À la première question, nous pouvons répondre que la perception adéquate n'attribue à ses objets rien qui n'ait été représenté intuitivement et donné réellement dans le vécu perceptif lui-même et ses objets, elle les représente et les pose d'une manière exactement aussi intuitive qu'ils sont en fait vécus dans et avec la perception. La perception adéquate est un vécu de vécu :

elle est adéquate quand en elle l'objet lui-même est effectivement, et au sens le plus strict de ce mot, présent « en personne », est appréhendé totalement tel qu'il est, quand par conséquent il est lui-même réellement inclus dans l'acte de percevoir.

Les précisions apportées par Husserl dans l'appendice aux Recherches logiques vont dans ce sens. Dans la perception adéquate, l'intention percevant est orientée exclusivement sur un contenu qui lui est réellement présent, c'est-à-dire que le contenu senti est en même temps l'objet de la perception. Le contenu ne signifie rien d'autre, il ne renvoie qu'à lui-même. Par contre, dans la perception inadéquate, le contenu et l'objet se séparent. Le contenu représente ce qui ne se trouve pas en lui-même, mais ce qui se « présente » en lui et lui est donc [...] analogue dans un certain sens, comme, par exemple, la couleur d'un corps est analogue à la couleur sentie.

Cette définition est extrêmement importante puisqu'elle détermine le mode d'évidence de la phénoménologie : la conscience n'est pas seulement un ensemble de données sensibles, subissant une appréhension objectivante et à travers lesquelles des objets apparaissent, mais c'est également une conscience de ce flux de vécus, c'est-à-dire un vécu de vécu, mais de telle sorte que ce vécu ne soit pas, lui, un objet. Dans l'apparaître, nous vivons l'apparition (et non pas l'apparaissant qui est objet), mais cette apparition peut elle-même être l'objet d'une apparition. Nous ne pouvons douter des vécus que nous avons au moment où nous les avons  : si l'apparaissant, c'est-à-dire ici l'objet, s'avère n'être finalement qu'une apparence (au sens de quelque chose d'illusoire), nous ne pouvons pas douter, par contre, de la présence au sein d'un flux de vécus, de l'acte qui nous donnait l'objet, et cette présence est elle-même donnée dans des actes.

Si, au vrai sens du mot, la perception adéquate ne peut être que perception interne (interne au sens où la conscience peut se rapporter à ses vécus), cette dernière n'est pas forcément une perception adéquate, c'est-à-dire que nous ne pouvons pas dire que toutes perceptions de nos propres vécus (et c'est ici le sens courant du mot interne) soient adéquates. En employant ainsi le concept de perception adéquate à la place du concept de perception interne (et leur contraire perception inadéquate - perception externe), Husserl cherche à éviter deux erreurs.

La première erreur est la fausse opposition, utilisée par la théorie de la connaissance et exploitée aussi en psychologie, entre perception interne et perception externe. Nous n'avons pas le droit de présupposer une distinction entre une conscience qui serait interne et un monde qui serait extérieur à la conscience. Nous devons nous attacher à décrire ce qui est et la conscience interne est la perception de vécus présents actuellement et elle les appréhende comme se déroulant dans un flux.

La seconde erreur est de considérer la conscience comme un savoir intuitif, La conscience n'est pas un savoir : si le fait d'être conscient était un savoir, la conscience ne pourrait jamais être en mesure de s'appréhender comme conscience. Le vécu, pour être conscient, devrait être perçu intérieurement, mais celui-ci, à son tour, pour être connu comme perception intérieure aurait besoin d'une nouvelle perception et ainsi, à l'infini.

Pour montrer que la perception adéquate est plus originaire que le flux des vécus, nous pouvons nous appuyer sur le cogito, ergo sum cartésien. L'évidence du je suis n'implique pas que ce je suis soit le moi empirique, c'est-à-dire le moi au sens d'une chose. De même, employer l'expression je suis ne renvoie pas à un savoir théorique : cette évidence quotidienne n'est pas théorique. Qu'est-ce qui est alors évident dans le je suis ? C'est une évidence qui

se rattache à un certain noyau, non délimité avec une rigueur conceptuelle, de la représentation empirique du moi

D'où ces nouvelles questions : de quoi se compose ce noyau ? Qu'est-ce qui est donné à chaque fois avec évidence dans ce moi empirique ? Ce qui est donné ici avec évidence ce sont justement les jugements de la perception interne c'est-à-dire non pas seulement le jugement je suis mais également tous les jugements de la forme je perçois ceci ou cela, à condition que nous soyons assurés

  1. que le perçu nous soit donné tel qu'il est présumé,
  2. que nous l'appréhendons lui-même tel qu'il est.

c'est-à-dire que nous soyons assurés d'une perception adéquate : celle-ci serait une forme de la conscience plus originaire que le flux de la conscience parce qu'elle se découvrirait, en quelque sorte, comme ce courant de conscience et toutes deux forment ainsi une unité continue, c'est-à-dire

l'unité du tout phénoménologique concret, dont les parties sont ou bien des moments qui se fondent réciproquement dans la coexistence, et par conséquent s'appellent réciproquement, ou bien des fragments qui, par leur nature propre, fondent dans leur coexistence des formes d'unité, formes qui, elles aussi, appartiennent effectivement au contenu du tout en tant que moments qui lui sont réellement inhérents.

Cette unité forme ainsi le moi empirique en tant qu'il est déterminé par l'ensemble du flux de vécus, ensemble fluant qui trouve sa permanence et se développe dans la forme du temps. Ce sont ces deux concepts de conscience qui peuvent être déterminants pour le champ d'investigation de la psychologie. Le paragraphe 7, supprimé dans la seconde édition, devait élargir cette question et la replacer dans une problématique brentanienne plus large, qui est, comme son titre l'indique, la délimitation réciproque de la psychologie et de la science de la nature.

La psychologie a deux tâches :

  1. elle doit étudier descriptivement les genres et les formes des vécus du moi ou contenu de conscience,
  2. elle doit examiner la formation du moi (au sens naturel du terme).

C'est seulement une fois la première tâche réalisée (et nous reconnaissons là la psychologie de Brentano) que nous pourrons expliquer causalement comment naissent et meurent ces contenus de conscience. De même, il faut distinguer le moi empirique des choses empiriques (c'est-à-dire des non-moi) : ces choses empiriques nous sont donnés comme des unités de visées intentionnelles et elles n'ont jamais été donné et ne seront jamais données, par essence, dans des contenus de conscience.

Aucun corps ne peut être objet de perception interne, non parce qu'il est « physique », mais parce que, par exemple, la forme spatiale tridimensionnelle ne peut être intuitionné adéquatement dans une conscience. C'est que l'intuition adéquate est la même chose que la perception interne.

Si, dans le domaine des sciences, on pourrait mettre en regard l'exigence d'une psychologie sans âme avec l'exigence d'une science de la nature sans corps, la démarche phénoménologique, elle, n'a pas le droit de trancher par avance la question de la séparation des deux sciences. Si nous voulons de trancher de telle question sur la délimitation des domaines de science entre eux, nous devons partir de la distinction phénoménologique fondamentale entre

le contenu descriptif et l'objet intentionnel des perceptions d'une part, et d'autre part les « actes » en général.

C'est cette tripartition que Husserl cherche à éclaircir, et c'est elle qui intervient encore, au paragraphe 8, avec la discussion tournant autour du moi pur de Natorp. C'est la discussion de l'idée kantienne du « je pense qui doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ». Le paragraphe est agrémenté de nombreuses citations de Natorp que nous pouvons résumer en trois points :

  1. l' être pour la conscience est un contenu de conscience,
  2. tout contenu de conscience se rapporte à un moi,
  3. cette relation d'un moi à ses contenus, bien qu'elle puisse varier, est unique.

C'est en fait la relation du moi à ses contenus qui est importante ici, car la relation du moi à ses contenus n'est pas la même que la relation du contenu à moi : nous ne pouvons faire de ce moi ni un contenu, ni le décrire sinon à travers ses contenus. Le moi est incomparable et vouloir le décrire, c'est en faire un objet, l'objectiver, c'est-à-dire, finalement, en faire autre chose qu'un moi. Natorp appelle ce moi pur l'avoir-conscience. Or, il est incompréhensible pour Husserl qu'un fait aussi fondamental que celui-ci ne puisse pas se penser. Et s'il est vrai que lorsque nous le pensons, nous en faisons l'objet de notre pensée, cela ne veut pas dire que nous l'objectivons, que nous en faisons une chose ou même que nous le naturalisons.

De même que l'orientation de l'attention sur une pensée, une sensation, un sentiment de malaise, etc., fait de ces vécus des objets de perception interne sans en faire pour cela des objets au sens de chose.

Il n'y a pas de moi comme centre de référence pour Husserl : la seule chose remarquable est le moi empirique et sa relation empirique aux vécus propres ou aux objets extérieurs. Si, maintenant, nous éliminons le moi corporel en tant qu'il apparaît comme une chose physique, au même titre qu'une maison par exemple, il ne nous reste que le moi spirituel dans lequel nous ne trouvons rien d'autre qu'un complexe de vécus saisissable dans la réflexion, et parler de la relation intentionnelle consciente du moi à ses objets, c'est dire

qu'à la totalité des composantes phénoménologiques de l'unité de conscience appartiennent précisément aussi ces vécus intentionnels dans lesquels le moi corporel, le moi en tant que personne spirituel, et par conséquent tout le moi-sujet empirique (moi, cet homme), est l'objet intentionnel, et que ces vécus intentionnels constituent conjointement un noyau phénoménologique essentiel du moi phénoménal.

C'est en fait le troisième concept de conscience qui intervient ici : s'il n'y a pas de moi comme centre de référence, c'est parce qu'il y a quelque chose en deçà de cette différence constituée, quelque chose que Husserl appelle l'intentionnalité de la conscience. D'un point de vue phénoménologique, parler d'un objet consiste à dire qu' en certains actes quelque chose apparaît ou est pensé comme objet. Mais il n'y a rien ici qui réifierait la conscience :

des actes « se dirigent » sur la spécificité des actes dans lesquels quelque chose apparaît ; ou bien des actes se dirigent sur le moi empirique et sur son rapport à l'objet. Le noyau phénoménologique du moi (empirique) est ici formé par des actes qui lui « font prendre conscience » d'objets, « en » eux le moi « se dirige » sur l'objet correspondant.

Husserl récuse également l'unicité de la relation du moi à ces contenus. Si le contenu c'est le vécu, l'enchaînement des contenus dans l'unité des vécus dépend de la particularité des contenus. Si le contenu c'est n'importe quel objet, alors il existe différents modes de relations.

Notes

 1  intitulé Perception interne et perception externe. Phénomènes physiques et phénomènes psychiques.

 2  suppression justifiée, dans la seconde préface, par Husserl comme étant confuse et n'apportant rien de plus à l'ensemble de la recherche : voir RL I, p. XIX, p. [XVI].