XXVIII

 

 

    À l’embarquement, je tends ma carte de crédit sans sourciller, alors que le prix indiqué pour la traversée représente trois ans de mon salaire, primes comprises.

    Hélas, le paiement est accepté. J’entends résonner dans mes oreilles le rire diabolique de mon banquier, et je comprends mieux pourquoi il a tellement insisté pour me fourguer une carte de crédit dont les montants à débiter sont TOUJOURS acceptés. « En cas de dépassement, on s’arrangera ! », m’avait-il dit. « Après tout, les relations banquiers-clients sont presque des relations familiales ! ».

    Mouais. Comme on dit, on choisit ses amis mais pas sa famille. Finalement, j’ai moins hâte de rentrer à Planèteville, tout à coup…

    Au moins, à bord de ce vol luxueux – ah mes dieux, le confort de ces fauteuils qui s’adaptent au corps, quel bonheur ! –, le service est d’une efficacité à toute épreuve. Tout respire le grand luxe, je me sens à la place que je devrais occuper depuis longtemps : le centre de l’univers !

    Le lieutenant Zavid se fait servir un festin de roi tout en bénéficiant d’une pédicure. Je sirote apéro sur apéro, pendant qu’une charmante hôtesse me masse les épaules. Je ne suis pas loin de la félicité. Quand elle me tend une carte détaillant les prestations privées qu’elle peut me fournir, je n’hésite pas une seconde. Confiant en mon sex-appeal à toute épreuve, je choisis la « spéciale », avec le forfait « quarante-huit heures ». Bon, en fin de compte j’aurais plutôt tenu entre quarante-huit secondes et quarante-huit minutes, mais ça valait le coup, sans rentrer dans les détails. 

    Pendant ce temps, je vois Zavid enchaîner sur le massage XXXXL pour gens très stressés, puis sur le bain de boue de la planète Gad’oue qui redonne tout son éclat à la peau, et enfin sur la piscine moussante au plancton d’Akouaman City.

    Nous nous retrouvons finalement dans le restaurant le plus huppé du yacht. Outre le menu le plus cher, je prends l’option « hôtesse sur les genoux », mais découvre qu’en face de moi, Zavid a opté pour la même, ce qui me coupe la chique. Le repas est somptueux, gargantuesque, digne de la table impériale un samedi soir de gala.

    Ce n’est qu’à la fin de la soirée, quand on me présente discrètement la note, que je comprends qu’en fait, toutes les libations auxquelles nous nous sommes adonnés ne sont pas comprises dans notre forfait.

    Je hèle donc l’une des escl… serviteuses (comment ça ça ne se dit pas ?), car il y a manifestement une erreur informatique sur ma note, à savoir un zéro de trop sur la facture. Il s’avère finalement que ce n’est pas une erreur.

 

    Ah.

 

    Je passe le reste du séjour enfermé dans notre suite, histoire de réduire les frais, tournant en rond entre les meubles massifs en bois d’Amazaunie valant une fortune, et allant faire mes besoins avec réticence sur des lunettes de toilette en platine saupoudrées d’or, et m’essuyant le fondement avec des feuilles de papier toilette serties de diamant.

    Quand je saisis un de ces derniers, bien entendu par inadvertance, et sans la moindre arrière-pensée qu’en les revendant, je pourrais un tant soit peu alléger le désastre financier qui menace de me plomber jusqu’à la dix-septième génération, une batterie de canons-laser sortent des murs pour me mettre en joue, tandis qu’une alarme tonitruante et des robs de sécurité surarmés font leur apparition, prêts à m’abattre.

    Grâce à mon sens aigu de la diplomatie, en l’occurrence le règlement d’une très grosse amende, genre le poids en or d’un sumotori au volant d’un trente-trois tonnes, je m’en sors sans mal. Je pense que là, par contre, je viens d’endetter deux générations de plus.

    À ce moment, les prestations dont a profité Zavid dans la journée s’affichent sur mon Ipadphone. Okaaaaay… ce sera donc vingt-deux générations, peut-être même vingt-trois.

Heureusement, nous arrivons à destination le lendemain.

 

    Quand nous atterrissons, le personnel du yacht nous réserve une haie d’honneur. Fort sympathiquement, je commence à serrer toutes les mains qu’ils tendent vers moi. Enfin un peu d’humanité au milieu de ces relations mercantiles ! Je comprends vite, à leur air dépité voire méprisant, et en voyant les autres passagers déposer de substantiels pourboires dans leurs mains, que je fais route.

    – Espèce de radin, fait Zavid, qui a compris mon manège et n’est pas longue à me chiper ma carte de crédit pour la poser dans la main du premier membre du personnel venu.

    Par magie, un débiteur de carte apparaît dans sa main. Dès qu’il a extirpé une somme qui lui semble logique et bien gagnée, il passe la carte et l’appareil à sa voisine. Blême, j’essaye de compter entre combien de mains ma carte de crédit va passer, mais je commence à m’embrouiller dans mon calcul passé le quatre-vingtième membre du personnel.

    J’ai envie de vomir, telle une réminiscence du début de cette aventure, mais bon. Dans la vie, Cirederf va toujours de l’avant ! Peut-être un peu trop souvent, d’ailleurs, mais ceci est un autre problème.