Chapitre 15 : De mal en pis

Jingkler grimaça un sourire de satisfaction. Son rival et l’étranger étaient morts et l’absence de réaction des gardes postés dans le couloir indiquait qu’ils n’avaient rien entendu. Voilà qui était parfait, il n’aurait pas à les tuer.
Il tourna le dos aux deux cadavres et se dirigea vers l’entrée de la caverne. Il avait déjà préparé l’histoire qu’il allait raconter à la sécurité : contre toute attente, l’étranger avait passé en douce une arme et abattu Sender, avant d’être désarmé par Jingkler, qui avait réussi à s’emparer du phaseur et à le retourner contre le tueur.
Jingkler, déjà auréolé d’un grand respect par son peuple, allait devenir un héros. Et ce ne serait qu’un début.

Il appela les gardes postés dans le couloir, hors de sa vue. Alors qu’il s’apprêtait à franchir le porche, le Maître de la Loi entendit un grognement sourd dans son dos. Interloqué, il se retourna et sentit le sang refluer de son visage. Sender était en train de se relever avec des gestes hésitants. L’humain se mit à bouger à son tour.
Les pieds de Jingkler étaient comme ancrés dans le sol. Ses ennemis avaient survécu ! L’arme qu’il avait encore à la main ne fonctionnait pas, or son plan avait reposé dessus. Que pouvait-il faire, désormais ? Il n’aurait pas le temps de se débarrasser de Sender et de l’étranger avant que les gardes qu’il venait d’appeler n’arrivent.
Choisissant d’improviser, il cria sur les deux hommes de la sécurité :
– Alerte ! L’étranger a tenté de nous tuer, Sender et moi ! Il a rendu le Grand Prêtre complètement fou, il raconte n’importe quoi !
– C’est vous qui êtes devenu fou, Jingkler, rétorqua Sender. Gardes, emparez-vous de ce traître.
Les deux interpellés, leurs lances à la main, hésitèrent. Leur Grand Prêtre désignait du doigt le Maître de la Loi. Ils choisirent vite leur camp, influencés par les paroles de Jingkler, et pointèrent leurs armes vers Sender et Harlington.
– Tuez-les ! ordonna Jingkler. L’esprit de Sender a cédé aux manipulations de l’humain, et sa folie pourrait être contagieuse !
Habitués à obéir à la lettre aux injections de leur supérieur, les gardes entrèrent en action. L’un d’eux transperça la poitrine de Sender, et l’autre se jeta sur Harlington.
Ce dernier esquiva maladroitement, encore groggy, et tenta de jouer son va-tout :
– Ne faites pas ça, il vous ment. De plus, j’ai mis en route l’autodestruc…
Le reste de ses justifications fut noyé dans le hurlement de douleur qu’il poussa alors. La lance du garde venait de s’enfoncer dans son ventre. Le jeune lieutenant de Starfleet aurait voulu crier la vérité, expliquer aux gardes qui était réellement Jingkler et les buts qu’il poursuivait. Seul un gargouillis indistinct sortit de sa bouche, bientôt envahie par des flots de sang. C’étaient les événements de l’USS Eagle qui se reproduisaient, se dit ironiquement Harlington avant de basculer à nouveau dans l’inconscience.

T’Savhek était Vulcaine. À ce titre, elle cachait au plus profond d’elle-même les émotions qu’elle ne parvenait pas à réprimer. Néanmoins, quand elle fut conduite à la vaste geôle dans laquelle le reste de l’équipage et l’équipe de l’avant-poste étaient enfermés, elle faillit s’étrangler d’émotion en voyant son fiancé Silkar.
Elle contrôla cette seconde d’égarement et lui adressa un salut vulcain.
– Silkar, mon cœur se réjouit de vous voir en vie.
– Joie partagée, T’Savhek, rétorqua tout aussi froidement le scientifique.
T’Savhek fréquentait des humains depuis une décennie, et elle s’était toujours étonnée des ravages exercés sur eux par le temps. Son fiancé Silkar, depuis plus de six mois qu’elle ne l’avait pas vue, n’avait pas changé d’un iota. Ses traits fins et son air patricien indiquaient clairement son appartenance à l’aristocratie vulcaine. Le seul élément qui le distinguait de ses compatriotes était la chevelure bouclée qui lui tombait sur les épaules.
Cette lubie, en total désaccord avec les traditions des familles vulcaines, lui avait fermé bien des portes. Il n’était pas un Vulcain typique et à ce titre, suspect aux yeux de ses pairs. L’anathème n’avait pas été lancé sur lui car il respectait toutes les autres traditions de sa planète natale à la lettre. De plus et heureusement pour lui, son intelligence et ses talents de chercheur faisaient honneur à son peuple.
La famille de T’Savhek, qui avait fiancé la Vulcaine à Silkar pendant leur jeunesse, avait tenté d’intervenir, notamment l’amiral Stelek, oncle des jumeaux T’Savhek et Sulok. Mais rien n’y avait fait, même les injonctions de la propre famille de Silkar. Certains pouvaient le considérer comme étant un déviant, il ne comptait rien changer à son attitude.
En fait, Silkar était pourvu d’un humour certain, qu’il ne pouvait néanmoins pas exprimer auprès de son peuple. Sa crédibilité en dépendait. Il avait choisi sciemment cette coupe de cheveux et s’amusait intérieurement beaucoup à l’idée qu’elle dérangeait tous les bien-pensants de la planète.
Il craignait énormément le rigorisme vulcain : pour lui, c’était un frein à l’imagination de son peuple, et une preuve éclatante de son orgueil. Comment les Vulcains pouvaient-ils s’arroger le droit de proclamer l’immuabilité de leurs traditions, car les estimant parfaitement adaptées ? L’ouverture d’esprit n’était pas la qualité première des Vulcains et Silkar le déplorait. D’où sa réponse provocatrice.
Il n’avait jamais cherché à convaincre quiconque du bien-fondé de ses réflexions. Il savait qu’elles ne seraient pas acceptées, aussi n’avait-il même pas tenté de les partager. Il savait néanmoins qu’en se distinguant de ses compatriotes, il les irritait, ce qui était son but. Ainsi, il voulait forcer les Vulcains à réfléchir, voire à se remettre en cause.
S’il était trop Vulcain pour en faire plus, n’ayant aucune envie de s’aliéner les siens, il avait pu constater au fil des années que le message subliminal qu’il avait caché à travers sa simple coupe de cheveux portait parfois ses fruits : il arrivait que des Vulcains de renom l’approchent pour lui apporter leur soutien discret, ayant vu clair dans son jeu. Ce qui ne pouvait que le conforter dans son attitude. D’autres que lui songeaient également à faire évoluer le carcan des traditions.
Il lui arrivait parfois de rêver de découvertes qui révolutionneraient la science, ce qui lui permettrait d’obtenir un prestige sans précédent, voire d’être un exemple pour beaucoup et de faire évoluer les Vulcains. Il avait néanmoins bien conscience que ce genre d’avancées majeures ne se calculait jamais à l’avance, et que les chances qu’il y parvienne étaient très minces.
S’il n’avait jamais expliqué son attitude à sa famille, il avait fait une exception pour sa fiancée. Elle était sa future femme et les mariages arrangés ne s’embarrassaient pas d’amour, mais il tenait à partager ses sentiments profonds avec la personne avec qui il était censé passer le reste de ses jours. Il ne voyait pas ce futur mariage comme une manière de faire avancer les positions de leurs clans respectifs. À ses yeux, c’était avant toute chose l’union de deux êtres intelligents. Là était l’essentiel.
À sa grande surprise, T’Savhek avait été compréhensive. Elle n’adhérait pas à ses vues mais les tolérait. Il la soupçonnait de croire que son apparence rebelle ne serait que temporaire. Au fil des années, il n’avait pas changé. Elle, si : en fréquentant d’autres peuples à l’Académie de Starfleet, elle avait dû faire montre d’ouverture d’esprit, ce qui lui avait d’autant mieux fait accepter son si étrange fiancé.

De son côté et derrière son masque d’indifférence, Silkar était ravi de retrouver T’Savhek, en dépit des circonstances. T’Savhek était toujours aussi séduisante, de son chignon impeccable à ses petits pieds, en passant par ses magnifiques yeux verts et les courbes harmonieuses de son corps, que Silkar rêvait de caresser depuis fort longtemps. Quand elle haussa un sourcil interrogateur, il comprit qu’il avait laissé son regard s’égarer trop longtemps sur le corps de sa future femme.
– Comment se présente la situation, lieutenant ? demanda-t-il.
– Confuse et précaire, mais le commandant Harlington a eu une idée aussi lumineuse qu’extrême, qui devrait nous sortir de cette impasse.
– Ça ne m’étonne pas de lui, intervint le lieutenant Lupescu, qui s’était approché de sa supérieure, d’autres membres de l’équipage sur les talons.
T’Savhek mit un terme aux questions des uns et des autres en les gratifiant d’un résumé des événements récents. L’enseigne Mary O’Connor, ingénieure dévouée corps et âme à sa tache et au vaisseau, eut un pincement au cœur en apprenant que l’autodestruction du navire avait été enclenchée.
Beaucoup d’autres étaient inquiets, aussi T’Savhek tenta de rassurer ses troupes :
– Soyez certains que le commandant Harlington a la situation sous contrôle. Il doit être en ce moment même occupé à négocier avec les Soffrés.
C’est alors que plusieurs gardes soffrés entrèrent dans la caverne où les membres de Starfleet étaient retenus prisonniers, derrière les barreaux de leur geôle. Deux des autochtones portaient une civière. Dessus, le commandant Harlington grimaçait de douleur, une main sur le ventre. L’habituelle couleur moutarde de son uniforme ne se voyait presque plus, au profit de larges traînées de sang.
La cellule fut ouverte et les membres de Starfleet durent reculer sous la pression des lances des Soffrés. La civière fut déposée au sol et les gardes s’en furent après avoir verrouillé la porte de la geôle.
Sulok et Thif se précipitèrent sur leur commandant, en même temps que les deux officiers médicaux de l’avant-poste. Ils comprirent vite que son état de santé était très grave. Privés de leur matériel médical, ils ne pouvaient rien faire pour Harlington hormis comprimer ses plaies. Le jeune commandant de l’USS Baltimore était-il donc condamné à se vider de son sang dans cette prison soffrée ?
Plus d’un officier cria au secours auprès de leurs geôliers. En vain.
– Le commandant sera mort dans une heure ou deux si rien n’évolue d’ici là, répondit Sulok à une question de sa jumelle.