Une sourde anxiété ne quittait pas Harry Harlington, due à ses doutes grandissants sur ses capacités à être à la hauteur. Chaque page des ouvrages de Jericho lui renvoyait son inexpérience à la figure. Il en ressortait que le commodore avait été un excellent commandant. Harlington était persuadé que lui-même, placé dans les circonstances narrées par le commodore, aurait tout gâché depuis longtemps.
Extérieurement, il affichait un air sûr de lui, afin de montrer à ses hommes qu’il maîtrisait la situation, et que rien n’était capable de l’inquiéter. Il se demanda si ses hommes ne le jugeaient pas imbu de lui-même.
Dans les premières heures du voyage, il ne quitta pas sa cabine, avant d’estimer que c’était une erreur. Au contraire, il devait se montrer, se familiariser avec son équipage, lier des relations humaines avec lui. Il lui fallait veiller à ce que la somme d’individualités qui était sous ses ordres se transforme en véritable équipe : bien sûr, l’Académie les y avait préparés, voire de précédentes affectations pour certains d’entre eux, mais cette alchimie devait également être provoquée. Il décida d’aller poursuivre ses lectures au mess.

En entrant dans le mess, terme qu’il trouvait impropre puisqu’il faisait aussi office de salle de détente, celui-ci était occupé par plusieurs membres d’équipage, seuls ou par petits groupes. Quelques rires fusaient, dans une ambiance bon enfant. Harlington constata avec soulagement que l’amiral Sanders – comme son aide de camp – ne s’y trouvait pas, et se dirigea vers une table isolée. Quelques hommes, surtout parmi les plus jeunes, surpris de son arrivée, voulurent se mettre au garde-à-vous, mais leur commandant les en dissuada, secouant la tête et lançant à la cantonade :
– Merci de cesser de me faire un salut militaire à chaque fois que vous me croisez. Un simple hochement de tête et un « bonjour, commandant » suffisent amplement. On ne va pas passer nos journées à se faire des courbettes…surtout quand nous ne sommes pas de quart !
Sa tirade énoncée, il ressentit un élan d’autosatisfaction en voyant les sourires soulagés sur le visage de ses subordonnés. Il entendait bien sûr qu’ils obéissent à ses ordres, mais il voulait aussi faire régner à bord une atmosphère décontractée.

Il passa devant une table occupée par T’Savhek et Sulok, un jeu d’échecs tridimensionnels entre eux. Son officier en second lui lança :
– Il faudra que nous reprenions nos parties, commandant.
– Dès que j’aurai une minute, T’Savhek, répondit-il dans un sourire, tout en pensant « Jamais ! ».
Quand ils étaient à bord de l’Eagle, Harlington avait été fasciné par T’Savhek : il n’avait jamais rencontré de Vulcain avant. Il avait trouvé les échecs tridimensionnels comme prétexte pour l’aborder, après l’avoir vue y jouer seule. A vrai dire, il n’aimait pas ce jeu, auquel il s’avérait pour le mieux médiocre. Mais se montrer auprès de cette créature aussi belle qu’exotique n’avait pas été pour lui déplaire.
Quel cabot, se morigéna-t-il en s’asseyant, quelle vanité à l’époque ! Il s’inquiéta, à la pensée que l’affectation de T’Savhek obéissait peut-être à la même logique. Non, ce n’était pas possible. Il ne l’avait demandée à bord que pour ses compétences, et parce qu’il la connaissait un peu. Le fait qu’elle soit extrêmement séduisante n’entrait pas en ligne de compte. Quoique…
Refusant de suivre le fil de cette pensée, son regard erra à travers la vaste pièce. Sanders et son aide de camp n’étaient pas là non plus. Apparemment, ils se cantonnaient dans leurs quartiers, ce qui n’était pas pour déplaire à Harlington. Vues les relations pour le moins ambiguës qu’il entretenait avec Sanders, il valait mieux pour le commandant de bord comme pour l’amiral qu’ils se croisent le moins possible. Il se demanda brièvement si les rapports entre Sanders et la superbe Sasha Viligo n’étaient que professionnels, avant de soupirer intérieurement.
En se lançant à corps perdu dans une carrière au sein de Starfleet, il avait mis de côté ces histoires sentimentales. Il fallait croire que cela lui manquait. Malheureusement, le moment était plutôt mal choisi pour y songer. Ni maintenant, ni dans les prochains mois. Il amena à l’écran de son bloc de données l’ouvrage de Jericho sur les stratégies et se plongea dans leurs études, en prenant des notes de temps à autre. Il s’était installé dos à un mur, pour que personne ne voit le sujet de ses recherches. L’apprendre pourrait avoir des conséquences désastreuses sur le moral à bord.

  • *

Au cours des jours suivants, chacun prit ses petites habitudes. Les membres d’équipage pouvaient être quasiment certains qu’à chaque fois qu’ils mettaient le pied dans le mess, ils y trouveraient leur capitaine, assis dans un coin et occupé à travailler furieusement sur un bloc de données. Bien qu’ils fussent curieux, nul n’osa venir l’importuner pour en savoir plus.
Cet état de fait convenait parfaitement à Harlington. Il commençait à mesurer à quel point ses lacunes en matière de combat spatial étaient criantes, et eut l’impression de se retrouver au pied d’une montagne inaccessible. Ressassant donnée sur donnée, il ingurgitait tout ce qu’il pouvait sur le sujet, même quand il n’était pas certain d’avoir réellement compris le contenu.
Il se livrait à des simulations informatiques dans sa cabine, mais se maudit en constatant que les programmes embarqués à bord étaient très limités. Il aurait dû y prêter une attention toute particulière. Penser que des membres de l’équipage risquaient de mourir à cause de cette négligence le rendait malade. Pourvu qu’il n’y ait pas d’incident était une pensée qui revenait souvent chez lui.
Harlington se rendait rarement sur la passerelle en dehors de ses quarts. Au début, sa gorge se serrait dès qu’il y mettait le pied, et l’émotion menaçait de le submerger à chaque fois qu’il s’asseyait dans son fauteuil de commandement. Il s’aperçut vite que la réalité de la fonction, cachée derrière le mythe qu’il s’était lui-même forgé, n’était pas très attrayante. Les heures de quart n’étaient que de longs moments d’ennuis entrecoupés par des rapports d’une routine affligeante, qu’il camouflait derrière un masque méditatif. Il en profitait pour faire le point sur les connaissances qu’il était en train d’acquérir.
En revanche, afin de montrer à tous qu’il était là et bien là, son équipage pouvait être sûr que s’il ne se trouvait pas sur la passerelle, il serait au mess. Il ne se retirait dans ses quartiers que tard le soir.

L’équipage n’était pas désœuvré, loin de là : T’Savhek multipliait les exercices pour le tenir en alerte et optimiser ses performances, et évaluait toutes les sections du bâtiment tous les trois jours.
Les pilotes et navigateurs, menés par l’enseigne Garcia, peaufinaient leur art du pilotage sur des simulateurs dont les données étaient actualisées en permanence pour coller au plus près des performances du Baltimore : ils effectuaient inlassablement leurs gammes, tels que les arrimages aux bases stellaires ou les manœuvres, et les calculs de navigation, et testaient également leurs réflexes lors d’engagements fictifs. Harlington n’aimait pas tellement Antonino Garcia : s’il ne pouvait nier que le charisme de l’Ibérique aux traits harmonieux lui valait de francs succès auprès de la gent féminine, son attitude, mélange de nonchalance et de sûreté de soi, ne manquait pas de l’irriter. Harlington aurait aimé être aussi à l’aise que son premier pilote en toutes circonstances. Mais il se demandait surtout ce qui se cachait derrière cette apparence : Garcia s’écroulerait-il en situation de stress, ou resterait-il efficace ?
Harlington s’était ouvert de ce problème éventuel à Sulok, médecin en chef, et celui-ci l’avait gratifié d’un regard de glace, avant de lui répondre que les problèmes médicaux rencontrés par l’équipage étaient de son seul ressort. Il concéda néanmoins qu’il ne manquerait pas de l’informer si ces problèmes risquaient d’affecter l’efficacité des hommes.
Ce même Sulok était en train de former son assistant, l’infirmier Thif, à la biologie moléculaire, afin de poursuivre ses propres recherches sur le virus hélicondratile. Harlington avait écouté les explications de Sulok sur ce sujet durant quarante-cinq minutes. Pendant les quarante dernières, il s’était borné à approuver, opinant du chef ou émettant des grognements en guise d’assentiment, ne comprenant rien à ce que lui racontait son interlocuteur. Au final, tout ce qu’il avait retenu était que Sulok était bien parti pour obtenir les plus grandes récompenses médicales de la galaxie. Il eut également l’impression d’être passé pour un singe, à peine savant, aux yeux de son médecin-chef.
De leur côté, O’Connor et T’Savhek s’étaient rapprochées, et s’étaient elles aussi lancées dans des recherches sur des avancées techniques qui, selon elles, pourraient peut-être s’avérer déterminantes pour la technologie de Starfleet. Rien que cela. Le sous-lieutenant Harry Harlington, commandant de l’USS Baltimore, était au bord de la déprime, habité par le sentiment de sa propre médiocrité.
A tout prendre, il préférait la présence de Dorin Lupescu et Evander Mitchell, respectivement en charge de la sécurité et de la logistique. Si le premier s’entraînait dur pour participer au championnat du monde de taekwondo, sur Terre, il n’en restait pas moins un homme simple et abordable, très heureux que sa carrière ait décollé. Quant au second, sa gentillesse presque pathologique en faisait quelqu’un de très apprécié parmi l’équipage. Grand mystère pour Harlington, qui ne s’en plaignait pas, au contraire, Mitchell avait le cœur sur la main mais nul n’essayait d’en profiter, à sa connaissance.
De temps à autre, l’amiral Sanders daignait sortir de sa cabine, le lieutenant Sasha Viligo sur ses talons. Harlington, mis au courant par T’Savhek que l’amiral déambulait dans les coursives, s’était senti obligé d’aller lui tenir compagnie, mais Sanders lui avait vite fait comprendre que sa présence n’était pas souhaitée. L’amiral et son aide ne frayaient avec personne, se contentant apparemment de promenades, entrecoupées d’apartés. Une situation qui convenait à Harlington.

En vérité, il en était presque à prier pour qu’il se passe quelque chose. N’importe quoi pour briser la monotonie régnant en maître à bord. Il allait être exaucé au-delà de ses espoirs, et plus vite qu’il ne l’avait escompté.