa mitraillette chérie – modèle XC-857 à contrôle inductif néo-plasmique –, ordonna à ses hommes de ne pas bouger, et retourna à bord du vaisseau inconnu.
Une rafale suffit à faire taire définitivement la console.
L’impulsion était en effet un signal de détresse. Qui fut reçu par ceux à qui il était destiné.

Jour 9

Riley, le docteur aux cheveux blanchis prématurément alors qu’il avait à peine trente-cinq ans, était d’humeur maussade. Depuis que cet âne d’Otto avait ramené son œuf, Loof Seldon lui avait interdit de boire. Il devait donc se contenter des pilules oxyalcool, substitut efficace et bien moins dangereux, mais du point de vue du docteur, nettement moins agréable, notamment à l’ingestion.
Un ordre étant un ordre, il devait s’y soumettre. D’autant que vu son penchant, il savait pertinemment que sa carrière ne serait jamais brillante, ce qui le déprimait et contribuait à entretenir le cercle vicieux qui limitait son existence.
Il regarda l’œuf d’un œil maussade. Vivement que ce truc éclose, qu’il puisse enfin retourner à sa routine. À force de tâtonnements et d’analyses subatomiques de fragments microscopiques de la coquille, il avait réussi à optimiser l’environnement de l’incubateur. En huit jours, l’œuf noir et bosselé avait doublé de volume : il mesurait désormais près de vingt centimètres.
Quelque chose attira son attention et il se rapprocha. Là ! Il n’avait pas rêvé, la coquille avait bougé, comme si le truc qu’il y avait dedans poussait de l’intérieur.
Il gagna son bureau, activa l’intercom et ordonna à son infirmière Mary de venir sur-le-champ. Elle lui sembla essoufflée en répondant. Sûrement en train de s’occuper d’un mineur, se dit Riley avec une grimace de dégoût. Il prévint également Seldon et Ranmeyer.
– Si j’avais su, j’aurais suivi le cursus de vétérinaire, maugréa-t-il.

Riley et Mary surveillaient les tableaux de contrôle médicaux. Si les courbes et les projections indiquaient des paramètres vitaux, ils étaient en revanche incapables de les interpréter. L’être était vivant, mais la base de données médicale n’avaient pas su identifier une espèce connue.
Riley avait écarté Otto Ranmeyer sans ménagement quand il avait collé son visage à la vitre de l’incubateur pour mieux voir le spectacle. Il avait ensuite fusillé Mary du regard, quand elle était arrivée, les joues en feu et le regard brillant. Depuis, il ne lui parlait que sèchement.
Seldon n’était pas de meilleure humeur, mais la contrariété de voir sa routine bafouée le disputait à la chance éventuelle de faire parler de lui grâce à la chose dans l’œuf. Un coup d’accélérateur ne ferait pas de mal à sa carrière, lui qui rêvait d’intégrer la Marine d’Exploration.

L’œuf ne cessait de bouger, comme si l’être qui s’y cachait était déterminé à en sortir. Otto émit l’idée de percer la coquille pour accélérer la naissance, mais Riley s’y opposa fermement, affirmant que si la chose n’arrivait pas à sortir seule, c’est qu’elle n’était pas prête à le faire.
Ils attendirent deux heures dans une tension grandissante. Seldon dut s’absenter à deux reprises pour résoudre des problèmes imprévus, qu’il expédia vite et mal pour revenir rapidement à l’infirmerie.
Enfin, un petit membre pointu et noirâtre parvint à percer la coquille. L’œuf ne bougea plus pendant dix secondes. Puis il explosa de l’intérieur, comme si l’être y avait mis toutes ses forces. La créature venait de naître.

– Alors, c’est quoi ? demanda Otto, en se précipitant vers l’incubateur.
– Tu attends, bon dieu ! Tu attends ! fit Riley en le retenant par le bras.
Les yeux rivés sur la couveuse, ils ne virent qu’une gelée visqueuse, dans laquelle quelque chose se débattait. La créature émit des piaillements et se mit à ramper. Elle s’éloigna des débris de coquilles, se lova dans un coin et se mit à ronronner.
– Qu’il est mignon, s’exclama Mary.
– Mignon, c’est vite dit, bougonna Riley, qui se rapprocha en braquant son bloc-com médical sur le nouveau-né recroquevillé sur lui-même.
Le corps de l’être était recouvert d’un fin duvet gris clair. Il avait de minuscules mains, nanties de pouces opposables. À l’extrémité de ses doigts comme de ses orteils, les Terriens distinguèrent des ongles pointus, peut-être des griffes. Le long de ses avant-bras couraient des excroissances, sans pelage, tournées vers l’extérieur et dépassant de ses coudes.
La créature, qui aurait pu tenir dans une paire de mains présentée en coupe, avait un aspect humanoïde assez troublant, y compris deux grands yeux innocents, un nez fin et une petite bouche édentée. Pas d’oreilles, en revanche, mais de simples trous.

– Alors, ça donne quoi ? demanda Otto.
– Ce truc n’a jamais été rencontré avant, répondit Riley. Tu as découvert une nouvelle forme de vie.
– Yahou ! s’exclama Otto en levant les bras au ciel. Je vais devenir riche !
– C’est ça, bougonna Riley. Et n’oublie pas les copains, surtout.
Otto se mit à danser dans l’infirmerie, avant de se faire rabrouer par Seldon.
– Comment va-t-on l’appeler ? demanda soudain Otto, redevenant instantanément sérieux.
– L’app… ? Ce n’est pas possible, Otto, tu as du miel dans le cerveau ! dit Seldon. Tu crois vraiment que c’est le moment ?
– Mary, reprit Riley, nettoie Otto junior, et mets-le dans un lit médical du secteur de quarantaine. Et fais-le taire, il m’énerve avec ses piaillements.
Elle se précipita et ouvrit l’incubateur, avant de s’emparer délicatement de la créature, un air d’extase maternel dans les yeux.
– Il a faim, docteur, dit-elle.
Riley ravala de justesse un « tu n’as qu’à lui donner le sein » rageur et fit :
– Difficile de dire ce qu’il lui faut, même avec notre fourbi de scanners à l’appui. Il va falloir faire des essais. En commençant par du lait, sait-on jamais.
Riley se rendit compte qu’il n’était pas prêt de retrouver sa tranquillité. Il allait devoir surveiller l’évolution de la bestiole, jusqu’à ce que la Compagnie envoie une équipe spécialisée la prendre en charge. Ce qui risquait de prendre des semaines au minimum.
Seldon ne tarda pas à prendre congé, après avoir demandé à Riley de le tenir informé régulièrement de l’état de santé du nouveau-né. Il emmena un Otto surexcité avec lui.

Dès qu’ils furent sortis, Riley avala deux pilules d’oxyalcool et recalibra ses instruments. Dix minutes plus tard, Mary sortait de la zone de quarantaine, l’air émerveillé. Riley la trouva stupide. Il trouva un moyen de la rabrouer et aboya :
– Mary ! Il y a une tache sur ta blouse ! dit-il en lui montrant son bras. Nous sommes des professionnels, bon sang, je veux que tout soit impeccable dans cette infirmerie de malheur.
Elle ne s’offusqua pas de la mauvaise foi de son supérieur, qui était le plus laxiste des médecins qu’elle connaissait. Elle baissa les yeux vers son bras, étonnée. Elle avait sorti cette blouse de son étui stérile à son arrivée dans l’infirmerie, une demi-heure plus tôt. Riley avait raison. Quand Mary vit que la tache était rougeâtre, elle fronça les sourcils, intriguée. Le tissu était déchiré sur dix centimètres. Une coupe franche et nette, comme faite au cutter.
Elle jeta la blouse dans le vide-ordures, et passa dix minutes à nettoyer consciencieusement la plaie peu profonde. Un peu troublée, elle eut beau réfléchir, elle ne parvint pas à se souvenir à quel moment elle s’était coupée, ni comment.

Dans son lit médical, la minuscule créature se léchait le pouce griffu avec délectation…

Jour 10

Mary fut soulagée quand le cycle de jour démarra, car elle avait passé une très mauvaise nuit, entre insomnies et cauchemars. Nauséeuse, elle se contenta d’un café suivi d’une douche, avant de se rendre à l’infirmerie. Elle était supposée ne commencer le travail qu’une heure plus tard, mais il était évident qu’elle couvait quelque chose.
À cette heure matinale, Riley n’était comme de juste pas à son poste. Mary salua Everett, l’infirmier de nuit. Elle lui parla de son état de faiblesse. Il fit un prélèvement sanguin, qu’il analysa sur-le-champ. Les résultats qui s’affichèrent sur un écran de contrôle leur firent froncer les sourcils, et ils appelèrent aussitôt Riley. Ils durent insister longuement avant que celui-ci ne réponde sur son unité com.
– Docteur, ici Mary. J’ai chopé quelque chose, mais on ne sait pas quoi.
– Humph… vous avez des ordis pour les diagnostics, il me semble ?
– Oui, docteur, mais ce qu’ils ont trouvé n’est pas répertorié.
– Pas… ? Tu en es sûre ?
– Nan, ça m’amuse de vous faire croire que j’ai un truc inconnu, rétorqua-t-elle, revêche. Bien entendu que j’en suis sûre ! Everett est aussi perplexe que moi.
– J’arrive, soupira Riley avant de couper la communication.

– Heureusement, ce n’est sûrement pas un truc inconnu, fit Everett d’un ton rassurant. Plutôt un bug dans la mise à jour du logiciel des diagnostics, comme d’habitude.
– C’est certain, répondit Mary. Ce maudit matériel antédiluvien n’est pas digne de confiance. Je l’ai toujours dit, un jour il nous lâchera au mauvais moment. C’est la troisième fois ce mois-ci que des données se perdent.
– Oui, il faut vraiment que Riley range une bonne fois pour toutes les logiciels médicaux, qu’on puisse s’y retrouver en cas de problème.
Mary ne répondit pas, et comme son collègue, se contenta de balayer du regard cette partie de l’infirmerie : gobelets de café vides, plaques de données abandonnées de manière anarchique sur des consoles, sur le bureau du docteur, sur des lits médicaux et même par terre.
En attendant l’arrivée de leur supérieur, et autant par curiosité que pour se changer les idées, Mary prit des nouvelles du seul autre occupant de l’infirmerie. Otto Junior. Mary trouvait que ce nom lui allait bien, aussi incongru soit-il. Selon Everett, la créature avait passé une excellente nuit. Elle s’était contentée de dormir sagement, roulée en boule.

Riley arriva, maussade, un gobelet de café à la main. Il se mit à farfouiller dans l’ordinateur. En tant que docteur en chef de la colonie, il était le seul membre de l’équipe médicale à avoir accès aux zones sécurisées des ordinateurs de diagnostic.
Aucune donnée n’avait l’air de manquer. Il fit à son tour un prélèvement de sang à Mary. Quand il lui toucha le bras, il s’aperçut que son infirmière était brûlante, et qu’une fine couche de transpiration recouvrait son visage. Vaguement inquiet, il lui ordonna de s’allonger, ce qu’elle fit sans rechigner. L’inquiétude de Riley grandit : voilà qui ne ressemblait guère à la Mary qu’il connaissait, dure au mal et toujours en excellente santé.
Il tressaillit après avoir regardé les résultats de l’analyse de sang sur son écran. Les globules rouges étaient attaqués, ils étaient rongés, comme s’ils avaient subi une sorte d’érosion. Il n’avait jamais rien vu de pareil. Et si l’ordinateur de diagnostic n ‘était pas capable d’identifier le problème, Riley doutait fort de le pouvoir. Il appela Rashvilu, le responsable informatique de la colonie, lui enjoignant de rappliquer le plus vite possible.
– Docteur, elle s’est évanouie ! s’exclama Everett, au chevet de sa collègue.
– Nom de… Mets le fourbi en route et pose-lui les capteurs, que ses signes vitaux apparaissent à l’écran.
Everett obéit promptement.
Les deux hommes scrutèrent avec attention les données affichées, avant de se regarder. Ni l’un ni l’autre ne trouvait de logique dans les courbes et les taux censés représenter l’état de santé de Mary.
– Ce n’est pas possible, nos machines se sont décalibrées, murmura Riley. C’est la seule explication plausible.


***

– Gloire et honneur, commandant ! lança Derkek de sa console scientifique, les antennes frétillant d’excitation. J’ai quelque chose !
– Je vous écoute.
– Signes de technologie terrienne sur la quatrième planète du système.
– Ces saloperies de parasites sont décidément partout, bougonna le commandant Livred en lissant ses élytres. Quand est-ce qu’ils vont comprendre que cette partie de l’espace appartient au glorieux et honorable Empire Coroyan ?
– Je crains qu’ils ne le comprennent jamais, commandant, soupira l’officier scientifique.
– Ou seulement par la force, rétorqua Livred avant d’appuyer sur un bouton intégré à l’accoudoir de son fauteuil de commandement. Annonce à l’équipage : nous venons de localiser un avant-poste terrien. Tout le monde à son poste, procédure d’annihilation de ces stupides bipèdes bornés.
– Gloire et honneur ! lancèrent les membres d’équipage présents sur la passerelle.

Livred était content : éliminer des Terriens était un plaisir simple, toujours renouvelé, surtout que ces imbéciles disposaient d’une technologie archaïque vis-à-vis des standards coroyans.

Dès que le Supertanker-Coléo des Coroyans arriva en orbite de Betty Larium IV, Livred donna ses ordres pour préparer le bombardement en règle de la colonie humaine. Ses antennes frétillèrent de plaisir anticipé. Écraser des Terriens était un devoir presque sacré.
– Commandant, j’ai un écho ! fit Derkek.
– De quel genre ?
– Ô grand Garilvu, nous sommes morts ! Quatre vaisseaux xolesh viennent d’apparaître du transespace !
Les ailes de tous les Coroyans présents se mirent à vibrer de panique.
– Levez les boucliers ! hurla Livred. Manœuvres d’évitement ! Navigateur, un cap de fuite pour le transespace, vite !
Livred eut à peine le temps de donner ses instructions, que des tirs s’abattirent sur son navire. Il gémit de désespoir, sachant très bien que son vaisseau ne tiendrait que quelques secondes, face au pilonnage en règle que lui et les siens subissaient. Lui qui avait rêvé d’une glorieuse carrière militaire sut qu’il allait mourir, et ses dernières pensées s’arrêtèrent sur l’ironie de la situation : les Terriens qu’il s’était apprêté à anéantir étaient faibles et impuissants face aux Coroyans… tout comme ces derniers face aux Xolesh qui venaient d’arriver. Au moins, il put se réjouir d’une chose : les Xolesh seraient encore plus prompts à détruire les Terriens si haïs par les Coroyans.

Si Otto Ranmeyer avait pu assister à ce combat spatial, il aurait eu la possibilité d’identifier les quatre vaisseaux xolesh, car ils ressemblaient à s’y méprendre à celui qu’il avait découvert neuf jours auparavant.


***

Quand Rashvilu arriva, sa mallette de maintenance à la main, Riley lui sauta dessus, fébrile. Il avait procédé à diverses injections de stimulants, toutes inefficaces selon le panneau de contrôle. Les courbes vitales jouaient au yoyo, avec une tendance certaine à se rapprocher du bas des graphiques… synonymes de mort.
Riley pria pour que Rashvilu trouve une anomalie informatique dans le système. Il en fut pour ses frais. Les ordinateurs médicaux fonctionnaient à merveille, annonça le technicien de maintenance. Comme en réponse à cette mauvaise nouvelle, l’état de Mary empira et plusieurs alarmes se mirent à sonner sur le panneau de contrôle.
– C’est pas vrai ! cria Riley.
Il ouvrit l’un des yeux de Mary, qui ne réagit pas à la lumière qu’il y porta avec sa mini-lampe. En revanche, il vit que sa sclérotique était devenue rouge.
– Bon sang ! Everett, on la transfuse ! Vite !
L’infirmier courut vers l’armoire réfrigérante qui contenait des poches de sang d’avance et en revint tout aussi vite, avant de se figer en voyant sa collègue.
Du sang s’écoulait désormais de ses yeux, de son nez, de sa bouche et de ses oreilles. Riley arracha la perfusion des mains tremblantes de son aide et l’installa en un clin d’œil. Il ne leva même pas les yeux sur le panneau de contrôle médical. Le bourdonnement continu qui s’en échappait suffit à lui apprendre que Mary venait de mourir.