XLVIII

 

 

    Je sais que je vais le regretter, mais je lui enlève son bâillon.

    – Nomis ? Mais qu’est-ce que vous foutez là ?

    – C’est une longue histoire. Et vous ?

    – Après que vous m’ayez lâchement abandonné, des chasseurs de primes et autres contrebandiers ont investi les lieux du carnage que vous avez laissé derrière vous. Ils ont volé tout ce qui avait de la valeur et quand ils m’ont trouvé, l’un d’eux m’a reconnu comme étant le célèbre colonel Flocochen des SSI. Ce salopiaud a décidé de me vendre comme esclave, alors vu que Gaga a ses entrées dans ce monde-là, me voilà à attendre que la vente soit organisée.

    – Et vous valez combien ? que je demande, au cas où.

    Après tout, je me traîne de telles dettes qu’une petite bouffée d’oxygène en vendant moi-même mon ancien patron ne ferait pas de mal, surtout que j’abhorre ce type.

    – 10 000.

    – Tant que ça ? que je m’insurge. Moi qui ai toujours pensé que vous ne valez rien, je trouve ce chiffre très exagéré. Les gens ne se rendent donc pas compte que vous valez autant qu’un emprunt toxique de banque ?

    – Non mais dites donc, espèce de…

    Tiens ? Pourquoi est-ce qu’il s’arrête au milieu de sa phrase ? Est-ce que par hasard il se souviendrait que c’est suite à ce genre de paroles que la dernière fois qu’on s’est croisés, je l’ai abandonné ?

    – Vous avez raison, mon cher Nomis, je suis surévalué. Et vous, vous allez bien, j’espère ?

    Aucun doute, il s’en souvient. Quel hypocrite !

    – Vous savez, Nomis, j’ai eu le temps de réfléchir à beaucoup de choses depuis que je suis retenu prisonnier. Et il m’apparaît clairement que vous n’avez jamais été reconnu à votre juste valeur.

    Très hypocrite !

    – Si je vous avais mieux connu à l’époque de ma prise de fonction à la tête d’Empire Actualités, il est évident que j’aurais démissionné à votre profit tant vous êtes un bon journaliste…

    Très très hypocrite !

    – … Que dis-je, un bon. Le meilleur, plutôt ! Incroyable que vous n’ayez jamais eu le prix Puzerlit, d’ailleurs. Un scandale qui, grâce à mes nombreuses relations, pourrait prendre fin lors de la prochaine cérémonie. Qu’en dites-vous, mon cher ami ?

    Que vous êtes le roi, l’empereur des hypocrites, que je manque de lui répondre, quand je me souviens que Flocoche est agent des SSI. Colonel, de surcroît. Bref, un type aussi efficace que Zavid, Kiki en moins. Et comme ces deux-là commencent à me courir sur le haricot, il est peut-être temps de changer d’allié.

    Je décide de faire semblant de jouer le jeu et lui réponds :

    – Ça marche ! À nous la liberté, et à moi la direction d’Empire Actualités ! Topez là, que je fais en tendant la paume de ma main vers lui.

    – Espèce d’abru… euh… j’aurai un peu beaucoup de mal à « toper là » les mains attachées dans le dos, Nomis.  

    – Ah oui, j’oubliais ce détail.

    – Et pourquoi dites-vous « à nous la liberté » ? Vous n’êtes pas libre ?

    – Il se pourrait que Gaga et l’intégralité de ses hommes veuillent un peu ma peau. Du coup, je cherche à rallier le hangar à vaisseaux histoire de fuir.

    – Alors vous avez une chance immense de m’avoir croisé, Nomis ! Les techniques de combat et d’infiltration n’ont aucun secret pour moi, je ne peux que vous être utile.

 

    Flocoche est un barbouze sans cervelle. Son intelligence, comparée à la mienne, est plutôt au niveau d’une amibe nouvelle-née. C’est un arriviste de militaire, rêvant de mener une carrière politique, et ayant cherché à bâtir son réseau d’influence en se faisant nommer directeur de mon Empire Actualité.

    Non mais sans blague ! Lui, directeur du journal le plus populaire de la galaxie ? Alors que je ne suis même pas certain qu’il sache écrire !

    Ça, c’est du moins ce que je pense en temps normal. Parce qu’à ce moment précis, la porte s’ouvre à nouveau et voilà que quelques sbires de Gaga montrent leur sale faciès de non-humains. Du coup, Flocoche, en tant que combattant expert, se retrouve en tête de liste de mes amis pour la vie, voire dans le rôle du frère bien-aimé que je n’ai jamais eu.  Bon, en fait j’en ai un mais ceci est une autre histoire.

    Les gars nous toisent, goguenards, doigts sur les gâchettes de leurs blasters. Héhé : ils ne vont pas goguenardiser (joli, hein ?) longtemps.

    – Ils sont à vous, que je fais à Flocoche, un petit sourire en coin à l’idée qu’il va les réduire en charpie.

    – Moi je veux bien, qu’il me répond, mais je suis toujours attaché.

    – Ah oui, oups. Ne bougez pas, je m’en occupe.

    Tandis que je m’attaque aux nœuds qui l’entravent, l’un des sbires de Gaga entame la conversation :

    – On ne voudrait pas vous déranger, les gars, mais il va falloir lever les mains et nous suivre, sinon on vous atomise.

    – Oui, deux secondes, que je fais.

    Ces maudits nœuds sont très récalcitrants.

    – Dépêchez-vous un peu, Nomis, fait Flocoche.

    – Je fais ce que je peux. Je ne suis ni scout ni marin, alors moi et les nœuds…

    – En plus, c’est un nœud de grappin, intervient le garde de Gaga. C’est moi qui l’ai fait et je sais que c’est une vraie galère à défaire. Alors rendez-vous, vous ne pouvez pas vous en sortir.

    – On peut aussi leur trouer la peau pour qu’ils coopèrent, suggère un autre des hommes, plutôt que de faire la causette.

    – Silence, imbécile ! reprend le premier. C’est mon heure de gloire, là, la révélation de tous mes talents en matière de nœuds marins. J’ai toujours su qu’un jour mon génie serait reconnu. Ô oui…

    – Alors, Nomis, ça vient ? demande Flocoche.

    – Aïe, je me suis retourné un ongle, que je rétorque. Ça fait mal.

    Le colonel soupire et ajoute :

    – Bon, soulevez ma chaise et lancez-la sur eux, je m’occupe du reste.

    – Vous êtes malade, que je réponds à bon escient. Jamais je n’y arriverai, vous êtes trop gro… lourd.

    – C’est ça où dans quelques secondes, nous sommes morts.

    – Il n’empêche que…

    – Que rien du tout, Nomis. Quand on veut on peut, na !

 

    C’est à ce moment que tout s’enchaîne.

    L’un des gardes, visiblement las de nous attendre, pointe son pistolaser dans notre direction. Sans réfléchir, servi par mon instinct de survie à toute épreuve, je plonge derrière Flocoche afin qu’il me serve de bouclier. Le garde tire en même temps mais me rate. Quels réflexes j’ai, tout de même !

    Dans le feu de l’action, je cherche quelque chose à lancer en direction des gardes. Machinalement, je m’empare de la chaise de Flocoche, avec lui dessus, et je balance le tout sur les gardes, tandis que le colonel crie :

    – Géronimo !

    L’impact est terrible : telle une quille lancée dans le jeu éponyme, Flocoche fait des ravages. J’entends des os craquer. Quand le colonel se relève, avec un barreau de sa chaise dans chaque main, je comprends que le bruit venait de la chaise qui se disloquait à l’impact.

    En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, encore moins pour l’écrire, mais plus que pour le penser, Flocoche entre en action et joue de ses bâtons improvisés. En maître es arts martiaux qu’il est, il ne lui faut qu’un clin d’œil pour assommer tous les gardes, encore hébétés.

    Il me dit :

    – Vous voyez, Nomis, je vous l’avais bien dit : quand on veut on peut. Et puis face à un danger mortel, l’adrénaline nous fait faire des miracles ! Comme vous en réussissant à lancer ma carcasse.

    Mouais. Je ne suis pas convaincu, estimant plus simplement que je suis exceptionnel.  Mais je décide de ne pas le contrarier sur ce point. Après tout, maintenant qu’il est libre, il pourrait à juste titre penser qu’il n’a plus besoin de moi, et il ne s’en faudrait que d’une paire de secondes qu’il me transforme en papillotes.

    Sur ce, il tombe à terre comme un pantin désarticulé. Je me précipite pour l’aider.

    – Colonel, que se passe-t-il ? Vous avez été blessé lors de la bagarre ?

    – Pas du tout, Nomis, qu’il me répond calmement. C’est l’adrénaline. Le danger étant passé, elle retombe. C’est uniquement grâce à elle que j’ai réussi à tenir debout, vu que ça fait plusieurs jours que j’étais attaché à cette maudite chaise. Maintenant, il va falloir attendre un certain temps avant que le sang circule à nouveau normalement dans mes veines et me permette de me mouvoir par moi-même. En attendant, il va falloir me porter, Nomis.

 

    Ah. Je me doutais bien qu’il y avait une arnaque.