LXIII

 

 

    Je marche vers la salle du trône en bougonnant des « C’est pô juste » et en shootant de frustration dans des cailloux imaginaires vu qu’il n’y a pas de vrais cailloux sur lesquels je pourrais évacuer ladite frustration, qui s’en retrouve du coup multipliées d’autant.

    La salle du trône n’est qu’une grande pièce rectangulaire, impressionnante tout de même par sa taille. Tout au bout, sur une estrade, trône mémé, cette dernière assise sur la forme nominale du verbe qui la précède dans la phrase.

    De chaque côté de l’allée que je remonte en traînant les pieds, des dizaines de playboys sont assis à même le sol. Ils ont tous le même style que Tarzan Thor : vêtus d’un simple pagne, musclés (à la gonflette, j’en suis certain), bronzés (à la cabine à UV cancérigène, nul doute là-dessus) et huilés (huile d’olive ? Huile de noix ? De la planète Omega-III ? de la friteuse de tata Titi ? Difficile à dire…).

    Je déteste les expressions narquoises et les chuchotements méprisants dont ils me gratifient au fur et à mesure que je remonte leurs rangs. Je déglutis avec nervosité, m’attendant au pire quant au sort funeste qui m’attend.

 

    Arrivé au pied du trône, mains dans les poches, air boudeur, je dis :

    – Oui, mémé ?

    Derrière moi, j’entends une rumeur de mécontentement émanant de tous ces sous-hommes formant un harem inversé, et donc contre-nature. Ils croient quoi ? Que je vais me mettre à genoux ? Faire une courbette servile jusqu’à balayer le sol de ma tête ? Non mais oh ! Déjà c’est pas mon genre, ensuite ce n’est que ma mémé en face.

    Elle fronce les sourcils. Quatre de ses serviteurs la rejoignent d’un geste de la main, de part et d’autre du trône. Un élément les distingue dans autres dans mon dos : ils sont armés d’un blaster.

    Mémé me dit :

    – Dis donc, sale gosse, je te conseille de faire montre d’un peu plus de politesse quand tu te tiens face à l’Impératrice, sinon tu vas te prendre une fessée en public, c’est moi qui te le garantis !

    – Oh non, pas la fessée ! que je m’exclame tandis que dans mon dos, les gigolos ricanent de mépris.

    Je hais ces hommes qui n’en sont pas à mes yeux : ils ont perdu toute leur dignité en se faisant esclaves de mémé. Dans le grand arbre de la vie, ils se placent probablement entre le crachat d’une araignée et la crotte d’un moustique.

    Quoi qu’il en soit et histoire d’amadouer un peu le dragon qui me sert d’aïeule, je condescends à me fendre d’une courbette et je fais une grimace que je tente de faire passer pour un vague sourire. Ça a l’air efficace : le froncement mécontent des sourcils de mémé s’adoucit un peu.

 

    Elle reprend la parole :

    – Cirederf, l’heure est grave.

    – Ah ?

    – Je vais devoir quitter mon Empire.

    – Quoi ? Ah mais non, ça ne va pas du tout, ça ! que je réponds en songeant à l’attaque prochaine de l’Empire, le vrai.

    – Comment ça, ça ne va pas du tout ? que mémé me demande, menaçante.

    – Euh…

    Réfléchis, Cirederf. Vite et bien mais réfléchis ! Si l’Empire débarque mais que mémé est partie, non seulement je ne toucherai pas la prime pour sa capture, mais en plus ce sera moi qui sera capturé à la place !

    Sans parler qu’ils seraient capables de m’imputer les frais liés au déplacement de la flotte impériale qui viendra pour l’occasion. Et mes finances déjà abyssalement catastrophiques, ou catastrophiquement abyssales, au choix, n’ont pas besoin de ça !

    Il faut donc qu’elle reste, coûte que coûte. Ma vie et mon avenir en dépendent ! Quant à elle, on s’en fiche, c’est une vieille peau acariâtre.

    – Et bien… Un Empire sans son Impératrice, ce serait comme… une bière sans bulles… comme un burger sans pain… comme une pizza sans pâte…

    – Tes exemples sont pourris, bon à rien. Même si je reconnais que je saisis l’idée que tu essayes si maladroitement de faire passer. Ceci dit, je n’ai pas le choix. Il faut que je m’absente. Pour une raison essentielle voire vitale.

    – À ce point ? Ça doit être grave, alors, que je fais d’un air contrit tout en me réjouissant intérieurement.

    Mémé a l’air d’avoir de sacrés soucis. Si elle pouvait tout simplement être rattrapée par eux et passer l’arme à gauche, ça m’arrangerait un bon coup. Elle est peut-être atteinte d’une maladie incurable qui va la tuer à très court terme. Voilà qui serait une excellente nouvelle !

    – Je dois me rendre à Planèteville.

    – Quoi ? La capitale de l’Empire ? Alors que tu es recherchée pour une somme folle ?

    Pas de doute, mes soupçons se confirment. Elle est forcément en phase terminale d’une grave maladie, sur laquelle seule l’élite de la médecine peut agir. Comme de juste, il n’y a que dans le joyau de l’univers, à savoir Planèteville, qu’on peut trouver ce qui se fait de mieux en matière de médecine.

    – Je sais que je suis recherchée, Cirederf, qu’elle soupire, mais c’est un risque à courir.

    – Mais qu’est-ce qui fait que c’est si important d’y aller ? que j’insiste.

    – C’est évident, voyons. Elles commencent demain.

    – Elles ? C’est qui, elles ?

    – Les soldes, bien sûr.

    J’ai mal entendu la réponse, alors je fais :

    – Les quoi ?

    – Les soldes.

    – Les quoi ?

    – Les soldes.

    – Les quoi ?

    – NON MAIS T’ES DÉBILE OU QUOI ?

    – Mais enfin, mémé ! On s’en fiche des soldes !

    Elle soupire à nouveau, avant de reprendre sur un ton professoral :

    – Connais-tu la différence essentielle entre un homme et une femme, Cirederf ?

    – Euh… Quelque chose comme les organes génitaux ?

    – Pas du tout. D’autant moins que de nos jours, une simple opération chirurgicale bégnine peut corriger le problème. Non, la différence essentielle tient en un gène.

    – Ah oui ? Lequel ?

    – Celui des soldes, bien sûr ! La femme l’a toujours possédé et l’homme ne l’aura jamais. Aucune femme normalement constituée ne peut lutter contre ce gène ancestral transmis de mère en fille depuis la nuit des temps.  

 

    J’ai l’impression d’avoir le cerveau en bouillie. Mais sûrement moins que le sien, ça c’est clair.

    – Donc je file faire les soldes et toi, pendant ce temps, tu restes bien sagement ici à m’attendre.

    – Mais…

    – Je t’autorise à être d’accord avec moi et rien d’autre.  À moins que tu ne souhaites que je te fasse couper la langue pour crime de lèse-majesté. Ton choix ?

    – Ce sera un plaisir de t’attendre ici, mémé. Et je souhaite un bon voyage. J’espère que tu feras de super affaires. Et n’oublie pas d’envoyer une carte postale.

 

    Elle fait un vague geste de la main pour me signifier que notre entretien est terminé. Je suis plus que jamais dans la mouise…