Chapitre 3 : pirates

Minos et Parnos sympathisèrent avec leurs nouveaux « amis » devant de nombreuses tournées de Remonte Tripes. Bien que l’heure du dîner soit passée depuis longtemps, aucun d’entre eux ne semblait décidé à manger autrement que dans un verre. Ils en apprirent plus sur Endaïlé et son organisation politique unique. Les dernières élections du gouverneur de la cité remontaient à cinq ans et avaient amenées au pouvoir un certain Crisies. Soutenu par une majorité de notables locaux, il avait entrepris de faire d’Endaïlé un modèle d’ordre et de discipline, alors que la ville n’était ni pire ni mieux qu’une autre au niveau sécurité.
Il tripla les effectifs de la garde municipale pour imposer sa vision de la ville « parfaite ». Les mendiants et les indigents furent expulsés de la ville, les hordes de chiens errants éradiquées, et Crisies décréta que Endaïlé devait être un modèle de propreté. Tout commerçant ayant une échoppe ayant pignon sur rue serait désormais tenu comme responsable des déchets devant sa porte. Pour renforcer son emprise, il encouragea fortement l’immigration de ses compatriotes Merlhandais, autant d’électeurs supplémentaires qui, en lui apportant leurs suffrages, bénéficieraient en retour de sa protection.
Restait une frange de la population à mettre au pas : les marins. Il était de notoriété publique que derrière chaque marin se cachait un pirate, et Crisies ne pouvait pas accepter un tel état de fait dans sa ville. Une nuit, il fit donc dévaster une auberge par ses hommes de main, qui firent prisonnier une soixantaine de marins, sous le prétexte qu’ils avaient « nuits à l’ordre public ». Du point de vue des hommes de la mer, la soirée s’était pourtant déroulée comme à l’accoutumée. Ils s’étaient saoulés, avaient chanté à tue-tête, s’étaient raconté leurs exploits respectifs, avaient échangé des potins, et il y avait bien sûr eu quelques rixes. Pour eux, rien de plus que de la routine. Les marins arrêtés furent entassés dans les geôles de la Maison du Gouverneur et une parodie de procès fut entamée dès le lendemain. Rapidement reconnus coupables, et sans avoir eu la possibilité de se défendre, les « fauteurs de trouble » se virent signifier qu’ils seraient tous exécutés une semaine plus tard, à l’aube.
Quand les premières lueurs du jour naissant vinrent caresser la ville, le jour prévu pour l’exécution, les habitants d’Endaïlé découvrirent avec effroi qu’une trentaine de navires imposants mouillaient juste devant le port. Les pirates venaient au secours des marins.
Nul n’avait réellement la preuve que pirates et marins ne formaient qu’une seule et même caste, mais tout le monde savait qu’ils étaient au moins cul et chemise, et toujours solidaires.
Ils envoyèrent une délégation rencontrer Crisies et lui intimèrent de libérer ses prisonniers s’il ne voulait pas qu’Endaïlé soit rayée de la carte. Les pirates ayant la réputation d’être des monstres assoiffés de sang, prompts à déferler sur des villes pour les piller, un accord fut conclu en quelques heures seulement.
En tant que gouverneur d’Endaïlé, Crisies était notamment responsable d’une partie de l’approvisionnement en nourriture de Balkna, et la pêche en représentait une part importante ; les marins, eux, avaient besoin de vendre leur pêche et d’avoir un endroit où faire escale de temps à autre pour se reposer ou faire la fête entre deux expéditions. Ils obtinrent le droit de continuer à venir en ville vendre le produit de leur pêche, et un quartier de la ville leur fut accordé près du port. Nul garde n’aurait le droit d’entrer dans ce quartier, et nul marin n’aurait le droit de s’aventurer en-dehors de ce quartier.
La seule exception fut l’auberge La Bonne Pêche, celle-là même où Minos et Parnos étaient entrés, et où les marins avaient leurs habitudes depuis fort longtemps. Crisies n’accepta cette dérogation qu’à contrecœur, parce qu’il avait le couteau sous la gorge, mais fit par la suite placer La bonne pêche sous étroite surveillance. Ses gardes reçurent l’ordre de ne pas hésiter une seconde à pendre quiconque en sortirait manifestement ivre…ou commettant l’erreur de quitter les lieux seul. Les marins étaient prévenus et veillaient depuis lors à rallier l’auberge par groupes armés, afin de garantir leur sécurité.



Les heures suivantes ne furent qu’une vaste orgie et les tournées s’enchaînèrent dans une ronde sans fin. Quelques coups de poing furent distribués, mais nul ne fut jeté dehors ni ne prit le risque de sortir seul : il y avait toujours quelques marins qui restaient sobres, afin d’encadrer les fêtards qui voulaient rejoindre leurs navires.
Vers le milieu de la nuit, Valieri donna le signal de départ à ses hommes. Parnos tenait fermement sur ses jambes malgré l’incalculable nombre de gobelets de Remonte Tripes qu’il avait ingurgité. Seuls son sourire figé et ses yeux vagues indiquaient que l’ignoble boisson d’Endaïlé commençait à avoir un effet sur lui. Ce qui restait de Minos cuvait à l’endroit où il avait fini par tomber ivre mort, quelques heures plus tôt. Ses ronflements bruyants évoquaient le grondement d’un orikani au repos.
Il fut réveillé sans ménagement par Valieri, qui le secoua comme un prunier jusqu’à ce qu’il se relève, et il se mit à marcher d’un pas lourd et hésitant, guidé et soutenu par Parnos.
En plus de Minos, Parnos et Valieri, l’équipage comptait cinq autres hommes : les Brodenasiens Telmas et Carolas, les Luliens Garolddé et Tertté, et Vilinder, neveu de Valieri, le jeune avec qui Minos avait lié connaissance à son entrée dans l’auberge. Parmi eux, seul Telmas était parfaitement sobre. Il ne buvait jamais une goutte d’alcool, et son air sévère décourageait quiconque de lui faire la moindre remarque à ce sujet.
Valieri à ses côtés, il ouvrit la marche jusqu’au navire, la main posée sur la garde de son épée. Tous ses sens étaient en éveil et ses yeux furetaient partout, à l’affût du moindre danger. Il marchait rapidement, sans se préoccuper de savoir si ses compagnons le suivaient. Ceux-ci commençaient déjà à se dégriser, sous le double effet de la température glaciale qui s’était installée avec la nuit, et du pas soutenu adopté par Telmas. Pour sa part, Minos marchait un peu plus droit qu’au départ, mais ses yeux ne montraient que de l’hébétude.
Il n’y eut aucun incident sur le trajet du port, et l’équipage arriva bientôt au bateau du capitaine Valieri, amarré à l’un des quatre pontons du port. Minos et Parnos n’en virent pas grand-chose, leurs yeux profanes ne discernant que la sombre silhouette d’un navire élancé. Ils montèrent à bord d’un pas hésitant, en se demandant si en fin de compte l’idée de se faire marins était si bonne que ça.
– Larguez les amarres ! Telmas, à la barre ! lança d’une voix tonitruante le capitaine Valieri.
A ces mots, l’équipage se mit en branle avec célérité et en silence, chacun connaissant son rôle sur le bout des doigts. Dans la nuit noire, Minos et Parnos distinguaient mal ce qu’il se passait et quelles manœuvres les hommes d’équipage exécutaient.
Tous deux ne furent que des poids morts pendant le départ, traînant dans les pattes de leurs collègues et cherchant vainement un endroit où ils ne gêneraient personne. Ce premier quart d’heure en mer fut un cauchemar pour eux, insultés et poussés à chaque instant par les autres marins.
Valieri finit par intervenir, en ordonnant aux deux nouveaux de se tenir à la proue du navire et de ne plus en bouger jusqu’à nouvel ordre. Ni l’un ni l’autre ne savait ce qu’était une « proue », mais Valieri ayant montré du doigt l’avant du navire pendant qu’il les houspillait, Parnos tenta sa chance dans cette direction en entraînant Minos qui le suivit machinalement, comme s’il n’avait plus de volonté propre. Ce dernier avait l’air un peu moins hagard, mais si il y avait eu plus de lumière, on aurait pu voir qu’il blêmissait de plus en plus.
Le navire des pirates, très effilé, était long d’une vingtaine de mètres. Ses deux extrémités étaient identiques, même si sa poupe était équipée d’un gouvernail d’étambot. Il était large de trois mètres, avec un long mât au milieu. Sur ce dernier vint bientôt se dresser une voile carrée. Dès qu’elle fut mise en place, tout le monde se détendit à bord, recommençant à rire et à plaisanter, à l’exception de Telmas, toujours sérieux et imperturbable à la barre, et Valieri, qui rejoignit Minos et Parnos, serrés l’un contre l’autre et tentant vainement de lutter contre le froid glacial.
– Bon, à nous trois. Vous savez nager ? s’enquit Valieri.
Un double « non » lui répondit.
– Avez-vous déjà barré un bateau ?
– Euh… commença Minos, l’air de réfléchir.
– Qu’est-ce que ça veut dire, « barrer » ? demanda Parnos d’un air penaud.
Valieri soupira.
– Vous savez au moins ce que sont « tribord » et « bâbord », tout de même ?
Le capitaine eut sa réponse en voyant ses deux interlocuteurs échanger un regard perplexe.
– Dites-moi que vous êtes déjà montés sur un navire ? fit-il d’un ton presque suppliant.
Les deux anciens voleurs ne répondirent rien, arrachant un nouveau soupir à leur capitaine. Un long moment passa, pendant lequel on n’entendait que le claquement de la mer venant fouetter le navire. Valieri finit par reprendre la parole :
– Bon, on verra tout au lever du soleil. Le mieux que vous ayez à faire, c’est d’aller vous coucher pour être frais et dispos au petit matin. Vous aurez alors une formation accélérée, et je vous garantis que demain soir, quand vous vous coucherez épuisés, vous saurez tout sur le fonctionnement du navire et sur les termes employés dans le monde de la mer. Et peut-être même que vous saurez nager, ajouta-t-il avec un sourire torve qui les inquiéta quelque peu.
Il les confia à son neveu, qui donna à chacun une couverture tirée d’un des longs coffres scellés le long du navire, et qui servaient aussi de bancs pour les rameurs. Ils s’étendirent à même le bois dur et humide et cherchèrent le sommeil. Minos s’y enfonça aussitôt, mais Parnos se tourna et se retourna le reste de la nuit, malgré la mer calme, ne parvenant ) somnoler que par à-coups.
Cette nuit-là, seul Telmas resta à son poste.

L’apprentissage de Minos et Parnos commença le lendemain, comme promis. Ils connurent dès le début les Dix-Huit Enfers : après un repas frugal rapidement expédié (à base de poisson, ce qui les fit grimacer de si bon matin), ils firent le tour du navire avec Tertté. Le Lulien était de taille modeste, comme beaucoup de Seitrans du sud, mais de constitution solide, comme ses camarades. Il avait le teint hâlé, une tête de fouine agrémentée d’une fine moustache aussi noire que ses cheveux dégarnis, et des petits yeux rusés souvent plissés. Il leur apprit énormément de termes techniques, et ils ingurgitèrent comme ils purent les « proue », « poupe », « quille », « ligne de flottaison », « amener une voile », « tribord » et « bâbord », et autres « bordage à clins », en ayant l’impression d’apprendre une langue étrangère. Tertté ne leur facilitait pas la tâche, leur beuglant des insultes à chaque fois qu’ils se trompaient quand il les interrogeait sur un terme expliqué quelques minutes plus tôt.
Comme ils n’étaient pas stupides, il ne leur fallut que deux heures pour intégrer tout cet enseignement théorique. Minos était d’une humeur massacrante : il détestait le ton employé par leur professeur, qu’il décida rapidement de haïr, et une gueule de bois monumentale lui enserrait la tête comme un étau. De plus, s’entendre appeler « Wintrop » par les autres, surtout par Parnos, ne faisait rien non plus pour améliorer son humeur : Parnos lui paierait ce coup-là très cher !
Ce dernier semblait résigné, suivant Tertté avec l’air d’un chien battu, en répétant dans un murmure continu tout ce qu’il apprenait. Tertté finit par se satisfaire de leur savoir et son comportement changea alors du tout au tout : il les traita en camarades, en égaux, riant, leur envoyant des bourrades amicales dans les côtes pour accompagner l’impressionnant répertoire d’histoires salaces dont il les abreuva. A l’occasion de cette courte pause, ils purent se caler un peu l’estomac, avec bien sûr du poisson, séché, ce qui leur arracha encore des grimaces.
Le soleil, qui ne parvenait pas à réchauffer l’équipage en raison d’un vent assez fort, était à ce moment encore loin d’avoir atteint son zénith. La journée promettait d’être longue pour les deux apprentis marins, qui passèrent alors entre les mains de Telmas. Ce Brodenasien aux traits sévères s’exprimait tout le temps d’un ton monocorde et aussi froid que le royaume du nord qui l’avait vu naître. Contrairement à beaucoup d’Aigers, ses cheveux blonds étaient coupés courts, et il donnait toujours l’impression de ruminer de sombres pensées derrière son front haut. Il les prit sous son aile après un court somme, et entreprit de leur expliquer de son ton austère les rudiments de la navigation, l’utilisation de la barre et les subtilités de l’utilisation d’une voile.
Ils apprirent que le navire était également équipé de rames, et Valieri en profita pour leur montrer quelle vitesse le navire pouvait atteindre quand l’équipage ramait. Comme de juste, ils eurent le droit de s’installer sur les bancs des rameurs pour apporter leur contribution à cet exercice. Il ne leur fallut que quelques instants pour transpirer abondamment et avoir l’impression de mourir : les muscles qu’ils sollicitaient leur firent un mal de chien au bout de cinq minutes à peine, par manque d’habitude, et furent de plus en plus lourds durant la demi-heure pendant laquelle ils s’adonnèrent à cette torture. Ils étaient épuisés quand Valieri mit fin à la manœuvre.
Mais ils n’eurent pas le loisir de se reposer, car Telmas testa les connaissances théoriques qu’il leur avait appris, avant de les mettre à la barre. Parnos fut pitoyable et gagna le mépris du marin, alors que Minos, au contraire, parvint rapidement à faire ce qu’il voulait du navire, le forçant à se plier à ses manœuvres, de plus en plus hardies au fur et à mesure qu’il en acquérait la maîtrise. Il l’utilisa comme un prolongement de son être, apprenant à reconnaître ses limites et le forçant de temps à autre à se cabrer brusquement, comme pour lui rappeler qui était le maître. Telmas fut impressionné et ne le cacha pas à Valieri : l’instinct de ce Wintrop laissait présager un potentiel intéressant de navigateur, ce qui pouvait leur être très utile.
Bien sûr, leur formation continua le reste de la journée : Tertté s’assura qu’ils n’avaient pas oublié les leçons du matin, puis Carolas leur apprit à se servir d’un filet de pêche, lors d’une halte en pleine mer. Carolas était pour le moins étrange : physiquement, il était indubitablement Aiger, aussi blond que son compatriote Telmas, mais sa coupe de cheveux, qui lui tombait sur les épaules, était plus en adéquation avec les standards de leur pays d’origine. C’était quelqu’un de très nerveux et agité, qui sursautait souvent, comme si un danger quelconque le menaçait en permanence : il donna à Minos et Parnos l’impression d’être une bête traquée. A ce titre, il ne ressemblait pas à l’Aiger typique, farouche guerrier indomptable et sans peur.
Aucun des deux apprentis ne se révéla très doué pour la pêche, mais les autres ne semblèrent étrangement pas y accorder grande importance. A la fin de cet exercice, et alors que le soleil se rapprochait de l’horizon, l’équipage au grand complet, Valieri à sa tête, convergea vers Minos et Parnos, les yeux brillant de malice.
– Je vous ai promis hier que vous apprendriez à nager si on avait le temps, commença le capitaine d’un ton léger.
Minos et Parnos, mal à l’aise, se tinrent coi.
– Et bien, nous avons le temps, continua gaiement leur chef. C’est très simple : tout corps flotte, d’une manière naturelle. Il suffit d’agiter les bras et les jambes pour avancer ou pour rester à la surface. Montre-leur, Vilinder.
Son neveu ôta sa tunique, ne conservant que le pagne qu’il portait dessous, et plongea par-dessus bord. C’était un nageur accompli et les deux anciens voleurs furent fascinés par la grâce de ses mouvements et la facilité avec laquelle il se mouvait dans et sur l’eau. Mais dès qu’il fut remonté à bord, leur enthousiasme fut brusquement douché quand Valieri leur lança :
– A votre tour, maintenant.
Peu sûrs d’eux, ils commencèrent lentement à se déshabiller à leur tour, trop lentement au gré des autres, qui finirent par les empoigner et les jetèrent à la mer sans ménagement. Au contact de l’eau, Parnos se mit à crier comme un fou et se débattit n’importe comment, envoyant de grandes gerbes d’eau autour de lui. Ses hurlements se turent au bout d’une trentaine de secondes, quand il coula. Vilinder ressauta à l’eau quand les marins comprirent qu’il n’arriverait pas à remonter à la surface par ses propres moyens. De son côté, « Wintrop » parvint à peu près à rester à la surface, tout en avalant à maintes reprises des paquets de mer. Ses camarades finirent par lui tendre une rame pour l’aider à remonter, satisfaits de son comportement.
Parnos fut remonté aussi, inconscient, et finit par être ranimé. Jamais il n’avait eu l’air aussi pitoyable, toussant et recrachant de l’eau de mer, tandis que Vilinder enveloppait son corps tremblant de tous ses membres dans une fourrure. Les nageurs et le reste de l’équipage, hilares, eurent droit à une tournée de Remonte Tripes.
Parnos en fut un peu ragaillardi et ses tremblements s’estompèrent ; Minos, pour sa part, eut l’impression de boire du plomb liquide, mais il constata avec soulagement que, contrairement à la veille, ce poison paraissait cette fois-ci décidé à rester dans son estomac.

Le lendemain, Minos et Parnos affinèrent leurs connaissances, participant aux manœuvres quand l’équipage lançait ses filets de pêche. Comme Parnos n’apprenait tout cela qu’avec réticence, contraint et forcé, il ne gagna pas beaucoup de respect de la part des autres membres d’équipage. Minos, avec la curiosité de la jeunesse, se lança pour sa part à corps perdu dans toutes ces activités.
La navigation se révéla décidément être son point fort : il buvait les paroles de Telmas, qui lui en apprenait les subtilités. Il participa activement à la pêche, mais s’y avéra médiocre ; ses camarades ne lui en tinrent pas rigueur, se contentant de se satisfaire de son enthousiasme. Il replongea également, ayant pris goût à la nage : il n’était pas très doué mais prenait beaucoup de plaisir à barboter. Parnos ne voulant pas faire l’effort d’y retourner, il se retrouva dédaigné et méprisé par tous, à l’exception de Minos, bien entendu. Leur solidarité était à toute épreuve et jamais ils n’auraient eu idée de dissocier leur destin commun.
Le jour suivant, quand ils s’enquirent de leur destination, Valieri et ses hommes refusèrent de la dévoiler, arguant que c’était une surprise. Minos et Parnos comprirent surtout qu’elle était secrète, et qu’ils n’en sauraient plus qu’à partir du moment où ils auraient réellement acquis la confiance de leurs compagnons. Ils n’insistèrent donc pas.

Ce fut le lendemain, leur quatrième jour en mer, que survint un événement qui allait pleinement intégrer Minos et Parnos dans leur nouveau monde. Toutes les demi-heures environ, l’un des marins, le plus souvent le leste Vilinder, grimpait en haut du mât et scrutait l’horizon dans toutes les directions, afin de détecter la présence éventuelle d’autres navires. Et cette matinée-là, Minos et Parnos eurent la surprise de l’entendre crier « Voile vilizel à l’horizon ! ».
Tout le monde se tourna dans la direction que Vilinder désignait du doigt, et chacun put distinguer une minuscule tache verte au loin. Valieri lança ses ordres :
– Tous en tenue de combat ! Vilinder, descend de là et prends la barre. Tertté et Telmas, hissez la voile : on va leur fondre dessus comme un requin sur un banc de poissons !
Chacun accomplit sa tâche avec célérité, les yeux brillant d’excitation. Non que le voyage eut été ennuyeux jusque-là, car la formation de nouveaux était toujours amusante, mais parce qu’ils allaient avoir l’opportunité d’exercer leur véritable profession : pirates. Garolddé, le grand Seitran aux cheveux bouclés de couleur châtain, se frotta les mains, et Minos et Parnos comprirent qu’il était en quelque sorte le seul vrai combattant à bord. Minos était sceptique quant à ses talents, et demandait à voir.
Tous s’équipèrent pour l’abordage. Minos et Parnos échangèrent un regard dubitatif en voyant les pauvres préparatifs de leurs compagnons : ceux-ci consistaient simplement à prendre leurs armes, rangées dans les coffres-bancs du navire, et certaines d’entre elles semblaient avoir vécu plusieurs vies. Valieri donna quelques consignes et explications à Minos et Parnos.
– Bon, les enfants, écoutez-moi bien. C’est un navire vilizel, on le voit à leur voile verte, typique de chez eux. Ce sont des commerçants importants car ils sont les seuls parmi les royaumes de l’est à avoir un accès à la mer : beaucoup de richesses passent donc par leurs ports. Les Vilizel ne sont pas réputés pour leur imagination, donc on va avoir affaire, comme d’habitude avec eux, à une dizaine de bonhommes, plus marchands que combattants. La technique est simple : on les rejoint, on les aborde en hurlant pour leur faire peur et bien leur montrer que nous sommes des sauvages sans foi ni loi, et ils se rendent gentiment pour sauver leurs peaux. Après, on embarque à notre bord tout ce qu’ils transportent de plus précieux et on reprend la route. Des questions ?
– Ça se passe aussi simplement que ça ? s’étonna Minos.
– Et oui, Wintrop. Ces types sont des imbéciles, et ils tiennent tellement à réduire les coûts de leurs voyages qu’ils ne s’encombrent pas à embarquer des combattants avec eux.
Minos n’était pas convaincu mais n’insista pas. Parnos l’était encore moins mais préféra lui aussi se taire : il était déjà bien assez mal vu comme ça.
La voile verte se rapprocha rapidement, trop rapidement au goût de Valieri, qui fronça les sourcils et s’exclamant :
– Pourquoi est-ce qu’ils n’essayent pas de fuir ? C’est toujours ce qu’ils font, d’habitude.
– Peut-être qu’ils les ont changé, leurs habitudes ? proposa Minos.
– Ce serait étonnant, répondit Valieri d’un air pourtant peu convaincu.
C’est alors que l’inimaginable se produisit : le navire vilizel incurva clairement sa route et se dirigea droit sur les pirates, voile au vent.
– Peut-être que des pirates ont déjà pris ce navire, et qu’ils viennent nous saluer, fit Vilinder avec espoir.
– Dans tes rêves, petit, grogna Carolas d’un ton sombre. Je dirais plutôt qu’ils se sont enfin décidés à embarquer des combattants pour protéger leurs cargaisons.
Tous observaient désormais la voile verte qui fondait sur eux, tout en réfléchissant fébrilement. Valieri finit par se reprendre le premier :
– Bon, ils n’ont pas peur de nous, c’est évident : ils doivent donc effectivement avoir des guerriers à leur bord. D’un autre côté, avec le vent et la force de nos bras, nous pouvons leur échapper sans problème, mais c’est une chose que nous ne pouvons pas nous permettre : nous sommes la terreur des mers, notre réputation est en jeu ! Quoi qu’il se passe et quel que soit leur nombre, nous devons les attaquer et en triompher ! Ensuite, nous irons à Drisaelia rendre compte de ce qui nous est arrivé. Nous convoquerons un Conseil exceptionnel pour prévenir les autres que la donne semble avoir changé sur les mers. Mais on n’en est pas encore là. Puisqu’ils veulent se frotter à nous, ils vont le regretter !
La distance entre les deux navires fondit rapidement. Les pirates purent voir que sur le pont du navire ennemi, une dizaine de mercenaires armés de pied en cap les attendait de pied ferme.
Après les avoir observé longuement, Parnos dit à ses camarades :
– Ils sont du Merlhand, ou en tout cas ils en ont la tenue. Leurs mercenaires sont assez réputés. Par contre, ces imbéciles n’ont jamais été réputés pour leur imagination débordante, et ils ne font pas exception à la règle aujourd’hui : ils sont venus avec leur attirail habituel : de lourdes armures, et de grands boucliers triangulaires peu manœuvrables. C’est très utile sur un grand champ de bataille terrestre, mais ça ne peut que les gêner et les ralentir sur un bateau. Portez des coups rapides, à la jonction des pièces de leurs armures.
– Je suis d’accord, acquiesça Telmas en hochant la tête. Bonne analyse, ajouta-t-il en regardant Parnos d’un œil nouveau.
Ce dernier se contenta de hausser les épaules.
Valieri donna ses ordres, et chacun se tint prêt, arme à la main. Parnos restait fidèle à sa bonne vieille hache à double tranchant. Minos, de son côté, avait l’épée droite tyrlis qu’il avait récupéré sur le cadavre de Gal Owyn, ce qui était amplement suffisant pour faire des ravages, mais il alla fouiller dans les coffres contenant des armes et en sortit une épée courbe, arme Aiger par excellence. Il exécuta deux ou trois moulinets avec ses deux lames et, satisfait de leur équilibre, attendit tranquillement l’abordage, un rictus sauvage sur les lèvres.
Le capitaine donna ses dernières consignes, dans ce moment de calme qui précédait la tempête.
– Si on veut avoir une chance, il faut les surprendre, donc nous allons porter le combat sur leur pont, et tâcher de mener un assaut furieux pour les déstabiliser. Soyez sauvages et pas de quartier !
Les Vilizel manœuvrèrent de manière à ce que les deux coques se présentent de flanc, et continuèrent à se rapprocher. Minos se pencha vers Parnos et lui murmura quelques mots en aparté.
Le navire vilizel était deux fois plus long et plus large que le bateau pirate, mais leur hauteur étaient sensiblement la même, ce qui ne poserait pas de problème pour passer d’un bord à l’autre. C’est ce que Minos venait de faire remarquer à Parnos, en lui ordonnant de le suivre dès qu’il sauterait. Il avait bien l’intention d’être le premier à poster l’estocade, pour une question de prestige : il voulait marquer les esprits et démontrer la valeur de Parnos au combat à leurs camarades.
Ce dernier se tenait fin prêt et suivit Minos quand ce dernier, alors qu’un mètre à peine séparait les deux navires, s’élança chez l’ennemi en hurlant. Sa manœuvre « surprise » fut couronnée de succès…mais partiellement seulement. Son adversaire le plus proche n’eut en effet pas le temps de lui porter un coup d’épée, mais il lui décocha instinctivement un coup violent avec son bouclier, attaché à son bras, qui envoya le pauvre Minos s’affaler sur le pont comme un tas de chiffons.
L’autre ne put se tourner pour l’achever car Parnos était déjà sur lui : sans se préoccuper des points faibles des armures, qu’il avait pourtant désigné à ses compagnons, sa hache fendit l’air en direction de la tête du mercenaire, protégée par un heaume. Ce dernier fut largement enfoncé sous le choc, et l’homme, déjà mort, n’eut pas le temps de tomber car Parnos lui asséna un second coup en pleine poitrine pour le projeter vers les autres qui arrivaient en renfort.
Parnos se mit alors à exécuter de larges moulinets pour tenir tout son monde à distance, et fit suffisamment de place pour que les autres pirates puissent le rejoindre en toute sécurité. Pendant ce temps, Minos, furieux et vexé de sa mésaventure, chargea et ses deux épées se lancèrent dans un ballet de mort : il portait ses coups si vite qu’on ne distinguait que des éclairs flous à la place de ses lames, et virevoltait tant que les mercenaires avaient toujours un temps de retard quand ils portaient leurs attaques. Quand les autres pirates se lancèrent à leur tour dans la bataille, les mercenaires n’étaient déjà plus que cinq : outre le premier que Parnos avait tué, lui et Minos avaient déjà expédié deux nouveaux ennemis chacun.
Les pirates étant huit, avec Minos et Parnos déchaînés à leur tête, ils n’auraient du avoir aucun mal à venir à bout de leurs adversaires, mais le sort n’en voulut pas ainsi : le jeune Vilinder, courageux mais inexpérimenté, fut touché à la tête : Minos vit le coup arriver et parvient à sauver le neveu de Valieri en le bousculant violemment, lui évitant la décapitation. Mais le coup reçu, en haut du front, entama le cuir chevelu. Vilinder poussa un cri, autant de douleur que de frayeur, et fut vite aveuglé par son sang qui lui coulait dans les yeux. Minos le jeta à terre sans ménagement et lui ordonner de ne pas bouger, avant de reporter son attention sur la bataille.
Il vit Telmas, visiblement bien plus à l’aise avec un gouvernail qu’avec une épée, se retrouver acculé, les lèvres serrées, parant comme il le pouvait les coups furieux d’un mercenaire. Il finit par se faire désarmer et évita le coup de grâce quand Parnos s’interposa du mieux qu’il put : il tenta d’écarter l’épée avec sa hache avant de frapper à son tour, mais sa parade ne fut pas assez puissante. Les deux adversaires réussirent à se porter chacun un coup, et s’écroulèrent tous deux en grognant, l’un sur l’autre. Les derniers guerriers adverses furent rapidement balayés.
Les petits Seitrans trapus au teint hâlé qui composaient l’équipage vilizel s’étaient recroquevillés dans un coin dès le début du combat, et ils tremblaient désormais de la tête aux pieds, certains que les pirates allaient les tuer sans autre forme de procès. Valieri se dirigea vers eux d’un pas décidé, les yeux brillants de colère. Il attrapa le Vilizel le mieux vêtu par le col, sans doute le capitaine ennemi, et le jeta à terre sans ménagement. Le Vilizel couina en tombant, et ses yeux remplis de terreur virent l’épée de Valieri s’abattre vers son crâne, qui éclata sous l’impact.
Se tournant vers les autres qui criaient grâce, il rugit :
– Bande de fumiers ! Nous autres pirates sommes des voleurs, pas des assassins…sauf si on nous y force ! Mais écoutez-moi attentivement, tas de larves, si vous autres les commerçants des mers vous voulez vous lancer dans une véritable guerre, vous trouverez à qui parler ! Armez-vous autant que vous voulez, vous ferons la même chose de notre côté, et je peux vous assurer qu’à partir de ce moment-là, nous ne ferons plus que des massacres ! Il n’y aura plus de survivants sur les navires que nous aborderons, et nous les coulerons ! Vos navires disparaîtront sans que vous sachiez où et comment ! Je vous laisse en vie pour cette fois-ci, mais c’est uniquement pour que vous rapportiez mes paroles à vos supérieurs : nous épargnerons la vie des équipages de marchands non armés, comme nous l’avons toujours fait, mais tous ceux qui résisteront ou qui auront à bord des mercenaires pour les protéger seront impitoyablement exterminés jusqu’au dernier !
Sous la surveillance active de Carolas, Garolddé et Tertté, les Vilizel terrorisés furent contraints de transborder un maximum de leurs marchandises à bord du bateau pirate, tandis que Valieri s’en alla rejoindre Minos et Telmas, qui s’affairaient autour des deux blessés. La blessure de Vilinder, bien que spectaculaire, n’était pas dangereuse. Par contre, l’état de Parnos était autrement plus préoccupant. Une longue et profonde estafilade barrait sa poitrine, de l’épaule gauche à la hanche droite. Il était inconscient et son visage blême était crispé.
Ni Minos ni Telmas ne s’y connaissaient en premiers soins, mais Minos, les yeux remplis de larmes, arracha sa tunique pour éponger le sang de son vieux serviteur. Valieri fit une grimace après avoir jeté un coup d’œil à Parnos, et partit sur le champ vers son navire. Il en revint avec une petite urne contenant un onguent puant de couleur de l’argile. Il en badigeonna largement la poitrine du vieux serviteur de Minos, puis le front de son neveu.
Poussé par la peur, l’équipage vilizel avait fait preuve d’une célérité impressionnante dans le transbordement des marchandises, sous la surveillance intraitable des pirates, très remontés d’avoir deux blessés, dont un grave…peut-être mortellement. Tout fut terminé en à peine une demi-heure. Gardant la tête froide, Garolddé avait fait en sorte que les produits les plus chers soient amenés les premiers à bord, si bien qu’au bout du compte, quand il ne resta plus de place dans le navire des pirates, il n’y eut plus que des marchandises de faible valeur sur le navire vilizel.
Sans perdre de temps, Valieri fit transporter Parnos à bord et la voile fut déployée. Telmas se chargea de la barre, et le voyage de retour commença, dans une atmosphère pesante.
Pendant ce temps, Minos avait pris la main de son serviteur et ne l’avait pas lâché, l’air sombre, plongé dans des pensées que nul ne pouvait deviner.
– Il faut le sauver, capitaine, finit-il par dire d’un ton farouche à Valieri, venu aux nouvelles.
– Je sais, Wintrop, et c’est ce que nous tentons de faire, rétorqua Valieri sans interrompre son effort. Nous n’avons pas les moyens de le soigner ici, mais si nous arrivons à Drisaelia rapidement, il vivra.
– Qu’est-ce que c’est, Drisaelia ? s’enquit Minos.
– C’est le quartier général des pirates, une grande île non répertoriée par les royaumes et en-dehors de toute route maritime traditionnelle. C’est là-bas que vivent nos proches, c’est là que nous entreposons nos richesses. C’est notre foyer, fort de dizaines de familles. Une terre de liberté comme il n’en existe nul part ailleurs sur toute la surface de Dilats. Nous y avons en outre de bons guérisseurs, qui devraient pouvoir remettre le vaillant Parn sur pied.
– Et on y sera dans combien de temps ?
– Difficile à dire, ça dépendra des vents. Au mieux, au milieu de la nuit. Dans le pire des cas, avant midi. Minos se tourna vers Parnos, dont la respiration, sifflante, n’augurait rien de bon. Il refoula ses larmes, au prix d’un énorme effort de volonté, et décida et ne cessa de se répéter intérieurement que non, le moment n’était pas venu pour Parnos de le quitter. Si son vieux compagnon mourait, il serait orphelin. Encore une fois. Et ce serait la dernière, car alors il se retrouverait seul au monde. Cette pensée le terrifia.
Les heures suivantes furent un cauchemar pour Minos. Il ne devait en garder par la suite qu’une impression indistincte, son esprit incapable de la moindre réflexion cohérente. Les autres membres de l’équipage vinrent tous s’enquérir plusieurs fois de l’état de santé de Parnos, mais Minos, en état de choc, ne percevait ni leurs questions ni même leur présence. Enfin, la voix puissante de Telmas finit par déchirer la nuit :
– Nous sommes arrivés.
Minos sursauta, regarda Telmas, hagard, puis ses yeux se posèrent sur une tache sombre que l’on devinait vaguement sur la mer, droit devant eux. Drisaelia. Valieri se rapprocha de Minos et lui demanda anxieusement :
– Alors, mort ou vivant ?