Épisode 1

 

 

    Barbatruc a eu un mois il y a trois mois. Comment était-il à l’époque ? Oui, il est grand temps de revenir là-dessus. J’ai pas eu le temps avant, je suis un homme débordé (c’est que c’est chronophage, ces petites bêtes-là). Bon, que dire sur lui…

 

    Tout le monde est unanime pour dire qu’il est très mignon. Et, cerise sur le gâteau, qu’il me ressemble. OK, j’ai rien contre, dit comme ça, au contraire…

    En revanche, vu comme il est nerveux et hurle souvent, d’aucuns pourraient penser qu’il est aussi chiant que mignon, mais en fait non ! Pas plus tard que ce matin, alors qu’il s’agitait dans son lit et moulinait des bras comme des jambes, j’ai compris ! Eurêka ! Mais c’est bien sûr ! Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ?

    Voici donc l’explication logique et rationnelle de son attitude, et pour encore mieux la comprendre, voyons ça en immersion, dans sa tête, afin de partager ce qu’il ressent et ce qu’il pense…

 

    Mes parents sont des abrutis. Vraiment. Bon, je les aime bien, faut pas croire, hein ? Ils font ce qu’ils peuvent, on va dire.

    – Les enfants ressentent tout.

    C’est ce que dit maman de temps en temps pour justifier le fait que je crie, et dans ces cas-là tout est bon pour m’excuser : la lumière, le bruit, le stress, etc.

    – C’est un boulet, analyse plutôt papa.

    Oui, lui est plus simple. Voire simplet, on peut se poser la question aussi. Et comme il est simplet, c’est en l’occurrence maman qui a raison. Enfin, en quelque sorte, vu qu’elle aussi est à côté de la plaque, mais moins.

 

    Les bébés ressentent tout, donc. Bon OK, c’est pas tout à fait vrai, faut pas déconner non plus. Si nous autres les bébés étions des êtres supérieurs, ça se saurait, depuis le temps, et nous dominerions le monde. Mais pas longtemps, ou alors avec un turn-over important vu qu’on reste jamais longtemps bébés.

    En tout cas, les parents ont raison : nous vivons dans notre monde bien à nous, dont eux, pauvres innocents, n’ont aucune idée. Car nous autres bébés sauvons le monde. Tout simplement et rien de moins.

 

    Car ce que ces imbéciles d’adultes ne savent pas, c’est que la frontière invisible qui sépare le monde matériel du monde éthéré peuplé de démons plus sanguinaires les uns que les autres et qui ne rêvent que d’une chose, à savoir envahir la Terre, est très ténue : c’est sur cette frontière que se déroule depuis le commencement des temps la guerre entre eux et nous autres les bébés.

    Innocents parents qui se réjouissent d’avoir des enfants super calmes et qui s’en gargarisent. Il n’y a pourtant pas de quoi, au contraire : leurs gosses ont refusé de lutter à nos côtés, ils ont déserté le champ de bataille. Pas très sympa pour ceux qui restent, dont moi.

 

    Comment ça se passe, cette bataille éternelle ? C’est très simple. Les adultes – et même plus généralement tous ceux qui ont dépassé le stade de bébé – vivent dans le monde matériel, les méchants démons qui veulent nous envahir vivent dans leur monde éthéré, tandis que nous autres bébés existons sur ces deux plans d’existence. C’est ce qui fait que nous sommes les seuls à pouvoir lutter. Pour la liberté. Pour sauver le monde. Ouais.

    Quand je bats des pieds et des mains et que mes parents se demandent si je ne suis pas possédé, pas du tout : un coup de pied de ma part et cinq démons disparaissent. Un crochet du droit, trois sont éliminés. Mais ils reviennent toujours. Toujours. Alors bien sûr que pendant un quart d’heure ou une demi-heure, j’ai – aux yeux des parents – l’air d’un tebé, sauf que pendant ce temps, j’ai détruit cinq-cent-quatre-vingt-trois démons.

 

    Le problème auquel je suis confronté, par contre, c’est mes limites physiques : et quand on est un bébé, elles sont vachement vite atteintes, vous pouvez me croire !  Alors il faut que je bouffe pour recharger mes batteries. Donnez-moi un bib, bon sang, avant que ma ligne de défense ne soit submergée ! La survie de l’humanité en dépend !

    Rhalala, ils sont trop lents, et pendant ce temps, je m’épuise, je m’épuise… Je sens mes forces me quitter peu à peu, et l’ennemi regrouper ses forces en vue d’effectuer une nouvelle attaque. Le sommeil veut me gagner… je le retiens, ce maudit sommeil, d’ailleurs : au cas où vous n’auriez pas compris, c’est un allié des démons. Oui, c’est sournois, le sommeil. C’est pour les faibles.

    Malheureusement pour moi, le sommeil ne va pas tarder à me terrasser. Je vais donc devoir utiliser l’arme la plus dévastatrice de mon arsenal, celle qui verra les démons disparaître quelques heures, le temps que je pionce pour restaurer mes forces.

    Oui, il s’agit bien sûr de l’attaque sonique ! Celle qui émane de la gorge, qui déchire l’air, traverses les dimensions et fait imploser les démons. Et parfois exploser les parents, mais bon, on s’en fout un peu. Les guerres ont toujours fait des victimes collatérales, de toute manière.

    Grâce à ma redoutable technique ancestrale du Cri, transmise de bébé en bébé depuis la nuit des temps, cette partie du champ de bataille se retrouve bientôt vierge de tout ennemi. Ouf. Enfin. Jusqu’à la prochaine fois, dans quelques heures. Dans si peu d’heures…

    En attendant, je peux fermer les yeux et goûter en toute sécurité à un repos salvateur. Avant que tout ne recommence…

 

    – Ah, il s’est enfin endormi, ce gosse du diable ! Pas trop tôt. Quel boulet !

    Ça, c’est la dernière chose que j’entends avant de sombrer. Papa. Y’a des jours, je me dis qu’il ne me mérite pas. Et puis me traiter de boulet, c’est oublier un peu vite que les chiens ne font pas chats. Non mais oh !