Pourquoi pleure-t-on au cinéma ?
30 juillet 2005
La visite de mon photographe norvégien préféré me donne l'occasion de mettre en ligne mes notes prises lors d'une conférence de Roger Pouivet, comme une manière de prolonger et de réorganiser cette discussion.
La question pose le problème de la réponse émotionnelle appropriée face à une fiction narrative : pleurer à la scène finale du film Titanic est-il mérité ? Peut-on prendre un malin plaisir en regardant Bonnie et Clyde ?
1) Le paradoxe de la fiction
Le paradoxe de la fiction est le suivant : être ému par quelque chose qui n'existe pas. Nous pouvons décliner ce paradoxe des quatre façons suivantes :
- (1) Certaines personnes éprouvent des émotions à l'égard de personnes ou de situations qu'elles croient fictionnelles (ne pas exister)
Il faut distinguer à l'intérieur de ce simple constat
- l'émotion que l'on peut ressentir à l'égard d'une situation passée ou à venir de
- l'émotion que l'on peut ressentir à l'égard d'une fiction.
Dans ce dernier cas, l'objet de l'émotion n'existe pas du tout. Le terme de « fiction » peut être pris en deux sens :
- ce qui n'existe pas mais qui est possible ;
- ce qui n'existe pas et qui n'est pas possible.
- (2) Si une personne est émue par quelqu'un ou quelque chose, elle croit que l'objet de son émotion existe et possède réellement les caractéristiques qui sont les raisons de son émotion.
Ce type de croyance est ici plus ennuyeux. Nous tombons ici dans le paradoxe formulé par Moore :
- p mais je ne crois pas que p
- non-p mais je crois que p
(avec p = il pleut par exemple).
Réponse de Wittgenstein dans une lettre à Moore : « cela a un sens de dire supposons que p mais je ne crois pas que p, mais cela n'a pas de sens d'affirmer p mais je ne crois pas que p.»
Ce paradoxe ne ressemble pas à une contradiction logique, mais c'en est une. Peut-être pouvons-nous contourner le probème en réécrivant (2) de la façon suivante :
- (2a) Non-p, et je suis ému par p
Comment ne pas croire en ou à une situation et être ému toutefois par elle ? Une façon de résoudre cette contradiction est de se demander si toutes les émotions possèdent un aspect doxatique. Il faudrait alors distinguer entre les émotions, dirigées vers un objet et les sensations qui ne sont pas dirigées vers un objet comme, par exemple, les chatouillements, les impressions, les titillements, etc.
Ainsi, l'intentionnalité des émotions n'implique pas nécessairement quelque chose de l'ordre de la croyance. Greenspan illustre cette position avec la phobie :
- elle a été mordu par un chien quand elle était enfant ;
- elle rend visite à un ami qui a un vieux chien gentil ;
- mais elle a peur quand même, même si elle croit que le vieux chien est gentil.
La peur supposerait une tendance à se comporter de telle ou telle manière. Nous soutenons ici une conception dispositionnelle (croyance sur les dispositions). Si c'est le cas, le paradoxe de Moore s'applique. Si (2) est vrai, (3) l'est aussi :
- (3) Personne n'éprouve d'émotion à l'égard d'une personne ou d'une situation qu'il croit ne pas exister et de caractéristiques dont il sait que l'objet de son émotion ne les possèdent pas réellement
Nous verrons la prochaine fois les solutions que nous pouvons apporter à ce paradoxe.
Commentaires
Bonjour. Tout d'abord, la question est-elle : "Pourquoi pleure-t-on au cinéma ?" ou bien "Par quel moyen la fiction nous émeut-elle ?". S'il s'agit de la première : Il me semble, le champ optique-sonore est envahi, et déborde (ou a-borde et in-borde) la texture optique-sonore de notre corps, sa "vibration" optique-sonore. En somme : pris, nous débordons de nous-mêmes. Le "petit écran" n'est pas envahissant, il laisse place à beaucoup d'autre interférences (c'est sa perversité - ou perver-Cité (disons qu'elle est plus politique^^)). Je suis un public facil, c'est même un euphémisme - vu sept fois Titanic au cinéma, oui oui oui... Différence également avec, mettons les jeux vidéo, qui, quoique "petit écran", ne mobilisent pas (ou pas encore) notre optique-sonore de manière envahissante, mais l'action (ben ça alors, c'est le programme de l'agrèg'^^!) - bref : le jeux mobilise notre volonté dans ce qu'elle a de plus définissant : le choix, la délibération, la décision. En fin de compte, c'est assez cartésien le jeu vidéo, il y manque juste la dimension du Bien.
Bref. Réponse au lance-pierre...
Très cordialement
Cédric
je pense que l'on pleure aussi grace à la musique ;) mais bon c'est évident, par contre je crois que nous sommes forcés de nous identifier un minimum aux acteurs... dans ce cas, nous pleurons peut etre en quelque sorte par procuration analyse intéressante dans tous les cas ! :)