Cette vie monotone se poursuivit quinze jours, durant lesquels Harlington fit des progrès conséquents en matière de stratégies de combat. D’un autre côté, il n’avait pas tellement hâte de les mettre en pratique. Seuls T’Savhek et son frère Sulok avaient osé lui demander quel était l’objet de ses recherches acharnées, mais il ne s’en était pas ouvert à eux. Si la curiosité de son officier en second le touchait – se pouvait-il qu’elle s’intéressât à lui ? –, il refusait d’apparaître devant elle en position aussi désavantageuse, voire humiliante : un commandant de vaisseau qui ne savait pas le diriger en situation de crise n’était pas digne d’occuper un tel poste, et il désirait impressionner la Vulcaine. Il éluda donc ses questions, en lui promettant qu’elle saurait tout le moment venu. Elle n’avait pas insisté.
Il fut nettement moins diplomate avec Sulok, qu’il soupçonnait de vouloir miner son autorité, en prenant en défaut ses capacités de commandement. Il lui avait donc répondu sèchement que cela ne le regardait pas, et le médecin n’avait pas insisté, sans quitter son habituelle impassibilité…que Harlington interprétait comme de l’arrogance et du mépris.

Au matin du seizième jour, Harry Harlington, café à portée de la main, occupait sa place habituelle dans le mess, les yeux rivés sur le compte-rendu d’une manœuvre particulièrement hardie tentée par Jericho, et qui était depuis lors connue sous le nom de Triple Boucle de Jericho, rien moins que cela.
L’intercom trilla et la voix de T’Savhek se fit entendre :
– Le commandant Harlington est demandé sur la passerelle.
Il lâcha un lapidaire « Je suis en route » dans l’intercom et, son mug à la main, s’engouffra dans l’ascenseur le plus proche.

Dès qu’il entra sur la passerelle, T’Savhek se tourna vers lui, quitta le fauteuil de commandement et resta tout à côté, les mains croisées dans le dos.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Harlington en s’asseyant.
– Nous avons capté un signal de détresse, monsieur. A deux jours d’ici en vitesse de distorsion maximale.
– Un… ? Bon sang ! Avez-vous pu identifier qui l’a envoyé, et pour quelle raison ?
Lupescu, assis à la console de communications, se chargea de répondre :
– Le bâtiment est un carrrgo minier, immatriculé au rrregistre de la Fédérrration des Planètes Unies. Apparrremment, il a subi une panne de ses moteurrrs de distorrrsion, et ne dispose pas des pièces pour rrréparer sur place.
Le chuintement des portes de l’ascenseur se fit entendre derrière Harlington, et un coup d’œil lui permit de voir l’amiral Sanders et le lieutenant Viligo entrer sur la passerelle. Il les salua sèchement de la tête et demanda à T’Savhek :
– Sont-ils dans une situation qui nécessite une aide d’urgence ?
– A priori, non, commandant. Leurs moteurs en panne sont leur seul problème.
– Possédons-nous les pièces nécessaires pour les tirer d’affaire ?
– Non, monsieur, j’ai déjà vérifié ce point.
– Y a-t-il un autre bâtiment de Starfleet dans les environs, susceptible de les aider ?
– Oui, monsieur. L’USS Constellation du commodore Matt Decker. S’il détournait sa route dans l’heure qui vient, il pourrait rejoindre le cargo d’ici demain. Et c’est un bâtiment de classe Constitution : il a les moyens et le personnel pour venir à bout des problèmes techniques du cargo.%% % – Très bien, contactez-le et informez-le de la situation, s’il ne l’est pas déjà.
– Je doute qu’il le soit, monsieur, ses canaux de communications ne doivent pas être tournés vers cette région de l’espace.
– Dans ce cas, re…
– Je me permets de vous signaler, lieutenant, qu’il s’agit d’un signal de détresse, intervint l’amiral Sanders d’un ton tranchant.
– J’en ai bien conscience, amiral, rétorqua Harlington en faisant pivoter son fauteuil vers le haut gradé. Mais le Constellation étant bien plus rapide que nous, il peut y arriver deux jours avant que…
– Ce sont des civils, il est de notre devoir d’aller les rassurer. D’autant que nous pourrions peut-être les aider, malgré ce qu’en dit votre officier en second. Et ce n’est pas en n’y allant pas que nous le saurons.
– Amiral, commença T’Savhek, il est hautement improbable que nous…
– Ce sera tout, lieutenant, coupa Harlington. Garcia, calculez la trajectoire qui nous mènera au cargo…comment s’appelle-t-il, au fait ?
– C’est le SS Orcus, monsieur.
– Entendu. Vitesse de distorsion maximale. Lieutenant T’Savhek, prévenez votre section.
– A vos ordres, répondit-elle laconiquement avant de vider les lieux, sans laisser la moindre expression transpercer sa carapace vulcaine.
– A la bonne heure, lieutenant Harlington, fit l’amiral Sanders. J’ai cru un instant que vous étiez un lâche. N’oubliez pas que Starfleet est au service des civils. Venir en aide aux nécessiteux fait partie de nos missions, au cas où vous l’auriez oublié. Ne serait-ce qu’en faisant acte de présence, en assurant autrui que nous sommes là et que nous veillons sur les nôtres.
– Je n’oublierai pas cette facette de Starfleet à l’avenir, amiral, soyez-en assuré.
Sanders se permit un large sourire que Harlington trouva malveillant, avant de quitter la passerelle à son tour, suivi comme son ombre par le lieutenant Viligo, qui semblait comme à son habitude indifférente à son environnement. Pourtant, Harlington la soupçonnait de jouer un rôle, car il lisait beaucoup de curiosité et de vivacité dans ses yeux bleus par ailleurs magnifiques.

La scène qui venait d’avoir lieu le contrariait. Il était censé être seul maître à bord après Dieu, comme le disait l’expression consacrée, et voilà qu’il venait de laisser son autorité s’effacer derrière celle d’un passager. Certes, celui-ci était plus haut placé que lui dans la hiérarchie de Starfleet, mais tout de même. En intervenant, Sanders savait qu’il minerait la position de Harlington, et le jeune lieutenant l’avait compris sur-le-champ.
Il avait interrompu T’Savhek car elle allait insister sur l’inutilité de dévier le Baltimore de sa route pour porter secours au cargo. Elle avait raison et elle le savait, tout comme Harlington, et tout comme Sanders lui-même. Mais Harlington aurait mis sa main au feu que l’amiral avait attendu impatiemment ce genre d’occasion pour s’opposer aux décisions des officiers de bord.
Harlington trouvait cette méthode méprisable. Et espérait qu’en cas de crise, Sanders aurait assez d’intelligence pour faire passer l’intérêt commun avant sa rancœur.