Tout en cheminant vers le lieu où son frère était retenu prisonnier, Jemril organisa la troupe qu’il dirigeait. Il divisa son armée – ou future armée – en deux : une qui l’accompagnerait dans sa quête du Général en Chef de la Légion Mauve, et l’autre qui rentrerait au pays. Une fois rentrés à Tilmand, ses partisans avaient ordre de battre le rappel des soutiens d’Osterren et de faire acheminer des vivres pour sa propre troupe. À titre personnel, piller les villages traversés ne l’aurait pas ému plus que cela, mais la situation était bien différente aujourd’hui : il était le représentant du Général, garant de sa réputation. Ses hommes ainsi que lui-même se devaient d’être irréprochables.
Jemril fut impressionné par le nombre de Tilmandjos qui le rejoignirent. Non seulement une grande majorité de vétérans se rallièrent à lui, mais également de nouveaux partisans. Ces derniers étaient las de la guerre civile, dont ils avaient tous souffert à divers degrés. Apprendre qu’Osterren était en vie leur donna courage et espoir. Le pays avait besoin d’un dirigeant emblématique et reconnu de tous, et il était le seul à remplir ces conditions.
De deux cents hommes, la troupe passa à un demi-millier d’éléments en seulement quelques jours. Des émissaires issus d’autres factions tilmandjos prirent contact, menaçants ou inquiets face à cette force aussi puissante que nouvelle qui venait d’apparaître dans le tableau. Jemril fut intraitable et refusa de négocier : ceux qui s’opposeraient à lui seraient éradiqués, ceux qui choisiraient une prudente neutralité s’arrangeraient – ou tenteraient de le faire – avec Osterren après son retour. Quant aux troupes qui décidaient de le rejoindre, elles étaient accueillies à bras ouverts.

Un ambassadeur bilipossien prit également contact, à la tête d’une courte délégation de soldats. Il arborait l’universel drapeau blanc et enjoignit Jemril et les siens à accélérer l’allure pour quitter les abords des frontières bilipossiennes. Sinon, les représailles de la part de sa reine seraient terribles. Sur un signe de Jemril, l’un de ses archers planta une flèche dans l’œil de l’ambassadeur. Il laissa partir les autres, leur promettant quoi qu’il arrive la guerre avec Bilipossa. Leur reine était à l’origine de la conspiration ayant permis d’écarter Osterren, elle en paierait le prix fort.

Quelques jours plus tard, un bataillon lactengais fit son apparition à son tour. Ils furent étonnés de voir l’un des suivants de Jemril les accueillir avec chaleur, tout content de voir des compatriotes. Seronn. La tentation de demander à son archer de s’en occuper à son tour titilla Jemril, mais il parvint à se retenir. Comme son homologue et ennemi bilipossien, le ton du Lactengais fut menaçant. Les deux ennemis héréditaires de Tilmand semblaient décidés à profiter de la faiblesse du pays pour le rayer de la carte.
Jemril n’était pas dupe. Les uns comme les autres étaient surtout inquiets et n’osaient pas bouger. Bien entendu, Lactengais ou Bilipossiens auraient pu essayer de s’emparer de Tilmand et y seraient sans doute parvenus, mais investir des troupes dans une telle conquête aurait dégarni leurs frontières, les laissant à leur tour à la merci d’une invasion. Cela n’aurait pas été la première fois. Depuis des centaines d’années, les trois micro-royaumes de Bilipossa, Lacteng et Tilmand étaient les – relativement – grandes puissances de la région, les alliances s’y faisaient et s’y défaisaient facilement, au gré des montées en puissance ou des moments de faiblesses des uns ou des autres.
En l’occurrence, Jemril avait vite compris qu’une alliance lactengo-bilipossienne était impossible, aucun des deux ne voulant partager le gâteau avec l’autre. Cela ne pouvait que servir le frère du Général : tant que ses ennemis resteraient désunis, il avait une chance de remettre Osterren en selle.
Cette fois-ci, l’ambassadeur partit en vie. Jemril fit amener Vhondé et affirma sans vergogne que l’héritière légitime du trône du Lacteng s’était ralliée à ses côtés, et que le moment venu, Osterren marcherait à ses côtés pour lui rendre la place qui lui revenait de droit. Le visage du Lactengais perdit alors toute couleur et il prit rapidement congé.

La petite armée progressait moins vite que ne l’aurait souhaité Jemril, par la faute de Vhondé. Sa grossesse arrivait bientôt à terme, et faire du cheval dans son état était une torture de tous les instants. Tout le monde se rendait compte qu’elle souffrait, mais aucune plainte ne franchit jamais de ses lèvres serrées. Les Tilmandjos l’épiaient du coin de l’œil et en venaient à espérer qu’elle craque enfin : à cause d’elle, leur train était ridicule, alors qu’ils avaient leur Général à sauver. Seqeral s’en ouvrit discrètement à Jemril, qui l’envoya paître sèchement :
– Pas question de la laisser en arrière. Si elle s’arrête, je m’arrête aussi.
Tous deux savaient que Seqeral n’avait pas l’autorité nécessaire pour fédérer la troupe. Seul Jemril avait ce pouvoir. Puisqu’il avait décidé que la princesse du Lacteng les accompagnerait, elle les accompagnerait. Il n’y avait pas à sortir de là. Seqeral avait vu grandir Jemril et connaissait son entêtement : personne ne lui ferait changer d’avis.
De son côté, Seronn tenait compagnie à Vhondé. Il lui fredonnait des airs lactengais, lui parlait de tout et de rien. Qui ne le connaissait pas aurait pensé qu’il cherchait à détourner son attention de ses douleurs. Jemril ne le croyait pas une seconde assez subtil pour procéder de la sorte, mais y vit un heureux hasard. Lui-même ne pouvait pas trop s’attarder auprès d’elle. D’une part, il irritait déjà suffisamment ses hommes à la choyer à distance ; d’autre part, il s’inquiétait sincèrement pour elle et s’en voulait de ne pas réussir à la considérer comme l’ennemie qu’elle était censée être. Il se serait fait arracher la langue plutôt que de l’admettre à voix haute, mais qu’il le veuille ou non, elle était une amie.
Pendant une paire de jours, en plus de réconforter sa princesse, Seronn fut occupé à évider et à tailler un bout de bois long comme deux mains. Le soir suivant, alors que les Timandjos s’affairaient à préparer le campement et que Vhondé, épuisée, somnolait déjà, un cri de joie de Seronn la tira de son état cotonneux.
– Que t’arrive-t-il ? demanda-t-elle tandis que plusieurs autres, dont Jemril, se rapprochaient.
– Je viens de terminer, regarde, répondit-il, fier comme pas deux.
Une flûte grossière reposait dans le creux de ses mains.
– Et qu’est-ce que tu vas nous jouer ? fit Vhondé, qui appréciait de plus en plus ce personnage, certes déconcertant mais également touchant.
– Tu vas voir ! s’exclama Seronn en mettant son instrument de musique en bouche et en soufflant dedans.
Aucun son n’en sortit. Les Tilmandjos ne se privèrent pas de rire à ses dépens avant de s’éloigner en ricanant. Jemril resta muet bien qu’irrité en son for intérieur, aussi bien contre le mépris patent dont faisaient montre ses hommes que contre la bêtise sans limite de son compagnon de voyage.
– Pas tout à fait au point, commenta Vhondé en souriant.
– Je t’assure que si, répondit Seronn en reprenant de plus belle.
Il « joua » longtemps, avant de s’arrêter et de lever les yeux vers le ciel rempli d’étoiles.
– Ça y est ! s’exclama-t-il, tirant le camp de sa quiétude qui coulait doucement vers un sommeil réparateur.
Quelques hommes se redressèrent de leurs couches et s’agitèrent en percevant des battements d’ailes. Quand un volatile émergea de l’obscurité pour se poser sur l’épaule de Seronn, l’incrédulité s’abattit sur l’ersatz d’armée mauve.
– C’est quoi, ce truc ? Une poule ? demanda l’un.
– Imbécile, les poules ne volent pas ! rétorqua un autre.
– Si c’est un aigle, il est plutôt petit, dit un troisième.
Seqeral avait été témoin de bien des choses étranges au cours de sa longue vie. Il sentit son cœur battre plus vite et balbutia sur un ton de crainte révérencieuse :
– C’est… un Piminomo !