Chapitre XI : la flotte d’Isenn

Après cet incident, les pirates ne tinrent plus de réunions à Balkna. Minos et Parnos avaient assuré à Jagtroll et Plaevoo qu’il n’y aurait sûrement pas de suite à l’apparition de cet Enkar, mais comme ils refusèrent de s’expliquer quand à sa présence et au sujet du combat qui s’en était ensuivi, les deux chefs pirates eurent du mal à leur faire entièrement confiance.
Une autre conséquence fut l’humeur de Minos : il ne fut que rage et colère pendant des jours entiers, et commença même à s’attirer la défiance de ses propres hommes. Il avait beau être Wintrop le Rusé, rien ne l’autorisait à traiter ses camarades comme des moins que rien.
Alors qu’ils retournaient à Drisaelia, une semaine plus tard, il alla jusqu’à décocher un coup de poing dans la mâchoire de Parnos, intervenu pour le calmer en plein milieu d’une crise de colère. Minos regretta ce geste une fraction de seconde avant que son poing ne touche sa cible, mais trop tard pour s’arrêter. Il venait de franchir une limite qui pouvait changer toutes ses relations avec Parnos, et tous deux en eurent aussitôt conscience.
Alors que Parnos, tombé à terre sous la violence du coup, se frictionnait la mâchoire afin de s’assurer qu’il y avait plus de peur que de mal, la colère de Minos tomba instantanément, et il commença à reprendre ses esprits.
Mais à ce moment, Carolas s’interposa entre les deux amis et dit durement :
– Wintrop, tu dépasses toute mesure. Tu te souviens de ce que tu as dit quand tu as accepté de remplacer Valieri ? Tu as affirmé que si l’équipage ne voulait plus de toi comme chef, il n’aurait qu’à le dire. Nous n’avons jamais été aussi proches de cet instant, sache-le. Quoi qu’il en soit, si frapper quelqu’un peut faire s’envoler ta folie, tente ta chance avec moi, et je te conseille de frapper fort car pour ma part je n’ai pas l’intention de me ménager, conclut-il en se frottant les poings.
A ces mots, Minos fut à nouveau envahi par la fureur, et un sourire à faire peur apparut sur ses lèvres. Tous deux se mirent en garde et commencèrent à se tourner autour. Un cercle de marins les entoura aussitôt, mais sans enthousiasme. Aucun pari ne fut pris, aucun encouragement ne se fit entendre : ils étaient trop dégoûtés par la situation.
Ces derniers temps, avec tout l’entraînement qu’il s’était imposé, Carolas avait pris du volume : il était plus fort que Minos. Mais ce dernier avait une meilleure technique, acquise contre son gré grâce à l’entraînement forcé que Parnos lui avait imposé au cours des dix dernières années.
Leur combat dura longtemps : ils frappaient pour faire mal, et chacun était trop orgueilleux pour déclarer pouce. Minos avait toujours considéré que son point fort était sa vitesse, mais il s’aperçut à sa grande surprise que sur ce plan, Carolas n’avait rien à lui envier. En conséquence, chacun joua sur ses atouts : les coups de Minos, plus précis que ceux de son adversaire, faisaient des ravages, mais la force brute de Carolas n’était pas en reste.
Ce corps à corps s’éternisa une demi-heure, au terme duquel les deux protagonistes étaient épuisés, haletants, et couverts de sang. Minos, malgré la douleur, se sentait quelque peu euphorique. Il finit par décocher un sourire à Carolas, qui eut l’impression de contempler à nouveau le vrai Wintrop.
Minos fut pris d’un fou rire, et l’expression de Carolas se fit elle aussi hilare : il avait réussi à atteindre l’âme de son chef ! Ils s’en allèrent bras dessus dessous et soignèrent leurs blessures à grands coups de Remonte Tripes.
Minos fit des excuses publiques à ses deux cent membres d’équipage rassemblés sur le pont, et leur donna ordre de le jeter par-dessus bord si jamais d’aventure il se reprenait à les traiter de la sorte.
– Hum…c’est une bonne idée, et qui pourrait être mise en pratique dès maintenant ! lança Carolas, un large sourire aux lèvres.
Minos n’eut pas le temps de réagir, que Kraeg, Carolas et Vilinder lui tombaient dessus et le jetaient à l’eau. Parnos et Saug lui lancèrent prestement une corde, tandis que Minos, faussement ulcéré, abreuvait son équipage d’injures colorées. Dès qu’il fut remonté à bord, toute la tension de ces derniers jours s’évanouit et chacun retourna vaquer à ses occupations, le cœur plus léger.
Après avoir foudroyé du regard ses lieutenants, Minos fit signe à Parnos de le suivre dans leur cabine. Dès qu’ils y furent entrés, il tomba le masque et tous les regrets du monde purent se lire sur son visage quand il s’adressa à son vieux serviteur, d’une voix légèrement tremblante d’émotion.
– Parnos, je ne sais pas quoi dire. Jamais une telle chose n’aurait du se produire, et je ne pourrais jamais la rattraper.
Parnos le fixa d’un air impénétrable, en se tenant coi.
– Tu sais, depuis ses dernières années, tu as subi mes caprices sans fin, en râlant parfois mais en finissant tout le temps par me suivre. J’ai souvent été infect avec toi, et pourtant tu ne m’as jamais abandonné, et je me rends compte aujourd’hui que si j’avais été à ta place, je n’aurais pas pu supporter tout ce que je t’ai fait endurer. J’ai été le dernier des ingrats et le roi des imbéciles, et je te présente pour cela mes plus plates et mes plus humbles excuses. Tu as été tout ce temps d’une loyauté indéfectible, tu as donné bien plus que quiconque est en droit d’attendre d’un serviteur. D’ailleurs, je veux que tu saches qu’à mes yeux, tu n’es pas un serviteur : tu es un ami, le seul véritable ami que j’ai jamais eu, et tu as été le meilleur des mentors. Je suis fier de ce que tu as fait de moi. Je te dois tout. Tu vaux mille fois mieux que moi, Parnos. Au moins. Je ne suis qu’une entrave pour toi, et je ne veux plus l’être : tu peux cesser de me subir si tu veux, et aller de ton côté. Je ne suis pas digne que tu me suives et que tu me protèges comme tu l’as toujours fait.
Pour la première fois depuis dix ans, Minos sentit des larmes d’émotion lui monter aux yeux. Il avait improvisé tout ce long discours mais, au fur et à mesure qu’il le prononçait, il s’était rendu compte de sa véracité. Qui avait-il osé être pour empêcher Parnos d’accomplir son propre destin ?
Parnos, de son côté, n’était pas dans un meilleur état : des larmes coulaient silencieusement sur ses joues. Il prit la parole, d’une voix rauque.
– Je refuse de vous abandonner, Minos. Je ne me considère pas comme un simple serviteur de la Maison d’Ertos mais comme un membre à part entière, tout comme vous. Nous sommes la Maison d’Ertos, nous en sommes les derniers représentants, car à mes yeux, Kentos ne compte pas, toute sa loyauté étant acquise à la Couronne avant tout. Je vous ai vu grandir et je vous vois évoluer, jeune maître, et cette évolution va selon moi dans le bon sens. J’ai plus que jamais envie de voir jusqu’où vous vous élèverez, quel que soit le chemin que vous prendrez.
– Mon chemin…plus le temps passe, plus je le discerne, mon vieil ami. Tu crois que la résidence de mon père est encore debout ?
– Qui peut savoir, jeune maître ? Cela fait dix ans que pas un Seitran n’a mis les pieds dans le comté d’Ertos, sauf les serfs qui y vivent. S’ils sont encore en vie…
– Nous avons abandonné notre peuple, Parnos. Akeydana sait ce qu’il a dû endurer pendant toutes ces années.
– Nous n’avions pas le choix, Minos, et même les armées du roi n’ont pas pu reconquérir la moindre parcelle de terrain sur l’envahisseur.
– Ça va changer, vieux compagnon, oui, ça va changer, affirma Minos d’un ton véhément. Tu avais raison depuis le début, avec tes histoires de devoir sur lesquelles j’ai trop longtemps craché. Je suis né pour diriger le comté d’Ertos, et la désaffection de Kentos à ce sujet a achevé de me convaincre.
– Vous allez donc aller à la Cour réclamer votre titre, Minos ? demanda Parnos avec espoir.
– Non, j’ai une autre idée, répondit Minos, énigmatique, un sourire torve aux lèvres. Quoi qu’il arrive, une chose est certaine : Wintrop le Rusé va bientôt disparaître !
Suivant une impulsion subite, Minos prit Parnos dans ses bras avec force, et son étreinte lui fut rendue avec les intérêts. Puis, s’écartant, il dit :
– J’ai réussi à choper du torfen à Balkna et j’ai envie de m’arracher la tête, tu me suis ?
Parnos leva les yeux au ciel, en secouant la tête d’un air désespéré, mais répondit avec un sourire :
– Comme toujours, jeune maître, comme toujours…

Le lendemain fut une drôle de journée à bord. Minos avait plutôt tendance à raser les murs, afin de ne froisser personne. Il traitait tout le monde avec la plus grande déférence et ne se permit aucune de ses remarques ironiques habituelles. De plus, sa gueule de bois monumentale lui donnait presque le mal de mer.
De son côté, Parnos n’avait jamais aussi bien supporté le roulis, et il promenait un sourire béat partout où il mettait les pieds, prenant les décisions là où Minos n’osait plus que donner de timides conseils.
Carolas, dont le prestige ne finissait plus de monter, prit Minos à part. Il avait « des choses essentielles » à lui dire. Intrigué et redoutant que cela ait quelque chose à voir avec sa conduite récente, Minos l’emmena à sa cabine, où ils seraient tranquilles.
– Ecoute, Carolas, si c’est à propos de moi et de ma conduite…
– Non, Wintrop, cela n’a rien à voir. Pour ma part, je considère que tu as craqué sous la pression, et je suis heureux de voir que tu es redevenu toi-même : à mes yeux, cet incident est désormais clos. Ce que j’ai à te dire ne concerne que moi…et les Aiger.
– Je t’écoute, fit Minos, intrigué.
Allait-il enfin à apprendre plus sur le Carolas qui était revenu transfiguré du territoire des Latcherine ?
– Je tenais à t’informer que je ne vais pas tarder à monter mon propre équipage.
– Tu veux devenir chef pirate, Carolas ?
– Non. Mais j’ai besoin d’une frégate et d’un équipage.
– Puis-je m’enquérir de tes projets, ou ceux-ci ne me regardent-ils pas ?
– Ils ne te regardent pas, mais je veux tout de même te fournir une explication. Que sais-tu sur mon pays d’origine, le Brodenas ?
– Pas grand-chose, en fait, admit Minos, hormis que c’est un pays Aiger. Je ne crois pas avoir entendu dire grand bien du dirigeant actuel du pays, une espèce de paranoïaque xénophobe surnommé le Cruel.
– Son nom est Arzas, et la description que tu en as entendue est juste. Il était le fils aîné du roi, et avait cinq frères. Il les a toujours considéré comme une menace pour son futur règne, et n’a pas attendu que son père meure pour se débarrasser de ses rivaux. Quand le vieux Tarminas est mort, d’une manière par ailleurs suspecte, quatre des fils cadets avaient déjà disparu, eux aussi dans des circonstances pour le moins bizarres. Le dernier des frères partit alors en exil, pour sa propre protection, en attendant…il ne savait quoi. Je suis ce sixième frère, et je veux mettre un terme aux exactions et à la tyrannie que mon frère exerce. Je compte donc mettre sur pied un équipage d’Aiger et aller renverser Arzas.
– Hum…il y a une chose qui m’échappe, Carolas : qu’est-ce qui t’es vraiment arrivé sur le territoire des Latcherine ?
– J’ai vaincu la mort, tout simplement, répondit l’Aiger d’un ton nonchalant. Jusque-là, j’avais toujours eu peur de mourir de la main d’un séide de mon frère, empoisonné, poignardé, que sais-je encore ? Je vivais dans une terreur perpétuelle. Et puis j’ai fait un choix qui a changé ma vie : j’ai décidé d’utiliser une antique magie qu’on m’avait enseigné à la Cour du Brodenas, le genre de magie destinée à forger les légendes des grands rois Aiger, qui sont censés mourir avec panache en se riant de la mort. J’en avais assez de ma vie misérable, et je trouvais que c’était une fin honorable pour moi que de mourir en sauvant mon chef, c’est-à-dire toi. Mon nom aurait été loué, j’y aurais peut-être gagné le surnom posthume de Carolas le Brave.
“C’était stupide mais j’estimais que de toute manière, j’avais d’ores et déjà raté ma vie. Et là, reprit-il après un long silence, j’ai eu une révélation. J’ai ressenti pleinement le sentiment de mon invulnérabilité quand je suis allé te chercher, quand j’ai constaté l’impuissance de tous les mages Latcherine à me faire le moindre mal. Oh, je savais bien que la puissance de ce sortilège me coûterait la vie, mais je n’en avais cure. Pour la première fois de ma vie, j’avais pris une décision primordiale, seul, et je m’étais donné les moyens de l’accomplir.
“Alors quand, contre toute attente, j’ai survécu, j’ai vu toute ma vie sous un autre angle. Je me suis juré de ne plus rien subir, Wintrop, et la peur m’a quitté à tout jamais. Je suis de par ma naissance un prince Aiger, et j’agis désormais comme tel. Je me dois d’être un exemple et de guider mon peuple. Quant à mon frère, qui maintient le pays sous la terreur, ses jours sont désormais comptés. Pour le bien de mon peuple et pour venger mes frères morts par sa faute, il doit mourir, et je serais son bourreau !
– Donc, si j’ai bien compris, ton équipage sera Aiger ?
– C’est ce que je me disais au départ, mais mon opinion a évolué depuis. Certes, tous les Brodenasiens me suivront aveuglément, et beaucoup d’Aiger d’autres pays également. Mais comme nous sommes des pirates, nous sommes des parias, Aiger, Seitrans ou autres, et j’ai bien l’intention d’offrir un bout de terre à tout guerrier qui me suivra, quelle que soit son origine. La vie de pirate ne peut au bout du compte que mener à une mort violente, et l’échappatoire que je compte proposer peut en intéresser plus d’un. Bref, d’ici peu de temps, je compte m’emparer d’une frégate, en mon nom propre, et je partirai à la conquête de mon pays avec ceux qui accepteront de m’y suivre !
Minos réfléchissait furieusement au fur et à mesure que son interlocuteur parlait. Il vit une certaine ironie du destin chez les deux soi-disant pirates qu’ils étaient, l’un voulant un navire pour quitter la piraterie, et l’autre quitter et son navire et la piraterie. Cette heureuse coïncidence allait les servir tous deux. Il ouvrit la bouche pour répondre quand des coups violents furent frappés à la porte de la cabine, accompagnés de la voix pressante de Parnos qui dit :
– Wintrop, Carolas, sortez de là, il se passe de drôles de choses sur la mer !

Parnos et plusieurs membres d’équipage regardaient dans une direction bien précise, et Carolas et Minos les rejoignirent prestement. Ce qu’ils virent leur firent froncer les sourcils : il y avait de la brume à l’est, d’un noir d’encre totalement inhabituel.
– Quelqu’un a déjà vu ce genre de chose sous ces latitudes ? demanda Minos, tendu.
– Ni sous ces latitudes ni sous d’autres, répondit calmement Telmas. Cette brume n’a rien de naturel, et elle se déplace.
– Vers nous ?
– Non, elle s’est légèrement rapprochée mais tend désormais à s’éloigner. Nous allons tout droit mais elle suit une trajectoire légèrement courbe, pour autant que je puisse le déterminer.
– Qu’est-ce qu’on fait, Wintrop ? s’enquit Carolas. On y va ?
– Ce ne serait pas une bonne idée, intervint Parnos. On n’a aucune idée de ce que cette brume cache.
– Si elle cache quelque chose, ce qui est loin d’être sûr, fit Vilinder.
– Voilà la réponse ! cria Telmas.
A ce moment, ils virent une grande masse sortir de la brume. Ils s’aperçurent en fait que la masse ne bougeait pas, mais que c’était la brume qui, comme l’avait dit Telmas, s’éloignait. La masse était un gros navire, apparemment de même taille que le Valieri.
– Fais ralentir le navire, Telmas, je préfère une approche circonspecte, commanda Minos.
Au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient, ils purent distinguer peu à peu des détails sur ce navire. Il ressemblait à un vaisseau fantôme : ses voiles étaient déchirées, comme si elles avaient subi la reine des tempêtes, et deux de ses trois mâts étaient brisés à leur base. De la fumée montait de deux endroits cachés par le bastingage, peut-être des incendies.
Telmas, dont la vue était la plus perçante de tous, s’écria soudain :
– Regardez en haut du dernier mât : il y a un pavillon or et pourpre !
– Or et…tu en es sûr, Telmas ?
– Je le distingue aussi, dit Vilinder. Ce sont bien les couleurs de Jagtroll le Fort !
Minos ne resta pas irrésolu longtemps. Il se mit à beugler :
– Tous à la manœuvre, vitesse maximum : on y va ! Tout le monde en tenue de combat, prêt à l’abordage ! Et plus vite que ça !
Pendant que tout le monde courait autour de lui, Minos constata que l’étrange brume sombre continuait de s’éloigner, lentement. Qu’est-ce que c’était que ce truc, bon sang ?
Il ne leur fallut que quelques minutes pour atteindre le Rutilant, nom que Jagtroll avait donné à sa frégate. Aucun signe de vie ne se voyait à bord. Allaient-ils trouver tout l’équipage mort ?
Quand ils ne furent plus qu’à quelques dizaines de mètres, Telmas donna de nouveaux ordres, et le Valieri se mit à suivre une trajectoire parallèle à celle du Rutilant, tout en continuant à se rapprocher peu à peu.
– A vos grappins, les, gars, dit Minos d’une voix forte.
Il se sentait crispé et anxieux : quoi qu’il soit arrivé, il fallait prévenir les autres pirates le plus vite possible…ou se lancer à la poursuite de cette brume afin de savoir quels dangers s’y cachaient. Mais leur simple frégate pouvait-elle affronter seule un tel adversaire, quelle que soit la forme qu’il revêtait, quand on voyait ce qu’il restait du Rutilant ? Rejoindre Drisaelia et former une flotte pourrait bien ne servir à rien : comment être sûr de retrouver la brume ? S’ils revenaient en force, peut-être resterait-elle à l’écart ?
Secouant la tête de dépit face à tant d’incertitudes, il se concentra à nouveau sur le Rutilant, et vit ce qu’il avait redouté : des cadavres gisaient sur le pont. Il ajusta son casque, que Parnos avait été lui chercher, et empoigna fermement ses deux épées habituelles. Il en leva une et l’abaissa brusquement, et les grappins de ses hommes jaillirent dans les airs avant de s’arrimer dans un grand fracas. Ils tirèrent sur les cordes et les deux navires se retrouvèrent collés l’un à l’autre.
Minos sauta sur le pont du Rutilant, suivi de près par ses marins. Partout où leurs yeux se posèrent, ils ne virent que des cadavres de pirates, dont certains visages leur étaient familiers. Tous avaient été tués à l’arme blanche. Alors que l’équipage se dispersait à l’intérieur du navire, Minos, suivi par ses proches lieutenants, se dirigea vers ce qu’il supposait être la cabine de Jagtroll : les deux frégates étaient jumelles et Minos s’étant approprié la cabine du capitaine Cavarnasien qui l’avait précédé, il estimait que Jagtroll avait du faire de même.
Il hésita imperceptiblement devant la cabine, et poussa de l’épée la porte entrebâillée. Il y avait trois cadavres à l’intérieur, dont celui de Jagtroll. Il avait été sérieusement mutilé, mais ses habits pourpres se devinaient encore par endroits, tout comme quelques mèches de cheveux roux grisonnants sur ce qui restait de son crâne défoncé.
Un frisson parcourut le dos de Minos. Lui et Jagtroll n’avaient jamais été très proches, mais tous deux éprouvaient du respect l’un pour l’autre. Le monde des pirates venait de recevoir un rude coup, et Minos espéra qu’il ne serait pas fatal. La communauté des pirates comptait en effet quatre forces : celle de Jagtroll, celle de Plaevoo, la sienne et celle de tous les autres réunis. Avec la perte de Jagtroll, c’était un quart de la puissance des pirates qui venait de disparaître.
Parnos fit le tour de la cabine et ramassa un objet à terre.
– Guzrun, dit-il en tendant à Minos une dague aux reflets métalliques bleus, et dont la garde était ornée de ce qui semblait être des écailles.
A ce simple mot, un nouveau frisson secoua Minos. Il sentit son cœur s’emballer instantanément et ne répondit rien. Il croisa brièvement le regard de Parnos, avant de porter très vite son attention vers le sol, mais Parnos avait eu le temps d’y lire ce que jamais il n’aurait cru y trouver un jour : de la terreur !
Carolas, qui avait pris la tête d’un groupe de marins, vint les rejoindre et leur annonça en grimaçant de dégoût que quasiment tous les cadavres avaient été mutilés : il leur manquait des doigts, des oreilles ou des yeux.
Parnos leur expliqua que les Guzruns adoraient exhiber des trophées de leurs victoires, que ce soit des armes d’ennemis tués, ou plus simplement des bouts de corps.
Minos n’entendait pas leur conversation. Il était ailleurs. Dix ans plus tôt. Des scènes de morts et de poursuites lui dansaient dans la tête : il revivait la fuite éperdue de Parnos et lui-même, traqués par les Guzruns qui lui avaient paru ce jour-là être les êtres les plus abominables qu’il ait jamais rencontré. La terreur qu’il avait alors ressenti, du haut de ses neuf ans, il pouvait à nouveau la ressentir, dans cette cabine, comme une vieille amie qui revenait le visiter. Il n’avait jamais oublié cette sensation, comme si elle n’avait pas disparue mais était restée tapie, n’attendant que l’occasion de se remontrer en plein jour. Et ce jour était arrivé.
Il retrouva subitement ses esprits, inspira bruyamment et se tourna vers ses compagnons ; Parnos lui trouva l’air défait, mais les autres n’eurent pas l’air de remarquer que quelque chose clochait chez leur chef.
– On y va, articula-t-il lentement d’une voix rauque, méconnaissable.
– Où, Wintrop ? demanda doucement Parnos.
– Nous n’avons peur de rien, nous sommes des pirates : Carolas, fais mettre le feu au Rutilant, que nous offrions un semblant de sépulture à nos défunts camarades. Telmas, prépare les hommes : nous allons rentrer dans cette maudite brume et détruire ce qui s’y cache. Il n’y a pas à hésiter : ces crimes doivent être punis, et tout de suite ! assena-t-il avec force.
Il affichait une confiance en lui et un calme impressionnants, mais Parnos devina que ce n’était qu’une façade ; ce qui l’inquiéta, en revanche, fut de ne pas réussir à deviner ce que Minos cachait derrière cette attitude. Minos, lui, le savait bien et éprouvait le besoin de donner le change, d’agir pour ne pas s’écrouler : il ne devait surtout pas prêter attention aux images qui ne cessaient de tourner dans sa tête. Déjà, ses mains tremblaient et il ne parvenait pas à lutter contre. Il dut se contenter de les cacher dans son dos en priant pour que personne ne le remarque.
Il ne parvint pas supporter l’atmosphère plus longtemps et sortit à grands pas, l’air sombre. Une sensation d’oppression lui compressait la poitrine, il avait l’impression d’étouffer. Il alla se réfugier directement dans sa propre cabine. Il se laissa alors tomber dans un coin, recroquevillé sur lui-même, tremblant comme une feuille et les dents s’entrechoquant nerveusement. Des larmes se mirent à couler le long de ses joues, et il sanglota un long moment sans pouvoir s’arrêter.

Parnos donna le commandement à Telmas et Carolas et se mit en faction devant la porte de Minos : quoi qu’il se passe à l’intérieur, il n’osait pas entrer mais préférait rester à proximité en cas de problème. Il savait que l’invasion du pays par les Guzruns, dix ans plus tôt, avait été un grave traumatisme pour le jeune Minos. Deux ans plus tard, à Balkna, l’armée lulienne avait exhibé des prisonniers Guzruns qui furent exécutés en public et en grande pompe. Alors que Parnos pensait que Minos s’était remis de leur fuite à travers le pays, devant les troupes d’Isenn, il avait perdu tous ses moyens en voyant les prisonniers : il avait été agité de tremblements incontrôlables, s’était mis à vomir plusieurs fois et avait fait des cauchemars pendant toutes les nuits du mois suivant.
Aujourd’hui, le petit était adulte, mais Parnos commençait sérieusement à se demander si Minos se remettrait vraiment de ce choc un jour. Il espérait de tout cœur qu’ils ne puissent pas rejoindre la brume ni se retrouver face à face avec des Guzruns, de peur que Minos ne s’effondre devant eux. Il sentait confusément qu’il n’aurait peut-être pas la force de s’en relever. Il pria pour qu’Akeydana la Douce vienne en aide à son jeune maître, bien que lui-même ne crut plus à rien ni à aucun dieu depuis l’âge de sept ans.
Sous la direction de Telmas et avec la détermination de l’équipage, bien décidé à venger leurs camarades morts, la brume fut bientôt à nouveau en vue, et le Valieri fondit droit dessus, toutes ses voiles au vent.
Parnos attendit le plus longtemps possible avant de déranger Minos, mais il finit par entrer dans la cabine : l’équipage avait besoin des exhortations de son chef. Il trouva Minos roulé en boule par terre, dans un coin, le regard vide. Il lui posa doucement la main sur l’épaule et lui chuchota :
– Jeune maître, nous allons bientôt rattraper la brume. Il faut que vous veniez sur le pont.
– On va mourir, n’est-ce pas, Parnos ? demanda Minos d’une voix blanche.
– Non, on ne mourra pas, Minos, c’est hors de question. Nous avons des camarades à venger.
– On ne sera pas de taille face à eux. Nous ne l’avons jamais été. Les royaumes vont tous tomber les uns après les autres, et après ce sera notre tour.
– Reprenez-vous, Minos, s’énerva Parnos en secouant son protégé. Vous allez vous lever et mener l’assaut contre ses chiens ! Nous allons les anéantir tous jusqu’au dernier, et leur montrer que nous ne sommes pas de la race des moutons. Aujourd’hui, nous allons faire honneur à tous les gens qui sont morts de leur main, et montrer que la victoire est possible ! Aujourd’hui, nous allons refaire découvrir l’espoir à tous ceux qui comptent sur nous, et ils sont nombreux ! Aujourd’hui, nous allons faire honneur à deux êtres chers qui ont donné leur vie afin que ce jour arrive ! Oui, aujourd’hui nous allons nous battre au nom de votre père, le comte Kardanos, le Lion du Nord, et de votre mère, Dame Nevella ! C’est grâce à eux si nous sommes là aujourd’hui, et nous ne laisserons pas passer la chance qui nous est offerte de nous montrer dignes d’eux et de leur sacrifice !
“Et si c’est au-dessus de vos forces, Minos, continua-t-il en criant presque, c’est que vous ne valez finalement pas tous les efforts que j’ai fait pour vous ! Auquel cas je ne vous laisserai pas salir la mémoire de feus vos parents !
Il sortit de sa ceinture la dague guzrun qu’il avait gardé et la tendit par le manche à Minos.
– Si vous avez décidé que nous sommes déjà tous morts, allez jusqu’au bout de votre logique et enfoncez-vous ça dans le cœur, si vous en avez le courage !
Lui-même ne savait plus trop où il en était : furieux face au découragement de son jeune maître, mais voulant le soutenir de toutes ses forces. Il espéra de toutes ses forces que les paroles très dures qu’il venait de prononcer allaient provoquer un déclic, un choc psychologique qui permettrait à Minos de sortir de cet état d’abattement qui lui ressemblait si peu. A tout prendre, il préférait encore la vieille arrogance dont il faisait si souvent montre !
Minos contempla longuement la dague, l’air absent, puis la prit lentement dans sa main. Une flamme de détermination, ou de sauvagerie, peut-être même de folie, estima Parnos, brilla soudainement dans ses yeux et, tout en ne quittant plus Parnos des yeux, il enfonça brusquement la dague dans la paume de sa main gauche, jusqu’à la garde. Il ne cilla pas sous la douleur.
Il retira brusquement la dague, faisant jaillir du sang de sa main, et laissa négligemment tomber la dague sur le sol. Il referma son poing ensanglanté et, le tournant vers Parnos, cracha quelques mots :
– Ils vont payer, Parnos ! Je te jure sur mon sang qu’ils vont payer !
Et ce disant, toute trace de doute envolée, il remonta sur le pont avec la sensation d’être invincible.

– La brume a-t-elle réagi d’une manière ou d’une autre depuis que nous l’avons prise en chasse ?
demanda Minos d’un ton froid en rejoignant ses lieutenants. – Non, dit Telmas, elle n’a pas incurvé sa trajectoire, ni ralenti, ni accéléré.
– Wintrop, cette brume n’a rien de naturel, dit Belalian sentencieusement.
– Merci pour tes lumières, ironisa Minos, on ne s’en doutait presque pas.
– Non, non, ce que je veux dire, c’est qu’elle est d’origine magique. Je perçois des énergies qui ne laissent aucun doute à ce sujet.
– Et bien, s’ils utilisent la magie, opposons-leur la nôtre, répliqua Minos, soudainement intéressé, pendant que Parnos, qui les avait rejoint, enveloppait sa main blessée dans un bout de tissu. Peux-tu dissiper la brume ?
– Non. Je te l’ai dit lors de nos leçons, la magie, c’est comme tout apprentissage : il faut d’abord acquérir les connaissances de base puis les perfectionner par l’entraînement et la mise en pratique. Même si je parvenais à créer une manière de dissiper la brume, je serai capable de le faire sur un ou deux mètres, pas plus.
– Bref, ce que tu me dis ne nous sert à rien, rétorqua Minos d’un ton mordant.
– Ce que je veux simplement dire, c’est que ces types sont protégés par une magie puissante : tu n’imagines pas la quantité d’énergie demandée pour produire un tel effet. Nous allons être en grand danger : soit nous avons affaire à plusieurs mages, soit ils disposent d’un artefact très puissant. Quoi qu’il en soit, je préfère que vous soyez avertis que l’affrontement ne sera pas un simple combat physique, et qu’il va falloir redoubler de vigilance.
– Compris, fit Minos.
Voyant qu’il ne s’en fallait que de quelques secondes avant qu’ils ne rentrent dans la brume, Minos ordonna à ses archers de se mettre en position. L’ennemi devrait être aussi aveugle qu’eux dans cette mélasse, et une bonne volée de flèches pourrait peut-être les désorganiser. Au pire, ils gagneraient de précieuses secondes pour aborder l’ennemi.
– Telmas, nous risquons d’avoir très peu de temps pour réagir quand nous serons à portée visuelle : tu t’occuperas de nous amener bord à bord comme tu pourras.
– Compris.
– Ototté, tu t’occupes des archers : à toi de juger combien de bordées de flèches pourront être lancées sur l’ennemi de manière efficace. Tu crieras « stop » quand les arcs seront devenus inutiles.
– Très bien.
– Je mène la première vague d’assaut avec Parnos. Carolas et LozaTing, la deuxième. Kraeg et Vilinder la dernière.
Tous acquiescèrent.
– Belalian, commence ton entraînement sur cette brume. Vois si, au contraire de la dissiper, tu ne peux pas la renforcer. En ciblant un ennemi, tu peux peut-être le plonger dans le noir total pendant que nous l’attaquons.
– Je m’y mets tout de suite.
– Bien, on n’a plus qu’à attendre de les trouver. En espérant ne pas les dépasser sans les voir, ajouta-t-il in petto.
Ils eurent de la chance. La poupe d’un grand navire apparut devant eux, déchirant soudainement les volutes du sombre brouillard. Telmas s’empressa de donner ses ordres : le Valieri voguait plus vite que l’autre frégate et ils risquaient d’entrer en collision si les deux continuaient sur leur trajectoire respective. Il fit légèrement modifier le cap, de manière à passer à côté du navire, tout en faisant réduire les voiles pour ne pas le dépasser.
Dans le même temps, Ototté fit lancer une première bordée de flèches, dès qu’il vit à bord de l’autre vaisseau des petites créatures noueuses à l’aspect grisâtre : ils avaient bien affaire à des Guzruns.
L’ennemi fut totalement surpris par l’assaut des pirates : il leur fallut quelques secondes de trop pour réagir à l’attaque surprise, et beaucoup tombèrent, criblés de flèches. Tandis que les Guzruns tentaient de s’organiser, Ototté fit lancer deux autres bordées de flèches, avant de faire signer à ses archers de reculer pour laisser place aux équipes d’abordage.
Les grappins furent promptement lancés et les deux navires se retrouvèrent vite bord à bord. D’innombrables Guzruns surgirent des entrailles de leur navire, lourdement armés, protégés par des boucliers, et se dirigèrent au pas de course vers le bastingage où Minos sautait déjà, suivi de près par Parnos et le reste du groupe d’assaut.
Minos ne se posa pas la moindre question quand il se retrouva devant deux Guzruns : il tenta d’en embrocher un de son épée droite et fendit l’air de son épée courbe. Il vit avec satisfaction que les protections ennemies étaient minables, et que ses lames traversaient leurs armures légères comme si elles n’existaient pas. Dans un coin de son esprit, il fut surpris de constater à quel point ils étaient faciles à tuer, lui qui les avait toujours perçus comme le mal incarné, comme des démons invincibles surgis des Dix-Huit Enfers. Le gosse totalement terrifié qu’il avait été disparut alors définitivement, et le guerrier implacable que ses compagnons connaissaient si bien se mit à l’œuvre, ses lames exécutant une danse de mort que ses ennemis ne parvenaient pas à suivre des yeux en raison de la vitesse à laquelle il les maniait.
De son côté, Parnos s’était muni de son habituelle hache à double tranchant, qu’il tenait à deux mains, et il se mit à trancher méthodiquement tous ceux qui eurent la folie de le serrer d’un peu trop près.
Bien que toujours plus d’ennemis arrivaient pour les arrêter, ils parvinrent à progresser petit à petit, et le deuxième groupe d’assaut, celui de Carolas et LozaTing, se lança furieusement dans la bataille, au pas de course, pour briser net toute tentative de regroupement ennemi. Ils firent des ravages.
Enfin, le groupe de Kraeg et Vilinder arriva à son tour, poussant l’avantage des pirates. Le pont n’était plus que cris de souffrances et tintements métalliques.
Aucun Guzrun ne surgissait plus des entrailles du navire : toutes leurs troupes devaient donc se trouver là, se dit Minos allègrement, vu que la bataille semblait tourner en leur faveur. Il remarqua pourtant du coin de l’œil un nouvel arrivant.
Il était Guzrun, mais visiblement d’un autre espèce que les autres : la couleur de sa peau était plus foncée, et sa taille le rapprochait plus de celle d’un Seitran. Son armure semblait être d’une meilleure facture que celle des autres.
Minos tenta de se rapprocher de lui, suivant un vieil instinct de combat qui faisait qu’un chef de guerre digne de ce nom cherchait à abattre son homologue de l’autre camp. Il n’eut pas le temps d’arriver jusqu’à lui : il vit jaillir la lourde hache de Parnos, lancée à une vitesse folle, et la vit s’enfoncer entre les deux yeux du chef Guzrun, malgré son casque. Il s’écroula en grommelant.
Ce n’est qu’à partir de ce moment que les Guzruns survivants, qui n’avaient jamais réussi à prendre l’avantage sur les pirates, furent pris de panique.
Belalian, bien que resté à bord du Valieri, du fait de son manque total de familiarité avec les armes, avait renoncé à influer sur la brume : il avait vite compris que ce n’était pas en quelques minutes à peine qu’il arriverait à un résultat. Il se contentait de suivre attentivement l’attaque. Il se réjouit quand il vit le chef adverse tomber, mais sa joie fut de courte durée quand il vit émerger d’une ouverture quatre nouveaux Guzruns, différents de leurs congénères comme de leur chef.
Leur peau tirait plutôt sur le vert, et surtout ils n’étaient apparemment pas armés, ce qui fit tinter un signal d’alarme dans la tête du mage Latcherine. Le Guzrun de tête tenait à la main un globe de verre, empli d’une couleur dorée scintillante. Belalian sut aussitôt qu’il avait affaire à des mages, non seulement plus nombreux que lui mais qui plus est muni de ce qui semblait être un artefact. Or les artefacts magiques avaient souvent pour but d’accroître la puissance des mages qui les utilisaient, ou disposaient de leurs propres pouvoirs, que des mages pouvaient activer comme ils le voulaient.
Les picotements dans sa tête ne cessaient pas de le prévenir qu’un danger menaçait, et il se creusait furieusement les méninges pour trouver un moyen de lutter contre. Il arriva vite à la conclusion qu’il devait impérativement s’emparer de ce globe : ce n’était qu’à cette seule condition qu’il pouvait espérer lutter à armes égales contre eux.
Il trouva vite une solution, qu’il n’avait lui même jamais pratiquée mais qui était une spécialité de son ami Daran. Il concentra les énergies magiques sur son être et les emmagasina en lui, le plus rapidement possible. Puis il ouvrit la bouche et ce qui semblait être de la fumée verte en sortit. Elle s’évanouissait dans les airs au fur et à mesure qu’il l’exhalait, jusqu’à ce qu’une forme bien précise apparaisse : une sorte d’oiseau de proie, lui aussi composé de fumée verte. L’oiseau se tint immobile devant lui, battant des ailes, et Belalian fit un geste de la main, tout en se retenant au bastingage, les jambes flageolantes sous l’effort qu’il venait d’accomplir. Pendant ce temps, l’oiseau avait pris son envol, dans la direction opposée des combats.
Il retourna son attention vers les mages Guzruns, et s’aperçut qu’il avait été trop lent à réagir. Une lueur aveuglante émana du globe et un éclair en jaillit, qui vint percuter de plein fouet un groupe de pirates et de Guzruns, sans discernement. Il y eut beaucoup de cris, de surprise et de douleur. Certains, dont les vêtements s’enflammèrent, sautèrent par-dessus bord. D’autres, carbonisés sur le coup, avaient été réduits en tas de cendres. Il y avait au moins une vingtaine de corps sur le pont.
Une flèche, suivie de trois autres, fusèrent vers les mages, mais ceux-ci ne semblèrent en avoir cure : et de fait, les flèches s’arrêtèrent en plein vol à deux mètres d’eux, comme si elles venaient de percuter un mur invisible, avant de retomber, inoffensives.
Forcément, se dit Belalian : l’un active les éclairs, et les autres sont juste là pour le protéger. Il reporta son attention sur son oiseau de fumée, à qui il avait fait décrire une large boucle juste au-dessus des eaux, afin qu’il puisse s’en prendre aux mages par derrière. Il le vit surgir brusquement au-dessus de la poupe du navire Guzrun, ou plutôt il le perçut, la brume étant trop épaisse pour qu’il puisse réellement le distinguer.
Tandis qu’un deuxième éclair fauchait un nouveau groupe de combattants, Belalian observa son oiseau, se demandant anxieusement si son plan allait fonctionner : l’oiseau pourrait-il franchir l’écran de protection des mages ? Pourrait-il s’emparer du globe et le lui amener sans qu’ils puissent réagir ? Rien n’était certain.
Belalian crut d’abord que son oiseau ne passerait pas la barrière : il s’arrêta brusquement et fit du surplace en continuant à agiter ses ailes. Puis, dans un grésillement, il parvint à passer. Les mages se tournèrent vers lui, alertés par le bruit, mais la surprise les empêcha de réagir suffisamment vite : l’oiseau avait déjà attrapé le globe dans son bec.
Belalian retint son souffle : il avait oublié un détail qui allait tout faire capoter ! Son oiseau serait bloqué en essayant de sortir du champ protecteur, au moins pendant trois secondes, ce qui serait amplement suffisant pour les mages reprennent leurs esprits et réagissent ! Mais à sa grande surprise, l’oiseau le franchit comme s’il n’existait pas, alors même que des flèches lancées par des archers pirates continuaient de tomber au pied de la barrière invisible.
L’un des mages tendit la main vers l’oiseau, qui se précipitait vers son créateur, et un éclair jaillit de sa paume : l’oiseau disparut dans le rayon. Mais dès que l’éclair cessa, l’oiseau de Belalian était toujours là. Il se posa sur son épaule et lâcha le globe dans sa main.
Il poussa un long soupir de soulagement et se tourna vers les mages ennemis. Ceux-ci n’avaient pas attendu pour agir et des éclairs fusèrent de leurs mains, droit vers lui. Par réflexe, il interposa le globe entre eux tout en l’activant d’une pichenette mentale. Il absorba les éclairs en un clin d’œil.
Les mages furent décontenancés, d’autant plus que Belalian activa à nouveau le globe, mais cette fois-ci pour passer à l’attaque. L’éclair qui surgit passa par-dessus les têtes des combattants et s’abattit sur le bouclier protecteur des mages. Le Latcherine vit leurs visages se crisper sous l’effort tandis qu’ils puisaient dans toutes leurs forces pour faire tenir leur bouclier, seule chose qui les séparait de la mort. Belalian accentua sa poussée en se demandant qui allait craquer en premier.
Il eut vite sa réponse, quand l’éclair parvint enfin à passer, carbonisa les corps et détruit la partie du pont sur laquelle se trouvaient les mages Guzruns. Le temps qu’il suspende son effort, il entendit l’éclair trouer la coque ennemie, dans un grand fracas, jusqu’à ce qu’un geyser de vapeur n’émerge du trou quand l’éclair atteignit la mer et disparut.
Galvanisés par cette fulgurante contre-attaque, les pirates se jetèrent sur les Guzruns avec une énergie renouvelée, et les petits guerriers d’Isenn furent vite balayés. Suivant les ordres de Minos, ils ne s’éternisèrent pas : le navire ennemi commençait à pencher sur bâbord. Avec le trou provoqué par l’éclair, il ne lui restait plus qu’à sombrer. Il leur fallut donc rejoindre très vite le Valieri, en prenant soin de décrocher tous les grappins. Belalian admira la discipline des pirates quand le dernier d’entre eux, Minos, sauta à bord de son navire, à peine une minute après avoir donné ses ordres.
Le chef pirate ne prêta aucune attention aux vivats de ses hommes, au contraire. Il leur beugla de redoubler de vigilance, le navire qu’ils venaient de couler n’étant peut-être pas le seul ennemi caché dans la brume. Quand à Telmas, il donna ses propres ordres afin que le Valieri soit éloigné le plus possible du lieu du naufrage.
A ces mots et comme les autres, Belalian se mit à scruter la brume avec peur, comme si des navires ennemis allaient soudainement apparaître, mais un changement à la périphérie de sa vision retint son attention : le globe venait de changer de couleur. La lumière dorée qui l’habitait avait disparue, pour laisser place à de la fumée noire.
Un éclair de compréhension traversa le cerveau de Belalian : ce globe ne servait pas uniquement à lancer des éclairs mais donnait un certain pouvoir sur des éléments météorologiques ! Il tenta de dissiper la brume en se concentrant sur le globe, et celle-ci disparut dans le néant en quelques secondes à peine.
Ils étaient seuls sur les mers. Quelques rayons de soleil daignèrent les caresser à travers les quelques nuages qui traversaient le ciel, et tous levèrent les yeux, surpris : ils avaient l’impression d’avoir passé une éternité dans la brume.
– Cap sur Drisaelia, ordonna simplement Minos, d’un ton si lugubre que l’équipage oublia vite l’idée de fêter leur victoire.

Un mois plus tard, à Drisaelia, se tenait un Conseil extraordinaire de tous les chefs pirates, sans exception. Du moins ceux qui avaient survécu aux nouveaux adversaires, redoutables, auxquels ils devaient maintenant faire face. En un mois, quinze des cinquante chefs avaient disparu. Treize avec certitude, les deux autres probablement, n’ayant pas donné le moindre signe de vie.
Minos avait été l’instigateur de ce Conseil, car il avait d’importantes déclarations à faire, avait-il dit aux émissaires chargés de retrouver ses pairs, dès son retour sur l’île des pirates.
La grande salle du palais les accueillait une fois de plus pour qu’ils prennent des mesures face aux dangers qui menaçaient leur mode de vie. Comme en pareil cas, des coussins avaient été disposés à terre, entourant d’innombrables petites tables. Là, ceux qui le désiraient pouvaient se restaurer ou festoyer, mais ce soir-là, c’était bien le cadet de leurs soucis.
Jagtroll, l’un des plus puissants parmi eux, était mort, et d’autres l’avaient suivi sur ce chemin depuis lors. Etaient-ils donc tous condamnés à périr les uns après les autres, jusqu’au dernier ? L’inquiétude était presque palpable dans la salle, et les chuchotements plus nombreux que d’habitude. On sentait également beaucoup de tension dans l’atmosphère.

Quand Minos se leva, le silence se fit instantanément. Il prit la parole, posément et d’une voix calme.
– Mes amis, je vous remercie d’avoir répondu à mon appel. L’heure est extrêmement grave pour nous, car ce n’est pas seulement notre mode de vie qui est remis en cause, mais nos existences, tout simplement.
“Nous n’avons pas énormément d’options face à la situation nouvelle que nous devons affronter. Nous pouvons changer de carrière, ce que personne ici n’acceptera, je le sais bien. Nous pouvons également continuer vaille que vaille, comme si rien n’avait changé : dans ce cas, je pense que nous mourrons tous les uns après les autres. Une fois de plus, je pense que nous allons devoir nous adapter, comme quand nous nous sommes mobilisés contre les Cavarnasiens. Je ne vois pour ma part qu’une seule à faire : pour survivre, nous devons éliminer nos ennemis.
“Attention, je ne parle pas simplement de partir plus nombreux sur les mers ou mieux armés, en cas de bataille, mais je parle de déclarer une guerre totale aux armées d’Isenn tant que celles-ci nous disputeront le contrôle des mers.
– Tu suggères que nous nous engagions dans la guerre des royaumes ? demanda l’un des chefs d’un ton véhément. C’est inacceptable, nous sommes indépendants par nature ! Les royaumes peuvent tous tomber tant que nous, nous survivons !
– Et quand tous les royaumes seront tombés, quelle sera sa prochaine cible, à ton avis ? demanda doucement Minos. Qui sinon les derniers êtres qui défieront encore son autorité, c’est-à-dire nous ?
“Tu dis que nous devons garder coûte que coûte notre indépendance, mais tu oublies un peu vite qu’Isenn nous met dans une situation telle que nous n’avons plus d’autre choix que de choisir notre camp. Nous sommes à l’heure de ce choix. Et le mien est fait : je compte lancer toutes mes forces dans la guerre contre Isenn. Non pas main dans la main avec les royaumes, mais plutôt d’une manière parallèle. Je ne leur demande rien et ne veux rien avoir affaire avec eux, mais il est indéniable que nos intérêts convergent, à savoir se débarrasser d’Isenn. Nous avons un ennemi commun, que nous le voulions ou non. Celui qui ne l’admet pas à un sacré paquet de merde dans les yeux, ceci dit sans vouloir offenser qui que ce soit ici.
Sur ces mots, il se rassit et attendit la suite. Ce fut une explosion de cris et d’exclamations, et Minos constata avec soulagement qu’aucun d’entre eux ne faisait mine de quitter la salle. Quand il avait préparé son intervention, il avait estimé que quelques-uns seraient blessés dans leur orgueil (et Akeydana savait à quel point les pirates pouvaient être des gens fiers !) et seraient sortis, vexés et la tête haute. Dans le pire scénario qu’il avait imaginé, tous seraient sortis et ses hommes l’auraient tous abandonné.
Il comprit soudain que la seule raison qui faisait qu’ils étaient encore tous là était la peur. Jamais ils n’avaient affronté un ennemi aussi puissant, disposant d’un nombre de soldats qui semblait parfois illimité. Ils étaient désemparés, sans oser se l’avouer, et aucun d’eux ne se faisait d’illusions sur leurs chances de survie en cas de guerre contre Isenn.
Mais les paroles de Minos faisaient peu à peu leur chemin, et la conclusion des longs débats qui suivirent les laissa perplexes. Ils finirent par se rendre à l’évidence : il leur fallait se battre et probablement mourir, ou ne pas se battre et mourir à coup sûr.
Minos ne parvint pas à se réjouir quand tous aboutirent à la même conclusion que lui. En effet, entrer en guerre, contre son gré et avec si peu de chances de gagner, n’avait absolument rien de réjouissant. C’était pourtant une nécessité, leur devoir, se dit Minos ironiquement : avant qu’il ne devienne pirate, il s’était toujours moqué de cette notion de devoir, lié à une prise de responsabilités. Aujourd’hui moins que jamais, il ne pouvait renouer avec l’égoïsme forcené qui avait guidé sa vie pendant si longtemps. Cela non plus ne le réjouissait pas, mais il savait qu’accomplir son devoir et prendre ses responsabilités était la seule attitude adéquate à adopter.
Puis ses pensées dérivèrent vers Isenn. Il ne put s’empêcher d’éprouver une certaine admiration pour cet homme qui, drapé dans son infinie mégalomanie, s’était permis de déclarer la guerre à tous les Dilatsiens sans exception. Et le pire, c’était que rien ni personne ne semblait être capable de l’arrêter !
En définitive, ce que Minos n’avouerait jamais à ses camarades pirates, ni même à Parnos, c’était qu’à son avis, leur guerre n’aurait qu’un résultat : ils allaient tous mourir et servir de nourriture aux poissons des sept mers !