LXXIII

 

 

    Les autochtones s’approchent de moi en sautillant sur leur seul pied. Ils ont l’air perplexe mais ça ne les empêche pas de pointer leurs lances dans la direction.

    Qu’est-ce qu’ils vont faire de moi, ces semi-hommes ? Me manger en méchouis ? Me faire rôtir, accroché à une pique au-dessus d’un feu ? Avec les primitifs, tout est possible.

    Adieu Cirederf, adieu la vie ! J’avais pourtant encore tant de choses à apporter à l’univers !

    Je pense que le pire, c’est de se dire que ma chair doit être succulente – bah oui, c’est moi, quand même –, mais que je n’aurais jamais l’occasion d’y goûter et de me régaler.

    Peut-être même que par un transfert mystérieux via ma chair, c’est un peu de mon génie qui viendra les habiter, qui sait ? Si ça se trouve, en me mangeant, leur intelligence se développera assez pour qu’ils partent à la conquête de l’univers. Mais le jour où ils auront fini d’accomplir ce noble destin qui sommeille peut-être en eux, y en aura-t-il pour se souvenir que tout aura été grâce à moi ?

    En attendant, vu qu’ils m’encerclent et que je sens la peur suinter de leur peau – normal, vu comme je suis naturellement impressionnant et que moi c’est la prestance qui suinte de ma peau –, je lève les mains en l’air.

    Et là, ils poussent tous un « ooooooooooooooooooooooh » d’adoration – oui, je vois tout de suite qu’il s’agit d’adoration parce que j’ai vécu cette scène un million de fois dans ma tête, dans mes rêves éveillés ou non – en contemplant mes mains. Plus d’un regarde son unique main, avec son unique œil, et avec comme un air de regret.

    Alors, les sauvages, on a compris qu’on a affaire à une forme de vie bien plus évoluée que la vôtre ? Et si vous saviez en plus comme je suis supérieur au reste de mon espèce… même si cette dernière s’obstine à ne pas le reconnaître…

    En tout cas, il s’avère qu’eux ont compris, car ils ne sont pas longs à se mettre à genou – sur leur seule jambe, respect, on dirait la danse des canards en plus ridicule –, et ils lèvent leur seul bras vers le ciel, puis le descendent, puis le relèvent, puis le descendent encore.

    C’est dommage : quand je m’imagine ce genre de scène, clair qu’il y a plus d’impact quand mes adorateurs ont deux bras.

    Mais bon. Je ne fais tout de même pas ma fine bouche, et je bombe le torse comme jamais tout en les gratifiant du regard méprisant que tout dieu vivant devrait arborer envers les sous-êtres qui le vénèrent.

    Je décide en outre de m’offrir un vieux fantasme jamais assouvi jusque-là : le bain de foule parmi mes adulateurs. Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaah ! Si vous saviez comme ça me fait un bien fou de déambuler parmi eux en distribuant force sourires, petites tapes amicales et saluts de la main.

    Dommage que je n’ai pas de stylo, j’aurais pu signer des autographes. Je maudis mon impréparation à ce niveau, et me promets d’y remédier le plus tôt possible. Il va falloir aussi que je passe des contrats avec diverses entreprises. En effet, les autochtones seront sûrement prêts à mettre le paquet pour acheter tous les produits dérivés possibles et imaginables « Cirederf Nomis » : les mugs, les T-shirts, les peluches, sans parler des porte-clés et des holo-bandes dessinées où je serais le (super)-héros.

    Les milliards de crédits impériaux que peux me rapporter cette situation dansent devant mes yeux tandis que je gratifie mes ouailles de « Merci ! Merci ! », de « Moi aussi je vous aime, mais bien sûr moins que vous m’aimez vu que c’est votre destin », de « J’aimerais remercier mon entraîneur, mes mentors que j’ai si vite dépassés… dès la maternelle, si je me souviens bien », et autre « J’ai une pensée tout particulièrement émue pour ma famille… euh… en fait, non, puisqu’on peut dire que j’ai réussi malgré elle ».

 

    Ils sont subjugués, et j’adore ça. Ils me touchent avec vénération et respect, et je regrette de ne pas avoir mis en place une billetterie du genre « un crédit impérial pour toucher Cirederf pendant cinq secondes ; forfait familial possible sur présentation des justificatifs d’État-civil ».

    Quand ils se remettent debout et commencent à m’entraîner avec eux, je me tourne brièvement vers la kass’rol mais m’en détourne vite. Je n’ai pas besoin de Qel et Qyp, au contraire : ce serait dommage qu’ils me piquent la vedette. Donc je décide de suivre les autochtones, histoire d’être sûr de bien asseoir mon emprise sur eux avant qu’ils ne rencontrent d’autres humains à vénérer.

 

    Les heures suivantes sont dans le droit prolongement du premier contact que j’ai eu avec ces êtres : je suis mené jusqu’à leur village de primitifs, bâti en bois, avec des fenêtres simplement couvertes de peaux de bêtes. Au sol, de la terre.

    Aïe. Me faire aduler, j’ai rien contre, au contraire, mais bon, il va falloir qu’ils se mettent un peu à la technologie, quand même. Un minimum : il me faut des holo-jeux vidéo, un speeder-limousine, un palais, un trône, une couronne, bref tous les signes extérieurs de ma supériorité.

    Certains parleraient de signes ostentatoires de richesse, mais pas moi : vu mon nouveau statut, ce n’est que le strict minimum.

    Le seul incident se produit lors d’un énième bain de foule : une petite vieille qui passait par là en sautillant tout en s’appuyant sur une canne – un exercice qui force le respect quand on le voit la première fois, vous pouvez me croire – se retrouve juste à côté de moi quand, dans l’effervescence due à ma divine présence, on me bouscule.

    Et là, paf, ni une ni deux, la petite vieille se retrouve à terre, le nez dans la boue.  Comme je suis, bien qu’exceptionnel, un être normal quand même, j’éclate de rire en voyant sa chute. Mon réflexe suivant, toujours parce que je suis un être humain, c’est d’aller vers elle pour l’aider à se relever.

    Mais il s’avère que je ne peux m’approcher car d’autres m’ont précédé : ils remettent la vieille sur pied tout en l’enguirlandant d’avoir failli blesser leur nouveau dieu et la dégagent vite fait bien fait.

    Elle n’a que le temps de m’adresser un regard furibond avant de disparaître dans la foule. Pfeuh ! Comme si j’y pouvais quelque chose, moi. Elle n’avait qu’à regarder où elle marchait, non mais oh ! Va falloir qu’elle se méfie, l’ancêtre, parce qu’il me semble que dans ce genre de cas, quand les hérétiques refusent d’honorer leurs dieux comme il se doit, ils sont écartelés, ou brûlés vifs, ou torturés, ou démembrés, ou ébouillantés, ou décapités, ou on leur arrache les ongles, ou les dents, ou les yeux, alouette.

 

    Je suis escorté avec amour jusqu’à la cabane la plus grande du village. Bon, tout est relatif quand même vu qu’elle fait deux mètres sur deux. La famille nombreuse qui l’habite et qui est expulsée pour l’occasion me lance aussi un regard noir au passage, mais bon.  On s’en fout, ce ne sont que de misérables plébéiens : ils devraient au contraire se sentir plus qu’honorés que leur misérable masure serve d’habitation à la plus grande divinité qu’ils aient jamais côtoyés.     

 

    Un banquet est improvisé pour me rendre hommage, et j’en suis comme de juste flatté. Même s’il va falloir qu’ils fassent des efforts sur la bouffe : on ne m’offre que des fruits et des légumes, même pas un bon vieux burger tout gras. Quant à leur alcool fort local, il est assez dégueu car fait à partir de cerises. Et j’aime pas les cerises. Au dix-septième verre, heureusement, ça passe nettement mieux, et je me sens de plus en plus heureux d’être arrivé sur cette planète où je suis rien moins que le centre de l’univers.

    Même la langue locale n’est pas difficile à comprendre, et je m’émerveille des capacités linguistiques incroyables que je me découvre à ce moment. J’ignorais que j’avais un tel don pour les langues.

    Alors que je continue à boire et que les autochtones, que je voyais en double jusque-là – ce qui est rigolo, on dirait désormais qu’ils sont plus humains, avec deux bras, deux jambes, deux oreilles, deux yeux, etc –, se détriplent – au passage, ils commencent à faire peur, maintenant –, je me rends compte qu’en fait ils parlent l’aurebesh.

    Voilà pourquoi je les comprenais si bien. Dommage pour mon don des langues. Une autre fois, peut-être…

 

    Alors que la soirée s’avance, j’ai le bide explosé, je me sens complètement bourré et ça me fait un bien fou. Les autochtones dansent devant moi, avec des torches enflammées à la main. Ils ont l’air ridicule mais bon : je ne peux pas le leur dire, il n’y a que des balbutiements incohérents qui acceptent de sortir de ma bouche.

 

    Par contre une chose est sûre : va falloir qu’ils apprennent des danses plus civilisées que ça. Genre la danse des canards.

 

    Avant de sombrer dans un sommeil léthargique super lourd, je souris béatement, les yeux dans le vide : ça y est, j’ai trouvé ma place dans l’univers. Tout en haut. Enfin, seulement sur cette planète, mais bon : on va dire que c’est un début.

    C’est décidé, je vais rester sur cette planète, parmi mon nouveau peuple. Finis les soucis. Je vais baigner dans le bonheur jusqu’à ma mort, qui sera sans nul doute dans très très longtemps parce que je suis très très robuste.

 

    Et vous, ça va ?

 

FIN