Son emploi par la psychologie moderne peut nous fournir un premier point de départ  : il désigne ce qui arrive réellement qui, changeant à chaque moment, constitue par ses multiples enchaînements et interpénétrations l'unité de conscience réelle de l'individu psychique. À ce niveau de l'analyse, Husserl ne distingue pas les termes de vécu et de contenu : que quelque chose se manifeste dans notre conscience et il sera appelé indifféremment vécu ou contenu de conscience, ce quelque chose pouvant désigner les perceptions, les fictions et les représentations imaginaires, les actes de la pensée conceptuelle, les suppositions et les doutes, les joies et les souffrances, les espérances et les craintes, les désirs et les volitions, etc.. Malgré cette diversité changeante, tout ce qui se manifeste s'articule et forme l'unité de conscience de l'individu.

Or, c'est de manière assez abrupte que Husserl s'extrait du milieu psychologique sur lequel il s'est appuyé, en affirmant que ce concept de vécu peut être pris dans un sens purement phénoménologique, c'est-à-dire de telle sorte que toute relation avec l'existence empirique réelle (avec des hommes ou des animaux) soit exclue : le vécu au sens psychologique descriptif (phénoménologie empirique) devient alors un vécu au sens de la phénoménologie pure. Mais comment peut-on encore parler de vécu de conscience ou de contenu de conscience sans faire référence à un individu psychique ? Le concept de conscience aurait-il encore un sens ? En quoi assure-t-on par là le sens phénoménologique du concept de vécu ?

On ne peut lever ces difficultés sans faire référence à l'un des principes méthodologiques mis en oeuvre dans le second tome des Recherches Logiques : c'est l'absence de présupposition qui est en jeu ici. Elle implique l'exclusion rigoureuse de tous les énoncés qui ne peuvent être pleinement réalisés par la démarche phénoménologique. Bien entendu, nous présupposons toujours quelque chose dans le discours et tenter de remonter jusqu'à un au-delà du discours où rien ne serait présupposé serait une absurdité. La phénoménologie ne plane pas en l'air, elle prend pour point de départ ici les questions essentielles de la théorie de la connaissance : qu'est-ce que connaître ? Qu'est-ce qu'un acte de penser et de connaître ? Qu'est-ce qui est donné dans l'acte de numération par exemple ? Quel rapport y'a-t-il entre le nombre dans son idéalité et la pensée de ce nombre par quelqu'un ? Pour qu'une telle réflexion puisse être menée à bien, elle doit nécessairement s'appuyer sur les vécus dans lesquels ces concepts sont pensés. La phénoménologie investie ces questions pour procéder à une clarification de ces concepts, elle n'accepte rien qui ne puisse se donner dans l'évidence : elle doit nécessairement s'effectuer en tant que pure intuition d'essence sur la base exemplaire de vécus donnés de la pensée et de la connaissance. L'absence de présupposition préfigure la réduction, mais toutefois dans un sens qui n'est pas encore technique, et elle s'inspire, en même temps, de l'analyse descriptive brentanienne, là où il s'agit de ne décrire que ce qui se donne, sans faire d'extrapolation.

C'est ainsi que la description du vécu, même si elle s'appuie au début sur la psychologie, ne dit rien d'autre qu'il y a un apparaître. Si nous sommes naturellement enclin à penser qu'il y a là un monde extérieur en face de nous, sujet percevant, sentant, etc., il s'agit de se défaire de ce naturalisme et de réfléchir au sens d'une telle croyance. En ce sens, le vécu n'est plus du psychique puisque nous n'avons même pas le droit de présupposer qu'il y aurait quelque chose qui s'appellerait ainsi. Cette digression était nécessaire car Husserl semble avoir pris conscience de la difficulté à penser du vécu qui exclut toute expérience empirique naturel puisqu'il laisse, sans la démontrer, le choix à son lecteur : à travers les exemples que nous allons maintenant donner en guise d'éclaircissement, on peut et on doit se convaincre de ce que l'exclusion requise dépend à chaque instant de notre liberté.

Pour pouvoir décrire ce qui est vécu et ce qui ne l'est pas, Husserl va s'appuyer sur des exemples parce que l'expression ce qui apparaît est ambiguë. Si nous prenons l'exemple d'une perception extérieure d'un objet coloré, l'objet coloré qui est perçu ou qui est vu, de même que la couleur vue en lui, ne sont ni des vécus, ni des contenus de la conscience ; par contre, à cette couleur correspond dans la conscience une sensation de couleur, c'est-à-dire un contenu de conscience qui est donc lui vécu ou conscient. La question de l'existence de l'objet n'entre pas en ligne de compte ici dans la description : l'objet peut très bien être illusoire, la couleur que je voyais verte est finalement rouge, il n'empêche qu'il y a eu là quelque chose de vécu. Il conviendra alors de distinguer entre la sensation de couleur et la coloration objective de l'objet.

Ce serait donc une erreur de considérer la couleur comme une seule et même chose, mais vue sous deux angles différents, l'un subjectif (la sensation), l'autre objectif (la coloration). Il n'y a donc pas là un point de vue unique qui pourrait être considéré soit objectivement, soit subjectivement, mais ce sont deux choses bien différentes que l'apparition de la chose et la chose qui apparaît. Ce qui est vécu, ce n'est pas la coloration objective et uniforme de rouge, mais ce qui est vécu, ce sont des esquisses subjectives à travers lesquelles se présente la couleur ou la forme de l'objet, et ces esquisses sont des contenus de conscience.

Le phénomène est compris ici comme le vécu en quoi réside l'apparaître de l'objet que l'on doit distinguer de l'objet apparaissant comme tel. Nous vivons l'apparition de la chose mais nous ne vivons pas la chose apparaissant, c'est-à-dire que nous vivons les phénomènes comme appartenant à la trame de la conscience, tandis que les choses nous apparaissent comme appartenant au monde phénoménal. Les phénomènes eux-mêmes ne nous apparaissent pas, ils sont vécus. En nous apparaissant à nous-mêmes comme faisant partie du monde phénoménal, les choses de ce monde apparaissent en relation avec notre moi phénoménal, c'est-à-dire à moi en tant que je suis une personne empirique. On ne doit pas confondre cette relation entre l'objet phénoménal et le sujet phénoménal avec la relation entre le contenu de conscience (au sens de vécu) et la conscience considérée comme l'unité des contenus de conscience, que nous rencontrons dans le moi phénoménal ou empirique. La première relation met en rapport deux choses phénoménales tandis que la seconde relie un vécu singulier à un ensemble de vécus. À l'inverse, nous distinguerons la relation entre le moi et la chose apparaissant extérieurement de la relation entre le phénomène de la chose en tant que vécu et la chose qui apparaît.

Cette distinction entre ce qui est vécu et ce qui ne l'est pas, nous fait comprendre que le vécu n'est pas en lui-même ce qui est en lui intentionnellement présent, c'est-à-dire que le vécu renvoie toujours à autre chose qu'à lui-même et ce renvoi s'effectue à travers les sensations qui, tout en étant vécues, doivent être interprétées (1ère édition) ou soumises à une appréhension objectivante (2ème édition) qui est elle-même un vécu de la conscience, c'est-à-dire qu'une appréhension objectivante charge de sens ces sensations et constitue l'apparaître de l'objet. Il y aurait ainsi encore à distinguer à l'intérieur des vécus eux-mêmes, les vécus intentionnels des vécus qui ne le sont pas.

À partir de ces exemples, nous pouvons dégager un premier schéma de la conscience : il faudra distinguer, dans le phénomène perceptif complet de l'objet coloré, 1) le moment sensoriel couleur, 2) l'appréhension objectivante (caractère de l'acte de perception).

Le paragraphe 3 complète le concept en mettant en regard son sens phénoménologique et son sens courant, par exemple, lorsque qu'il est employé dans une expression comme « j'ai vécu à Rennes » : nous désignons par là un ensemble d'événements extérieurs qui nous sont donnés à travers des actes de perceptions, de jugements, etc. Vivre, dans le sens habituel du mot, cela veut dire que l'on a éprouvé, dans une activité consciente, des événements extérieurs dont on avait également conscience. Or, du point de vue phénoménologique, la conscience ne contient pas ces événements extérieurs mais elle trouve en elle les actes dans lesquels ces événements nous sont donnés : nous revenons aux actes qui forment la structure de la conscience. Avoir des actes signifie que

certains contenus sont des composantes d'une unité de conscience dans le courant de conscience phénoménologique-ment unitaire d'un moi empirique. Celui-ci est lui-même un tout réel, qui se compose réellement de parties multiples, et chacune de ces parties est dite « vécue ». Dans ce sens, ce que le moi ou la conscience vit est précisément son vécu. Il n'y a pas de différence entre le contenu vécu ou conscient et le vécu lui-même.

Il n'y donc pas de différence entre ce qui est senti et la sensation. En parlant ainsi, nous voyons que le terme de contenu peut s'appliquer à la fois au contenu vécu, c'est-à-dire ce à quoi ce contenu vécu ou conscient renvoie, mais également comme une partie de la conscience, celle-ci étant considérée comme un tout. La relation de ce tout à ces parties n'est pas quelque chose de spécifique et le paragraphe 4 achève la clarification de la première définition de la conscience avec les termes de moi phénoménologique et de moi empirique.

Dans la première édition, comme le souligne lui-même Husserl dans une note, le moi phénoménologique était synonyme de courant de la conscience. Par contre, le moi empirique est lui un objet empirique, au même titre qu'un arbre ou qu'une maison : il n'a pas d'autre unité que celle qui lui est donnée par la réunion de ses propriétés phénoménales. En séparant le moi corporel du moi empirique et en examinant le contenu phénoménologique du moi spirituel, nous ne trouvons rien d'autre qu'une complexion de vécus :

le moi phénoménologique réduit n'est donc pas quelque chose de spécifique qui planerait au-dessus des multiples vécus, mais il est simplement identique à l'unité propre de leur connexion.

C'est ainsi qu'en nous attachant à décrire de quoi est composé la conscience, nous ne découvrons rien d'autre que des formes de connexions reliant chaque contenus singuliers, et ceux-ci fusionnent dans des contenus plus vastes. Il y a un mouvement d'unification propre à ces contenus et il n'est donc pas besoin de rajouter un principe égologique extérieur à ces vécus puisqu'ils portent en eux-mêmes ce principe et constituent, par là même, le moi phénoménologique ou l'unité de la conscience. Du fait de cette unification

le moi phénoménologique, ou l'unité de la conscience, se trouve déjà constitué sans qu'il soit besoin, par surcroît, d'un principe égologique propre supportant tous les contenus et les unifiant tous une deuxième fois. Ici comme ailleurs la fonction d'un tel principe serait incompréhensible.

Avec la clarification de cette première définition de la conscience, Husserl aboutit à quatre résultats :

  1. il y a un apparaître ;
  2. il y a une dualité dans cet apparaître : quelque chose est vécu (apparition) et quelque chose ne l'est pas (apparaissant) ;
  3. les vécus sont articulés entre eux sous la forme d'un flux  ;
  4. les vécus obéissent au schéma sensation - appréhension objectivante.

Notes

 1  Je n'entrerais pas dans une comparaison systématique entre les deux éditions parce que cela dépasserai le cadre d'un simple mémoire et aussi, surtout, parce que je ne suis pas germanophone. Mais il faut tenir compte des modifications apportées par Husserl, comme par exemple, la suppression complète du paragraphe 7 dans la seconde édition : je me servirai ainsi ponctuellement des deux éditions partout où cela semblera nécessaire, en justifiant ce recours à chaque fois, pour éclairer le sens du texte.

 2  Le concept de moi est largement problématique dans cette recherche et il suffit, pour s'en convaincre, de se référer aux notes des paragraphes 4 et 6, ainsi qu'à la critique d'un moi pur soutenu par Natorp, au paragraphe 8. Husserl rajoutera même, en 1913, un addendum à ce paragraphe, dans lequel il explique que cette question du moi pur demeure inessentielle pour cette recherche. Nous y reviendrons plus en détail par la suite.

 3  c'est-à-dire la psychologie scientifique de l'époque de Husserl. Pour ce qui est du contexte historique, je me réfère à Freuler, La crise de la philosophie au XIXème siècle, Vrin, 1997.

 4  La notion de moment est définie dans la Troisième Recherche logique, consacrée à la méréologie, au paragraphe 17, elle intervient dans la définition du concept de partie. Il existe une division fondamentale du concept de partie à savoir entre fragment ou partie au sens le plus étroit et moments ou parties abstraites du tout. Le terme de moment ne doit pas être compris comme quelque chose de temporel même s'il peut concerner la partie d'une durée. Le moment est la partie abstraite d'un vécu, et abstrait signifie ici que le moment est non autonome, c'est-à-dire que nous ne pouvons le penser nécessairement qu'en liaison avec un tout qui l'englobe.

 5  Là encore il y aurait besoin de précisions sur la nuance introduite par les mots inhalt et gehalt, c'est-à-dire entre le contenu vécu et la teneur intuitive de ce vécu, et le même travail est à faire avec les termes reel, real et intentional.