C’est en effet un trait de la pensée contemporaine qu’un certain nombre de penseurs, souvent inspirés par Nietzsche, ont pris, vis-à-vis de la vérité en tant que valeur (la valeur de dire le vrai et de le rechercher) et en tant que propriété épistémique (la propriété qu’ont des discours de viser la vérité) une attitude foncièrement négative. Cela n’a rien de nouveau. Malebranche, au début du XVIIIe siècle, fustigeait le « bel esprit » qui ne cherchait qu’à briller et à plaire, au détriment du vrai, et les moralistes français, à commencer par La Bruyère, ont repris ce thème. Harry Frankfurt, dans On Bullshit, traduit (mal) en français sous le titre De l’art de dire des conneries, explique très bien que la foutaise (bullshit) est un trait du monde contemporain, d’autant plus visible que notre culture entière est fondée sur les médias, le paraître et le mensonge instaurés en système légitime de vie et d’action. Le producteur de foutaise, littéralement, se moque de savoir si ce qu’il dit est vrai ou faux : le principal pour lui est de produire des effets.

Entretien de Pascal Engel, pour le dossier Y a-t-il des degrés de vérité ? de la revue Mag Philo.