À la halte suivante, Jemril, Seronn et Vhondé purent se concerter. Les soldats bilipossiens semblaient se moquer éperdument des messes basses de leurs prisonniers. Ils avaient le nombre, ce qui les rendait très confiants quant à l’accomplissement de leur mission : conduire la princesse du Lacteng à leur souveraine.
– Vhondé, il faut qu’on parle, commença Jemril.
– Laisse-moi en paix, répondit Vhondé, plus que jamais lasse de l’humeur revêche de son compagnon de route.
Mais le Tilmandjo avait eu le temps depuis sa conversation avec Seronn, aussi avait-il soigneusement préparé ses arguments pour la manipuler.
– Écoute, j’ai discuté avec Seronn, et il s’avère que par un miracle que je ne m’explique pas, il a rencontré le général de la Légion Mauve et l’a vu disparaître.
– Je m’en moque ! Tilmand comme Bilipossa sont les ennemis de Lacteng.
– Certes, mais… Ton père t’ayant reniée, tu n’as plus aucun endroit où aller, tu n’as plus de foyer. Or j’ai un moyen de t’en offrir un si tu le désires.
Vhondé planta un regard dubitatif sur Jemril, sans piper mot.
– Je suis Tilmandjo. Le général Osterren est mon frère. Depuis sa disparition subite, Tilmand est en proie à de violentes luttes intestines. Or Seronn sait où Osterren est retenu prisonnier. Libérons-le et la paix reviendra sur Tilmand. Et si tu fais partie du groupe qui aura sauvé Osterren, il t’offrira l’hospitalité dans notre pays. Je te le jure sur ma propre tête.
– Généralement, on fait ce type de promesse sur ce à quoi on tient le plus au monde, rétorqua sèchement la princesse.
– C’est précisément ce que je viens de faire, répondit Jemril sur le même ton.
– Je reconnais bien là ton altruisme habituel, persifla Vhondé.
– Mes chers amis, ne pensez-vous pas que le moment soit mal choisi pour vos joutes verbales dignes de jeunes enfants querelleurs ? demanda sereinement Seronn.
Vhondé sourit, Jemril s’empourpra.
– Tu es un sage, Seronn, dit la princesse.
– Mouais, concéda Jemril. Mais tu n’en restes pas moins un imbécile. Quoi qu’il en soit, Vhondé, je suis sincère comme je ne l’ai jamais été. Du moins depuis longtemps. Je veux sauver mon frère et Seronn compte bien m’y aider. Il… nous ne voulons pas te laisser derrière, et contribuer à l’aider ne peut que servir tes intérêts. Qu’en penses-tu ?
Pour toute réponse, Vhondé éclata en sanglots. Seronn la prit dans ses bras et entreprit de la bercer, tout en lui chantant une comptine apaisante en sourdine. Gêné face à cette démonstrativité, Jemril attendit la fin de cette crise de larmes. Il posa néanmoins une main réconfortante sur l’épaule de la princesse, en signe de solidarité.
Vhondé finit par se calmer.
– Je n’ai plus que vous deux au monde. C’est d’accord, répondit-elle.
Seronn fut tout sourire, Jemril détourna les yeux pour ne pas montrer l’émotion qui l’étreignit par surprise.

Restait désormais le plus important à accomplir : se libérer… pour pouvoir aller libérer Osterren à son tour, un paradoxe qui n’amusait nullement Jemril. Conscient que d’eux trois, il était le mieux placé pour échafauder un plan d’évasion, il se tritura les méninges comme jamais auparavant, passant en revue des dizaines d’idées. Malheureusement, rien de probant ne lui vint à l’esprit, et au bout de quelques jours, il commença à désespérer…
S’ils ne subissaient pas une surveillance rapprochée, qu’ils n’étaient pas entravés et que les soldats bilipossiens les laissaient mener leurs conciliabules à voix basse en paix, Jemril sentait tout de même la vigilance de tous les instants de leurs geôliers. Il était évident qu’ils ne seraient pas facilement pris en défaut.
Après une semaine à chercher vainement la faille, Jemril commença à désespérer. Jusqu’à ce que pour la première fois, leur route les conduise à traverser un village. Là, les soldats encadrèrent leurs prisonniers afin de les empêcher de communiquer avec quiconque, tandis que deux d’entre eux s’occupaient d’acheter des vivres pour la troupe.

Quelques villageois curieux défilèrent tour à tour pour regarder de plus près ces étrangers. Mais face aux mines fermées des soldats, ils gardèrent leurs distances, se contentant de les observer de loin.
Le plus téméraire d’entre eux fut un ancien aux longs cheveux blancs. Chapeau rond à larges bords vissé sur la tête, enfoncé presque jusqu’aux yeux, pipe à la bouche et mains dans le dos, il ne cessa de s’approcher qu’en voyant l’un des cavaliers, qui ne le quittait pas des yeux, poser ostensiblement la main sur la garde de son épée.
Aucun émoi ne trahit une quelconque nervosité chez le vieil homme, qui balaya la troupe de ses yeux vifs. S’il écarquilla brièvement les yeux en reconnaissant Jemril, personne ne s’en rendit compte. Quand Jemril le reconnut à son tour, il parvint lui aussi à masquer sa surprise, alors que son cœur s’était brusquement mis à battre la chamade.
Seqeral ! Le vieux sénéchal tilmandjo, ancien compagnon d’arme d’Osterren. Comme Delental et des centaines d’autres partisans de son frère, il avait choisi l’exil provisoire en attendant que Jemril se décide à les mener à la guerre et à la reconquête de Tilmand.
Jemril changea de position sur son cheval, posa ses mains sur le pommeau de la selle, et fit semblant de regarder ailleurs que vers Seqeral. Pourtant, il ne le quitta pas du coin de l’œil tandis qu’il croisait les poignets pendant une poignée de secondes pour mimer un entravement.
Pour toute réponse, Seqeral exhala une longue bouffée de fumée avant de tourner les talons et de s’éloigner tranquillement.

Jemril contint son enthousiasme. Seqeral était aussi expérimenté que digne de confiance. La tension qui l’habitait depuis trop longtemps disparut. Les Tilmandjos étaient un peuple de guerriers, descendants de l’armée de l’ancien royaume de Narvilone. La guerre coulait dans leurs veines. Les Bilipossiens étaient d’ores et déjà morts…