Mar’lov’kar Tri’fil’gui

L’univers se porte bien, merci pour lui. Bientôt, il sera enfin éradiqué de la présence de cette maudite infestation que représentent les humains. Cette masse grouillante de primates sous-développés sera alors à sa place : morte, ou au service des miens, le Peuple Glorieux des Til’fiz. Quand je pense que ces inférieurs osent nous appeler humanosectoïdes, voilà qui me dégoûte : nous mesurer à leur aulne, quelle déchéance !
Les sept cents ans de guerre qui nous ont vus nous opposer à eux vont toucher à leur terme. Il est plus que temps. Ils nous auront donnés bien du mal, je dois l’admettre malgré le mépris qu’ils m’inspirent. Pendant longtemps, leur technologie a fait illusion. Mais le nombre l’emporte toujours, et le Peuple Glorieux des Til’fiz se reproduit à une vitesse exponentielle quand le besoin s’en fait sentir. À la fin, nous gagnons toujours, quel que soit l’ennemi et sa puissance.
Aujourd’hui est un jour très spécial pour moi, très important. Bien que né dans une caste supérieure et occupant un poste politique élevé au sein du Peuple Glorieux, un élément essentiel me manquait pour intégrer les castes les plus hautes. Le Pèlerinage. Aujourd’hui, je vais combler cette lacune. Je vais rendre un hommage appuyé à Zok’te’lek la Grande, notre déesse mère. Ainsi qu’à notre héros quasi-légendaire, Tel’tar Mas’kar. Dès lors, de nouvelles opportunités s’ouvriront à moi pour continuer à m’élever au sein de notre société.
C’est ainsi que ce matin, j’ai débarqué sur Til’fiz Prime, le monde originel de mon peuple. Mes écailles s’entrechoquent de dégoût quand je pense que ce sont les humains qui l’ont identifié les premiers, il y a trois cents ans de cela. Heureusement, nous n’avons pas été longs à nous l’approprier. Il n’est pas rare que nous fassions des prisonniers parmi les races que nous conquérons mais là, nous avons fait une exception : nous les avons tous exterminés. C’était indispensable. Par leur présence, ils avaient pollué la planète. Ils avaient même eu l’outrecuidance de la renommer. Cérès. Quiconque prononce ce nom est immédiatement condamné à mort. Aujourd’hui et à jamais, il n’y a plus que Til’fiz Prime, le Premier Lieu.

Quand nous avons mis la main sur le Temple de Zok’te’lek, nous avons entrepris de gigantesques travaux pour réhabiliter le site. Il a été considéré comme si sacré que nul n’eut plus le droit d’y mettre les pieds, hormis les Très Hauts Garants du Culte et l’Héritier du Héros, soit cinq personnes au grand maximum.
Il a été décrété que la vue même du Temple devait être soustraite aux yeux de la galaxie. Le contempler, c’est le souiller. Avec la bénédiction de nos plus hauts dirigeants, nous avons caché le Temple de Zok’te’lek sous une pyramide monumentale destinée à devenir le Mausolée de Tel’tar Mas’kar le Héros. Heureusement, la main-d’œuvre fournie par la vermine humaine était nombreuse. L’esclavage a du bon.
De nos jours, il est indispensable d’effectuer le Pèlerinage afin d’intégrer une caste supérieure. Seul le Mausolée est accessible, mais le Peuple Glorieux des Til’fiz sait que sous ses pieds repose le Lieu Originel. Tous les gens que je connais ayant effectué ce rituel ont souligné la dimension mystique qui les enveloppait en ce double lieu sacré. J’ai hâte d’y être.

Une longue ligne droite relie le statioport au Temple, qu’il faut emprunter à pied. Un sifflement ému sort de ma gorge quand je commence à y marcher. Même de si loin, la pyramide est imposante, majestueuse. Elle donne le sentiment que même après la disparition de toutes les espèces de la galaxie, elle sera toujours là, symbole de puissance du plus grand peuple de tous les temps. Je ne jette même pas un coup d’œil aux soldats qui jalonnent le bord de la route tous les dix mètres. Ils sont tous au garde-à-vous, impavides, la main sur leurs fusils-laser portés en bandoulière.
Tout le monde ne peut pas s’offrir le Pèlerinage. Déjà, il faut occuper un certain rang avant de déposer une autorisation de Pèlerinage, et les offrandes minimales représentent des richesses colossales. Malgré cela, rares sont les élus. J’ai beaucoup de chance d’en faire partie. J’ignore ce qui a fait pencher la balance en ma faveur : les trois mondes que ma caste a rétrocédés à l’Héritier du Héros en tant qu’offrandes, ou mon titre de Gardien du Culte de Rang Supérieur. Sans doute les deux conjugués.

Aux yeux du Peuple Glorieux, Zok’te’lek est une divinité si supérieure qu’aucune représentation n’en existe : l’idée qu’un simple Til’fiz puisse dessiner, sculpter ou se permettre de décrire la Grande est tout bonnement une hérésie. Comme de bien entendu, tout blasphémateur paye le sacrilège de sa vie. Il existe néanmoins une exception à cette règle, comme à chaque règle.
Tout Til’fiz sait qu’il existe une statue de Zok’te’lek dans le Temple, même si là encore aucune représentation ni description ne circule. Seuls ceux qui l’ont vue savent à quoi s’en tenir, mais en parler est puni de mort, et pour celui qui raconte, et pour celui qui entend. Une telle abjection s’est produite deux fois dans notre histoire. Heureusement, les hérétiques se sont dénoncés d’eux-mêmes, a posteriori honteux de leur acte et craignant pour le salut de leur âme éternelle.
Me voilà enfin face à l’entrée de la pyramide. La porte est si grande que je suis à peu près sûr que le transport spatial qui m’a amené sur la planète pourrait s’engager dans l’édifice monumental. Les deux gardes qui encadrent l’ouverture semblent tellement minuscules… On sent clairement qu’on met les pieds dans un endroit hors du commun.
Dès que je franchis le seuil, je laisse la température caniculaire du désert derrière moi. Ici, il fait même plutôt frais. Je suis dans une pièce qui me semble immense, mais je ne saurais vraiment en juger, elle est en grande partie plongée dans l’ombre. Des piliers massifs et ornementés de fresques relatant les exploits du Peuple Glorieux s’espacent régulièrement, et sur deux rangées d’entre eux, des appliques enflammées indiquent une direction à suivre.
Je la suis docilement. Bien sûr, je sais que l’endroit pullule de gardes cachés dans l’ombre, prêts à tuer quiconque s’éloignerait du droit chemin – au sens propre comme au figuré –, mais c’est avant tout par conviction que j’avance. Au bout d’un certain temps, j’arrive à un escalier qui descend dans les profondeurs du Mausolée. Je m’y engage. Chaque pas me rapproche des reliques de Tel’tar Mas’kar le Héros. C’est un moment très émouvant, que je ne vivrai qu’une seule fois dans ma vie.
Je débouche sur un nouveau palier, lui aussi en grande partie plongé dans l’ombre. Dans cette pièce au plafond si haut qu’il se perd dans la nuit, mon destin se trouve face à moi. Un gigantesque cube minéral transparent abrite le corps préservé de Tel’tar Mas’kar le Héros, le premier chef que les Til’fiz aient jamais eu. Je le regarde à peine, alors que sa vue devait être le point d’orgue de mon Pèlerinage. Car derrière le cube, juchée en haut d’une colonne et mise en lumière de manière artistique, il y a cette statue. La seule représentation de Zol’te’lek qui ait jamais été autorisée, et qui a été enlevée de son Temple afin de veiller sur l’éternel sommeil du Héros.
C’est la première fois que je la vois. Je suis tétanisé. Non pas par l’émotion, qui devrait pourtant être suffisante pour me faire presque défaillir sur mes pieds, mais par la familiarité que j’éprouve face à cette statue aux huit bras. Je l’ai déjà vue. Où et quand ? Je ne sais. Mais j’en suis certain.
Le but de mon Pèlerinage est devant mes yeux, et pourtant… Je me surprends à chercher un nouvel escalier, une porte, que sais-je encore, qui me permettrait de gagner les niveaux inférieurs du Mausolée. Là où se trouve le Temple sur lequel il a été bâti.
Mais que fais-tu donc, imbécile ?
Mon esprit m’appartient, mais on dirait que mon corps est doué de volonté propre. Je me tourne vers le nord-ouest de la salle, lève le pied, puis l’autre.
Arrête ! Mais arrête donc, stupide corps ! C’est interdit par le protocole ! Le Pèlerinage s’arrête là !
Je quitte les lumières qui baignent le cube et la statue et continue à avancer dans le noir le plus total. Mon esprit est prisonnier, spectateur.
Au secours ! Aidez-moi ! Quelqu’un ou quelque chose a pris possession de moi !
J’aimerais tant pouvoir crier, hurler ma frustration, ma détresse. Mais même cela m’est interdit.
J’entends des bruits de pas derrière moi. Malgré ma volonté de tourner la tête, je continue à regarder le néant droit devant moi. Ce sont sûrement les gardes, alertés par mon comportement anormal. C’est un soulagement pour moi : je ne sais pas ce qui se passe, mais mon corps est en train de mettre en danger ce que nous avons de plus sacré. Les gardes doivent absolument m’arrêter avant que… avant que quoi ? Je l’ignore, et cela me terrifie.
Détruisez ce corps hérétique ! Détruisez-le !
Comme si mon enveloppe charnelle comprenait le danger, elle se met à courir, dévale des escaliers perdus dans les ténèbres. Mon esprit est brinquebalé dans tous les sens.
Quelle folle situation ! Que tout cela s’arrête !
Imperturbable, mon corps continue sa course avec une détermination, une souplesse et une endurance que je ne lui connaissais pas. Il redevient soudain immobile. Je sens quelque chose le frôler et ses bras – mes bras ! – se jettent en avant, attrapent quelque chose d’indistinct et le tordent violemment. Un craquement déchire la nuit, quelque chose s’affale à terre. Mon corps se penche en avant et ramasse un objet. Je commence enfin à discerner quelques détails flous autour de moi. Il y a le cadavre d’un garde à mes pieds, et c’est un fusil-laser que serre ma main.
La course reprend, mais pas longtemps, et pour cause. Je me retrouve dans un cul-de-sac, un mur de pierres face à moi.
Cette fois, c’est la fin !
Peu m’importe ce que la prospérité retiendra de moi, peu importe la déchéance qui va s’abattre sur mon clan, ma caste et mes amis suite aux agissements indépendants de mon corps. Tout ce qui compte est de mettre fin à l’abomination qui a pris possession de moi. D’effacer toute trace des actes blasphématoires qui se sont produits aujourd’hui.
Le laser du fusil jaillit et frappe les joints du mur, qui se mettent à fondre. Des coups de pied bien placés achèvent de déloger les pierres, qui tombent derrière le mur. Il existe donc une autre pièce derrière ?
Derrière moi, de nouveaux bruits de pas. De course, plus exactement, entrecoupés de cris rageurs.
Par ici ! Je suis là ! Tuez-moi ! Vite !
Le laser n’émet plus qu’un chuintement. Je ne suis pas familier des armes, mais je sais que l’utiliser en continu vide très vite ses batteries. Quatre pierres ont disparu derrière le mur. Mon corps se jette dans l’ouverture ainsi créée mais je reste coincé au niveau de la taille. Il a beau se débattre furieusement, rien n’y fait : il est coincé. Foutu. Un grand soulagement m’envahit. Je n’ai plus qu’à attendre ma mort avec sérénité. Les nuisances provoquées par mon corps prennent fin ici.
Mes yeux balaient la pièce du regard. On n’y voit goutte, ou presque. Qu’est-ce donc que cela ? Un pied… Non, un corps… Est-ce un scaphandre qu’il porte ?

ÉLIZABETH !

Qui ça ?