Stratagème 42 : disqualifier les thèses de votre adversaire en le traitant d’antisémite

Est-ce l’esprit du temps (si tu existes) qui veut ça ? Les thèses développées par Badiou semblent un peu plus complexe que la présentation qu’en fait Assouline. L’argumentation de ce dernier est assez simple :

  • dans son ouvrage De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Alain Badiou désigne Nicolas Sarkozy comme l’homme aux rats et ses électeurs comme des rats ;
  • La dernière fois dans ce pays qu’on a ainsi comparé des hommes à des rats, c’était, voyons, en 1942 dans un documentaire de propagande sur le péril juif ;
  • donc, Alain Badiou désigne Nicolas Sarkozy comme l’homme aux rats et ses électeurs comme des rats.

Oui, je sais, ça peut sembler assez bancal comme argumentation. On ne pouvait pas en attendre plus non plus, ce n’est que du journalisme après tout. Toujours est-il qu’Assouline considère là qu’il s’est passé quelque chose d’important les 4 avril et 16 mai 2007 à l’École Normale supérieure rue d’Ulm à Paris et qu’un Rubicon est franchi dans cet avilissement. Rien que ça.

Pour une lecture un peu plus sérieuse de l’ouvrage de Badiou, un extrait passé sur la liste Multitudes :

(Sarkozy) incarne la réapparition d’un « transcendant français », ainsi défini : « on crée de toutes pièces chez les gens des pays privilégiés, la peur, interne et externe, de la guerre, parce que la guerre est à la fois là (au loin) et pas là (chez nous), dans une liaison problématique du local et du mondial. (…) Cette question a en France une histoire particulière. Le nom typique de cette alliance de la guerre et de la peur est chez nous : pétainisme ». Un peu plus loin, il précise : « Le pétainisme présente les abominations subjectives du fascisme (peur, délation, mépris des autres) sans son élan vital. ». Cette définition est intéressante dans la mesure où, au vu de ce qui s’est passé récemment autour de certaines catégories d’étrangers au Danemark ou en Italie, on pourrait dire que le pétainisme est devenu un phénomène international, ou pour le moins, européen.
Mais Badiou insiste sur sa spécificité française, allant jusqu’à dire qu’il y a en France, « une tradition nationale du pétainisme qui est bien antérieure à Pétain » qu’il voit réapparaître en trois moments de l’histoire : la Restauration de 1815, le pétainisme proprement dit en 1940, et l’ère Sarkozy. Cette tradition, il la définit selon cinq critères : « D’abord, dans ce type de situation (…), la capitulation et la servilité se présentent comme invention, révolution, régénération ». « Deuxièmement, (…) le motif de la crise, de la crise morale (…) justifie les mesures prises au nom de la régénération ». Troisièmement, « la fonction paradigmatique des expériences étrangères (…) Dans les bons pays étrangers, on leur a fait leur fête aux démoralisateurs ! À nous enfin de faire de même ». Quatrièmement, « la propagande selon laquelle, cristallisant et aggravant la crise morale, il s’est passé, il y a peu de temps quelque chose de néfaste ». Cinquièmement, « les différentes variantes de la supériorité de notre civilisation sur des populations étrangères (les Africains, par exemple), mais aussi sur des minorités internes (les jeunes Arabes, par exemple) ». On se permettra ici d’insister : ces critères-là semblent s’appliquer aussi bien à l’Italie d’aujourd’hui : il suffira de remplacer Arabes par Roumains et de resituer l’élément néfaste dans son contexte national (juin 36 pour Pétain, Mai 68 pour Sarkozy, les années 70 pour Veltroni-Berlusconi).

Serge Quadruppani, L’anomalie anticapitaliste et ses ennemis (sur quelques développements récents dans la vie des idées en France)