Chapitre XIX : Sur le chemin du retour

Journal personnel de Harry Harlington, date stellaire 1618,2.

Cela fait déjà cinq jours que le docteur Sulok m’a rafistolé, et deux qu’il m’a autorisé à regagner mes quartiers. Je ne suis plus le commandant de bord : ce maudit Vulcain m’a ni plus ni moins démis de mon commandement.
Lors de mon réveil suite à l’opération, j’ai aussitôt voulu prendre contact avec T’Savhek, afin de me mettre au courant des événements survenus pendant ma mise à l’écart forcée. Mal m’en a pris : Sulok a fondu sur moi comme un prédateur sur une proie et m’a donné l’ordre – oui, donné l’ordre, à moi, son commandant ! – de prendre du repos.
Je dois avouer que l’envoyer paître, comme je l’ai alors fait, m’a mis beaucoup de baume au cœur. Ce diable aux oreilles pointues en est resté comme deux ronds de flanc pendant d’interminables secondes, une éternité de bonheur quand j’y repense. Clouer le bec à un Vulcain n’est pas chose aisée, et comme en plus je ne l’aime pas, c’était d’autant plus jouissif. J’ignore s’il s’était déjà frotté à l’argot terrien, mais j’aime à croire que je lui ai appris quelques insultes hautes en couleur à cette occasion.
Si, avec le recul, je suis le premier à reconnaître que mon attitude a été d’une puérilité sans nom, je ne regrette pas une seule de mes paroles. Peut-être aurais-je dû m’excuser depuis, mais c’est au-dessus de mes forces. Nous ne nous apprécierons sans doute jamais mais sommes assez adultes pour faire la part des choses. L’essentiel est que nous soyons capables de travailler ensemble.
Quoi qu’il en soit, je dois admettre que sa réponse m’a sérieusement remis les pieds sur terre. Il a ni plus ni moins décrété que je n’étais pas en état de diriger le navire : fort de son autorité d’officier médical en chef et avec son habituel ton glacial voire cassant, il m’a démis de mes fonctions. Ce fut dès lors à mon tour d’être frappé de stupéfaction. Je me demande s’il a autant savouré ma stupéfaction que moi la sienne un instant plus tôt.
Je ne le lui avouerai jamais, même sous la torture, mais il a eu raison : mon besoin de savoir, de contrôler les choses, bref d’assumer mes responsabilités de commandant coûte que coûte étaient totalement déraisonnables.

Pendant ces trois jours passés à l’infirmerie, le stress a eu le temps de retomber. J’ai profité comme j’ai pu de l’accès aux ordinateurs de bord qu’il a bien voulu m’accorder deux demi-heures par jour pour m’informer de la situation.
Quand j’ai enfin pu regagner mes quartiers, j’étais dans un état de langueur qui confinait à la déprime. Un sentiment d’inutilité m’habitait. T’Savhek avait parfaitement pris les choses en main suite à mon indisponibilité, avec sa compétence habituelle. Si j’avais été éliminé par Sender, l’équipage et les scientifiques de l’avant-poste auraient tout de même été sauvés grâce aux actions de mon officier en second.
Depuis, je remonte doucement la pente. Mes officiers m’y ont indirectement aidé. Un vœu de prompt rétablissement par-ci, un sourire par-là. Parfois, je replonge sans crier gare dans un état de torpeur. À chaque fois que je croise T’Savhek et Silkar ensemble, en fait.

Comme prévu par T’Savhek, Starfleet a été très intéressé par la technologie de téléportation des Soffrés. La Fédération a d’ores et déjà accepté de mener des recherches sur la mystérieuse cause qui tue les Soffrés en surface. Silkar a pris la tête de ces études, secondé un temps par Sulok et Thif. Dès que les premiers protocoles de recherche ont été mis au point, Silkar s’est adjoint l’aide de plusieurs équipes scientifiques de haut vol de la Fédération. Savoir que plusieurs laboratoires de Starfleet sont impliqués me donne bon espoir qu’une solution puisse être trouvée rapidement.
Je ne peux m’empêcher d’éprouver de la frustration à l’évocation des Soffrés. J’aurais préféré que nous trouvions une solution pour les aider tant que nous étions sur place. Alors que là, nous semblons être partis comme des voleurs. J’ai beau avoir retourné la situation dans tous les sens des centaines de fois depuis, je ne vois malheureusement pas ce que nous aurions pu faire de plus. Je pense que la Fédération trouvera une solution avant Sender, mais qui sait ce qui se produira sur la planète avant que la Fédération n’y revienne ?

Il plane toujours une atmosphère étrange au sein de mon équipage. Sulok et Thif sont inséparables ; ils sont très formalistes l’un envers l’autre et semblent faire des efforts exagérés pour que leurs relations professionnelles ne dérapent pas à nouveau. Ils ont repris leurs propres recherches sur le virus hélicondratile.
L’aspirante Kimiko Heitashi semble avoir surmonté le deuil de son amour rejeté par le sous-lieutenant Garcia. Ce petit bout de femme est plus solide qu’elle n’en a l’air. Son espièglerie naturelle refait parfois surface, même si elle est moins spontanée qu’auparavant. Je pense qu’elle se blinde, je la sens plus dure, mûrie par cette mauvaise passe.
Le Baltimore est un petit navire, les rumeurs ont tôt fait d’y circuler. Il est arrivé accidentellement jusqu’à mes oreilles que Garcia a tenté une réconciliation avec Heitashi, et qu’elle l’a envoyé promener. Je crois que la cote de popularité du navigateur ibérique n’est pas prête de remonter avant un long moment.
T’Savhek a été au bout de l’idée qu’elle avait annoncé avant notre rencontre avec les Soffrés. Elle et son fiancé sont venus me demander de les marier. C’est l’une de mes prérogatives de commandant de bord. Ils avaient presque l’air enthousiastes… pour des Vulcains. Leur mariage ne sera véritablement entériné qu’après une cérémonie traditionnelle sur Vulcain, mais ils aiment l’idée d’être également mariés en tant que membres de Starfleet. Peut-être une manière d’honorer leur double allégeance envers Vulcain et la Fédération. Je l’ignore et n’ai pas eu le cœur à le leur demander. Je me suis contenté d’accepter sans enthousiasme de présider la cérémonie. J’espère que ça ne s’est pas trop vu.
Silkar, nonobstant ces longs cheveux très inhabituels chez un membre de son peuple, ne semble pas sortir du moule duquel sont issus les Vulcains. Froid et méticuleux. Plus serein que glacial, en fait. Je crois que je le considère comme une quelconque connaissance vaguement amicale. À part sa fiancée, nous n’avons pas d’atomes crochus. Nous nous contentons donc de faire montre de courtoisie l’un envers l’autre.
Je suis néanmoins partagé : je suis content pour eux, ou du moins je m’y force, et d’un autre côté il m’arrive d’être saisi de pincement au cœur en sachant que cette femme aussi magnifique qu’intelligente ne sera jamais mienne. Ai-je donc été si stupide avec mes espérances ? Sans doute que oui. J’ai entendu parler de mariages humano-vulcains, et même d’enfants nés de ces unions, mais ils sont extrêmement rares. Des anomalies plutôt que la norme.
Je vivrai donc avec la norme. Elle mariée avec l’un des siens, et moi… et moi, que me reste-t-il ? La solitude du commandement ? Diriger un navire était mon rêve et il s’est accompli. Je me considère toujours comme faisant mon apprentissage du poste, mais je suis très satisfait de l’évolution de ma carrière professionnelle. J’ose simplement croire que ma vie ne se bornera pas à cette seule réussite.