Le 24 août 2009 de Mélusine

 

 

    Trois heures du matin. Dans son lit, Mélusine était profondément endormie. La sonnerie de son téléphone portable la ramena violemment dans le monde des vivants. Aussitôt en éveil, le cœur battant à tout rompre, elle empoigna la source maudite du tintamarre. Oh non, pas lui, se dit-elle en voyant sur l’écran le nom de la personne qui tentait de la contacter : Dieu.

    Elle soupira mais se résolut à décrocher, car cela faisait partie du job.

    – Oui ?

    – Bonsoir Mélusine, ou bonjour, peut-être. Quoique vu le lieu d’où je t’appelle, on pourrait peut-être même considérer que…

    – Qu’est-ce qui se passe, patron ? fit Mélusine, décidée à empêcher Dieu à se lancer dans l’un des discours alambiqués dont il avait le secret.

    – Les parents du petit X, appelons-le ainsi puisque nous ne savons pas encore, enfin eux puisqu’en ce qui me concerne, je connais le sexe du bébé, qui sera…

    – Au fait, patron, au fait !

    – Les contractions ont commencé, et le tirage au sort t’a désignée comme étant l’une des trois fées qui se pencheront sur son berceau.

    – Le bébé va naître à quelle heure, que je sache si je dois me presser ou non ?

    – Voyons, ma chère, tu sais très bien que je ne suis pas habilité à livrer cette information, ce serait une violation de l’article 7B-143 paragraphe…

    – Pfeuh, c’est toujours la même histoire ! Donc je n’ai pas le choix, il faut que j’y aille maintenant ? Sans brushing, sans maquillage ?

    – Exactement ! Et ne fais pas ta mauvaise tête, n’oublie pas que c’est dans les termes de ton contrat.

    – Qu’en est-il du syndicat ?

    – Le syndicat ?

    – Oui, les propositions récentes du syndicat des fées, qui veulent une réforme de leur statut et de meilleures indemnisations pour leur mise à disposition des nouveaux-nés ?

    – Je suis désolé, ma chère, mais je trouve assez maladroit voire inopportun de mêler de basses revendications sociales à l’acte magique de la naissance d’un enfant, fondement du développement de…

    – N’empêche que c’est pas juste ! Tu nous envoies au chevet des futures mères, parfois des heures avant la naissance, mais nos émoluments ne comprennent que la prestation en elle-même. En plus, comme tu es Dieu, tu sais précisément quand l’enfant va naître. Nous devrions recevoir une plus juste compensation de…

    – Voyons, Mélusine, je sens que tu es de mauvaise humeur, et ce n’est ni le moment ni le lieu pour parler du statut des fées. En ces temps de crise économique mondiale, tu devrais t’estimer heureuse d’avoir un travail pour l’éternité, vu qu’il y aura toujours des naissances !

    – Certes, mais tout comme mes sœurs, je ne cracherai pas sur une revalorisation de nos…

    – Il en est assez, Mélusine. Si cet emploi ne te convient plus, tu peux toujours demander ta mutation dans un autre service.

    – Pfeuh, ailleurs ce sera pareil !

    – Et bien c’est parfait, alors ! Puisque tu admets que tu ne trouveras pas mieux, autant te concentrer le mieux possible sur ton travail ! Allez, cesse ces enfantillages et vas-y, je te prie. Bien qu’étant Dieu, ce sont plutôt…

    – … les autres qui te prient, je sais, tu m’as déjà sorti cette blague des millions de fois.

    – Elle est toujours aussi drôle, n’est-ce pas ?

    – Non. Plus depuis trop de siècles. J’aurai quel rôle à la naissance ? Celui de la bonne ou de la mauvaise fée ? À moins que je ne préside la séance ?

    – Tu seras la mauvaise fée, Mélusine, celle qui est là pour insuffler quelques vices au futur bébé. Car comme chacun sait, sans vices…

    – … point de vertus, et tu n’aurais plus d’adeptes, je le sais aussi. Ma parole, tu radotes !

    – Hum, oui, bon, il faut que j’y aille, là. Au travail, ma bonne fée… ou plutôt ma mauvaise ! Ah ! Ah ! … tuut, tuut, tuut… Ah… Allô ? Mélusine ?

 

    Je crois que je déteste ce type, se dit Mélusine. Elle se leva et se contempla dans son psyché. Mouais. La chemise de nuit à fleurs et le filet sur ses longs cheveux ramenés en un vaste chignon, c’était pas top pour une sortie officielle.

    Elle claqua du doigt. Ah, voilà qui était bien mieux, sourit-elle avec appréciation devant sa taille de guêpe, son visage d’ange et son corps parfait moulé par une robe légère.  Comme elle n’était pas d’humeur à entendre le vrombissement incessant – et il faut bien le dire, irritant – de ses fines ailes translucides, un nouveau claquement de doigts les fit disparaître.

    Oh mais zut, qu’elle était bête ! Elle ne pouvait décemment pas sortir dans cette tenue, vu qu’elle tiendrait le rôle de la méchante fée !

    Claquement de doigt. Elle eut envie de gifler la vieille mégère bossue qui lui faisait désormais face dans le miroir, le corps entièrement caché par une ample robe noire. Et comme elle détestait ce gros nez crochu pourvu de son furoncle rituel ! Mais bon, elle n’avait pas le choix et devait se conformer au code vestimentaire de sa profession.

    Ultime claquement de doigt et elle se retrouva à la maternité.

  

*

**

 

    Mélusine constata avec dépit que ses deux consœurs étaient déjà là. Clochette paradait dans sa tenue de bonne fée, identique à celle qu’elle-même avait arboré avant de se rendre compte de son erreur. Comme de bien entendu, elle avait gardé ses ailes.  Cette garce l’avait sûrement fait exprès pour l’énerver, connaissant son aversion pour ce bruit infernal.

    – Mélusine, tu es positivement ravissante, fit Clochette, faussement enthousiaste.

    Elles s’effleurèrent quatre fois les joues en guise de baisers de bienvenue.

    – Ne me dites pas que l’enfant est déjà né ? demanda Mélusine.

    – Non, rassure-toi, répondit Dagda, la troisième fée qui, en tant qu’arbitre, s’était parée d’un visage comme d’une tenue des plus neutres. Et apparemment, il s’en faudra de plusieurs heures.

    – C’est scandaleux, décréta Clochette. Nous obliger à venir si tôt pour rien ! J’espère que le syndicat obtiendra bientôt des avancées, car cette intolérable situation ne pourra pas durer longtemps !

    – Il se murmure que notre prochaine action pourrait être une grève, chuchota Dagda.

    – Ce serait absurde, s’exclama Clochette. Les enfants qui naîtraient pendant une éventuelle grève ne seraient pas marqués du sceau du destin, ils échapperaient à tout contrôle ! 

    – En tout cas, tempéra Mélusine, une grève générale provoquerait moins de dégâts que les actions individuelles menées par certaines fées. Vous vous souvenez quand Orca, pour protester contre la pénibilité de nos conditions de travail, a refusé d’exercer son rôle de mauvaise fée lors d’une naissance ?

    – Oh que oui, acquiesça Dagda. Les contrôles au travail se sont multipliés pendant des mois après cette initiative, ça a été une horreur !

    – Qu’est devenue cette petite qui n’avait eu qu’une bonne fée au-dessus de son berceau, au fait ?

    – Elle a été connu chez les mortels humains sous le nom de Mère Thérésa et a acquis une célébrité mondiale pour son engagement envers les pauvres.

    – Pfeuh, je suis sûre que c’était de la propagande orchestrée par Dieu pour se faire de nouveaux adeptes !

    – J’ai un doute. Souviens-toi que d’autres fées, parfois dans le rôle des bonnes fées, ont refusé de prendre part à l’écriture du destin d’enfants !

    – C’est vrai. Quels horribles résultats : Attila, Hitler…

    – J’en frissonne de dégoût !  

    – Bon, et si on changeait de sujet, les filles ? demanda Mélusine. On pourrait déjà dresser les contours de l’enfant à venir, ça nous ferait gagner du temps.

    – On lui fait un profil personnalisé et pas un standard, alors ? fit Clochette. OK, Tu commences ?

    – D’accord. En tant que méchante fée, je décide de lui coller les sept péchés capitaux.

    – Les sept ? Tu n’y va pas de main morte ! s’insurgea Clochette.

    – Je suis parfaitement dans mon rôle, ma chérie ! D’abord, je veux qu’il ait la paresse et ça, dès sa naissance !

    – Dès sa naissance, ça ne va pas être difficile, tous les bébés sont parfaits dans ce rôle, à ne faire que manger, dormir et crier. Mais je ne suis pas d’accord, je veux au contraire qu’il soit actif ! Vu l’état dans lequel ces imbéciles de mortels ont mis leur monde, il va falloir une bonne dose de gens courageux pour redresser la situation ! Songez que si l’humanité continue comme cela, elle va aller droit dans le mur et ne fera plus d’enfants. Nous serions au chômage !

    – Hum, tu as raison, reconnut Mélusine. Ce job est loin d’être la panacée, mais c’est quand même un job. Donc d’accord, il sera actif et courageux. Par contre, je veux une compensation ! Il sera hyper-actif !

    – Oh non, ils sont trop saoulants, ceux-là, et ça me fatigue rien que d’y penser !

    – Bon, je veux le passage obligé spécial ados, alors. Et là je serai intraitable car je refuse d’abdiquer sans compensation.

    – Très bien. Va pour le classique ado boutonneux-grosse larve pendant six mois, alors.

    – Non, trois ans !

    – Tu plaisantes, j’espère ? Neuf mois !

    – Deux ans et demi !

    – Un an !

    – Deux ans !

    – Un an et demi !

    – Tope là ! conclut Mélusine. Maintenant, l’orgueil ! Je veux qu’il ait une très haute opinion de lui-même, qu’il se sente comme étant le centre du monde, qu’il estime en toute circonstance que sa parole fait loi, qu’il pense avoir toujours raison et qu’il écrase d’un mépris souverain tous ceux qui ne sont pas d’accord avec lui .

    – Genre gros beauf ou genre caillera de banlieue ?

    – Il ne vivra pas dans une banlieue, intervint Dagda.

    – Bon, ce sera un gros beauf, alors, affirma Mélusine. Fan de l’OM ou du PSG et pourvu d’une bagnole tunée à mort, pour que toutes les pétasses se retournent sur son passage !

    – Il ne sera pas fan de PSG, corrigea Dagda, il est Breton.

    – Et alors ?

    – Et alors les Bretons n’aiment pas les Parisiens.

    – Mais la moitié des Parisiens sont des Bretons !

    – En effet. Les Bretons sont un peu cons, aussi.

    – Donc, fan de l’OM, poursuivit Mélusine.

    – On ne peut pas, il habitera dans la région lorientaise. Il sera donc fan du FC 56 Lorient, fit Dagda.

    Dès que Mélusine et Clochette eurent fini d’être pliées de rire à l’idée qu’il existât des fans du FC 56 Lorient, elles reprirent leur débat.

    – Il sera donc fan de Lorient, soupira Mélusine. Zut. Avec ça, il ne pourra pas avoir tant d’orgueil que ça. Tant pis !

    – Je pense même qu’il ne sera pas spécialement fan de foot, s’il tient de son père, ajouta Dagda.

    – Son père n’aime pas le foot ? Comment c’est possible ? N’est-ce pas la plus grosse passion des Français ?

    – Lui est plutôt un geek.

    – Oh non, se plaignit Mélusine, ne me dites pas qu’on va faire la même chose de l’enfant ? Y’en a marre de cette mode des geeks qui s’est répandue parmi les fées des berceaux ces dernières décennies !

    – Les lois de l’hérédité ne trompent pas, annonça Dagda d’un ton prophétique.

    – J’avoue que je suis frustrée, fit Mélusine. Bon, heureusement, il reste mon idée d’en faire un fan de tuning !

    – Tut-tut, fit Dagda. La voiture est sur le point de disparaître, ce serait inopportun.

    – Rhaaa, tu ne me facilites pas la tâche, Dag’ ! Je m’en fiche, je vais me rattraper sur la gourmandise ! Il sera très gourmand, genre Gargantua et Pantagruel réunis, et bien sûr sera obèse !

    – Oh non, fit Clochette, c’est tellement pas original !

    – Écoute, ma chérie, ce n’est pas de ma faute, c’est une évolution naturelle chez l’homme.

    – D’ailleurs, ajouta Dagda, les projections statistiques indiquent que d’ici vingt ans, 43,17% de la population sera obèse.

    – Exactement, s’exclama Mélusine. Pour être normal, il devra être gros, cette fois-ci j’ai gagné !

    – Pas sûr, dit Dagda. Tu oublies la part d’hérédité. Ni la mère ni le père ne sont gros.

    – Rhaaa, il commence sérieusement à m’énerver, ce sale gosse ! s’emporta Mélusine. D’ailleurs, j’en ai tellement ras-le-bol qu’on va abandonner le profil personnalisé, sinon il sera adulte avant qu’on soit tombées d’accord !

    – Donc, procédure standard ? demandèrent Clochette et Dagda.

    – Procédure standard, capitula Mélusine.

 

    Quand le petit garçon naquit, à 11h46, les trois fées penchées au-dessus de son berceau le saupoudrèrent d’un potentiel équilibré de vices et de vertus. À charge pour lui de se démerder plus tard avec pour se forger sa propre identité.

 

 

    Cette histoire est dédicacée à mon neveu, ainsi qu’à ses parents. Bienvenue parmi nous, gamin !