LXXXIII

 

 

    Je commence à me rassurer en voyant les membres du BSI errer comme des ânes dans le labyrinthe de verre, se prendre des parois invisibles en pleine tête quand ils manquent de prudence, le tout sans se rapprocher le moins du monde de la sortie.

    En plus des caméras braquées sur eux, il y a une autre, aérienne, qui nous donne une belle vue d’eux du dessus, avec en incrustation numérique – juste pour les yeux de Gédéon Saint-Lazare et de moi-même – le bon chemin pour s’en sortir.

    Donc oui, ils ne sont décidément pas près de s’en sortir.

    Par contre, l’excitation induite par le danger représenté par ces envahisseurs qui veulent ma peau se dissipe vite, vu qu’ils semblent fermement décidés à ne pas prendre la bonne route pour sortir du labyrinthe.

    Du coup, je commence à soupirer parce que les voir se cogner, ça devient lassant au bout de la cent-cinquante-deuxième fois. Quand j’entends Saint-Lazare soupirer à son tour à mes côtés, je comprends qu’il ressent la même chose que moi.

    – Y’a pas moyen de mettre un peu de piment ? que je demande.

    – Oh que si, tchip ! Et je crois que je vais m’y coller dès maintenant, histoire d’éviter qu’on s’endorme.

    Il appuie sur un bouton et des points rouges apparaissent sur notre diagramme du labyrinthe.

    – Parfait, commente-t-il. Le groupe de votre ami Hoyddings se dirige droit vers un piège. Vous allez voir ça, mon cher Nomis, on va bien rigoler, tchip !

    Je regarde avec espoir.

    Hoyddings est en tête des siens : il pose un pied par terre, reste immobile quelques secondes, puis met l’autre pied devant, attend quelques secondes, etc. Très chiant, quoi.  Si c’est avec ce type de concept que Saint-Lazare compte monter un parc d’attractions, j’ai des doutes quant à son succès.

    Mais tout change quand Hoyddings arrive sur le point rouge. Il pose le pied… et Saint-Lazare écrase son poing sur un bouton en émettant un cri de triomphe. Le sol s’ouvre sous les pieds de Hoyddings, qui bat désespérément des bras, comme s’il était un homme-poulet voulant s’envoler.

    Mais comme ce n’est qu’un homme, le voilà qui perd l’équilibre… mais parvient à éviter la chute ! Il est étiré à l’horizontale, de tout son long, en travers de la trappe, le bout des pieds reposant sur un bord et ses mains sur l’autre. Hum… Il est plus grand que je ne l’aurais pensé.

    Au fond du trou dévoilé par la trappe, je vois des pics métalliques dressés fièrement vers le ciel et qui n’attendent que sa chute.

    – Waouw, que je fais. Superbe rebondissement !

    – Oui, hein ? Il faut savoir doser le suspense, tchip. Mettre les gens en confiance, les amener à penser qu’il ne se passe rien pour endormir leur vigilance et vlan ! Un événement survient ! Faites-leur le coup quatre ou cinq fois et croyez-moi, ils n’auront plus le temps de s’ennuyer car sauront que tout peut arriver… et n’importe quand !

    – C’est vraiment du bon boulot, que j’acquiesce tout en regardant Hoyddings qui tremble et qui crie :

    – Hoy ! Hoy ! Hoy ! Opération « Sauvez-moi, les gars ! ». Je ne vais pas tenir longtemps !

    L’un de ses hommes s’approche, s’agenouille et dit :

    – Patron, tant qu’on est là et puisqu’on a un peu de répit, on pourrait peut-être parler de mon augmentation.

    – Hein ? Quoi ?

    – J’ai fait dix-huit demandes d’augmentation ces six derniers mois et elles ont toutes été systématiquement refusées.

    – Mais… mais…

    – Vous êtes sûr qu’il n’y a vraiment rien à faire pour mes émoluments ?

    – Hoy ! Hoy ! Aucun problème, on va arranger ça ! Tu demandais 10%, c’est ça ? Promis, à la prochaine halte dans une station du BSI, on officialise ta hausse de salaire !

    – 10% ? Ah non. Maintenant, c’est 30.

    Hoyddings tremble de plus en plus. Je me demande s’il va réussir à tenir le temps de finir les négociations. Son front dégouline tellement de sueur qu’on dirait une cascade.

    – D’accord ! 30% ! Aucun problème ! Hoy ! Aide-moi, maintenant !

    – Excuse-moi, Enzo, intervient un autre des hommes, mais je dois moi aussi parler au lieutenant Hoyddings.

    – Je t’en prie, fait l’autre.

    – Chef, je trouve que la prime de risque que nous touchons est vraiment ridicule au regard des situations plus que dangereuses que nous affrontons au quotidien. Je pense que la doubler serait la moindre des choses, non ?

    – Hoy ! Hoy ! Prime doublée, OK ! Sortez-moi de là, maintenant !

    – À mon tour, dit le troisième des hommes d’Hoyddings en s’approchant à son tour.

    Sauf qu’il s’est un peu trop précipité, qu’il bute sur « 30% d’augmentation » qui le précédait, lequel tombe sur Hoyddings mais parvient à s’accrocher au bord tant bien que mal.

    Le lieutenant Hoyddings, porté par des réflexes que je lui envie soudain, lâche prise, s’accroche à « 30% d’augmentation », lui passe devant et parvient à remonter, le tout en moins de trois secondes.

    Il y a une chose qui est dommage. Saint-Lazare et moi-même sommes en train de l’applaudir pour cet exploit mais il ne peut pas nous entendre. L’homme-poulet me rassure :

    – Ah mais dans le parc d’attractions, il y aura des applaudissements enregistrés pour souligner ce genre d’exploit, tchip. Et sans doute même des récompenses à la clé !

    Décidément, je crois de plus en plus à son concept.

    Pendant ce temps, Hoyman Hoyddings a repris son souffle et s’est essuyé le front, tandis que « 30% d’augmentation » crie à l’aide dans son dos, et que ses doigts glissent peu à peu du bord. Hoyddings fait un pas en arrière, sans se retourner, et écrase les doigts de son subordonné.

    Celui-ci hurle de douleur, lâche prise, tombe et se retrouve empalé sur les pics. Mort de chez mort.

    – Beurk ! C’est dégoûtant ! que je fais, écœuré par le spectacle.

    – Oui, fait Saint-Lazare, mais regardez ça, me répond-il en me tendant une feuille plastifiée.

    Je prends l’objet et découvre mon propre visage en train de faire une hideuse grimace.

    – Et oui, Nomis, c’est une photo prise de vous au moment où vous avez vu l’agent du BSI être empalé. Avouez que ça vous fait une tronche rigolote, hein ? Et bien dans le parc d’attraction, des photos telles que celle-ci seront systématiquement prises et seront vendues aux gens pour qu’ils aient un souvenir sympa. Tchip !

    Impressionnant. Il a pensé à tout, en fin de compte.

    Dans le labyrinthe, Hoyman Hoyddings se retourne lentement, jette un œil froid à son subordonné mort et dit froidement :

    – Hoy hoy et oups. Je n’ai pas dû poser mon pied là où il fallait. Quel dommage pour lui, on n’a pas eu le temps de signer l’avenant à son contrat qui l’augmentait de 30%. C’est pas de chance.

    De là, il se tourne vers son séide qui lui a extorqué une double prime et lui dit :

    – Hoy hoy. Puisque tu touches une double prime, tu passes le premier. Autant que tu prennes tous les risques vu que tu es payé pour.

    L’autre blêmit, et encore plus quand Hoyddings ajoute :

    – Ne t’inquiète pas, je suis juste derrière toi pour t’aider en cas de problème.

    C’est fou comme son sourire fait froid dans le dos tellement il est hypocrite…

    L’agent du BSI bredouille :

    – Non mais en fait, la prime actuelle est super. Euh… sans doute même trop élevée.

    – Tut tut ! répond Hoyddings. Je n’ai qu’une parole, mon cher. Donc tu passes devant… double prime. Hoy ! Hoy !

    L’autre déglutit nerveusement et prend la tête – basse – du groupe.