Un homme heureux

Horace Vermont est concentré. Très concentré. Pas question de manquer son but. Il regarde vers le bas. La position de ses pieds lui semble parfaite. Juste devant, la balle de golf attend son bon vouloir. Il ne peut pas rater ce coup. Il ne doit pas rater ce coup. Le birdie est au bout du putter qu’il tient entre les mains.
Horace se sent bien. Il se sent prêt. Avec la délicatesse du golfeur expérimenté, il frappe doucement la balle. Dès qu’il l’a touchée, il sait qu’elle va aller dans le trou. Il sourit quand sa prédiction se produit.
– Bien joué, maître Vermont, soupire James Donovan, son adversaire dépité.
– Merci, docteur ! Une belle partie, ma foi. Serrée bien comme il le fallait.
– Certes. Mais vous pouvez compter sur moi pour vous battre la prochaine fois !
Les deux hommes rient, insouciants. Qu’il est bon de se détendre sur un green ! Horace tend son fer au caddie discret qui se tient en retrait.
– L’exercice, ça creuse ! affirme Horace, jovial. Une petite collation, docteur ?
– Avec plaisir, mon cher.
Les deux hommes marchent tranquillement vers le restaurant du club privé. Le temps est magnifique, la température douce. Moment de calme, propice à l’introspection. En baignant dans une telle ambiance, Horace Vermont ne peut que se pencher sur sa réussite professionnelle.
Avocat au barreau, il avait connu un début de carrière chaotique, avec plus de bas que de haut. Heureusement, tout avait changé cinq années auparavant, alors qu’il s’était presque résigné à mener une carrière quelconque. Ces bons vieux mois d’août et de septembre 2005…
Il se revoit à l’époque, avocaillon ordinaire à Baton Rouge, engoncé dans des costumes élimés qu’il n’avait pas les moyens de remplacer. C’était l’enfer, la concurrence entre avocats était rude. Seuls les meilleurs surnageaient. Si encore Horace avait eu des parrains, un réseau de puissants pour le soutenir… Mais non, il végétait désespérément et rien ne semblait devoir changer.

C’est alors qu’elle était arrivée. Penser à elle gonflait toujours le cœur d’Horace de bonheur, même cinq ans après. Elle avait changé sa vie, lui avait donné confiance en lui, l’avait lancé dans le beau monde. S’il dirigeait aujourd’hui l’un des cabinets d’avocat les plus prestigieux de Louisiane, c’était grâce à elle. Même son nom sonnait comme une douce caresse. Katrina…
Bien sûr, jamais il n’aurait jamais fait état de telles pensées à voix haute. Le souvenir de Katrina resterait à jamais associé à des centaines de morts, à des destructions matérielles estimées à plusieurs milliards de dollars. Encore aujourd’hui, des habitants de la Nouvelle-Orléans n’étaient toujours pas relogés.
Pour Horace en revanche, Katrina était une amie secrète, presque une maîtresse. Il lui devait tout. Il s’était occupé de centaines de dossiers d’indemnisation, avait entamé des dizaines de procès au nom des victimes. Elles avaient tout perdu et cherchaient un exutoire à leur colère, à leur détresse ? Aucun problème, avait rétorqué Horace ! Poursuivons l’État de Louisiane, qui n’a pas su prendre les devants ni gérer correctement les conséquences de la crise ! Poursuivons les services de météorologie, qui n’ont pas su anticiper suffisamment tôt la trajectoire et la puissance de Katrina ! Et n’oublions pas les assureurs, ces vampires qui rechignent à indemniser ceux qui ont tout perdu ! Enfin vampires, c’est vite dit… Horace ne s’était bien sûr pas privés de se mettre à leur service quand ils avaient contesté la légitimité de certains versements d’argent.
Décidément, ça avait été une période faste. L’eldorado. Alors oui, Horace aime Katrina d’un amour inavouable, il l’adule, pas un jour ne se passe sans qu’il pense à elle avec tendresse.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Le plus gros des dossiers a été traité. Horace est à la tête de son cabinet d’avocats, Vermont & Vermont. Car comme de bien entendu, les succès et la fortune croissante d’Horace lui ont permis de se faire un nom au barreau, et c’est en toute logique qu’il a épousé Mary Sunderland, avocate et fille du célèbre avocat louisianais de chez Sunderland, Hermann & Joyon. Dès lors, toutes les portes lui ont été ouvertes. Il appartient au monde, le seul qui compte : les chirurgiens, les acteurs, les banquiers, le maire, le gouverneur… tous sont devenus ses amis.
Il trouve néanmoins dommage que la majeure partie des conséquences juridiques de Katrina soit derrière lui. Les affaires vont en pâtir, c’est certain. De plus, il s’en veut : il y a quatre jours, Deep Water Horizon, la plate-forme pétrolière, a coulé, mais il n’a pas été assez réactif. Tous les dossiers lui sont passés sous le nez. Quand Horace et le docteur Donovan entrent dans le restaurant du club, ils sont accueillis par le maître d’hôtel, qui les guide vers leur table habituelle. Un serveur en livrée leur sert les amuse-gueules de rigueur et leur apportent leurs téléphones portables, qu’ils avaient laissés là avant de partir sur le green.
Horace a un message.
Chéri ? Écoute, je viens d’apprendre une grande nouvelle ! Tu te souviens de la plate-forme pétrolière ? Et bien voilà que les garde-côtes viennent d’annoncer qu’une marée noire menace ! Il y a une fuite dans le puits d’exploitation et BP ne semble pas savoir comment l’endiguer ! On risque d’être confrontés à une catastrophe écologique. Rappelle-moi dès que possible : il va falloir que nous embauchions des secrétaires, des commis, que nous envoyions des gens à nous prendre contact avec les futures victimes, pêcheurs, organisations écologiques, habitants des côtes ! Les affaires repartent ! Je t’aime !

Horace raccroche, un sourire extatique aux lèvres. Une marée noire ! La fortune continue à lui sourire. Les événements inespérés lui tombent dessus sans qu’il les ai cherchés. La vie est belle.
Un signe discret de sa part suffit pour que le serveur détaché à leur table se précipite.
– Qu’est-ce que vous avez comme champagne ?