Chapitre I : le retour de bâton

– A nous la grande vie, Parnos, vieux débris ! dit Minos d’un ton joyeux.
Il tendit à son compagnon une superbe coupe en or finement travaillée, après l’avoir remplie d’une large rasade de torfen, le célèbre tord-boyaux des Marches du royaume.
Parnos prit un air morose et se pencha pensivement sur le liquide ambré à l’agréable odeur de caramel. Il huma l’alcool fort et sentit ses sinus se dégager au contact de ses vapeurs. Pourtant, il savait que le torfen ne suffirait pas à dissiper son humeur sombre. Pas cette fois-ci.
Les rides qui barraient son front n’étaient pas toutes dues à l’avancement de l’âge, mais aux soucis croissants que lui causait Minos. Au fur et à mesure que son jeune maître et protégé se rapprochait de l’âge adulte, il arborait une confiance en lui qui confinait à la témérité, à un point tel que Parnos commençait à la trouver dangereuse pour leur avenir. Mais comment faire admettre à un jeune chien fou se croyant immortel que son arrogance pourrait bien lui jouer des tours un jour ?
– Je persiste à penser et à dire, jeune maître, que nous avons commis une grave erreur la nuit dernière. Cambrioler des bourgeois parvenus et pusillanimes est une chose mais là, nous avons dépassé les bornes et risquons de le payer très cher !
– Tu plaisantes, j’espère ? Jusqu’ici, nos vols minables nous permettaient à peine de joindre les deux bouts. Vois où nous en sommes grâce à mon idée !
Il désigna la table bancale de leur appartement décrépit, sur laquelle s’étalaient des centaines de couronnes luliennes et divers objets précieux en argent et en or, parfois incrustés de pierres précieuses.
– Nous allons devenir riches, Parnos, et rapidement, qui plus est ! Assez pour nous retirer pour un endroit tranquille et mener la belle vie ! Que pourrions-nous demander de plus ? L’avenir s’annonce radieux, non ?
– Oui, sauf si on nous fait la peau avant ! Maarus Tecad n’a rien du pigeon que nous dépouillons habituellement. Il ne ressemble en rien aux couards enrichis par la guerre qui nous ont bien engraissés jusque-là ! S’attaquer à lui, c’est de la folie, du suicide ! Je vous rappelle qu’il est l’un des plus grands chefs du crime organisé à Balkna : il dirige une vaste organisation de voleurs, tueurs, escrocs, racketteurs et autres malfrats en tout genre !
– Je suis au courant, merci, répondit Minos d’un ton las. Mais je sais aussi, s’enflamma-t-il à nouveau, que ce type de personnage possède les trésors qui feront de nous des hommes riches ! Regarde toute cette fortune, dit-il en se tournant vers la table, n’est-ce pas magnifique ? Est-ce qu’elle ne fait pas battre plus fort ton cœur de voleur, surtout en repensant à quel point c’était facile ? Certes, s’attaquer à des cibles telles que Maarus Tecad est dangereux, mais songe qu’il nous suffira de trois ou quatre coups comme celui-là pour nous retirer des affaires !
– Ou nous retrouver six pieds sous terre, marmonna Parnos.
– C’est quoi ces regrets, Parnos ? explosa Minos. Cela fait presque dix ans que nous menons cette vie médiocre de voleurs sans envergure à Balkna ! Il est grand temps de changer la donne, et nous attaquer à de riches seigneurs du crime va nous le permettre ! Et je te rappelle que c’est toi qui as fait de nous des voleurs !
– L’idée m’avait paru bonne à l’époque, se défendit Parnos : vous n’aviez pas dix ans et pouviez vous faufiler dans des endroits inaccessibles aux adultes. Mais aujourd’hui que vous atteignez l’âge adulte, je suis persuadé que vous devriez embrasser une nouvelle carrière, et vous savez très bien à laquelle je pense, je vous ai assez tanné là-dessus ! Revendiquez votre héritage, Minos ! Et cette fois-ci, nous ferons le siège du palais royal jusqu’à ce qu’on nous y reçoive ! Les armées d’Isenn sont en bonne voie d’écraser toute résistance à travers tout Dilats. Vous devez combattre pour le royaume, Minos ! Pour la couronne de Lul, et au nom de vos défunts parents ! Apportez votre contribution à l’effort de guerre, je vous en supplie !
– Jamais ! J’ai été rejeté comme un moins que rien il y a dix ans, aussi est-il hors de question que j’aille aujourd’hui risquer ma précieuse peau sous la noble bannière de Lul ! Que le royaume s’écroule tant que je survis !
– Mais, jeune maître…
– Il suffit, te dis-je ! Laisse tomber cette idée aussi stupide que ridicule, d’est la dernière fois que je te le dis ! Fais rentrer une bonne fois pour toutes dans ton crâne épais et obtus que je ne changerais pas d’avis ! Je ne veux rien avoir à faire avec le royaume de Lul !
Un silence tendu s’installa, pendant lequel Minos, sourcils froncés, fit mine d’apprécier les larges rasades de torfen qu’il engloutit. Mais Parnos n’en avait pas fini et revint sur les événements de la nuit précédente.
– N’empêche que je ne suis pas rassuré, jeune maître : le cambriolage n’a pas été un modèle du genre, loin de là, surtout que nous avons laissé derrière nous un témoin capable de nous identifier !
– C’est incroyable ce que tu peux être pessimiste, Parnos ! D’accord, le gamin nous a surpris dans la villa, mais il ne faut pas exagérer, on n’allait quand même pas le tuer pour autant ? De toute manière, il était trop terrorisé et il faisait trop sombre pour qu’il puisse nous identifier un jour. Je ne m’inquiète pas à son niveau : il ne nous vendra pas, d’autant que je lui ai promis de revenir le tuer s’il le faisait. A mon avis, il se fiche éperdument des ennuis de son maître : ce n’est qu’un serviteur, peut-être un esclave.
– Vous avez peut-être raison. Mais Maarus Tecad est d’un caractère plutôt emporté. S’il veut faire parler le gosse, il y parviendra. Et s’il apprend que c’est nous qui avons fait le coup, nous sommes morts !

Avant que Minos ne puisse lancer la répartie cinglante qui lui montait aux lèvres, la porte de leur chambre fut arrachée de ses gonds dans un grand fracas, et s’abattit lourdement à terre en soulevant des volutes de poussière.
Réagissant à la vitesse de l’éclair, ils se jetèrent sur leurs armes : épée pour Minos, hache à double tranchant pour Parnos. Ils reculèrent derrière la table pour s’en faire un rempart. L’unique fenêtre de leur pièce, dans leur dos, représentait un éventuel chemin de fuite.
Une silhouette massive franchit tranquillement le seuil et s’arrêta au bout de quelques pas. Trois hommes sales et barbus suivirent et se déployèrent autour de lui. Ils étaient armés d’épées et équipés de bouts d’armures disparates, par-dessus des tuniques à la propreté douteuse : l’un arborait une cotte de mailles défraîchie, un autre des jambières, un antique plastron de métal et un petit bouclier ceint à l’avant-bras, et le dernier avait une armure de cuir cloutée qui semblait avoir traversé les siècles. Ils arboraient en outre des sourires moqueurs et des expressions railleuses.
Prêts pour la curée et certains de leur supériorité, pensa Minos. De la piétaille qui ne compte guère. Leur chef, en revanche…
Sa taille dépassait facilement le mètre quatre-vingt et il avait une musculature impressionnante. Sa forte corpulence était accentuée par une longue et épaisse fourrure d’ours gris sur ses épaules. Il portait un pourpoint rayé verticalement d’orange et de bleu. Sa tête ronde, posée sur un cou de taureau, affichait un air faussement cordial. Ses cheveux noirs étaient coupés courts du côté droit, et la natte typique des Ubikernéens pendait sur son épaule gauche. Les extrémités de son épaisse moustache tombante étaient tressées et descendaient plus bas que son menton. Ses petits yeux rapprochés et marrons brillaient de ruse et de malice.
Il prit la parole d’une voix grave et d’un ton enjoué.
– Bien le bonjour, messieurs. Je suis heureux de voir que mes amis et moi avons frappé – si j’ose m’exprimer ainsi – à la bonne porte, dit-il en jetant un coup d’œil au butin des deux voleurs. Mon nom est Gal Owyn, au service du seigneur Maarus Tecad.
Cette présentation était inutile : tous les habitants des Bas Quartiers de Balkna connaissaient le personnage, à la si sinistre réputation. Ils l’avaient même croisé plusieurs fois, sans qu’il les remarque, dans des tavernes mal famées. Si eux n’étaient dans ces moments que de simples voleurs anonymes noyés parmi tant d’autres Luliens vivants en marge de la loi royale, lui, en revanche, ne passait jamais inaperçu. Il était connu pour être un mercenaire impitoyable et une lame hors pair. Dès qu’il apparaissait quelque part, et quelle que soit la densité de la foule, un large passage s’ouvrait instantanément devant lui, comme par enchantement. Certains affirmaient que sa virtuosité une arme à la main égalait celle des Enkars, la garde royale de Lul, réputée à travers tout Dilats.



Gal Owyn observa les deux voleurs, qui restaient toujours immobiles, semblant attendre la suite des événements. A ses yeux, il fallait être complètement idiot, ou suicidaire, pour oser voler un seigneur du crime aussi puissant que Maarus Tecad. Ils étaient d’ores et déjà morts. Il en était même déjà à se demander où il allait exposer les corps de ces imbéciles. Un endroit très fréquenté serait parfait, comme une place ou un carrefour, afin qu’ils servent d’exemple à tous ceux qui pourraient avoir des velléités de s’en prendre aux intérêts de son employeur.
Identifier ces crétins avait été un jeu d’enfant. Avant l’aurore, l’esclave qui avait découvert le vol avait aussitôt donné l’alarme, et Maarus Tecad et Gal Owyn étaient arrivés rapidement sur les lieux. Le gros seigneur du crime était entré dans une rage folle et avait fracassé le crâne d’un de ses gardes contre un mur, sauvagement, rien que pour calmer ses nerfs. Qui avait eu le l’incroyable culot de s’en prendre à ses biens ? Il s’était senti profondément humilié, d’autant qu’il avait toujours considéré sa villa comme inexpugnable : les rares fenêtres étaient toutes ornées de barreaux métalliques, et des gardes patrouillaient en permanence dans le petit jardin aménagé dans l’arrière-cour.
Quand un autre esclave, âgé d’une douzaine d’années et répondant au nom de Saug, avait été découvert ligoté et caché dans un recoin, Gal Owyn s’était interposé avant que Tecad ne l’écorche vif, et l’avait interrogé sur le champ.
Le gamin, terrorisé, avait compris que sa vie ne tenait qu’à un fil. Heureusement pour lui, il avait vu le visage des cambrioleurs et avait pu en donner une assez bonne description. Tandis que Maarus Tecad se calmait progressivement, Gal Owyn avait envoyé ses hommes s’enquérir de l’identité des deux voleurs auprès de ses informateurs, et il n’avait pas fallu une demi-heure pour qu’ils reviennent avec leurs noms et adresse supposés.

En les regardant, Gal Owyn se dit qu’il n’y aurait pas grand monde pour regretter ces deux pauvres types à la réputation aussi minable que les sobriquets sous lesquels ils étaient connus : le Rat et Crâne d’œuf.
Ils étaient minces et musclés et d’une taille imposante pour des Seitrans : ils devaient avoisiner le mètre quatre-vingt. Ils étaient vêtus de simples tuniques blanchâtres serrées à la taille par une ceinture, et de sandales miteuses en cuir de mauvaise qualité. Mais les similitudes entre eux s’arrêtaient là.
Le Rat n’avait pas plus d’une vingtaine d’années . Ses cheveux châtains, très longs et sales, cachaient une bonne partie de son visage, duquel on ne distinguait que son menton, carré et barré d’une fossette. Gal Owyn crut distinguer des yeux noirs brillants malgré la masse hirsute de cheveux. Le Rat planta son épée dans le sol, dénoua un foulard noir passé autour de son cou et le ceignit sur son front, pour attacher sommairement ses cheveux rebelles. Gal Owyn vit une farouche détermination sur le visage harmonieux qui apparut. L’air arrogant, le Rat reprit son épée et toisa silencieusement les intrus.
Gal Owyn esquissa un mince sourire et porta son attention sur l’acolyte du jeune, le bien nommé Crâne d’œuf, dont la calvitie était parfaitement uniforme et laissait voir une cicatrice qui commençait au-dessus de son front et allait se perdre à l’arrière de son crâne luisant. En revanche, tout le bas de son visage était mangé par une épaisse barbe poivre et sel, sommairement taillée en collier et assez longue pour cacher son cou. Lui n’était plus de la première jeunesse, au vu des rides qui sillonnaient son visage. Dans ses yeux bleus, l’Ubikernéen lut de la tristesse, de la résignation, ainsi que de la contrariété. En revanche, aucune trace de peur, comme chez son jeune compagnon.
Les deux voleurs ne pipant mot et restant immobiles, Gal Owyn dit :
– Bien, messieurs, ne tournons pas autour du pot : Maarus Tecad veut vos têtes, et m’a chargé de les lui ramener !
– Et ce gros tas de fumier envoie son larbin s’en occuper ? railla le Rat Minos, sur un ton assez méprisant pour interloquer Gal Owyn et le Crâne d’œuf Parnos.
Parnos trouva que son protégé exagérait, comme trop souvent : leur situation était suffisamment précaire pour ne pas en plus provoquer un bretteur tel que l’Ubikernéen. De son côté, Gal Owyn fut intrigué : le Rat semblait seulement être en colère d’être dérangé par des importuns. Cet imbécile devait pourtant connaître la réputation de Gal Owyn, comme tout le monde dans les Bas Quartiers ! Il se croyait sans doute immortel, comme tous les jeunes idiots de son âge, et devait être trop stupide pour avoir peur !
Déçu par une telle bêtise, le mercenaire soupira et répondit d’un ton nonchalant :
– Alors, comment voulez-vous mourir ? Je vois que vous avez des armes, fit-il en désignant l’épée et la hache : vous souhaitez en faire usage ? ou préférez-vous mourir à genoux, en me suppliant d’épargner vos misérables vies ?
Il ne vit que de la détermination chez les deux voleurs, aussi tira-t-il son épée tyrlis de son fourreau. Il se réjouit même de ne pas les voir inquiets, car ça le changeait agréablement des soi-disant durs, qui tombaient le masque dès qu’il leur faisait face. Ils se mettaient invariablement à trembler de tous leurs membres en le voyant, la certitude de leur mort imminente lisible dans leurs yeux et leur peur exsudant par toutes les pores de leur peau. Ces deux minables remontèrent donc d’un cran dans son estime, tant ils paraissaient sûrs d’eux.
– Crâne d’œuf, Gal Owyn est pour moi. Amuse-toi avec les autres, ordonna Minos d’une voix dure. Parnos marmonna quelques paroles indistinctes dans sa barbe, avant de s’emparer de sa hache et de s’éloigner de la table pour se donner du champ.
– Allez, venez, puisqu’il le faut, dit-il d’un ton résigné aux trois soldats de l’Ubikernéen.
Un ton résigné mais toujours pas inquiet, nota mentalement Gal Owyn. Ces deux-là cachaient-ils quelque chose ou étaient-ils vraiment si stupides ?
Il fit signe à deux de ses hommes d’attaquer Parnos. Ils se ruèrent à l’assaut en beuglant. Ils piaffaient d’impatience depuis leur arrivée et n’attendaient que cet ordre pour réduire leur adversaire en miettes. Gal reporta son attention vers Minos et dit d’un ton dédaigneux :
– J’aimerais être sûr que tu es digne de m’affronter, petit Rat. Parcaad, mon garçon, occupe-toi de lui, ordonna-t-il au dernier homme de main en désignant Minos d’un geste négligent, comme pour souligner le peu d’importance qu’il lui accordait.
Le dénommé Parcaad s’avança et passa devant Gal Owyn pour attaquer. Comme il fit écran entre Minos et Gal Owyn, ce dernier ne vit pas distinctement ce qui se passa. Tout juste vit-il le Rat faire un ample mouvement du bras en direction de son adversaire, à la vitesse de l’éclair. Parcaad s’immobilisa, sa main armée retomba et lâcha son épée, et il se retourna lentement vers son chef. Gal Owyn écarquilla les yeux en voyant son séide porter la main à sa gorge, ouverte d’un bout à l’autre et de laquelle du sang s’écoulait avec abondance. Il ouvrit la bouche et un gargouillis incompréhensible s’en échappa, avant qu’il ne s’écroule, tel un pantin désarticulé, mort avant même d’avoir touché le sol.
– J’espère que tu seras capable de faire mieux que cela, Gal Owyn, ironisa Minos avec un sourire sardonique aux lèvres.
– N’en doute pas, jeune impertinent, rétorqua Gal Owyn en se mettant en garde.
Son esprit enregistra machinalement que les bruits de combats entre Crâne d’œuf et ses hommes s’étaient tus, aussi jeta-t-il rapidement un coup d’œil dans leur direction. C’est avec la plus grande stupéfaction qu’il vit le voleur essuyer tranquillement sa double lame rougie de sang sur les vêtements de ses deux adversaires, qui gisaient immobiles sur la terre battue. En bon voleur consciencieux, il fit les poches des cadavres, après avoir jeté un regard à peine intéressé vers Minos et Gal Owyn, juste pour voir où ils en étaient.
Serrant les dents, Gal Owyn s’avança prudemment vers Minos. Aucun doute, ces deux-là savaient se servir de leurs armes. Il devait faire preuve de circonspection. Ce qu’il trouvait surtout inquiétant, c’était que Crâne d’œuf ne semblait pas désireux de prêter main-forte à son jeune camarade, comme s’il estimait qu’il n’en avait nul besoin. C’était fort perturbant pour un bretteur de la classe de l’Ubikernéen.
Ils se mirent en garde, leurs lourdes épées tenues à deux mains, et se tournèrent lentement autour.
Gal Owyn enchaîna trois attaques, sans y mettre toute sa force ni toute sa vitesse, juste pour tester son adversaire. Comme le jeune voleur para sans la moindre difficulté, Gal Owyn changea de tactique et décida d’en finir rapidement : il lança de violentes attaques très rapides et variées, comptant sur sa puissance hors norme et sa lame tyrlis, plus solide que l’acier, pour défaire Minos. Celui-ci, les lèvres serrées et extrêmement concentré, résista du mieux qu’il put mais recula sous les coups de butoir portés par Gal Owyn. Il se retrouva bientôt acculé contre un mur.
Il n’était pas à la fête : lorsque leurs deux lames s’entrechoquaient, Minos sentait l’impact des coups se répercuter jusque dans ses épaules, dans une douleur à peine supportable. Il transpirait déjà abondamment, et sut qu’il devait abréger le combat s’il voulait l’emporter. Surtout que son épée n’était que de l’acier ordinaire et ne tiendrait pas longtemps face à l’acier tyrlis de Gal Owyn. Restait juste à attendre le bon moment.
Profitant d’un court répit, Minos lança crânement :
– Ta puissance ne te sert à rien, si tu n’as pas la vitesse pour aller avec !
Minos ne chercha pas à parer l’attaque suivante mais se contenta de l’esquiver, avant d’enchaîner sur un rapide roulé-boulé qui l’amena en moins d’une seconde sur le flanc de l’Ubikernéen. Emporté par son élan, celui-ci ficha sa lame dans le mince mur de torchis de l’appartement.
Il vit du coin de l’œil que Minos ne se releva pas mais prit appui sur un genou. La lame de Gal Owyn refusa de s’arracher du mur. Paniqué, il tenta de gagner du temps en décochant un coup de pied maladroit à son adversaire. Mais Minos était prêt et para avec son épée, qui sectionna la moitié du genou de l’Ubikernéen. Gal Owyn s’écroula en hurlant.
Minos se releva et planta un regard impitoyable dans les yeux apeurés de Gal Owyn. D’un ultime coup d’épée, Minos fendit le crâne du mercenaire.

Il eut à peine le temps de s’approprier l’épée tyrlis de Gal Owyn, de recevoir les félicitations de Parnos et de commencer à reprendre laborieusement son souffle qu’un nouveau danger se profilait déjà.
La masure branlante qu’ils habitaient comptait plusieurs appartements, mais ils en étaient les seuls occupants : aussi, quand des bruits de sabots claquèrent dans la cour, ils surent aussitôt que les nouveaux arrivants venaient pour eux, sûrement des renforts pour Gal Owyn.
Ils jetèrent un coup d’œil par la seule fenêtre de leur appartement et virent une dizaine de cavaliers. Le doute n’était plus permis : leurs tenues dépareillées, semblables à celles des trois hommes de Gal Owyn, les désignaient comme étant des séides de Maarus Tecad. Ils lancèrent des cris enthousiastes en arrivant et mirent rapidement pied à terre, sauf deux d’entre eux qui restèrent garder les chevaux.
– Cette fois, nous sommes perdus, gémit Parnos dont le flegme et le courage semblaient s’être dissipés comme par magie.
– Oh, la ferme, vieux lâche ! On va forcément trouver une solution, rétorqua sèchement Minos.
Il réfléchit furieusement quelques secondes, pendant lesquelles il entendit le raffut provoqué par les hommes de Maarus Tecad. Ils investirent le rez-de-chaussée, dont ils ouvrirent rapidement toutes les portes, et commencèrent à monter les marches de l’escalier qui allaient inéluctablement les conduire jusqu’à eux.
– Je sais ! Viens ! fit soudain Minos en attrapant Parnos par le col.
Il ouvrit la fenêtre, regarda vers le bas et estima que son idée était jouable.
– On saute et en s’enfuit à cheval ! fit-il à son vieux compagnon.
– Et depuis quand savez-vous monter à cheval, jeune maître ? rétorqua Parnos.
– T’as qu’à les attendre ici, moi je tente ma chance ! répliqua Minos en enjambant maladroitement le rebord de la fenêtre.
– Ô Lommé, murmura Parnos en voyant son jeune chien fou de compagnon sauter.
Il remplit fébrilement une besace de quelques couronnes luliennes et, le temps d’arriver à la fenêtre, entendit des cris dans son dos : il était repéré ! Il sauta sans se préoccuper de ce qui l’attendait en bas.
Dès qu’il eut atterri souplement, deux mètres cinquante plus bas, il empoigna sa hache et jaugea la situation d’un coup d’œil. L’un des deux hommes de Tecad gisait mort sur le pavé et l’autre se défendait maladroitement contre les assauts de Minos. Il finit par mordre la poussière à son tour.
Parnos enfourcha l’une des montures et lui fit faire le tour de la cour en hurlant. Il put ainsi faire fuir les autres chevaux vers la rue attenante. Le temps que leurs ennemis remettent la main dessus, Minos et lui auraient un peu de répit pour fuir.
Minos tenta vainement d’en attraper un – Lommé que ces bestioles étaient gigantesques ! – puis se mit à courir vers l’arche qui séparait la cour de la rue. Parnos, qui l’attendait là, l’encouragea à courir. Les hommes de Tecad étaient déjà sur ses talons, sautant par la fenêtre ou émergeant de l’entrée de la masure.
Parnos attrapa enfin l’avant-bras de Minos et le hissa maladroitement derrière lui. Il lança leur cheval au galop tandis que Minos, fort peu rassuré dans une telle posture, lui serrait la taille à lui faire mal. Parnos guida fermement leur monture vers l’un des chevaux qui s’enfuyait, et parvint à attraper sa bride au prix d’une acrobatie qui faillit les laisser tous deux sur le pavé.
Il les remit au galop et ils traversèrent plusieurs ruelles, manquant de renverser de pauvres hères en guenilles qui les invectivèrent sur leur passage. Quand ils eurent enfin rejoint une artère plus importante, il fit stopper les bêtes et Minos, pâle, mit pied à terre. Parnos l’aida à enfourcher le deuxième cheval et lui donna quelques directives pour le faire avancer.
Minos n’en menait pas large mais parvint tant bien que mal à se débrouiller, tandis qu’ils atteignaient la Porte de Nalala, passage obligé pour sortir des Bas Quartiers. La porte était en fait un long couloir à ciel ouvert d’une vingtaine de mètres de long sur trois de large, et dont les murs, hauts de quatre mètres, étaient surplombés par un chemin de ronde intégré au vaste réseau des remparts de la capitale.
Jetant un coup d’œil vers le haut, Minos et Parnos virent quelques gardes royaux patrouiller. Certains les dévisageaient d’un air peu amène, arc et flèche à la main, prêts à intervenir au moindre signe de désordre. Ils débouchèrent sur la Place des Portes, d’où ils pouvaient, si le cœur leur en disait, entrer dans un autre Quartier de Balkna : Quartier Maritime, Quartier Commerçant ou Garnison royale. Cette dernière était le seul passage menant à la Cour, elle même passage obligé pour qui voulait se rendre aux Quartiers Royaux. Sans même se concerter, ils prirent la direction d’une autre Porte, immense et tout le temps ouverte : la Porte de Darssé, qui marquait la séparation entre Balkna et le reste du monde.
Les Portes / couloirs séparant les Quartiers avaient été intégralement refaits cinq ans auparavant, en grande hâte, quand la rumeur d’une invasion imminente de la capitale par les armées d’Isenn s’était propagée à une vitesse folle. Et la porte de la ville n’avait pas échappé à cette réfection : elle s’était parée d’une herse et de deux battants si gigantesques qu’il fallait une centaine d’hommes pour les refermer. Ainsi profondément transformée et sécurisée, le roi s’était permis de lui donner son nom.
Cette rumeur, comme beaucoup d’autres avant comme après, s’était révélée fausse, mais tous les Balknéens avaient conscience qu’au rythme où allait la guerre, les forces d’Isenn finiraient inéluctablement par venir conquérir la capitale du royaume de Lul.
Depuis neuf ans, ses armées avaient surgi des lointaines jungles sauvages de l’est, et traversé la majorité des pays seitrans, en écrasant toute résistance sur leur passage. Désormais, les pays attaqués ne résistaient que parce qu’il avait été trop gourmand dans sa conquête éclair, et n’avait pas eu les moyens de ses ambitions. Le front était devenu trop important, et il ne pouvait plus se permettre d’avancer sans dégarnir certains des lieux conquis.
Au bout de trois années de guerre, Isenn s’était donc résolu à se contenter de consolider ce dont il avait déjà réussi à s’emparer. L’espoir était alors revenu dans les royaumes, qui préparèrent la contre-attaque. Dès qu’elles se sentirent prêtes, les armées seitrannes marchèrent sur les positions de l’envahisseur. Mais elles avaient grandement sous-estimé les ressources ennemies, et furent balayées sous le nombre.
Depuis ce temps, l’initiative était définitivement revenue à Isenn, qui avançait ses pions seulement quand il était prêt, et quasiment toujours avec une victoire au bout. Les royaumes vacillaient, tenaient bons comme ils le pouvaient, mais se faisaient grignoter petit à petit, tous autant qu’ils étaient.
D’où l’existence des impressionnantes portes de la ville, même si tous les soldats expérimentés savaient qu’elles ne tiendraient pas face à des hordes de milliers de petits Guzruns sauvages, les farouches guerriers d’Isenn, dont on murmurait avec crainte qu’ils étaient aussi nombreux que les gouttes d’eau dans l’océan. Dans le meilleur des cas, leurs ennemis mettraient plusieurs jours à les faire tomber, ce qui permettrait peut-être à une éventuelle armée alliée de venir au secours des Luliens.



Bien loin des préoccupations liées à la guerre, Minos et Parnos cheminaient, perdus dans leurs pensées. Leur existence à Balkna était terminée : ils mourraient s’ils restaient dans les Bas Quartiers, et intégrer un autre Quartier aurait impliqué de chercher un vrai travail, comme la plupart des habitants de la ville. Solution inconcevable à leurs yeux, car ils refusaient de ressembler à ce vaste troupeau de moutons. Ne leur restait donc plus que la fuite. Mais vers où ?
Parnos aurait voulu traverser le pays en direction du nord, vers leur région natale, les Marches du royaume, mais Minos s’y opposa fermement. Toute la moitié nord du pays était aux mains des forces d’Isenn depuis neuf ans et il n’avait aucune intention d’aller s’y frotter.
Ni l’un ni l’autre ne proposa d’aller vers le nord-est, en direction des royaumes aiger. Ceux-ci étaient peu disposés envers les pays seitrans depuis l’échec des invasions aiger, sept siècles plus tôt, et ils décourageaient fermement toute tentative seitranne de s’installer chez eux ;d’ailleurs, ils n’utilisaient jamais le mot « s’installer » dans ce cas, mais plutôt celui de « s’infiltrer », ce qui résumait clairement leur position.
A l’est et au sud de Balkna s’étendaient les océans, sur lesquels naviguaient les pêcheurs, les marchands financés par des armateurs, les marines royales et isenniennes, et enfin les pirates. Parmi les carrières envisageables sur les mers, seule la piraterie aurait pu convenir aux deux exilés. Mais ils n’avaient aucune affinité avec l’activité maritime, venant d’une région intérieure.
Comme ils n’envisageaient pas de quitter le royaume, leur choix se retrouvait limité aux deux régions du pays encore libres : celle de Lul, qui portait le même nom que le pays et dans laquelle se trouvait Balkna, et le Donaven, situé au nord de la précédente. Sa ville la plus importante était Bassarias, où était stationnée une bonne partie de l’armée du pays : si Bassarias tombait, le Donaven suivrait, et la région de Balkna se retrouverait isolée comme jamais, et prête à être cueillie à son tour.
Ils décidèrent d’aller vers l’est, décision prise par défaut et sans trop d’enthousiasme. Parnos avait mentionné l’existence d’une ville d’une taille moyenne, du nom d’Endaïlé, où ils pourraient peut-être trouver du travail dans leur branche.