L’équipe de sécurité continua en vain ses investigations, bientôt rejointe par Harlington et T’Savhek. Cette dernière se dépensait sans compter et ne cessait d’avancer de nouvelles théories pour expliquer la disparition des scientifiques, mais aucune piste n’apparut.
Le seul incident fut déclenché par l’enseigne de la sécurité Gotram. Il crut déceler un mouvement du coin de l’œil et courut dans sa direction, non sans avoir alerté ses camarades par communicateur. Il fut vertement rabroué par T’Savhek quand il s’avéra qu’il avait rêvé, ou cédé à la nervosité.
Il n’était pas le seul à être atteint par le sinistre avant-poste désert. Le silence qui y régnait était presque sépulcral, et le moral de l’équipage, déjà peu élevé avant l’arrivée sur Narnaya Prime, redescendit encore de quelques crans, au grand dam de Harlington. À la tension latente s’ajoutait la frustration de ne trouver aucune explication à la disparition des membres de l’avant-poste.



C’est à nouveau par le biais – involontaire, cette fois-ci – de l’Andorien Gotram que la situation évolua. Quand Lupescu le contacta pour son rapport de routine, il ne répondit pas. Tout le monde fut mis sur le pied de guerre. T’Savhek utilisa en vain son tricordeur pour localiser Gotram, tandis que sur le Baltimore, l’équipe de la passerelle assura que nul n’avait quitté les lieux : les senseurs comme les caméras du navire étaient braqués sur l’avant-poste.

– Au rapport, T’Savhek ! fit un Harlington aux abois en déboulant dans le laboratoire de l’avant-poste que la Vulcaine s’était approprié pour mener ses recherches.
– Nos tricordeurs n’ont rien noté sortant de l’ordinaire, aussi ai-je eu idée d’utiliser ceux de la base, plus puissants et plus précis. Il y a quelque chose qui me roule en boule dans les relevés.
– Roule en… Vous voulez dire chiffonne, je présume ?
– Le moment ne me paraît guère opportun pour un cours de sémantique idiomatique terrienne, commandant, répondit la Vulcaine, un tantinet vexée d’être prise en défaut sur une expression imagée.
– Au fait, T’Savhek, s’irrita Harlington.
– J’ai trouvé une piste, mais elle s’interrompt brutalement.
– Vous pouvez m’expliquer cela avec des mots que je puisse comprendre, lieutenant ?
– J’ai triangulé la base pour reconstituer le parcours de Gotram. Avec l’aide des capteurs en temps réel, j’ai réussi à isoler sa signature thermique et à la suivre… jusqu’à ce qu’elle disparaisse brusquement.
– Ce serait dû à quoi ? Téléportation ? Désintégration ?
– Je n’en sais pas plus, commandant, répondit la Vulcaine avec lassitude. Je ne suis pas une scientifique de formation. En théorie, les téléportations sont impossibles sur cette planète car les tempêtes locales charrient trop d’interférences magnétiques. De plus, le processus de recombinaison moléculaire laisse des traces or il n’y en a aucune. Une désintégration paraît tout aussi improbable : il y aurait un pic de chaleur à la dernière position connue du disparu. Mais là non plus ce n’est pas le cas.
Harlington réalisa qu’elle n’avait pas dormi depuis leur arrivée, plus de trente-six heures auparavant. Si ses compétences commençaient s’émousser par manque de sommeil, il risquait d’être obligé de lui enjoindre à prendre du repos… ce qu’il savait qu’elle ne ferait pas. Son fiancé comptait parmi les disparus et Harlington n’aurait pas agi autrement s’il s’était retrouvé à sa place. Peut-être devait-il s’en ouvrir à Sulok ? Il ne s’attarda guère sur cette hypothèse. Moins il avait affaire à l’antipathique docteur, mieux il se portait.
– Tenez moi au courant, lieutenant, et en attendant, que tout le monde se regroupe par équipes de deux. Pas question de perdre qui que ce soit d’autre. Quadrillez toute la base et envoyez vos données en direct sur le Baltimore. Je veux que tout le monde soit à l’affût de la moindre anomalie.
– À vos ordres, monsieur.
T’Savhek se replongea dans les données affichées par les moniteurs. Quelque chose lui échappait forcément. Restait à trouver quoi…

Dans l’infirmerie du Baltimore, l’infirmier Thif ne quittait pas du regard le docteur Sulok. Ce dernier s’était injecté le contenu d’une seringue hypodermique mais rien n’y avait fait : son bras était toujours inerte et Sulok avait depuis éludé toute question concernant sa blessure.
Présentement, le médecin rassemblait avec maladresse quelques fournitures de premiers secours, qu’il empilait dans sa mallette médicale, prêt à rejoindre l’avant-poste en cas de problème. Il cogna involontairement son bras invalide contre un lit médical et Thif surprit quelque chose d’impensable sur le visage du froid Vulcain : une grimace de douleur. L’Andorien n’y tint plus :
– Ça suffit, docteur ! Que vous le vouliez ou non, vous n’êtes pas en état d’assumer vos fonctions. Allongez-vous, que je vous examine.
– Je suis encore le médecin de bord, rétorqua Sulok, et je connais mes limites.
– Vous êtes surtout l’être le plus borné que j’ai jamais rencontré ! Si le commandant apprend dans quel état physique vous êtes, il vous relèvera de vos fonctions et aura bien raison. Je me demande d’ailleurs si je ne vais aller l’en informer moi-même.
– Je vous l’interdis, monsieur Thif ! Je suis tout à fait capable de remplir mon rôle.
– Vous le faites exprès, ma parole ! Réfléchissez un peu, bon sang ! Comment voulez-vous que l’équipage ait confiance en son médecin s’il n’est pas foutu de se soigner lui-même ? Euh, sauf votre respect, monsieur, ajouta-t-il précipitamment en se rendant compte qu’il dépassait les bornes.
Sulok fusilla du regard son subordonné pendant un bon moment, l’air plus glacial et pincé que jamais. Thif fit appel à sa fierté pour ne pas détourner le regard. Sulok rompit le silence, d’une voix douce :
– Monsieur Thif, la médecine n’est pas un simple métier, c’est un sacerdoce. Défendre et faire prospérer la vie est un art difficile, d’autant qu’il est bien plus facile de détruire que de construire ou de préserver. Or je suis Vulcain, les choses faciles ne m’intéressent pas. Je pensais que mes recherches sur le virus hélicondratile étaient très importantes, et j’avais raison. Elles peuvent conduire à sauver des millions de vies, voilà l’essence même de la médecine à mes yeux ! Mais d’un autre côté, je me suis laissé aveugler par cet objectif, au point que tout le reste, y compris mes fonctions à bord, sont devenues secondaires à mes yeux… comme l’a bien compris le commandant. Ce faisant, je me suis retrouvé de facto à presque violer mon serment d’officier de Starfleet puisque j’ai négligé la santé de l’équipage. Pouvez-vous imaginer le sacrilège, la honte que représentent aux yeux d’un Vulcain le non-respect d’un serment ? J’ai déjà failli une fois, et ce sera la dernière. Quoi qu’il arrive, quoi qu’il m’en coûte, toutes mes capacités sont désormais au service de l’équipage.
Thif fut abasourdi par de telles révélations. C’était la première fois que Sulok parlait de manière si personnelle. C’était d’ailleurs la première fois qu’il lui parlait autant. Alors que Thif s’était imaginé que seule sa fierté égoïste guidait Sulok à agir de manière aussi inconsidérée, voilà qu’il lui révélait que c’était uniquement son souci de la santé de l’équipage qui le poussait en avant et à se négliger lui-même.
– Docteur… tant qu’il n’y a pas d’urgence médicale, je peux gérer la santé de l’équipage. Or il n’y en a pas. Vous devez absolument profiter du répit que nous connaissons pour vous soigner. C’est indispensable pour que vos capacités soient à nouveau optimales. Pour l’instant, nous savons tous deux qu’elles ne le sont pas, ce qui là encore risque de vous faire échouer. Allongez-vous et laissez-moi vous soigner.
– Entendu, répondit Sulok après avoir jaugé son assistant.
– Je commence par quoi ? demanda Thif dès que le médecin fut allongé sur un lit médical.
– Que proposez-vous ? rétorqua Sulok.
Tout sourire face à ce qu’il interpréta comme une marque de confiance, Thif prit le temps de réfléchir avant de lancer ses propositions. Il n’était pas question de décevoir son supérieur.


Pour la quatrième fois de sa vie, T’Savhek perdit le contrôle de ses nerfs. Elle tapa du poing le coin de la console devant laquelle elle travaillait. Comme les trois fois précédentes, elle fut envahie d’une honte immense et eut l’impression d’avoir trahi son peuple et ses idéaux. Elle s’assura que nul ne l’avait vu céder à des pulsions si primaires. Puis son esprit logique reprit le dessus, rejetant l’image de Silkar qui venait de plus en plus souvent la hanter.
Il y avait quelque chose de très important à découvrir dans les relevés des ordinateurs, tout son être le lui soufflait. Mais sa frustration venait surtout que cette conviction profonde ne cadrait pas du tout avec la logique et ne reposait que sur du vent… ou une envie désespérée de trouver des réponses rationnelles.
Pourtant, hormis les relevés thermiques, elle n’avait rien découvert. Nulle trace des particules caractéristiques d’une téléportation, d’autant plus que les scientifiques locaux avaient mené des expériences en ce sens. Leurs conclusions avaient été irréfutables : nulle téléportation n’était possible sur la planète, la faute à une variété de minéral très répandu sur Narnaya Prime, le mitrandium, dont les caractéristiques naturelles empêchaient tout transfert d’énergie.
Il y avait forcément une faille dans son raisonnement. Elle lança l’ordinateur dans une nouvelle analyse qui incluait un très large spectre de diverses particules liées de près ou de loin à la téléportation.
Elle venait de finir la programmation de la nouvelle recherche quand son communicateur se mit en route :
– Ici Inriek, sur le Baltimore. Je ne détecte plus le lieutenant Lupescu ! Il vient tout bonnement de disparaître de nos écrans de surveillance !