Le lieutenant Harry Harlington s’ennuyait à mourir, assis dans son fauteuil de commandement. Sur l’écran de la passerelle, la Nébuleuse d’Endevaar s’étalait paresseusement dans de magnifiques tons bleu pastel qui avaient frappé l’équipage du Baltimore lors de son arrivée dans le système. Cette merveille de la galaxie avait beau être d’une grande beauté, au bout de trois jours, l’effet de surprise et d’émerveillement ne jouait plus. La lassitude s’était installée et Harlington avait hâte que T’Savhek annonce la fin des observations et des mesures qui conduiraient à l’analyse préliminaire de la nébuleuse. Le navire pourrait alors reprendre sa route et rallier la colonie de la Fédération sur Narnaya Prime, à qui il devait amener du matériel.
Si seulement une équipe scientifique avait été mutée à bord de l’USS Baltimore, les relevés auraient été faits plus rapidement. Mais non ! Leur seule halte depuis les événements survenus avec le SS Orcus avait été la base stellaire 23, qui ne disposait pas de recrues à mettre au service de Harlington. T’Savhek, son officier en second et ingénieur en chef, s’était donc proposée pour cette mission, et elle s’était adjointe les compétences du Zaldan aux doigts palmés Venamir Inriek, membre de la section pilotage-navigation et spécialiste des senseurs.
À bout de patience, il confia le commandement au sous-lieutenant Dorin Lupescu, son chef de la sécurité. Grand échalas à la musculature longiligne, son teint blême et ses joues émaciées le faisait ressembler à un croque-mort, se disait parfois Harlington. Mais il se gardait bien de faire part à son subordonné de cette idée incongrue, se contentant d’en rire sous cape quand cette comparaison lui venait à l’esprit.
– Bon courage, Lupescu, fit-il en lui cédant son fauteuil.
– Merrrci, commandant. Je vous averrrtis en cas de prrroblème, répondit le chef de la sécurité en roulant les « r » comme jamais.
Harlington acquiesça du chef et s’engouffra dans le turbolift, direction ses quartiers.

Sur le chemin, il croisa le médecin de bord, Sulok. Autant Harlington nourrissait de tendres sentiments pour la sœur jumelle de Sulok, T’Savhek, autant il détestait cordialement le docteur, trop hautain et méprisant à son goût. Leur inimitié avait été réciproque dès leur première rencontre. Cette fois, Sulok dérogea pourtant à leur habitude de se saluer d’un simple hochement de tête sans échanger un mot. Il entama la conversation, à la grande surprise de son supérieur.
– Commandant, puis-je vous poser une question ?
– Je vous écoute, Sulok.
– Sauriez-vous me dire quand nous allons quitter la Nébuleuse d’Endevaar ?
– Je crains que ne nous restions encore un certain temps. D’après son dernier rapport, votre sœur a encore assez de pain sur la planche pour plusieurs jours.
– J’en prends bonne note. Je ne vous cache pas que j’ai hâte que nous repartions et que nous arrivions à la colonie de Narnaya Prime.
– Vraiment, docteur ? répondit distraitement Harlington.
– Oui. Ce n’est pas tous les jours que nous avons l’occasion de croiser d’autres Vulcains, or il y a en un que je connais très bien qui travaille dans l’avant-poste. À vrai dire, il est presque de la famille.
– Presque ?
– Oui, il sera un jour mon beau-frère, car il a été convenu depuis sa plus tendre enfance qu’il épouserait T’Savhek.
– Épouser… T’Savhek ? fit Harlington, abasourdi.
– En effet. Dans certaines familles de l’oligarchie vulcaine, comme la mienne, les mariages arrangés dès l’enfance sont une pratique courante.
– Oh. Et qu’en pense T’Savhek ?
– Elle se fait une joie de revoir Silkar. Ils échangent une correspondance fournie, mais cela ne remplace pas les rencontres directes. – Je… le conçois… tout à fait, bredouilla Harlington, l’esprit en feu. Fiancée ? Comment ça, fiancée ? Pourquoi est-ce qu’elle ne m’en a jamais parlé ?
– Je suis confus, commandant, fit Sulok d’un ton qui semblait pourtant plutôt triomphant, même pour un Vulcain. Je croyais que ma sœur vous avait parlé de Silkar or je constate qu’il n’en est rien. Veuillez me pardonner de vous importuner avec des données aussi… personnelles.
– Il n’y a pas de mal, Sulok, répondit précipitamment Harlington. Je suis ravi pour T’Savhek et pour ce… euh… Cigare.
– Silkar, commandant, Silkar. Je vous souhaite la bonne nuit, conclut Sulok en hochant la tête, avant de reprendre son chemin.
Voilà qui devrait mettre un terme à vos rêves ridicules, commandant, pensa-t-il en s’éloignant.
Le fumier ! Je suis sûr qu’il a compris ce que je ressens pour sa sœur… se dit Harlington de son côté.

Harlington se retournait dans sa couchette. Deux heures qu’il s’était mis au lit, mais impossible de s’endormir. T’Savhek fiancée… il n’arrivait pas à accepter une telle idée. Dès leur première rencontre, moins de six mois plus tôt, il était tombé sous le charme de la Vulcaine inaccessible, à bord de l’USS Eagle. Lui, le simple aspirant arrivé là presque par hasard… et elle, la sous-lieutenant sortie de l’Académie et membre d’une famille de dignitaires de haut rang. Comment aurait-il pu espérer quoi que ce fût ?
Et pourtant. Il avait saisi l’occasion de faire sa connaissance sur l’Eagle un jour où elle jouait seule aux échecs tridimensionnels. Il n’était qu’un médiocre joueur et s’était fait laminé par la Vulcaine à chaque partie. Sur le coup, elle n’avait fait que manifester un intérêt poli pour lui.
Par la suite, il avait tout fait pour paraître intéressant aux yeux de la Vulcaine, quitte à se ridiculiser… jusqu’à son heure de gloire. La libération de l’USS Eagle et le sauvetage de l’équipage étaient de son fait à lui, mais il n’aurait pu accomplir cet exploit sans T’Savhek, car elle avait les connaissances techniques nécessaires pour appliquer ses folles idées. Ses actions avaient impressionné T’Savhek : cela avait été flagrant dans son attitude, passée de la simple politesse au respect certain.
Aucune des réussites de Harlington n’avait suffi pour qu’elle tombe dans ses bras. Par moments, il avait envie de l’empoigner et de l’embrasser fougueusement. À d’autres, de lui crier son amour, vu qu’il ne semblait pas assez irradier de toutes les particules de son être pour qu’elle le remarque.
Mais quand il retrouvait sa lucidité, il se sentait déprimé. Jamais il n’y aurait d’amour entre eux. Car pour qu’il y en ait, il fallait une réciprocité de sentiments qu’il ne sentait pas chez elle. Or dans un couple, être seul à aimer ne suffisait jamais. sans parler de leur appartenance à des espèces différentes.
Et alors ? Un vieux proverbe terrien ne disait-il pas que les contraires s’attiraient ? En outre, des enfants étaient déjà nés d’unions vulcano-humaines, même si ces cas restaient rarissimes.
Fiancée… fiancée. Bon dieu, c’était incroyable ! Pourquoi n’en avait-elle rien dit ? N’étaient-ils donc pas bons amis, contrairement à ce que Harlington pensait ? À moins qu’elle ne fût simplement gênée à l’idée de lui annoncer une telle nouvelle ? Après tout, cette union avait été décidée pour elle alors qu’elle n’était encore qu’une enfant. Elle n’avait sans doute pas envie d’épouser un homme uniquement pour faire bonne figure auprès des siens. Il la voyait mal tomber amoureuse sur ordre. Quoiqu’il arrive, elle continuerait à servir dans Starfleet… et il s’arrangerait pour qu’elle reste sous ses ordres. Peut-être qu’un jour, elle finirait par comprendre qu’il était fait pour elle ?