– Vous êtes libre !
Pourquoi est-ce que le Soffré qui s’apprêtait à épouser T’Savhek disait une telle chose ? Et surtout, comment faisait-il, comme tous les autres convives, Harlington y compris, pour réussir à se tenir au sec, les pieds effleurant comme par magie l’océan qu’ils surplombaient ?
– Debout, vite, vous êtes libre, répéta le Soffré, dont les paroles pressantes parvinrent finalement à sortir Harlington du rêve idiot dans lequel il s’illustrait un instant auparavant.
En attendant le réveil définitif de Harlington, le Soffré le débarrassa de ses liens.
– Qui êtes-vous ? demanda le jeune lieutenant.
– Nous n’avons pas le temps, humain, hâtez-vous !
Harlington fut remis sur pied par une poigne vigoureuse. Le Soffré pianota sur un boîtier de commande passé autour de son avant-bras et agrippa Harlington.
– Détendez-vous, on s’en va !

Harlington se demanda s’il devenait fou ou s’il n’avait pas été drogué. Il fut plongé dans le noir et, nonobstant la main ferme du Soffré qui enserrait son bras, il aurait volontiers cru être encore dans un drôle de rêve.
D’habitude, la téléportation était instantanée. Là, Harlington eut l’impression de faire plusieurs sauts, des périodes de ténèbres le disputant à des visions de roches aussi rouges que les Soffrés. Le paysage se stabilisa enfin et le Soffré confirma qu’ils étaient arrivés à leur destination, quelle qu’elle fut.
– Nous y sommes, humain.

Harlington se rendit compte qu’il avait retenu sa respiration pendant le voyage. Il se détendit enfin, surtout en voyant T’Savhek bondir d’un fauteuil pour se porter à sa rencontre. Il balaya les lieux du regard. Ils se trouvaient dans ce qui ressemblait à une salle de conférence, dont une longue table ovale en pierre blanche occupait le centre. Une longue baie vitrée courait le long du mur et dévoilait un lac de lave en contrebas. En dehors de T’Savhek et du Soffré qui l’avait amené là, un seul autre être, autochtone lui aussi, était présent.
– Commandant, annonça calmement la Vulcaine, c’est un plaisir de vous revoir.
– Partagé, T’Savhek. Qu’est-ce qui se passe, au juste ? demanda-t-il en tournant la tête vers les deux Soffrés.
– Je l’ignore, monsieur. Ils m’ont libérée et interrogée sur la Fédération. Ils voulaient également savoir qui avait un pouvoir décisionnel au sein de notre équipage.
– Je vous en prie, asseyez-vous, fit l’un des deux Soffrés.
Harlington aurait été bien en peine de deviner lequel l’avait libéré : à ses yeux, les Soffrés se ressemblaient tous. Même leurs voix étaient semblables. Il s’assit et T’Savhek l’imita.
– Je suppose que nous vous devons des remerciements, messieurs. Mais j’aimerais également avoir des explications quant à la situation qui règne sur votre planète.
– Nous sommes là pour ça… Harlington, c’est ça ?
Commandant Harlington, corrigea instantanément l’intéressé, avant de se morigéner. Quelle vanité puérile !
Les Soffrés ne semblèrent pas s’en offusquer.
– Nous vous avons tiré des griffes du gouvernement parce que nous avons besoin de votre aide.
– Ah ? Et… vous êtes qui par rapport à ce gouvernement ?
– Nous sommes les chefs de la Résistance. Je suis Emgpé et voici Jussé. Nous luttons contre le dogmatisme et le fanatisme religieux de nos aînés, qui entendent régir nos vies selon des principes archaïques et figés. Nous savons, notamment grâce à votre subordonnée, qu’il existe des centaines de mondes habités, or nos croyances dépassées nous interdisent le moindre contact avec eux. Et cela est intolérable ! la Résistance veut la liberté pour le peuple des Soffrés !
– Résistance ? Quel genre de résistance ?
– Nous cherchons à miner le pouvoir de l’intérieur, mais c’est quelque chose de très difficile et qui prend trop de temps, surtout que la répression est omniprésente. Les Soffrés vivent dans la peur. Depuis l’installation de votre avant-poste et votre arrivée, nous estimons avoir des alliés suffisamment puissants pour passer à une autre phase du conflit, bien plus déterminante pour l’avenir de Soffré.
– Et c’est ?
– Une révolution armée, avec votre aide.
– Starfleet n’a pas pour habitude de se mêler à des histoires de politique locale, énonça prudemment Harlington, et encore moins de prendre parti dans des conflits internes.
– Nous ne voulons que la justice, le progrès ! Nous voulons fouler la surface de Soffré, ce qui nous est refusé par les Lois de la Tradition ! Nous appartenons à la majorité silencieuse, réprimée comme toutes autres formes de liberté. Nous ne demandons qu’une chose : pouvoir vivre à la surface de Soffré, loin du rigorisme des Anciens.
– Vos buts semblent louables, en effet. Mais si vous le permettez, j’aimerais m’entretenir seul à seule avec T’Savhek.
– Faites, je vous en prie, dit le Soffré avant de s’éloigner avec son compagnon.
– Vous en pensez quoi, T’Savhek ?
– La Prime Directive nous interdit de polluer une civilisation moins avancée que la nôtre avec notre technologie. Je pense donc que nous ne pouvons pas intervenir dans ce conflit.
– Moins avancée ? s’insurgea Harlington. C’est une plaisanterie ? Ils savent qu’ils ne sont pas seuls dans l’univers et seraient déjà dans l’espace s’ils ne subissaient pas le carcan de leurs croyances religieuses. Et je ne parle même pas de leur technologie de téléportation, plus avancée que la nôtre !
– Ce que je veux dire, c’est que la technologie de Starfleet est de manière générale bien plus avancée et bien plus complète que la leur. C’est ce que nous allons apporter en balance si vous décidez de les aider.
– Nous pouvons toujours couper la poire en deux : ils nous aident à libérer nos compagnons, y compris les membres de l‘équipe scientifique de l’avant-poste, en échange de l’envoi d’une délégation de la Fédération pour aider les deux factions à trouver un terrain d’entente.
– Vous croyez réellement que les rigoristes qui tiennent la planète sous leur joug voudront entendre quoi que ce soit, surtout de la bouche d’étrangers à leur monde ?
– Hum… vous n’avez pas tort, concéda Harlington. Mais d’un autre côté, si nous voulons libérer les nôtres, je crains que nous n’ayons guère le choix : nous allons devoir faire confiance à ces révolutionnaires. En échange de leur aide, nous pourrions leur trouver un endroit un tant soit peu hospitalier à la surface. Tout le monde y gagnerait. Les rigoristes de ce monde resteraient vivre en bas et les, euh… appelons-les les libéraux, pourraient vivre à la surface et, à partir de là, grossir progressivement leurs rangs.
– Nous sommes dans une situation précaire, commandant. Nous ne savons pas si ces gens sont des pacifistes ou si à leurs yeux la fin justifie les moyens.
– C’est un risque que je suis prêt à courir, T’Savhek. Mon devoir va clairement à la protection de mes hommes, ainsi qu’à celle des scientifiques de l’avant-poste. Et je vous rappelle que votre fiancé est parmi eux.
– Voilà une remarque qui manque de pertinence, commandant. Je ne réfléchis à la situation que de manière globale. Je suis Vulcaine, je ne peux pas me permettre d’appréhender la situation en tenant compte de mes sentiments personnels. Mon jugement en serait affecté.
– Je vois, mentit Harlington. J’estime que nous n’aurons pas de meilleur moyen de sauver tous nos hommes, donc nous allons aider ces Soffrés rebelles.
– À vos ordres, commandant.
Était-ce du soulagement que Harlington sentit dans le ton de T’Savhek ? Il ne l’aurait pas juré. Il appela les deux Soffrés et leur fit sa proposition : la libération de tous les membres de la Fédération contre l’aide aux insurgés pour s’installer à la surface.
Emgpé – à moins que ce ne fut Jussé – répondit :
– Qu’il en soit ainsi. Nous acceptons votre aide.
– Parfait ! Vous avez un plan ?
– Oui. Nous allons détruire votre vaisseau !