Prologue

– Vous comprenez bien qu’au vu de la situation, je vais bientôt devoir fermer mon établissement.
– C’est évident. Une cantina établie dans un quartier malfamé de Coruscant attire fatalement les ennuis.
– Mais je ne peux pas me résoudre à vendre, ni à abandonner ! Cet établissement fait partie intégrante de ma vie, depuis son ouverture par mon arrière-grand-père !
– Il est vrai que le quartier a beaucoup évolué depuis l’époque de votre vénérable aïeul.
– C’est peu de le dire ! Le quartier tombe en ruines ! Ses habitants le désertent les uns après les autres. Il faut dire que depuis la fermeture des usines de transparacier, le taux de chômage a grimpé en flèche !
– Les grandes firmes industrielles trouvent en effet que la main-d’œuvre coruscantaise coûte trop chère, d’où leur volonté de délocaliser dans la Bordure Médiane.
– Ils ne se rendent pas compte du mal qu’ils font ! La misère s’est installée et la criminalité est partout ! J’ai longtemps espéré une amélioration, que les autorités nous ont laissé miroiter. Mais elles n’ont rien fait, absolument fait !
– Coruscant est une planète au mode de fonctionnement très complexe. Il est ardu de s’occuper d’une manière convenable de tous les problèmes qu’elle engendre.
– Cela va vous paraître égoïste, et ça l’est, mais j’avoue que je me fiche des problèmes des autres ! Ce sont les miens qui m’intéressent !
– On ne peut vous blâmer de tenir une telle position. D’autant plus que tout le monde ou presque vit sur cette même ligne de conduite.
– Donc, je fais quoi, moi, maintenant ? Je vends pour une bouchée de pain et me retrouve sur la paille ? Ce serait une trahison envers mes ancêtres qui se sont battus pour faire vivre cette cantina, et envers moi-même !
– Certes, mais il faut savoir reconnaître quand une situation devient intenable. Et la vôtre me semble l’être. J’ai parcouru les rapports de police, et ils ne sont guère flatteurs pour votre établissement. Les rixes y sont monnaie courante. Par chance, les meurtres y étaient rares… jusqu’à hier soir.
– Mais que croient donc ces crétins de l’administration ? Que je choisis ma clientèle ? Que j’ai le pouvoir de dire aux gens qui franchissent le seuil « Toi, tu portes des tatouages de gang, donc tu ne rentres pas ! » ? Ce serait le meilleur moyen de mourir prématurément !
– Je comprends.
– On ne peut tout de même pas me tenir responsable si un membre de gang vient se réfugier dans ma cantina et échange des tirs avec les rivaux qui le poursuivent ?
– Sept de vos clients y ont laissé la vie, c’est important.
– Bien sûr que c’est important ! Mais je suis révolté quand j’entends les forces de sécurité dire que comme les événements se sont produits dans mon établissement, je vais devoir payer les pots cassés ! Les familles des victimes veulent me poursuivre en justice !
– Il est vrai que la démarche est plutôt… incongrue.
– C’est pourtant le rôle des forces de sécurité de veiller sur les habitants et leurs biens. Or de nos jours, ils ne prennent plus le risque de s’interposer lors d’une querelle de gang, ils ne pointent le bout de leur nez qu’après les événements tragiques, pour faire le ménage, et par-dessus le marché, ils se permettent de sermonner les habitants, comme si nous avions quelque chose à voir avec le fait que le quartier soit aujourd’hui noyauté par le crime organisé !
– C’est effectivement une drôle d’attitude de leur part.
– Alors, qu’est-ce que vous dites de tout cela ? Vous pouvez m’aider ? Vous pouvez aider ce quartier à survivre à la guerre des gangs ?
– Je ne sais pas. J’ai entendu parler de ces gangs, ils sont dangereux.
– Auriez-vous peur, Kerdan Majoline ?
– Bien sûr que j’ai peur, quelle question !
– Alors je ne me suis visiblement pas adressé à la bonne personne. Je croyais que les gens comme vous n’aviez peur de rien !
– C’est une légende. Tout être pensant est sujet à des émotions, y compris les négatives comme la peur. Et je suis un être pensant comme un autre.
– Pas tout à fait comme un autre, non ?
– Certes. Mais accepter d’intervenir dans ce quartier fera peser une lourde responsabilité sur mes épaules. Ce serait comme une déclaration de guerre envers les gangs, et toute guerre provoque des dommages collatéraux. Alors oui, j’ai peur. Peur pour les habitants du quartier. Peur pour ces pauvres gens qui, comme vous, tentent de survivre avec leurs moyens, abandonnés des autorités ou prou. Peur des souffrances qu’un face-à-face risque d’engendrer. Peur de voir des enfants mourir, victimes de balles perdues. Vous voulez sauver votre cantina familiale, et par-là même vos biens, votre argent, votre investissement. Pour ma part, si j’interviens, ce sont de vies dont j’aurais à me préoccuper.
– Ce n’est pas mon problème ! J’en ai marre de tous les officiels qui tentent de me culpabiliser avec leurs bons sentiments ! Oui, je défends mon bout de gras, et je le défendrai jusqu’au bout ! Après les événements d’hier soir, j’étais prêt à acheter une arme et les autres commerçants du quartier aussi ! Et nous comptions bien embaucher les services d’une milice privée pour assainir le quartier ! Alors, de deux choses l’une : soit vous nous aidez, puisque votre cousine Nevella, qui vous tient en si haute estime, nous a conseillés de faire appel à vous, soit nous nous défendrons par nous-même ! Et je peux vous garantir que nous n’aurons aucun remord à déclencher un bain de sang parmi les criminels qui rôdent en permanence dans le coin ! La situation est très simple aujourd’hui : c’est eux ou nous !
– Vous ne devez pas agir ainsi. Pensez aux conséquences.
– Vous croyez que nous n’y avons pas pensé, depuis les mois, que dis-je, les années que les choses empirent ? Les gangs tuent, volent, intimident, rackettent en toute impunité. Tandis que nous, les citoyens honnêtes habitant le quartier, seront impitoyablement poursuivis et emprisonnés si nous nous défendons par nos propres moyens ! Vous trouvez ça juste, vous ?
– Certes non.
– Et c’est pourtant ce qui va arriver si vous ne nous aidez pas. Alors choisissez votre camp, Majoline !
– Je n’ai pas de camp à choisir. Je sers la justice, depuis toujours. Il n’en sera pas autrement aujourd’hui.
– Ce qui veut dire ?
– Que j’accepte de vous aider.
– Vraiment ? Alors merci, mille fois merci ! Finissez votre verre, je vous en sers un autre : c’est la maison qui régale !
– Voilà qui est hors de question. Je paye mon verre, ainsi que le vôtre. Cette conversation était très intéressante.
– Vous êtes mon invité ! Je refuse votre argent !
– Vous violez la loi en refusant qu’un client paye son verre. Tenez-vous vraiment à ce que je vous dénonce aux autorités ?
– Vous êtes sérieux ?
– Plus que jamais. Ceci dit, si vous me resservez un verre, que vous trinquez avec moi et que vous payez cette deuxième tournée, nous serons quittes.

Ainsi fut fait. Énanchor Phileas resservit Kerdan Majoline. Le toast qu’ils portèrent en entrechoquant leurs verres scella leur alliance. Majoline but le sien cul-sec et prit congé de son hôte.
Une fois dans la rue, il s’arrêta devant la devanture d’une vitrine et observa son reflet. Il y vit un humain ridé et dégarni, d’une cinquantaine d’années. Il semblait si malingre, engoncé dans son impeccable costume qui avait été à la mode il y a quelques décennies.
Avec son mètre soixante, sa petite barbiche et ses fines lunettes rondes – il était obligé de les porter car une déficience génétique empêchait toute opération chirurgicale pour pallier à ses problèmes de vue –, il eut l’impression de voir un comptable. Ou un rat de bibliothèque.
Quelqu’un de très ordinaire. D’anodin. D’insignifiant.

Comme les apparences pouvaient être trompeuses…