« Là encore, j’ai le sentiment de ne pas avoir grand chose à en dire au-delà de banalités d’ordre moral. Imaginons que je rencontre un enfant affamé dans la rue, et que j’aie la possibilité de lui offrir quelque chose à manger. Suis-je moralement coupable si je refuse de le faire ? Suis-je moralement coupable si je choisis de ne pas faire quelque chose que je pourrais faire facilement, sachant que selon l’Unicef mille enfants meurent chaque heure de maladies qu’on sait prévenir ? Ou sachant que le gouvernement de ma propre « société libre et ouverte » est engagé dans des crimes monstrueux qu’on pourrait aisément minimiser ou interrompre ? Est-il seulement envisageable de débattre de telles questions ? Les propos que vous citez n’impliquent rien de plus.

L’idée que les responsabilités morales sont accrues d’autant que les personnes concernées « ont les ressources, l’habitude, les commodités et les occasions de parler et d’agir efficacement » semble au-delà de toute controverse. Cela n’est propre en rien au milieu universitaire, excepté que ceux qui y évoluent tendent à être singulièrement privilégiés dans les domaines que nous venons d’évoquer. Et les responsabilités de ceux qui vivent dans une société plus libre et plus ouverte sont, de manière évidente, plus importantes que pour ceux qui doivent payer de leur personne leur honnêteté et leur intégrité. Si les commissaires politiques de la Russie soviétique ont accepté de se soumettre au pouvoir étatique, ils purent au moins plaider les circonstances atténuantes pour tenter de justifier leur comportement. Leurs homologues des sociétés plus libres et plus ouvertes ne peuvent plaider que la lâcheté. »

Entretien avec Noam Chomsky