Comme de juste, avec l’arrivée d’un amiral à bord du Baltimore, Harlington dut changer de cabine car bien que spartiate, la sienne était la plus spacieuse du navire. Heureusement, avec l’absence de l’équipe scientifique, et les trois derniers postes du navire non pourvus, la place ne manquait pas.
Il s’acquitta de cette tâche dès l’aube, avec l’aide de Lupescu qui, l’ayant croisé les bras chargés, lui proposa son aide. Il n’était que huit heures du matin quand ils eurent fini d’empiler pêle-mêle les affaires de Harlington dans sa nouvelle cabine. Mais le commandant ne voulut pas s’occuper plus avant de son installation. Le départ était prévu à 1400, et il avait encore une tâche essentielle à accomplir avant de quitter la Terre.
Il demanda une navette avec chauffeur aux services logistiques et se fit conduire à l’Académie.
Il ne put s’empêcher d’éprouver de la fierté en voyant des cadets lancer des regards envieux à son uniforme, tandis qu’il traversait les jardins de l’école, que lui-même n’avait pas eu la chance de fréquenter. Il réussit à intercepter le commodore Van Peelse dans le département technique, juste avant que celui-ci n’entre dans un amphithéâtre pour y donner un cours.
– Excusez-moi, commodore, mais j’ai un gros problème sur les bras !
– J’en ai un aussi, mais sous le front, mon garçon. Quelle gueule de bois ! Qu’est-ce que je peux faire pour vous, Harlington ?
– Hier soir, l’amiral Nogura s’est inquiété de mon inexpérience en tant que commandant, et cela me taraude depuis. J’ai besoin de conseils !
– Vous décollez dans combien de temps ?
– Moins de cinq heures.
Van Peelse éclata de rire, avant de s’en excuser.
– C’est à croire que vous aimez les timings serrés, lieutenant ! Plus sérieusement, je ne peux rien pour vous, je n’ai jamais commandé de vaisseau.
Devant la déception évidente de Harlington, il ajouta :
– Allez voir de ma part le commodore Jericho, au département Pilotage et Navigation. Si lui ne peut pas vous aider, personne ne le pourra.
– Merci pour tout, commodore, et à la prochaine ! s’exclama Harlington avant de partir prestement.
– Bon courage, mon garçon, bon courage, murmura Van Peelse.

Harlington arriva essoufflé au secrétariat du département Pilotage et Navigation. Il apprit avec soulagement que le commodore Jericho donnait présentement un cours, et trouva rapidement dans quel amphithéâtre. Il hésita à entrer, répugnant à interrompre le cours. Il se sentait dans la peau d’un gêneur. Il se demanda s’il ne devait pas attendre que le commodore fasse une pause dans son cours qui, d’après les renseignements glanés au secrétariat, durait quatre heures. Mais en faisait-il ?
Comme il l’ignorait, et qu’il était pour le moins pressé, il respira un bon coup, tira sur son uniforme, et appuya sur le bouton qui commandait la porte de l’amphithéâtre.
Il avança d’un pas…et s’arrêta aussitôt, impressionné. Il venait de pénétrer dans ce qui devait être l’un des amphithéâtres les plus importants de l’Académie. Il surplombait les dizaines de rangées de sièges, toutes occupées par des cadets de l’Académie. Certains étaient même assis sur les escaliers qui descendaient jusqu’à l’estrade professorale.
Une simulation informatique et tridimensionnelle s’y jouait et représentait une bataille spatiale s’étirant tout le long de l’estrade, sur quatre mètres de hauteur.
La voix tranchante et autoritaire du commodore Jericho s’entendait très bien, même de là où il se trouvait.
– …et c’est alors que le capitaine Pike s’est retrouvé face à un choix cornélien, comme vous pouvez le constater sur cet hologramme…arrêt sur image.
Jericho leva les yeux sur Harlington, sembla-t-il à ce dernier, incertain à cause de la distance. Il en eut vite la confirmation quand le commodore dit, glacial :
– Entrez ou sortez, mais fermez la porte.
Harlington s’empourpra et activa la fermeture. Il prit ensuite son courage à deux mains et descendit l’allée centrale, en se frayant un chemin parmi les étudiants assis sur les marches. Le commodore Jericho ne le quitta pas des yeux, et le sous-lieutenant sentit le poids du regard de tous les cadets présents peser sur lui. Ses pas résonnaient dans un silence de mort.
Arrivé face à l’estrade, il se fendit d’un garde-à-vous et salua le professeur.

Jericho était une légende au sein de Starfleet. Il avait commandé sept navires durant sa carrière, et avait frôlé la mort plus qu’à son compte. A l’origine de bon nombre de stratégies innovatrices élaborées suite aux dizaines d’engagements auxquels il avait pris part, il avait décidé d’en faire profiter l’Académie après vingt années de service actif.
Il entrait dans la soixantaine, mais ses cheveux en bataille commençaient à peine à grisonner. Avec son profil d’aigle, son expression sévère et ses yeux brillants, il imposait le respect. On devinait aisément le chef, celui derrière lequel on peut s’abriter sans risque en estimant qu’il a une solution à tout problème rencontré. Une force de la nature. Harlington tenta d’ignorer ce charisme et dit :
– Veuillez m’excuser d’interrompre votre cours, commodore, mais je…
Jericho leva une main pour le faire taire et, faisant face à ses élèves, leur dit :
– Garde-à-vous !
S’ensuivit un brouhaha pendant quelques secondes à peine, au terme duquel tous les étudiants se figèrent, debout, face aux deux officiers de Starfleet. Jericho reprit :
– Regardez bien cet homme. Il est ce à quoi vous aspirez tous. Bien qu’il n’ait que le grade de sous-lieutenant, il a obtenu son premier commandement le mois dernier. Salut pour le lieutenant Harry Harlington, commandant le NCC-1152 USS Baltimore.
Harlington ne put s’empêcher de se sentir ému face à l’hommage. L’importance de sa fonction, déjà mise en avant la veille par l’amiral Nogura, lui sauta à nouveau au visage. Il sentit une grande fierté l’envahir avant de la refouler aussitôt. La situation était certes très gratifiante, puisqu’il était présenté comme un exemple aux générations futures de Starfleet, mais depuis les mises en garde de l’amiral en chef de Starfleet, son enthousiasme avait été douché face au poids des responsabilités.
– Repos, dit-il après avoir salué à son tour, sobrement.
– Commodore, je suis désolé de…
– …Un commandant de vaisseau ne s’excuse pas, lieutenant, il s’explique, coupa Jericho, assez bas pour que nul autre n’entende.
– Je viens de la part de…
– …Van Peelse, je sais, il m’a prévenu tout à l’heure.
Se tournant vers ses élèves, il leur dit :
– Nous sommes arrivés au point crucial de la bataille. Le capitaine Pike a pris une décision essentielle. Laquelle ? A vous de le deviner. Vous avez quelques minutes, je dois pour ma part m’entretenir avec le lieutenant Harlington. Soupesez longuement vos décisions, car elles vont engager la vie de votre équipage.
Les deux officiers s’isolèrent derrière l’estrade.
– J’ai vu les rapports concernant l’Eagle. Toutes mes félicitations. Il fallait une sacrée dose de cran pour accomplir ce que vous avez fait.
– Merci, monsieur. Si je puis me permettre, comment se fait-il que vous sachiez qui je suis ?
– Je ne suis plus en service actif, mais je me tiens au courant de tout ce qui se passe sur le terrain. Et votre action a été la plus marquante ce dernier trimestre.
– Je comprends mieux. Si je suis ici, c’est parce que…
– …passé le moment d’allégresse d’avoir obtenu votre bâtiment, vous vous êtes rendu compte que vous n’avez aucune expérience du commandement ?
– Exactement, répondit Harlington, irrité par ce commodore qui semblait lire dans ses pensées.
– Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’en quelques phrases, je vais pouvoir vous aider ? Ou que je vais vous prêter l’ouvrage s’intitulant « Etre un bon commandant en cent leçons ? ».
– Euh…un tel ouvrage existe vraiment ?
– Bien sûr que non. Et vous savez pourquoi ?
– Non.
– Chaque commandant a un style bien à lui. Cela dépend de sa formation, de son caractère, de la manière dont il interagit avec ses hommes. Vous débutez, vous n’avez donc pas de style, ou presque, même si je me suis laissé dire que vous avez fait preuve d’ingéniosité pour remettre votre vaisseau en état. Continuez comme cela : le commandant a toujours une longueur d’avance sur son équipage. C’est comme cela que vous vous ferez réellement respecter par lui. En tant que commandant novice, nommé sans avoir suivi le cursus classique, vos lacunes sont criantes en terme de stratégies de combat. C’est ce point qu’il vous faut travailler. Le reste n’est qu’accessoire, et vous l’apprendrez sur le tas.
– Accessoire, diriger un équipage ?
– Faites-le survivre aux problèmes que vous rencontrerez immanquablement, et ce sera déjà pas mal. Lisez les manuels de stratégie de l’Académie si vous avez du temps à perdre, mais je vous conseille mon propre traité avancé sur ce sujet. Et avant toute chose, il faut que vous connaissiez les limites de votre vaisseau et de votre équipage. En tant que commandant, vous êtes la tête pensante de cette alliance d’êtres vivants et de technologie. Ils ne sont que le prolongement de votre personne. Vous connaissez votre état physique, vous savez si oui ou non vous pouvez courir un marathon en deux heures. De la même manière, vous devez savoir quelles sont les performances optimales des ressources mises à votre disposition.
Harlington ne put qu’acquiescer, tout en essayant de graver ces paroles dans son esprit.
Jericho sourit, comme s’il lisait dans ses pensées, montra le bloc de données qui ne le quittait jamais, et ajouta :
– J’enregistre nos paroles depuis tout à l’heure. Vous voulez que je les transfère sur votre bloc de données ?
Harlington sourit en retour, impressionné par le commodore. Bien que plongé dans la situation présente, il avait également anticipé les conséquences et les besoins nés de cette conversation. Etait-ce donc cela, commander ? Réagir face à l’instant présent, et connaître les conséquences de ses actes, à moyen et long terme ?
– Quoi qu’il en soit, ayez toujours l’air sûr de vous. Un commandant qui a l’air de savoir ce qu’il fait inspire confiance.
– Et si sous ce masque, je fais une erreur mortelle ?
– Ce serait dommage. Je pense que vous avez un potentiel certain. Si vous vous plantez par incompétence, vous ne vaudrez pas mieux qu’un Peter Sanders. Donc si vous êtes en situation d’échec, faites en sorte que ce soit d’une manière glorieuse, si j’ose dire. Mieux vaut échouer d’en faire trop que l’inverse.
Harlington serait bien resté boire les paroles du commodore pendant des heures, mais celui-ci conclut :
– Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j‘ai un cours à finir. Procurez-vous Stratégies de Combat Spatial en sept volumes, et Psychologie du commandement, ce sera déjà un bon début. Et bon courage pour la suite.
– Merci, commodore. Qui sont les auteurs de ces ouvrages ?
– Moi, répondit le commodore Jericho avec un sourire goguenard.

Journal de bord du commandant Harlington, coefficient espace-temps 1513,4 : après avoir décollé avec succès, nous venons d’entrer en vitesse de distorsion. La prochaine escale est prévue à la base K-27, en bordure de la Zone Neutre Romulienne. Mes félicitations à l’équipage, et surtout à l’équipe technique : le navire est pleinement opérationnel et, d’après l’officier en second T’Savhek, est efficient à 112% des capacités optimales des vaisseaux de cette classe.