Marus Grenell

Harnaché, en tenue de combat, Marus Grenell fit aller son cheval au pas pour franchir le porche monumental de l’entrée de la ville de Lastrimia, capitale de l’empire du même nom. L’air altier, se tenant bien droit sur sa selle, il savait qu’il avait fière allure. L’allure que tout bon soldat se devait d’arborer, selon lui.
Ses cheveux de neige, coupés courts et au carré, encadraient un visage impassible, des yeux étrécis qui semblaient scruter les âmes. Un nez droit, une bouche mince et un menton volontaire soulignaient l’austérité naturelle du personnage.
Âgé de cinquante ans, il avait pas mal roulé sa bosse à travers Galéir. Il était à la tête de la Compagnie Grenell, l’une des multiples compagnies de mercenaires qui exerçaient leurs talents sur les champs de bataille d’un monde instable. Avec le temps, sa compagnie s’était forgée une belle réputation, au point que la Grenell était considérée comme l’une des compagnies les plus sûres au monde. Lui confier une mission, c’était s’assurer par avance de son succès. Ou presque. Car comme de bien entendu, il arrivait parfois à la Grenell d’échouer dans sa tâche. Nul n’est infaillible. Par contre, il est également certain que le taux d’échec de la Grenell comptait parmi l’un des plus faibles au sein des meilleures compagnies de mercenaires.


***

Récemment, il avait accepté un travail pour le compte du Potentat de Griend, un micro-pays dont l’économie reposait sur le trafic d’esclaves. Or ses rivaux politiques, notamment la cité d’Eibor, avaient mis des mercenaires à contribution afin d’attaquer et anéantir les convois d’esclaves devant être acheminés vers Griend. Redoutant de perdre son aura local, le Potentat de Griend avait fait appel à la Grenell pour protéger les convois et exterminer les troupes ennemies.
N’ayant rien de mieux à faire, et toujours avide de remplir les caisses de la Grenell – fédérer les meilleurs mercenaires de Galéir nécessitait des moyens financiers importants, tout comme l’entretien de leur caserne et de leur camp d’entraînement –, Marus s’apprêtait à quitter la caserne avec l’élite de ses troupes lorsqu’un émissaire officiel du royaume de Lastrimia s’était présenté à lui.
Marus aimait travailler pour les Lastrimiens : il n’y avait jamais aucun coup fourré avec eux et ils payaient rubis sur l’ongle. L’émissaire lui demanda de cesser toutes affaires courantes, sa présence étant mandée en Lastrimia sur-le-champ. Marus avait une haute estime de lui-même, aussi faillit-il remettre l’impudent à sa place. Pour qui le prenait-on ? Un vulgaire laquais qui devait accourir à l’appel de son maître ? La seule information que l’émissaire lâcha était la rémunération envisagée pour s’attacher les services de la Grenell. Quand il sut qu’il serait payé moitié plus que d’habitude, Marus ne vit aucun inconvénient à faire le laquais. Il envoya ses hommes les moins expérimentés aider Griend. Vu la somme proposée par les Lastrimiens, Marus aurait besoin de l’élite de ses hommes, même si l’émissaire refusa d’expliciter la mission envisagée. Le chef de la Grenell était un homme pragmatique. Il aurait sa réponse à Lastrimia ? Soit. Ils partirent sur-le-champ.


***



– Une simple mission d’escorte ?
Marus n’en revenait pas. Ses deux interlocuteurs, les chefs des Maisons Lonai et Venatosh, respectivement Maisons du Commerce et du Savoir, hochèrent la tête.
Il s’était attendu à une mission dangereuse. L’armée lastrimienne était puissante mais vouée exclusivement à la défense du pays. Pour les actions en-dehors du territoire, de représailles ou d’intimidation, des mercenaires étaient embauchés. La Grenell l’avait été plus d’une fois. Marus s’était attendu à mener des actions de guerre, pas de simples escarmouches.
Et voilà que Lonai et Venatosh lui annonçaient que ses hommes et lui devraient juste jouer aux nounous pour les plus grands scientifiques de Lastrimia au cours d’une expédition culturelle et commerciale. Marus dissimula son incrédulité et retrouva son sang-froid.
– Vous serez le chef de l’expédition, reprit Venatosh, et n’aurez pas le droit à l’erreur : ces scientifiques sont les meilleurs dans leurs domaines, hors de question d’en perdre un seul !
– Grâce à cette expédition, enchaîna Lonai, nous en saurons beaucoup plus sur nos voisins et les liens commerciaux susceptibles d’être développés. En fin de compte, tout le monde y gagne. Vous n’êtes embauché que pour défendre les scientifiques. Vous ne participerez à des affrontements que si vous êtes attaqués. L’expédition est lancée afin de se faire de nouveaux amis en vue d’échanges fructueux. Pas de pillage, pas de vols ni viols, bref aucune action de votre part qui ne soit pas vertueuse. Les gens que vous croiserez doivent impérativement garder un bon souvenir de votre contact.
– Aucun problème, assura froidement Marus.
Ça allait être du gâteau !


***

Un garde entra et vint murmurer à l’oreille de Venatosh. Ce dernier se retourna vers Marus, un sourire chaleureux sur les lèvres, et lui dit :
– On m’annonce qu’un des scientifiques envisagés pour participer à l’expédition est justement là : le célèbre historien Veneg Ardim ! Je vais vous faire présenter.
– Soit, approuva Marus, qui en réalité se moquait éperdument de cet Ardim.
Le petit homme malingre qui entra ne lui fit pas forte impression, avec ses cheveux épars et son visage creusé de rides profondes. Sans se préoccuper du plus élémentaire protocole, Veneg Ardim alla droit à l’essentiel :
– J’ai appris que j’étais pressenti pour faire partie d’une expédition scientifique au-delà des frontières de Lastrimia. Je suis d’accord ! Quand partons-nous ?
– Un peu de calme, mon cher Veneg, répondit Venatosh en riant. Permettez-moi de vous présenter Marus Grenell, qui sera le chef de l’expédition.
– Enchanté, mon cher ami ! s’exclama Veneg en secouant vigoureusement la main de Marus.
Le mercenaire resta impassible.
– Maître Ardim, dit Lonai, Marus Grenell ayant en charge l’expédition, c’est à lui que vous adresserez toutes vos demandes et vos problèmes. Il est là pour les résoudre et pour faire en sorte que votre voyage se déroule pour le mieux.
– Parfait ! répondit Veneg.
Le petit homme mit les mains derrière son dos et se mit à aller et venir dans la pièce, tout en parlant :
– Voyons voir… Il me faut bien sûr mon assistant, Aram Dongar. Une malle pour transporter mes travaux en cours. Je ne voyage pas à cheval, je trouve cela par trop inconfortable. Je veux une mule. Il faudra dire au cuisinier que je suis allergique aux fraises : avouez qu’il serait dommage que l’homme qui a découvert le torque et l’épée de justice d’Amuldera meure d’une bête allergie. Il me faut des dizaines d’étuis étanches pour mes parchemins. Mieux vaut en prévoir trop que pas assez ! Et bien sûr, des parchemins vierges. De la région de Mergath, leurs ateliers font ce qu’il y a de mieux en la matière. Sans oublier l’encre… celle des teinturiers d’Ocrad est de très bonne qualité. Et les plumes, bien sûr. Des ateliers royaux, ils savent y faire ! Voyons, quoi d’autre ? Ah oui, je ne dors que dans de la soie ! Je…
Veneg s’arrêta brusquement pour fixer Marus.
– Mais… vous ne prenez aucune note ? demanda-t-il. Vous n’espérez tout de même pas que je vais me répéter dix fois ?
Marus, blanc comme un linge, se força à rester calme. Pour qui le prenait-on ? Un laquais de bas étage, encore une fois ? Un factotum ?
– J’aime autant vous dire, jeune homme, reprit un Veneg outré, que toute entreprise scientifique doit être menée avec le plus grand sérieux, la plus grande rigueur. J’espère être assez clair ?
Tout en parlant, il s’était rapproché de Marus, et quand il eut fini sa diatribe, il touchait presque le mercenaire. Bien que Marus lui rendait une tête, Veneg le toisait, l’air sévère.
Le mercenaire se crut un instant revenu au temps de sa jeunesse, quand lui-même n’était qu’un apprenti combattant aux mains d’un instructeur sévère. Il redevint vite lui-même et se retint de fracasser le crâne de ce vieil hibou d’un coup de poing bien placé. Penser à la paye promise le calma, et il parvint même à esquisser un sourire… aussi crispé qu’artificiel.
Cela ne suffit pas à calmer Veneg Ardim.
– Faites attention, jeune homme ! Soyez certain que je vous aurai à l’œil pendant le voyage !
Calme, Marus, calme…
– Vous n’avez pas de langue ? Vous avez beau être militaire, vous devez tout de même être doué de la parole, non ?
– Je suis doué de parole… maître Ardim.
Marus fut fier d’avoir prononcé ces mots sur un ton neutre. Veneg ne remarqua pas le teint désormais pivoine de Marus, et ne sut jamais à quel point il venait de frôler la mort. Seule l’autodiscipline de Marus lui avait permis de ne pas exploser.
– Ouf ! Sinon, on aurait eu du mal à communiquer ! conclut Veneg en riant.
Il semblait avoir complètement oublié qu’il venait de s’emporter.
– Messieurs, reprit-il, je prends congé, j’ai un certain nombre de dispositions à prendre avant qu’on ne parte !
– Maître Ardim, vous avez le temps, répondit Venatosh. L’expédition ne partira que dans trois mois.
– Mieux vaut être prêt avant le départ qu’après, fit Veneg en s’esclaffant.
Fier de son bon mot, il s’esquiva sur ces paroles.
– Combien avez-vous dit qu’il y aura de scientifiques dans cette expédition, messieurs ? demanda Marus, impavide.
– Douze, répondit Venatosh.
– Parfait, conclut Marus.
Douze comme celui-là ? Ce n’est pas possible, c’est un cauchemar ! Je vais sûrement être obligé d’en tuer un ou deux pour tenir les autres à carreau !