LXXII

 

 

    – On va mourriiiiiir !

    Difficile de dire qui de nous trois pousse ce cri. À moins que ce ne soit nous trois, justement. Mais bon, serrés comme nous le sommes dans les bras les uns des autres, tels des siamois triplés qui hurlent leur désespoir face à la mort, dur dur de faire la différence.

    – Là, une planète !

    Qui a parlé ? Qel ou Qyp ? Dur de trancher car vu que nous sommes collés les uns aux… oui, bon, d’accord, on a compris l’idée.

    Nos six yeux se tournent vers le demi-disque bleu et vert qu’on voit en contrebas par le cockpit. Ça semble si paisible qu’on se calme instantanément pour profiter de cette si belle vue.

    – Très joli, commente Qel. Surtout avec la moitié de la planète dans l’ombre, comme c’est là.

    – Ça alors ! que je m’exclame. Ce n’est pas de l’ombre, on voit les étoiles à travers. C’est… une demi-planète !

    Qel n’a pas le temps de me répondre qu’on voit Qyp devenir tout flasque avant de s’écrouler sans connaissance.

    – RÉSERVE D’AIR ÉPUISÉE, annonce l’ordinateur de bord.

    Oups, on l’avait oublié, celui-là et ses mauvaises nouvelles.

    – Retiens ta respiration, Nomis, et harnache-toi, me dit Qel avant de montrer l’exemple.

    Je me retrouve plaqué à mon siège par la force de l’accélération de ouf qu’il provoque en appuyant sur le champignon… Je vous ai dit que la manette d’accélération ressemblait à un bolet ?

    J’aimerais dire que les moteurs de la kass’rol rugissent, tel un félin à la poursuite d’une proie, ou se jetant sur sa gamelle de croquettes diététiques si jamais ledit félin était apprivoisé, mais à la vérité, j’ai plutôt le sentiment d’entendre une bestiole hurler son agonie, tel un félin qu’on mène à l’abattoir avant de le transformer en croquettes diététiques, ce qui aurait le mérite de ramener un certain équilibre dans l’univers, je trouve.

    Qel m’impressionne. La planète se rapproche tellement que désormais, elle envahit tout le cockpit. Bien joué l’ami ! En plus, il a eu la présence d’esprit d’allumer un chrono quand il a commencé à accélérer, ce qui fait qu’on peut voir depuis combien de temps on retient notre respiration.

    J’ignore à combien de minutes se monte le record mondial de la galaxie, mais je ne dois pas en être loin quand j’éprouve l’impérieux besoin de reprendre mon souffle. Je regarde le chrono : vingt-trois secondes.

    Ah.

    Ouais mais bon, c’est facile pour les champions, aussi : ils ont le temps de s’entraîner. Ils sont même payés pour ça, c’est de la triche.

    L’esprit étant plus fort que le corps, je bande toute ma volonté pour dépasser les limites de ma résistance comme jamais je ne l’ai fait et du coup, je grappille encore quatre secondes avant d’expirer bruyamment et de reprendre mon souffle de manière convulsive.

    À ma grande surprise, on dirait bien que c’est du vrai air qui me remplit les poumons. Ouf, sauvés, car une seule explication s’impose : on est dans l’atmosphère, et en plus elle est respirable.

    Je jette un coup d’œil à Qel, qui lui retient toujours sa respiration.

    – C’est bon, y’a de l’air, que je lui dis tout en feignant l’indifférence face à sa performance.

    Faut dire que ce frimeur est en train de me sourire, lève le pouce en signe de victoire tout en désignant du menton le chrono qui continue d’égrener ses secondes.

    Je décide de l’ignorer et me concentre sur la vision de la planète.

    Waouw, trop géniale, d’ailleurs, cette vue ! On voit des forêts et des montagnes, toutes petites, comme si c’était des maquettes, super réalistes de surcroît. Et qui grandissent peu à peu. Peu à peu. Peu à peu. Non mais oh, elles deviennent vachement proches, là !

    Et pourquoi il accélère toujours autant, le Qel, d’ailleurs ? Il n’y a plus aucune raison vu qu’on a à nouveau de l’oxygène.

    Je lui jette un œil. Il est en train de faire un selfie en souriant, avec le chrono derrière lui qui a dépassé les trois minutes.

    – Euh… Qel ? que je fais pour attirer son attention, tandis qu’une montagne tapissée de résineux englobe tout le champ de vision par-delà le cockpit.

    – Qel ? que je fais, plus pressant.

    Je vois des bouquetins à deux pattes – une patte avant gauche, une patte arrière droite – en haut de la montagne, tandis que Qel tape un message sur son datapad. De ce que je lis en diagonale, il envoie la photo de son exploit sur les réseaux sociaux.

    – QEL !!!

    Ce cri du cœur qui m’échappe vient du fait qu’un vieil adage ancestral dit que « Quand tu te précipites vers le sol d’une planète et que tu arrives à distinguer un écureuil sur une branche, un gland entre les pattes, c’est qu’il est sans doute trop tard pour ralentir et que tu vas mourir aplati comme une crêpe rbetonne ».

    – Oh le con ! qu’il répond en reprenant enfin son souffle et en évitant d’un cheveu de crâne chauve l’écureuil.

    – Ouf, on l’a échappé belle, que je dis, soulagé, pendant que Qel ralentit enfin.

    – Ah zut, j’étais à treize secondes du record, qu’il me répond, l’air très déçu.

    Il se pose dans la première clairière venue, et on peut enfin soupirer se soulagement à l’idée de s’en être sortis.

    – On a bien mérité quelques coupes de champagne, Nomis, me dit Qel en me donnant une grosse claque complice dans le dos.

    – Aïe ! OK, que je réponds avant d’aviser Qyp toujours évanoui à nos pieds. Tu crois qu’il a survécu ?

    – Oups, je l’oubliais, lui.

    Il se penche sur lui. Alors que je m’attends à le voir prendre le pouls de son compagnon, ou écouter son cœur, il lui balance un énorme crochet à la mâchoire.

    – Non, maman, arrête, je te jure, c’est pas moi qui ai mangé tous les cookies !

    Telle est la réaction instantanée, presque instinctive, de Qyp, aussitôt réveillé sur et par le coup, mais devant son visage en position défensive.

    – Oh, ce n’est que vous, les gars, qu’il fait après avoir ouvert un œil prudent. Je… je faisais un horrible cauchemar, alors merci de m’avoir réveillé.

    Il ne faut que quelques secondes à Qel pour nous ramener une bouteille de champagne, et nous y buvons tour à tour directement au goulot. D’après le chrono que Qel a remis en route dès qu’on a commencé à boire, là aussi on n’était pas loin du record pour la vider le plus rapidement possible, mais alors vraiment pas loin. Il faut croire qu’on est mieux entraîné à cela qu’à retenir notre respiration.

    – Bon, c’est pas le tout mais va falloir réparer, fait Qyp. Nomis, tu es bon en mécanique ?

    – Non, j’exècre ce truc, que j’avoue du bout des lèvres : je déteste reconnaître mes pourtant rarissimes faiblesses.

    – Tant pis, on va se débrouiller sans toi, alors. Tu viens, Qel ?

    – J’arrive.

 

    Livré à moi-même, abandonné par mes compagnons, je me demande comment tuer le temps. Un coup d’œil par le cockpit me rappelle que j’ai toute une planète à explorer : ça va être fun !

    Ni une ni deux, et encore moins trois, je sors par l’écoutille latérale et fais quelques pas. Il fait bon, le panorama est sympa : montagnes, des sapins, quelques plaques de neige.   Un coulis d’eau gazouille à mes pieds.

    Je me sens bien. Heureux. Serein. À ma place. En paix. J’inspire profondément l’air pur, et tourne sur moi-même.

    Et c’est là que je le vois.

    L’autochtone.

    C’est un humain, mais un peu bizarre quand même : une jambe droite, un bras gauche, une narine droite, une oreille gauche et un œil droit. Ça me fait mal aux yeux rien que de le regarder.

    Il est vêtu d’un pagne de fourrure dont les motifs évoquent un félin genre dangereux prédateur, et je salue intérieurement son bon goût : certains de mes caleçons ont les mêmes motifs. Il a à la main une bonne vieille lance de bois avec lame métallique au bout.

    Il n’a pas l’air content de me voir. Et en plus, il est pile devant l’écoutille, donc je ne peux pas me replier à l’intérieur de la kass’rol.

    Alors que je me demande quoi faire, voilà qu’une dizaine d’autres êtres comme lui arrivent en sautillant, tout aussi menaçants que lui.

    Là, je me demande encore plus quoi faire. Mais à mon grand désespoir, rien ne me vient.