LXXXIX

 

 

    Une fois encore, Saint-Lazare sautille en battant des ailes frénétiquement, en lançant des « Tchip ! » endiablés. J’ai du mal à partager son enthousiasme. Malgré moi, je reste tendu, craignant un nouvel accroc aux plans de l’homme-poulet.

    Celui-ci semble ressentir mon état d’esprit car il se tourne vers moi et me dit :

    – De quoi avez-vous peur, mon ami ? Rien ne peut les sauver, cette fois-ci.

    – La trappe par laquelle ils sont tombés est toujours ouverte, que je lui réponds en montrant l’écran. N’y a-t-il pas un risque qu’ils fuient par là ?

    Il éclate de rire et me regarde avec condescendance.

    – Le plafond est à cinq mètres au-dessus du sol. Moi-même j’ai des ailes et je suis un génie, et malgré cela je ne peux pas voler. Comment de simples humains comme eux réussiraient là où j’échoue ?

    Ses arguments me semblent pertinents, je l’avoue, mais j’ajoute quand même :

    – Fermer la trappe permettrait d’éradiquer ce risque une bonne fois pour toutes, tout de même, non ?

    – En effet, reconnaît Saint-Lazare du bout des lèvres. Mais…

    – Mais ?

    – J’ai appuyé sur le bouton de fermeture de la trappe et il ne répond pas.

    – Ah. Du coup, rien à faire ?

    – J’ai appelé le SAV technique de la forteresse, mais j’ai été mis en attente.

    – Aïe. Si les SAV, de quelque sorte soient-ils, servaient vraiment à résoudre les problèmes, ça se saurait, non ?

    – En effet. En l’occurrence, le temps moyen d’attente est de quarante-sept minutes.

    Pendant ce temps, je vois que Zavid, Hoyddings, Covelian et les autres ont mis un plan au point. Quatre des agents subalternes se mettent à quatre pattes, puis trois autres leur montent dessus. Ils se tiennent tous les uns aux autres, du moins essayent-ils : à ce que je vois, on est plus dans le domaine du château de cartes alors que le vent se lève.

    Zavid entreprend d’escalader la pyramide humaine. Je souris quand elle tombe. Vexée, elle donne un coup de pied à l’un des agents à quatre pattes. L’homme tombe à terre et emmène avec lui tous les autres.

    – Vous voyez ? me fait Saint-Lazare. Monter une pyramide humaine n’est pas aisé : c’est un véritable art, et cela demande des milliers d’heures d’entraînement. Aucune chance qu’ils ressortent par la trappe.

    Les murs continuent de se rapprocher. La pièce ne fait plus que deux mètres de long. En désespoir de cause, les agents du BSI tentent de pousser un mur. Mais rien n’y fait.

    – Ils peuvent toujours rêver, ricane Saint-Lazare. J’ai testé cette salle avec feu Kong King et même lui n’a pas réussi à retenir les murs !

    Je commence enfin à souffler. A priori, mes ennemis ne s’en sortiront pas. Plus qu’un mètre cinquante.

    – Une coupe de champagne de Rince pour fêter notre victoire, Nomis ? me demande Saint-Lazare, bouteille dans une main et deux flûtes dans l’autre.

    Si je devais avouer un de mes extrêmement rares défauts, je serais contraint de concéder une légère – très très légère, hein ! – superstition, du genre ne pas mettre la charrue avant d’avoir tué l’ours.

    Il me vient à l’esprit que si je trinque avec Saint-Lazare avant que les événements soient allés à leur terme et en notre faveur, l’univers va aussitôt se venger de moi.

    Ridicule ! me dis-je avant de prendre la coupe de champagne que me tend mon acolyte. Soyons rationnel : c’est gagné ! In ze pauquette, comme disent les Grands-Rbetons. Fines gueures in ze nauze, ajouteraient-ils.   

    J’ai le temps de n’en boire qu’une gorgée quand le rebondissement tant redouté se produit.

    Il n’y a plus qu’un mètre de salle et les efforts des agents du BSI sont toujours aussi vains, les rapprochant infailliblement du grand schplorf final. Sauf que…

    Une nouvelle silhouette tombe par la trappe, entourée d’une cape noire avec capuche enfoncée sur la tête. Elle se redresse, met les mains sur les hanches, regarde à droite, regarde à gauche, comme si elle se contentait d’évaluer la situation. Comme si elle n’était pas, à l’instar des autres, en danger mortel de schplorfitude.

    Je suis impressionné malgré moi par un tel sang-froid. Le plus étonnant chez cette personne aux nerfs d’acier m’est révélé quand les pans de sa cape s’écartent et dévoilent un gros ventre, genre ventre super bien arrondi, typique des femmes qui ont avalé un ballon de foot. Ou qui sont enceintes.

    La question suivante, logique et normale, qui me vient en tête, c’est « Qu’est-ce qu’une femme enceinte vient faire en ces lieux ? Pourquoi se précipiter ainsi dans un piège mortel ? ».

    En tout cas, elle en impose tout de suite à l’équipe du BSI, à qui elle dit, calmement alors que la salle ne fait plus que cinquante centimètres :

    – Poussez-vous, bande de nazes.

    Personne ne moufte. Au contraire, ils s’écartent.

    Elle contemple le mur avec une expression de défi, du moins c’est ainsi que j’interprète son menton en avant.

    Elle pose les paumes des mains sur le mur et se met à pousser. Saint-Lazare pouffe de rire et un sourire naît sur mes lèvres aussi : cette stupide bonne femme enceinte pense-t-elle vraiment une seconde être capable de repousser le mur ? Ce serait plutôt un coup à provoquer une naissance anticipée !

    D’abord, rien ne se passe quand elle appuie. Au contraire, le mur continue sa progression, jusqu’à toucher son ventre. À ce moment, elle inspire profondément, une veine se met à saillir sur sa tempe et elle pousse un hurlement qui me pète presque autant les tympans que du Barnerd Menit !

    Sauf que contre toute attente logique et rationnelle, voilà que le mur s’arrête sous la poussée de la furie. Pire, il se met à reculer face à ses efforts.

    Pour me donner une contenance, je tente d’avaler nonchalamment une gorgée de champagne de Rince. Sauf que ma main tremble tant sous l’effet du stress que j’en renverse la moitié sur moi avant que le verre n’atteigne ma bouche. Le champagne a un arrière-goût amer : le goût de l’échec cuisant.

    Saint-Lazare, lui, a la bouteille dans le bec mais les yeux rivés sur l’écran. Je crois que sous le choc, il a oublié l’existence de la bouteille car le champagne coule peu à peu sur son menton recouvert de plumes. Et ce jusqu’à ce qu’il n’en reste plus une goutte.

    La walkyrie – oui, comment appeler autrement ce mélange de Wendor Wamon et de Xane la Guerrière ? – a repoussé le mur jusqu’à sa position initiale. On peut entendre que le grincement métallique qui allait de pair avec l’avancée du mur s’est mué en crissements que je jurerais être de peur et de panique, et qui s’accompagne d’une épaisse fumée noire. La poussée de la femme enceinte semble avoir eu des conséquences dévastatrices sur le mécanisme.

    – Non mais oh, qu’elle grommelle une fois que le mur pousse comme un dernier soupir mécanique, accompagné de quelques étincelles, avant de cesser définitivement de bouger.

    En moins d’une minute, elle fait subir le même sort à l’autre mur.

 

    Alors que le monde entier semble figé autour de cette mystérieuse femme enceinte, une voix retentit dans le système de communications attenant à la console de Saint-Lazare :

    – Bonjour, ici le SAV technique de la forteresse. Que puis-je faire pour votre service ?