Sixième partie

– Bon, Simplet, où se trouve l’ouest ? demanda Jemril à Seronn.
– Je croyais que nous étions d’accord pour aller au sud ! intervint Vhondé.
Jemril leva ses poignets entravés par les bracelets de fer, au bout desquels pendouillaient les restes de leurs chaînes.
– J’aimerais avant toute chose qu’on se débarrasse de ces trucs. Ce n’est guère pratique pour nous, et ce sera assurément suspect lorsqu’on on croisera quelqu’un. J’ai tort ?
– Non. C’est en effet judicieux.
– Ravi de l’entendre, persifla Jemril. Nous sommes approximativement à l’ouest de Griend, et si nous continuons dans cette direction, nous devrions trouver un village du nom de Venel. Avec un peu de chance, le forgeron que j’y connais y exercera encore et il pourra nous enlever nos chaînes.
Seronn sourit :
– Donc pour aller au sud, nous devons aller à l’ouest ?
– Fais attention, Seronn, à ce rythme-là tu vas devenir un génie ! Alors, c’est par où ?

Tous trois mirent leurs chevaux au trot dans la direction indiquée par Seronn.


***

Il fallut deux jours de route aux trois compagnons avant que le paysage ne devienne familier à Jemril. Ils faillirent croiser par deux fois des voyageurs : une troupe de cavaliers lancés au galop, et une caravane composés de quatre chariots, dans lesquels s’entassaient des journaliers errants. Ils se cachèrent à chaque fois, par prudence.
Dans les deux cas, Vhondé et Jemril furent impressionnés par l’acuité visuelle de Seronn. Il repéra les voyageurs bien avant qu’eux-mêmes en soient capables. À tel point que la première fois, ils manquèrent d’être repérés, Jemril refusant de croire Seronn sur l’approche des cavaliers… jusqu’à ce qu’il les voit à son tour. Par bonheur, ils eurent le temps de se cacher avant d’être découverts.

Durant ces deux jours, Seronn passa le plus clair de son temps dans des rêveries qui n’appartenaient qu’à lui. Quand il en sortait, il semblait presque surpris de voir ses compagnons, comme s’il découvrait tout à coup leur présence.
Jemril l’ignora le plus clair du temps : il l’énervait. Vhondé ne s’approcha guère plus de lui. Il assez bizarre pour en devenir inquiétant. En revanche, la princesse s’intéressa plus à Jemril, qui l’intriguait. Elle n’eut qu’une seule occasion d’en apprendre plus sur lui. Par la suite, il se ferma comme une huître.
– Dites-moi, Jemril…
– Quoi ?
– Seronn et moi sommes Lactengais, mais vous ? Vous avez une pointe d’accent que je n’arrive pas à identifier.
Un sourire furtif et satisfait passa sur les lèvres de Jemril.
– Et c’est très bien comme ça, Vhondé.
Elle passa un bon moment à l’observer, cherchant des indices quant à ses origines. Son air revêche et ses pommettes hautes lui rappelaient le peuple farouche des Tilmandjos, qui habitaient dans les montagnes au sud du Lacteng et de Bilipossa. Ces peuples, issus de la partition de l’ancien royaume de Narvilone, se vouaient une animosité tenace, mais Jemril ne semblait pas nourrir d’animosité particulière envers Seronn et elle-même. Son attitude égoïste semblait plutôt s’étendre au monde entier.
De plus, les Tilmandjos avaient un teint mat assez prononcé, et de longs cheveux noirs et raides. Or Jemril avait une peau laiteuse et des yeux marron très communs dans cette partie de Galéir, et des cheveux frisés, presque crépus, qui laissaient Vhondé perplexe. Elle ne connaissait nul peuple arborant une telle coiffure.
Ce nom de Jemril ne lui disait rien non plus. Seronn avait affirmé venir d’un village du sud-est du Lacteng et Vhondé le croyait : la double consonne à la fin de son nom était caractéristique de cette région… tout comme le « é » final dans celui de Vhondé indiquait ses origines de la ville-capitale de Lacteng. Mais ce nom de Jemril ne lui parlait pas. La question que Vhondé lui posa sur son nom complet ne lui valut qu’un grognement en guise de réponse.
Elle l’aurait trouvé séduisant, n’était son caractère exécrable. Elle relança la conversation :
– Quand les mercenaires ont attaqué les esclavagistes qui nous retenaient prisonniers, ils semblaient décidés à éliminer tout le monde, y compris les esclaves. Sauf celui qui nous a laissés fuir. Je vous ai entendus, vous vous êtes appelés par vos noms. Qui est-il et d’où vous connaissez-vous ?
– Nous avons servi ensemble par le passé.
– Servi… à l’armée ?
– Oui.
– Laquelle ?
– Plusieurs.
– Vous êtes donc soldat de métier ?
– Non.
– Où avez-vous combattu ?
– Un peu partout.
– Vous n’êtes guère loquace sur vos activités passées.
– Ce n’est que maintenant que tu t’en rends compte ? demanda Jemril, presque amusé.
Il reprit aussitôt son air renfrogné, comme s’il s’en voulait d’avoir baissé sa garde. Et ne répondit plus à aucune question. Sa curiosité était néanmoins piquée par sa compagne de route, aussi l’observa-t-il subrepticement. Il l’avait rencontré quand elle avait été enchaînée à ses côtés mais s’en était vite désintéressé. Il n’avait vu en elle qu’une femme enceinte qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Elle n’allait pas faire long feu et ne pourrait lui servir à rien.
Aujourd’hui, les choses étaient différentes. Ils avaient un but commun, ils cheminaient ensemble. Quand Vhondé avait annoncé à Jemril qu’il serait récompensé s’il la protégeait jusqu’à Lacteng, il avait senti une menace implicite dans le ton qu’elle avait employé. La jeune femme semblait bien avoir des crocs cachés sous une apparente fragilité.
Cela ne dérangeait pas Jemril. Il n’était plus qu’un errant aujourd’hui, à la recherche de quoi remplir un tant soit peu sa vie. Et l’adrénaline née au danger lui convenait très bien pour le moment.
Vhondé était elle aussi étrange, à sa manière. Ses mains fines, bien qu’abîmées par les épreuves récentes, n’avaient clairement jamais connu le travail manuel. Ce qui cadrait avec ses dires selon lesquels elle était fille de riche patricien. Quand Jemril était sorti de sa fièvre, c’est une nouvelle Vhondé qui lui était apparu. La pauvre femme quelconque qu’il avait connu en guenilles s’était lavée et la différence était flagrante. Ses cheveux jusque-là ternes resplendissaient désormais, et la coiffure qu’elle en avait tiré était typique des dames du Lacteng : le chignon sur sa tête surplombait une longue frange droite qui masquait son front, et de longues mèches latérales recouvraient ses oreilles.
Débarrassée de la crasse qui la maculait, elle avait un visage harmonieusement ovale, avec des traits fins, un nez retroussé, quelques taches de rousseur sur les joues et de grands yeux verts. Mignonne, en fin de compte. Mais trop enceinte pour que Jemril ait des vues sur elle.
Ce qui dérangeait le plus Jemril était de sentir que Vhondé, tout comme lui, n’était pas franche. Elle cachait son passé et refusait de parler de sa vie d’avant. D’ici à ce qu’elle ait menti…
Au moins, cette situation, ces non-dits avaient le mérite d’amuser Jemril. Par contre, il ignorait consciencieusement Seronn. Trop spécial, trop impénétrable à sa manière. Moins il avait affaire à lui, mieux il se portait.


***

Parvenus en haut de la colline, les trois voyageurs firent halte. Après plusieurs jours à cheval, leur but était en vue. À leurs pieds s’étendait une vallée encaissée. Un lac alimenté par une cascade en tapissait le fond sur la droite, tandis que de frustes maisons avec toits de chaume s’attaquaient aux premiers degrés de la pente sur la gauche.
Le ciel gris s’assombrissait de plus en plus. Le soleil n’allait pas tarder à se coucher, si ce n’était déjà fait. Les minces filets de fumées crachés par les cheminées des habitations se dispersaient sous l’action d’une brise glaciale. L’hiver n’était pas loin.
– On y va ? demandèrent simultanément Seronn et Vhondé, lui parce qu’il aimait rencontrer des gens, elle parce qu’elle avait faim et rêvait d’un bon lit.
– Non, nous attendrons la nuit, rétorqua Jemril. Je préfère une arrivée la plus discrète possible, surtout avec nos menottes aux poignets. La nuit tombée, je me glisserai dans le village et m’assurerai que mon ami forgeron vit toujours ici. Inutile de nous faire remarquer plus que nécessaire.
– Qui êtes-vous ? demanda une voix rocailleuse dans son dos.
Tous trois se retournèrent dans le même mouvement, pour se retrouver face à face avec une dizaine de villageois pauvrement vêtus. Ils portaient de gros sacs de toile débordant de châtaignes. Les fourrures enveloppant leurs pieds ne faisant pas de bruit sur le sentier rocailleux, les voyageurs ne les avaient pas entendus s’approcher.

Vhondé et Jemril dissimulèrent leurs mains entravés dans leurs manches, du mieux qu’ils purent. L’air distrait, Seronn les imita avec un temps de retard, après un rageur « Cache tes mains, fils d’imbécile ! » marmonné par Jemril.
– Nous venons rendre visite à un mien ami, répondit Jemril à l’homme qui les avait apostrophés. Le forgeron Delental.
– Nous allons vous conduire, dit le paysan en hochant la tête.
Au grand soulagement de Jemril, les villageois, mornes et placides, ne semblaient guère curieux d’en savoir plus. S’ils avaient remarqué les chaînes à leurs poignets, aucun ne fit de commentaire. Ils leur passèrent devant et descendirent vers le village.
Quand ils avancèrent entre les maisons de bois et de pierre, seuls quelques chiens faméliques dressèrent la tête sur leur passage, sans aboyer ni faire montre d’une curiosité particulière. Comme si le comportement de leurs maîtres avait déteint sur eux. Ils ne croisèrent en revanche aucun habitant.
– Diingé, va voir si Delental est chez lui, ordonna l’un des villageois. S’il n’y est pas, nous le trouverons à la taverne, ajouta-t-il à l’exception des voyageurs.
Jemril hocha la tête, contrarié. Il pria les dieux auxquels il ne croyait pas pour qu’ils n’aient pas à entrer dans une taverne. On serait loin de l’arrivée discrète sur laquelle il avait compté.
Le dénommé Diingé revint vite en secouant la tête.
– Personne à la forge.
Jemril jura en silence. Il rechignait à suivre les villageois. Être montés à cheval garantissait aux trois voyageurs de pouvoir fuir avec célérité en cas de problème. Dès qu’ils desselleraient, ils perdraient cet avantage. Mais bien que sur le qui-vive, Jemril restait assez confiant : il n’y avait nulle trace d’agressivité chez les paysans. S’il fallait en arriver à se battre, pour une raison ou pour une autre, il pensait pouvoir s’en sortir.
Quatre fois plus grande que les maisons qui l’entouraient, la taverne devant laquelle ils s’arrêtèrent comptait un étage. À Vhondé qui s’étonnait des dimensions importantes de l’édifice, l’un des paysans répondit que la demeure servait également de salle de bal et de réunion de l’assemblée des villageois.
Les feux qui crépitaient dans les deux cheminées des pignons n’empêchaient pas la vaste pièce de baigner dans le froid, et ne suffisaient pas à éclairer l’endroit, dont de larges pans étaient plongés dans l’ombre. Une dizaine de paysans formait un petit groupe près de l’un des âtres. Juchés sur des tabourets hauts, des tonneaux leur servaient de tables. Non loin de là, contre le mur, d’autres tonneaux s’empilaient, certains dotés de robinets en bois à leur base.
Les conversations feutrées se turent lorsque le groupe entra, et quelques coups d’œil indifférents se posèrent sur les arrivants. Leur vague curiosité satisfaite de ce sommaire examen, les villageois reportèrent leur attention vers leurs chopes et se remirent à parler.
– J’aime bien cette ambiance, déclara Seronn. Je trouve cela intimiste.
Vhondé et Jemril ne prirent pas la peine de lui répondre. À leurs yeux, le lieu, les autochtones et même le temps rendaient l’atmosphère aussi sinistre que lugubre.
– Delental, de la visite pour toi, annonça l’un des accompagnateurs des voyageurs.
Le plus massif des hommes attablés releva la tête et lança un œil inquisiteur vers les nouveaux venus. Il se leva avec précipitation en reconnaissant Jemril, et marcha vers lui d’un pas décidé. Il eut un instant d’hésitation quand il vit Vhondé, ce qui n’échappa ni à la jeune femme ni à Jemril. Il sourit, prit Jemril dans ses bras mais pendant qu’ils se donnaient une accolade virile, il lui murmura à l’oreille :
– Fuis, mon ami, fuis ! Tu vas au-devant de graves ennuis si tu restes ici avec cette femme !
Avant que Jemril ne puisse lui répondre, un cri jaillit de la bouche d’un des villageois. Ses yeux écarquillés fixaient Vhondé.
– C’est elle ! Regardez, les gars, c’est elle ! Celle que nous attendions est arrivée ! Nos prières ont été entendues ! Notre déesse est venue pour nous sauver !