XXIII

 

 

    Ainsi me voilà dans la rue, une fois la nuit tombée, envoyé à l’assaut du numéro 9 de la rue, où Flocoche est retenu prisonnier. Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour son patron !   Et en plus, je déteste ce type. Mais il a de la chance, je le hais moins que cet arriviste de  Jojo-Bébert qui a pris sa place. Avec un peu de chance, il saura être reconnaissant. Peut-être même que, traumatisé par sa captivité, il prendra une retraite anticipée et m’intronisera chef d’Empire Actualités avant de partir. Ce type n’a jamais été classe. S’il doit le faire une fois dans sa vie, que ce soit en cette occasion !

    Dans le pire des cas, il reprend ses fonctions et cela écarte de mon chemin ce maudit Jojo-Bébert. Je serai assis à la droite de dieu, son second, son confident et bien sûr, son futur successeur. Voilà qui me met du baume au cœur ! Mes efforts vont enfin porter leurs fruits ! Tout vient à point à qui aime son steak bleu, mais qu’est-ce que ça aura été long !

    Tremble, Jojo-Bébert ! Tu ne le sais pas encore mais tes jours à la tête d’Empire Actualités sont comptés, mouhahahaha !

 

    Ceci dit, on n’en est pas encore là. Pour l’instant, je suis dans la rue. Heureusement pour mon ego surdéveloppé, elle est déserte. J’exécute d’abord une roue, qui ne me donnerait pas, je l’avoue, une très belle note aux Olympiades Galactiques, mon auguste postérieur ayant refusé de décoller à plus de cinquante centimètres du sol. Je commence à soupçonner la gravité de P’oilad-e d’être plus importante qu’à Planèteville, même si je n’avais pas prêté attention à ce détail jusque-là.

    Je me fends ensuite d’un grand écart facial de bon aloi, ou plutôt de mauvais aloi : je n’arrive pas à poser les mains au sol devant moi pour me soutenir, je suis trop loin !  Tandis que je tente désespérément de conserver mon équilibre en battant des bras, un bus-speeder à impériale, rempli à ras bord de touristes Nichois, stoppe à côté de moi et déverse son flot de passagers, qui ont tôt fait de former un demi-cercle face à moi en prenant des 3D-photos et des 3D-vidéos.

    Mais dégagez, bordel ! Vous voyez bien que je suis en mission discrète d’infiltration dans le cadre d’une opération top secrète menée par les SSI ! Qu’est-ce que ça peut être con, un Nichois !

    Désireux de m’éloigner au plus vite tout en n’attirant pas l’attention, je me fends de quelques pas de la danse des canards de Danoldville, une antique danse nuptiale qui en mon jeune temps m’a valu plus d’un succès auprès de la gent féminine.

    Oh non, voilà qu’ils me suivent ! Et en plus, ils ont l’air ravi du spectacle ! Ceux-là aussi, je les ajoute à la longue liste des gens que je hais. Mais comme vous pouvez le constater, jamais sans bonnes raisons ! Leur tour viendra, à ces Nichois au teint jaunâtre et aux yeux débridés, habitant l’Empire de la Lune Couchante.

    Et me voilà me livrant à de pitoyables cabrioles en entraînant avec moi un cortège de fans. Pourvu qu’ils ne me demandent pas un autographe ! De fil en aiguille, j’arrive enfin devant le numéro 9 de la rue. Je sonne.

    La porte s’ouvre. Le type qui me fait face a les pieds en l’air et se tient sur les mains. Je me demande avec quoi il a ouvert la porte. Repensant à mon déguisement, je lui tourne le dos, écarte les jambes et baisse le torse au maximum – ouille, mon pauvre dos ! – : nos visages se font désormais face.

    – Vous désirez ? qu’il me fait.

    – Ça alors, que je réponds, vous aussi vous êtes un Tarpéziste d’Arcobate ? Quelle coïncidence ! Si je m’attendais à ça !

    – Effectivement, voilà qui est pour le moins étrange. Vous êtes sûr que c’est une coïncidence ? me demande-t-il, l’air suspicieux.

    – Ce n’en est bien sûr pas une, que j’avoue. En fait, je suis… les renforts.

    – Les renforts ?

    – Oui. Rapport à votre… invité.

    Il hoche la tête, me fait signe d’entrer, ferme la porte derrière nous – avec les genoux, j’ai enfin ma réponse – puis il se remet sur ses pieds… un pistolet-laser à la main.

    J’utilise la technique de Kiki : je me mets dos à terre, les membres en l’air, pour bien montrer ma soumission. J’espère juste qu’il ne va pas croire que j’attends qu’il me caresse le nombril.

    – Ne tirez pas, je me rends ! que je dis au cas où mes intentions ne seraient pas assez claires.

    – De quel renfort vous parlez ? qu’il me fait, dubitatif. Je n’ai jamais entendu parler de renforts.

    – Mais si, voyons, que je réponds en essayant d’avoir l’air sérieux malgré ma position délicate. Les renforts… par rapport à l’humain… vous savez…

    – L’humain ? Vous êtes au courant au sujet de l’humain ?

    – Bah oui, qu’est-ce que je ferais ici, sinon ?

    – Que savez-vous de lui ? fait-il, arme braquée sur moi et l’air plus méfiant que jamais.

    – Euh… qu’il est colonel des SSI et se nomme Rigobert Flocoche, que je tente.

    Ça, ça s’appelle le moment de vérité ! Et j’avoue que je n’en mène pas large. D’autant plus que la position étant super inconfortable, je recommence à avoir mal au dos. Mes pauvres lombaires !

    – Ah, vous êtes l’expert chargé de le faire parler, c’est ça ?

    – Euh… ouaip, c’est ça !

    – C’est qu’il nous donne du fil à retordre, le bougre ! Plus muet qu’une carpe dépourvue de cordes vocales.

    Je m’abstiens de lui faire remarquer qu’une carpe ne dispose en effet pas de cordes vocales, et que ceci explique cela. À la place, je me contente d’opiner du chef.

    Il remonte le couloir en faisant des galipettes. Je le suis à cloche-pied. Pour le moment, tout se déroule à merveille et le Tarpéziste ne se doute de rien. Je me rengorge intérieurement de fierté : je me découvre décidément chaque jour de nouveaux talents.  Quelle homme impressionnant je suis ! Y’a des jours, je m’éblouis moi-même, je suis obligé de m’admirer. Comment est-il possible de concentrer autant de dons en soi ?

    Mais alors que je suis le Tarpéziste, je me rends compte d’une chose. Je n’ai mis au point aucun code avec les agents des SSI. Comment vont-ils savoir que tout se passe bien ?

    Le Tarpéziste vient d’arriver devant une porte au bout du couloir. En équilibre sur une jambe et un bras, il tend la bouche vers la poignée pour l’ouvrir… avant de se retourner vers moi brusquement : allons bon, mon Ipadphone est en train de sonner !

    – Excusez-moi, que je dis en le sortant de ma poche.

    Un appel entrant. Aussi masqué qu’un participant au Carnaval de Nevise. Je décroche.

    – Oui ?

    – Hoy ! Comment ça se passe, à l’intérieur ? Toujours en vie ? Pas encore pris en otage ? Hoy ! Hoy ! Hoy !

    Non mais… il n’en a pas marre d’être stupide, celui-là ? Il veut griller ma couverture, ou quoi ? Vite, Cirederf, donne le change, invente un code secret sur-le-champ !

    – Ah, maman ! Tu vas bien ? Écoute, c’est pas trop le moment, là, je suis pas mal occupé.

    – Hoy ! Hoy ! Je ne suis pas ta mère, c’est moi ! Hoyman Hoyddings ! Ah ! Ah ! Qu’il est drôle, lui ! Hoy ! Et si ta mère a la voix aussi grave que la mienne, je te conseille d’avoir le plus tôt possible une conversation avec ton père à ce sujet ! Hoy ! Hoy !

    Le Tarpéziste me regarde l’air suspicieux. Je lui fais un signe d’excuse et continue :

    – Oui, maman, je comprends bien, ta gencive te fait toujours mal. Mais n’aie crainte : la boîte à pharmacie de la salle de bains contient des analgésiques. Je répète : tout va bien, la boîte à pharmacie de la salle de bains contient des analgésiques.

    – Hoy ! Tu as des hallucinations auditives de l’oreille, Nomis ? Ou tu entends une autre langue que celle que je parle ? Hoy ! Hoy ! Hoy !

    Bon sang, mais cet âne ne comprends rien ! Je tente une nouvelle approche :

    – La dent n’est pas déchaussée. Tout va bien. Je répète : la dent n’est pas déchaussée. Tout va bien.

    – Une dent déchaussée ? Hoy ! Parce qu’avant elle était dans une chaussure ? Hoy ! Hoy !

    Je raccroche, au bord du désespoir. Et dis au Tarpéziste :

    – Quelles plaies, ces mères ! Désolé pour ça !

    Il braque aussitôt son pistolet-laser sur moi, le gros orteil sur la détente :

    – Vous êtes un imposteur !

    Oh non ! Comment a-t-il deviné ?

    – Nous autres Tarpézistes venont au monde dans des incubateurs, nous n’avons pas de mères !

 

    Hoyman Hoyddings… À cause de toi, ma couverture est définitivement grillée. Je ne veux pas mouriiiiiiir ! Hiiiiiiiiiiiii !