Le printemps

Gratifiant et économique, certes, mais épuisant : voilà le bilan que fait Fred de son activité en se redressant, avant d’essuyer son front baigné de sueur d’un revers de gant. Au moins, grâce à ce dernier, il surmonte l’écueil de l’ampoule, très handicapant.

Il regarde autour de lui : la pièce est nue et les murs de pierre apparente donne une sensation de froid d’autant que la pièce, dépourvue pour l’instant de toute porte et fenêtres, est ouverte aux quatre vents.
Rien de tout cela ne le dérange. Il sait tout ce qu’il a accompli avant ce jour : à coups de marteau et de burin, il a fait tomber tout le plâtre écaillé qui recouvrait les murs. Et avant cela, il a revendu les vieux meubles qui pourrissaient à l’intérieur à un filou de brocanteur. Il a également envoyé à la déchetterie les restes de parquet pourri qui partaient en cacahouète, ainsi que les antiques et impersonnels évier et lavabo. De toute manière, ça fait plus de dix ans que la maison n’est plus alimentée en eau.

Le chantier actuel est un vrai boulot de con, mais il est indispensable à la poursuite des travaux de rénovation en cours. Fred s’était mis d’accord avec le maçon : dès que ce dernier aurait percé des fenêtres et des portes dans les murs porteurs, l’heureux acheteur de cette ruine se chargerait lui-même de creuser la terre battue qui recouvrait le sol, afin que le maçon puisse couler une dalle. Pas loin de quarante-cinq mètres carrés à creuser sur quarante centimètres, certes, mais en corollaire, une économie de plusieurs centaines d’euros en le faisant soi-même. Nul besoin d’être un génie pour creuser de la terre battue : il suffit juste d’avoir un peu de temps, une pioche et une brouette.

Trois mois que le vaillant Fred est sur ce chantier, et pourtant, il n’avance pas bien vite. La faute à l’hiver rigoureux qui a sévi, d’une part : pas toujours simple de se motiver quand il fait cinq degrés dehors et que ciel perpétuellement bardé de sombres nuages bretons vous donne l’impression de vivre au crépuscule toute la journée. Qui plus est, Fred a bien sûr une vie en-dehors de ce chantier, et il lui faut parfois rassembler tout son courage trop souvent défaillant pour se taper une demi-heure de route avant d’arriver à sa future maison qui sera habitable un jour.

Il pensait que creuser aurait pris bien moins de temps. Mais force est de reconnaître qu’il n’avance que lentement. Par certains endroits, la terre est molle comme du beurre sorti du frigo, aussi est-ce un plaisir de la travailler. Par contre, à d’autres, c’est une terre aussi moche que friable et envahie par de la caillasse parfois impressionnante.
Dans les premiers temps, il s’est réjoui d’extirper les cailloux, d’autant que certains étaient plus des blocs qu’autre chose, difficilement déplaçables seul. À chaque pierre ôtée, il imagina tout d’abord le futur barbecue qu’il composerait avec. Puis il estima en avoir assez pour faire des dalles plates dans le futur jardin, genre jardin japonais. Ensuite, il en eut assez pour se mettre à réfléchir à un système de murs qui feraient offices de délimitation de paliers, vu que tout le terrain était en pente douce. Aujourd’hui, son optimiste est assez mis à mal : il pense avoir de pierres pour édifier une cathédrale.

Une heure qu’il est là. Il reprend son courage à deux mains et donne plusieurs coups de pioche, jusqu’à ce que le dernier se répercute dans ses bras jusqu’aux épaules. Une pierre, comme de juste. Il commence à s’ankyloser et s’étire. Ouch, comme le bas de son dos lui fait mal. Oui, décidément, c’est un boulot de con !
Son poignet commence à le lancer. Non pas qu’il ait véritablement mal, mais il le sent, comme quelque chose sur lequel on tire trop et qui va bientôt atteindre ses limites. Comme il a fait des tendinites aux poignets des années auparavant, une saloperie de truc qui ne guérit jamais vraiment, il se méfie et se dit qu’il serait bon qu’il aille voir son docteur.

Une heure et demi qu’il bosse. Une nouvelle pause s’impose. Ouf, il reste encore du café dans le thermos. Une clope pour l’accompagner et il se pose sur un bloc de pierre. Il adore ces moments de calme, seulement rompus par le chant des oiseaux qui pullulent dans les environs. Et par le bruit des tracteurs qui ne cessent de passer devant la maison, mais il évacue assez bien ce désagrément.

Content de lui, il analyse son avancée du jour : un mètre sur deux environ. Pas mal, pas mal. La bande de terre qu’il avait commencé à creuser a désormais doublé de largeur, ce qui est plutôt encourageant. Ce qui l’est moins, c’est quand il regarde ce qu’il reste à accomplir. Il n’a même pas l’impression d’être arrivé à la moitié. Depuis le temps qu’il est dessus, ça commence à craindre.
Dès qu’il aura fini, le maçon reviendra couler la dalle, et le chantier sera à nouveau interrompu le temps qu’elle sèche. Bref, c’est lui qui retarde l’avancée des travaux, et qui le fera tant qu’il ne sera pas venu à bout de cette maudite terre battue.

Il termine sa pause et s’y remet, mais sa motivation s’est définitivement enfuie. C’est vraiment un travail très fatigant, laborieux et qui n’avance pas bien vite. Il finit par renoncer quelques minutes plus tard, ras-le-bol !

Son moral est loin de remonter quand il pense au printemps qui se rapproche à grands pas. Le terrain est alors envahi de fougères plus grandes que lui, et cela fait trois ans qu’il les arrache, deux ou trois par printemps, car ces saloperies sont aussi vivaces que coriaces ! Il faut absolument terminer l’intérieur avant que le jardin ne se transforme à nouveau en jungle. Mais bon… un autre jour, car à chaque jour suffit sa peine, comme le dit le vieil adage, et là, Fred n’en peux plus.

Car il met le pied dehors, Fred se fige. Ses yeux viennent de tomber sur une jonquille. Certes, elle est toute petite, une mini-jonquille qui commence à peine à éclore, mais tout de même. Le printemps est décidément là ! Mauvais timing : Fred n’est pas prêt à l’affronter. Il le sait et commence à prendre peur face à l’ampleur de la future tâche.

Il imagine déjà la jungle de fougères qui recouvrira tout le terrain de son panache vert. Pire encore, les ronces omniprésentes déploieront à nouveau leurs tentaculaires ramifications partant de troncs aussi gros qu’un pouce. Sans parler de ces maudites orties et de leurs caresses insidieuses. « Garde-les pour te faire de la purée d’ortie, c’est bon contre le mal de dos !», avait dit le père de Fred. Fred n’avait pas envie de s’emmerder avec ce genre de remèdes : les docteurs étaient payés pour soigner les maux des gens, et les cachetons remboursés par la sécu. Beaucoup plus simple !

Mais bon, les choses pourraient être pires. Au moins, il fait soleil. Ah tiens, non, il vient de disparaître derrière un gros nuage noir. Trop noir pour être honnête, d’ailleurs. Là ! Il suffisait de demander, voici la pluie qui s’invite. Non pas le bon vieux crachin qui s’installe pour des jours et des jours interminables, non, mais l’averse, la vraie, avec des gouttes qui vous trempent en moins d’une minute. Fred se réfugie dans sa maison. Au moins, la toiture est toute neuve, comme quoi il y a tout de même des choses qui ont avancé sur le chantier. Toujours rester optimiste. Toujours. C’est la clé du succès, estime-t-il.
Voilààà. Sa patience est récompensée. La pluie cesse déjà et il peut à nouveau ressortir. Il se remplit les poumons de l’air campagnard, et de cette odeur si caractéristique de la verdure mouillée. C’est une sensation qui lui parle, qui l’a toujours touché.
Hum, quand il s’avance sur le perron, la douceur du soleil lui fait comprendre que décidément, le printemps est bien là. Il n’a plus la force de continuer à travailler mais au moins, il savoure le moment présent. Jusqu’à ce qu’une goutte de pluie lui tombe sur le front.
Il se renfrogne et recule. Une nouvelle averse. Alternance de soleil et de pluie au printemps naissant. Rien de mieux pour transformer rapidement le jardin en une jungle immonde. Et il n’est pas prêt à lutter contre… pas tant qu’il n’a pas fini à l’intérieur. l’intérieur… à peine la moitié de faite. Cela n’en finira-t-il donc jamais ? Pas de doute, cette fois-ci, la déprime le gagne à grands pas, aussi grands que le nuage noir qui vient de traverser le ciel.

Mais pour l’heure, le soleil est de retour… encore. Fred a l’impression d’être nargué par le temps, qui fait tout pour que les mauvaises herbes et les maudites plantes envahissantes sortent du sol ! Il s’identifie brièvement à Jayce en lutte contre les monstroplantes, avant de shooter rageusement dans l’une des jonquilles.

L’horizon se drape d’une armée de nuages noirs comme un cœur corrompu et dont la cible semble être sa position. Fred commence à trembler et des larmes lui perlent aux paupières. Est-ce donc une conspiration ? Le reste du monde est-il si désireux de lui mettre des bâtons dans les roues ?

Tandis qu’une nouvelle averse abat ses trombes d’eau, il regarde l’eau qui ruisselle et s’infiltre dans le sol. Il n’a aucun mal à imaginer les racines sous le sol qui s’en abreuvent pour mieux grandir et préparer leur invasion. C’est tout juste s’il ne les entend pas crier leur haine du genre humain. Pour un peu, il entendrait ces racines diaboliques se frayer un chemin vers la surface.

Car il ne s’y trompe pas. Elles sont l’Ennemi, avec un « E » majuscule. L’ennemi juré, insidieux, contre lequel on se bat vainement toute sa vie car il revient toujours ! Quand les civilisations se seront écroulées et que l’Homme aura creusé son propre tombeau tout seul comme un con, il y aura encore et toujours des plantes pour venir pousser sur les ruines de ses illusions, pour le narguer jusqu’à la fin des temps. Tout est d’ores et déjà perdu, le destin est écrit.

Les gouttes qui tombent tout autour semblent pleurer la future chute de l’Homme, et Fred entend distinctement des ricanements quand le vent fait bruire les branches des arbres imposants qui jonchent l’arrière de la maison.

– Enculés de saloperies de vos races !

Le voisin de Fred fut interloqué de l’entendre crier ainsi. Et quand il le vit donner des coups de pioches dans le sol en criant et en maudissant les ronces et les fougères, il se pressa de rentrer chez lui, de fermer ses portes à clé et de clore ses fenêtres. Comme fasciné, il regarda Fred, écumant de rage et hurlant sa haine au ciel, une pioche à la main. Puis il finit par se résoudre à appeler les gendarmes.

Ceux-ci furent éberlués de voir le fou qui, bave aux lèvres, donnait des coups de pioche dans le sol en affirmant entendre les plantes dessous se moquer de lui. Ils furent à deux doigts de lui tirer dessus tellement il leur sembla dangereux mais, heureusement pour lui, il finit par lâcher sa pioche et tomba à genoux, en pleurs. Les gendarmes purent ainsi lui passer les menottes sans esclandre.

Depuis, Fred ne va pas mieux, mais au moins, maintenant, quand une crise le prend, les murs capitonnés de sa cellule sont tout à son écoute.