À la place du lac ne restait plus qu’une vaste dépression boueuse, au fond de laquelle se détachait un élément incongru : une sorte d’œuf translucide de deux mètres de hauteur qui pointait vers le ciel.

    – Tu crois que le serpent a laissé un petit ? demanda Seronn. Nous nous sommes peut-être trompés, en fin de compte ? J’espère que nous n’avons pas tué une mère qui protégeait sa future progéniture ! Ce serait terrible !

    Jemril était à mille lieux de s’intéresser aux élucubrations de son compagnon. Cet oeuf devrait forcément être le lieu de réclusion d’Osterren. Il résista à l’impulsion d’y courir pour s’en assurer. L’ex-lac n’était plus que boues et marécage, et il n’avait aucune envie de s’y enliser.

    – Reste là, Seronn, je vais chercher du renfort.

    – Oui, mais si…

    – Et garde un œil sur maître Talca, comme il nous l’a demandé, l’interrompit-il en prenant la direction du campement de son armée.

 

    Ses sénéchaux, Delental et Seqeral l’attendaient avec impatience.

    – Dis-nous que le Piminomo a réussi, Jemril ! implora Seqeral.

    – Et le général ? Il est libre ? demanda l’ancien forgeron de Venel, anxieux.

    – Rassemblez tous les hommes valides, ainsi que tous les chariots et autres charrettes possibles. Nous devons nous rendre au milieu de ce qui fut le lac, mais ce n’est plus qu’un marécage. Rassemblez tous les hommes valides, qu’ils remplissent tous les chariots et autres charrettes disponibles de pierres et qu’ils nous créent une route jusqu’à la prison d’Osterren.

    – À tes ordres, répondirent ses subordonnés à l’unisson.

    – Envoyez une troupe d’élite auprès de Seronn et maître Talca. Ce dernier a été épuisé par l’effort et nécessite notre protection : vous répondez de sa sécurité sur votre vie.

    – Compris, général. 

 

    Tandis que Delental et Seqeral hurlaient déjà leurs ordres, Jemril resta indécis un long moment. Trop de choses se bousculaient dans sa tête. Avec le retour d’Osterren, une guerre tripartite risquait d’éclater Tilmand, Bilipossa voire Lacteng… une fois terminé le conflit civil ravageant Tilmand. Le sort d’un puissant maître de magie était entre ses mains, créature semi-mythique aux pouvoirs incroyables. Quand Jemril prit une décision, il chassa toutes ces pensées parasites et s’enfonça dans le campement, indifférent à l’activité frénétique qui y régnait suite aux ordres qu’il avait donnés.    

                                                                                                                

    Arrivé devant la tente qui abritait Vhondé, il hésita. Nul bruit n’en émanait. Le cordon de gardes entourant la salle d’accouchement improvisée étaient bien en place, mains sur les armes, yeux en perpétuels mouvements, aux aguets. Jemril était fier de voir qu’ils prenaient leur rôle très au sérieux : personne n’aurait pu deviner qu’ils protégeaient la princesse d’un royaume ennemi héréditaire.

    Jemril fit signe à leur officier de venir à sa rencontre.

    – Nivanaral, que se passe-t-il à l’intérieur ?

    – Je l’ignore, général.

    – L’enfant est né ?

    – Aucun cri de bébé ne s’est fait entendre… ce qu’ils font tous à la naissance.

    – Et la mère ?

    – Quelques râles, puis plus rien depuis une demi-heure environ. Deux des quatre archiatres qui veillaient sur elle ont alors quitté la tente, j’ignore pourquoi.

    Une boule serra la gorge de Jemril. Quelque chose était-il allé de travers ? Quand il avait quitté Vhondé, elle semblait être sur le point d’accoucher. Il s’irrita de se sentir si inquiet, conclut la conversation d’un signe de tête et, prenant son courage à deux mains, entra dans la tente.

    Il s’arrêta sur le seuil. Vhondé dormait paisiblement. Son ventre était toujours aussi rebondi. Jemril était paralysé. Il régnait une telle tranquillité ici, une sérénité aux antipodes des événements récents survenus au lac et à l’agitation qui secouait le camp.

    L’un des archiatres épongeait le front de Vhondé à l’aide d’un linge humide. L’autre, avisant la présence de son supérieur, s’en approcha.

    – Quelles sont les nouvelles ? chuchota Jemril.

    – Le moment n’était pas venu, répondit l’archiatre sur le même ton. Les contractions se sont calmées… pour l’instant.

    – Elle va bien ?

    – Elle fait honneur à son rang. Elle n’a pas poussé un cri et il y aurait pourtant eu de quoi. Son courage est… impressionnant.

    – Bien, dit simplement Jemril.

    Elle est en train de changer. Brinquebalée dans tous les sens, parfois désespérée, souvent au bord de la déprime. Étonnant qu’elle n’ait pas encore craquée. Mais si elle a tenu jusqu’ici, je crois que rien ne pourra jamais l’abattre.

    Elle n’est pas la seule à ne plus être la même. Je ne vois plus du tout les choses de la même manière qu’avant. Et je n’ai toujours pas compris comment ça m’est arrivé !

    Il n’y a que notre simplet qui n’a pas évolué. Bah ! Pourquoi le ferait-il ? Il est très bien comme il est, en fin de compte. Même si je préférerais avaler ma propre langue plutôt que de le lui avouer !

 

    Le pan de la tenture de l’entrée se souleva. Nivanaral fit un signe discret à Jemril avant de ressortir. 

    – Tenez-moi au courant de la situation, archiatre.

    – À vos ordres, général.

    Dès qu’il fut de nouveau dehors, Nivanaral lui dit :

    – Votre présence est requise au lac par Delental. Il vous fait dire que le chemin est dégagé.

    – Parfait, répondit Jemril en réprimant un soupir.

 

    Cette maudite journée était décidément la plus interminable de toute sa vie…