Monsieur Gilbert est mort

Le corbillard entra au pas dans le cimetière. André, au volant, soupira après avoir embrassé du regard le cimetière. Ce pauvre monsieur Gilbert avait vu juste : personne ne s’était déplacé pour son inhumation. Il se remémora leur unique rencontre, une semaine plus tôt.


***

André était assis à son bureau, à l’accueil des services funéraires municipaux, quand monsieur Gilbert était entré lentement, appuyé sur une canne. Comme beaucoup de personnes âgées, il avait un aspect désuet : pantalon de velours marron, épaisse veste de costume grise avec des pièces de tissu ronds cousus au niveau des coudes – assortis à la couleur du pantalon. Un pull assez fin et une casquette, tous deux dans les tons vert sapin, complétaient la vêture du vieil homme. André, assez physionomiste, lui donna environ quatre-vingt-dix ans. Il devait apprendre plus tard que monsieur Gilbert en comptait trois de plus.

Dire que monsieur Gilbert se déplaçait lentement n’est pas tout à fait exact : il semblait plutôt se mouvoir tranquillement, comme quelqu’un qui sait où il va mais préserve ses forces pour atteindre son but. Son sourire était aussi avenant que ses yeux rieurs, bien qu’un peu fatigués. Le poids des ans avait frappé, indubitablement, et quelques mèches de cheveux éparses dépassaient de la casquette. Il se dégageait de sa personne une humble sérénité.
André sentit un drôle de sentiment l’envahir en contemplant le respectable vieillard. Celui-ci lui inspira immédiatement de la déférence, comme si monsieur Gilbert était quelqu’un d’important… ou plutôt de précieux.
– Je peux vous aider, monsieur ? demanda André en se levant et en indiquant un siège à son visiteur.
– Oui, je viens pour un enterrement, répondit monsieur Gilbert dans un sourire las.
– Hum… vous voulez assister à un enterrement, ou venez-vous déclarer le décès d’un ou d’une proche ?
Le vieillard ne put s’empêcher de pouffer.
– Ni l’un ni l’autre, jeune homme.
André sourit à son tour. Jeune homme. Il trouvait rafraîchissant qu’il y ait encore des gens pour l’appeler ainsi, lui qui avait depuis peu dépassé la cinquantaine.
– Alors, que puis-je pour vous, monsieur ?
– Je viens préparer mon enterrement.
– Votre… ? Et bien, voilà qui est assez inhabituel, monsieur. En règle générale, ce sont plutôt les proches qui s’en chargent… après le décès. Et vous me paraissez solide, monsieur, fit-il en accentuant son sourire.
Il révisa son opinion vis-à-vis de son interlocuteur. Finalement, l’homme semblait morbide.
– Je suis au courant, jeune homme. Mais je n’ai plus personne. Je suis veuf depuis longtemps, ma chère femme et moi n’avons pas pu avoir d’enfants. Quant à mes amis … ils m’ont tous précédés dans la tombe, je le crains.
André opina du chef en silence, empli de compassion. Mourir seul après avoir vécu un bon nombre de décennies avait quelque chose de dérangeant à ses yeux. Comment était-il possible qu’au bout du long chemin de la vie, on se retrouve seul, absolument seul ? André avait beaucoup d’amis et de famille et se consolait en estimant qu’un tel destin lui serait épargné.
– Je suis fatigué, jeune homme. Bien plus que d’habitude. Je le sens dans ma vieille carcasse. Appelez ça de la prémonition, de l’autosuggestion ou une tendance morbide, pour ma part, je sais que la fin arrive à grands pas. J’ai suffisamment d’argent pour les frais et je veux ne serait-ce qu’un semblant de cérémonie, pour partir avec dignité.
– Je comprends, monsieur.
– Appelez-moi Gilbert, sourit derechef le vieillard.
– D’accord, monsieur Gilbert. Je suis André.

Il ne leur fallut pas plus d’une heure pour régler tous les détails. Choix du cercueil, une couronne et quelques bouquets. Monsieur Gilbert serait enterré dans le caveau acquis à l’époque pour sa défunte épouse. Il demanda à André de prononcer quelques mots avant l’inhumation, même un simple adieu ou une banalité, juste pour le principe.


***

Le cérémonial se déroula en silence, avec le sérieux et le professionnalisme qui caractérisaient André et ses collègues. Les fleurs furent disposées autour du caveau, le cercueil de monsieur Gilbert fut descendu dans sa dernière demeure. Les yeux d’André firent à nouveau le tour du cimetière. Juste au cas où. Mais non, décidément, il n’y avait personne d’autre qu’eux et les deux fossoyeurs.
– Adieu, monsieur Gilbert, dit André d’une voix ferme. Je penserai à vous.


***

Quand Gilbert reprit conscience, il était dans l’obscurité la plus totale et avait l’impression de flotter. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il se souvint s’être couché quelques heures plus tôt, plus faible que jamais, avec la certitude de ne pas se réveiller. Bon. Peut-être le lendemain, alors ?
Il s’assit dans son lit et fut brutalement plongé dans la lumière du jour. Mais sans être ébloui pour autant. Houlà ! Il se passe quoi ?
Gilbert fronça les sourcils. Il n’avait plus de corps à proprement parler mais était transparent. Seule la partie supérieure de son corps émergeait de ce qui ne s’avérait pas être son lit, en fin de compte, mais le cercueil – fermé – qu’il avait choisi une semaine auparavant. Ça, c’est pas banal, se dit-il en faisant aller et venir ses bras transparents devant ses yeux.
Il comprit pourquoi il avait eu l’impression de flotter : le cercueil était descendu dans le caveau, petit à petit. Les quatre murs de terre qui l’entouraient semblaient bien décidés à l’avaler. Au-dessus de sa tête, un coin de ciel bleu… et deux ouvriers concentrés sur leur tâche, cordes à la main, veillant à ce que le cercueil descende sans à-coups. Gilbert leur fut reconnaissant d’autant de délicatesse.
Il se leva et tint facilement en équilibre. Il ne voyait pas ses pieds, qui reposaient toujours dans le cercueil, mais il sentait sous la plante de ses pieds la douceur capitonnée qui en tapissait le fond. Mais pourquoi est-ce que je ne passe à travers ? C’est bizarre.
Il se pencha vers le bas et, emporté par l’élan, passa à travers le cercueil et tomba. Il parvint à s’arrêter au fond du caveau quand il cria « Stop ! ». Il se sentit un peu bête, immobile dans les airs, la tête en bas et les bras « levés » devant lui. Comme l’ordre qu’il avait énoncé avait fonctionné, il recommença. « Redresse-toi ! ». Il eut la satisfaction de tourner sur lui-même et ses pieds reposèrent sur le sol du caveau. Il leva les yeux vers le ciel et ne vit que le cercueil, qui arriva à ce moment au niveau de sa tête. Nuit totale. « Vers le haut ! ». Il s’éleva lentement avec le sentiment d’être à la piscine… ou en apesanteur. Sa vue revint quand il traversa le cercueil où reposait son corps et il se laissa flotter jusqu’à émerger de la fosse mortuaire.
Il frôla les deux fossoyeurs sans qu’ils ne réagissent, et les employés des pompes funèbres restèrent eux aussi imperturbables. Ils ne me voient pas, comprit Gilbert. Qu’est-ce que ça fait de moi ? Un fantôme ?

À vrai dire, il se moquait de la réponse. Il était aux commandes d’un ersatz de corps qui répondait parfaitement à ses ordres, et qui surtout était débarrassé de tous les inconvénients de son corps vivant, avec tous les problèmes physiques qui avaient peu à peu sapé ses forces et sa volonté, et qui l’avaient handicapé pendant si longtemps.
Il revivait, tout simplement ! Enfin, peut-être pas techniquement parlant, mais qu’importait, il trouvait cette situation extrêmement revigorante. Cela faisait une éternité qu’il ne s’était pas senti aussi en forme.

Comme les employés des pompes funèbres avaient l’air solennels ! Parfait, c’est comme ça qu’il avait voulu les choses ! Le jeune André avait l’air recueilli. Gilbert n’était pas dupe et savait que l’employé arborait une façade de circonstance, mais le résultat était plutôt concluant, se réjouit-il.
– Adieu, monsieur Gilbert. Je penserai à vous.
– Magnifique, mon garçon, s’écria Gilbert en applaudissant. Sobre, digne, et la dernière phrase est très gentille.
Il éclata de rire : André ne le voyant pas, lui et ses manifestations enthousiastes avaient un côté ridicule qui ne lui échappa pas. Sa gaieté retomba quand il s’avisa que ses prédictions avaient été exactes : personne n’était venu assister à son enterrement. Cela n’avait rien d’une surprise, mais tout de même, voilà qui le remuait un peu.

– T’en as mis du temps, Gillou !
Gilbert connaissait très bien cette voix aussi rocailleuse que sarcastique. Il fut stupéfait à la vue de son frère Loulou, négligemment adossé contre une croix ornementale, sourire goguenard aux lèvres. Enfin, Loulou, c’était peut-être beaucoup dire, car il était aussi transparent que lui-même. Quoi qu’il en fut, son frère avait exactement l’apparence qu’il avait eu quelques décennies plus tôt, quand il était un quarantenaire ventripotent. Peu de temps avant qu’il ne laisse la vie dans l’accident de voiture.
– Loulou, c’est toi ? Mais… qu’est-ce qui se passe, je n’y comprends rien ?
– Bin t’es mort, frangin.
– C’est ça la mort ?
– Oué, frangin. T’es pas au bout de tes surprises, c’est moi qui te le dis.
– Ah ? Mais… si toi t’es là, ça veut dire qu’il y en a d’autres ? Enfin, je veux dire…
– Quoi, t’en as déjà marre de voir ton petit frère ? Tss, tu changeras jamais, branleur ! Tu ne veux pas voir ta femme, non plus, tant qu’on y est ?
– Marie ? Tu veux dire qu’elle est là aussi ?
– Je vais t’expliquer les choses simplement : tous les morts sont là. Absolument tous. Regarde derrière toi.
Gilbert obéit et se retrouva face à une armée de fantômes, dont les traits étaient gravés dans sa mémoire.
– M’man ? Pa ?
– Ravi de te revoir, mon chéri, fit sa mère.
– Comment que c’est, mon gars ? renchérit son père.
– T’as été tellement long à venir que j’ai failli me remarier, tu sais ?
Gilbert resta bouche bée face à la personne qui lança ces mots : Marie, sa Marie, sa chère femme. Non pas telle qu’elle s’était éteinte au l’aube de la soixantaine, mais telle qu’il l’avait rencontrée à vingt-cinq ans.
– Mais non, je plaisante, c’est toi que j’aime, nigaud ! ajouta-t-elle avec le regard langoureux qui l’avait toujours fait craquer.
– Et le paquet de tabac que tu me dois, je vais l’attendre toute l’éternité ?
Ce vieux Al ! Gilbert et lui avaient été cul et chemise depuis leur plus tendre enfance.
– Alors, caporal, on ne salue plus les vieux camarades ?
Le sergent Grosinski… mort dans les bras de Gilbert lors du débarquement en Normandie. Ils avaient été si proches pendant la guerre !
Chacune des personnes qu’il avait connu et apprécié dans sa vie défilait devant ses yeux. Mon dieu, il y en avait tellement ! Il s’en faudrait de mois voire d’années pour qu’il en fasse le tour. Extatique, il se rendit compte qu’il avait l’éternité devant lui pour revoir et prendre des nouvelles de tout le monde.


***

Dans le corbillard, André tourna la clé de contact. Pierre, son collègue, alluma une cigarette et dit :
– Quand même, c’est triste. Mourir tout seul, comme ça, et personne pour venir à l’enterrement.
– Oui. Ça me déprime.
Le trajet du retour se fit en silence.