Frédéric Simon-Le Hyaric - Mot-clé - SeronnBlog d'écriture2024-02-01T13:12:23+00:00urn:md5:be38b9786592f63d34bce779b1d678b7DotclearOnzième partieurn:md5:b7fbd5585af8eef8bff6e13dedd5ea592012-02-18T08:40:00+01:002013-07-08T15:45:45+02:00SrédéricPérégrinationsfantasygaléirJemrilnarvilonepartitionpérégrinationsromanSeronnVhondéécriture<p>Avec ce morceau s’avère la deuxième histoire de <em>Pérégrinations</em>, selon mon découpage originel. Dès samedi prochain, je commence à mettre en ligne la troisième et dernière aventure (au moins provisoirement), qui a pour titre, toujours selon mon découpage initial, L<em>e Général de la Légion Mauve</em>.</p> <h2>Onzième partie</h2>
<p>Dès que les villageois aperçurent à leur tour les cavaliers qui convergeaient vers eux, ils se répandirent spontanément en cris de joie. Leurs vivats sidérèrent Jemril, Seronn et Vhondé : qui étaient donc ces nouveaux venus ?<br />
Si ceux-ci avaient galopé dans les premières dizaines de mètre de la pente menant au village, ils ralentirent l’allure en même temps que le terrain se faisait moins abrupt.</p>
<p>L’enthousiasme des villageois ne retombait pas. Leurs trois prisonniers captèrent des exclamations qui les renseignèrent quelque peu sur les cavaliers :<br />
– Les prophètes sont de retour !<br />
– Ils nous avaient prédit que la déesse viendrait !<br />
– Ils sont venus nous récompenser pour avoir accueilli et veillé sur la déesse !<br />
Alors que Vhondé, inquiète, et Seronn, ravi de cette ambiance festive, n’y comprenaient goutte, l’inquiétude gagna Jemril. Il avait gardé en tête les paroles de Delental concernant la troupe de mercenaires à l’origine de la capture de Vhondé. C’était eux qui avaient laissé au vilage le portrait de sa compagne de route, en faisant miroiter sa grande importance.<br />
Ce que ces villageois frustres et obtus avaient interprété en faisant de Vhondé l’incarnation de Galissa, leur déesse.<br />
Restaient plusieurs questions de taille : que voulaient donc ces mercenaires à Vhondé ? Qui était-elle réellement ? Et quel sort ces types réservaient-ils aux villageois… ainsi qu’à lui-même et à ses compagnons ?<br />
Quoi qu’il en soit, tout cela ne disait rien qui vaille à Jemril… Il s’avisa qu’aucune sentinelle n’était venue avertir les villageois de l’arrivée des cavaliers, alors que toutes les routes étaient constamment surveillées pour prévenir une éventuelle fuite de leurs hôtes forcés. À ses yeux, leur élimination ne faisait aucun doute.</p>
<p>Les cavaliers avançaient au pas, ce qui rassura quelque peu Jemril. Ils n’allaient peut-être pas anéantir tout le monde. Peut-être…<br />
Dans le doute, il se rapprocha peu à peu d’un villageois portant un vieux sabre ébréché à la ceinture. S’il le fallait, il se débarrasserait de l’homme et lui volerait son arme. Même si les cavaliers l’emporteraient sans nul doute en cas de combat, Jemril n’était pas de la race des moutons. Il ne mourrait pas sans défendre chèrement sa peau.</p>
<p>Vhondé se demandait qui était ces cavaliers si populaires auprès des villageois, et ce qu’ils venaient faire là. Il y avait peu de chances que, contrairement aux autochtones, ils voient en elle une déesse.</p>
<p>Quant à Seronn, il trouvait que les montures des arrivants étaient superbes. Comme il aurait voulu en posséder une, lui aussi ! Il était sous le charme. Son homonyme de père n’avait jamais possédé de cheval, au grand dam de Seronn. Il préférait les poules, qu’il possédait par dizaines et à qui il parlait inlassablement, attendant des réponses qui ne venaient jamais. S’il soutenait mordicus que certaines poules avaient le don de parole et qu’un jour, l’une d’entre elles lui répondrait, il en fut pour ses frais. Aucune poule, du moins parmi son élevage, ne lui parla jamais.<br />
Après sa mort, Seronn fils avait confié l’exploitation familiale à un voisin et ami, afin de répondre à l’appel de l’aventure. Avant de partir, il avait failli s’acheter un cheval, animal qui l’avait toujours fasciné par sa beauté et sa noblesse. Il s’était finalement ravisé. Un cheval coûtait très cher, et vendre une partie du cheptel ou des terres aurait affaibli la capacité du voisin à faire fructifier l’exploitation. Il aurait été dommage pour Seronn de découvrir son héritage dilapidé à son retour…</p>
<p>Les cavaliers s’avancèrent au milieu des villageois en liesse. Jemril s’inquiéta un peu plus : la plupart arboraient un air peu amène, et les autres souriaient narquoisement.<br />
L’homme à leur tête arrêta son cheval devant une Atepis rayonnante de bonheur.<br />
– Messeigneurs prophètes, c’est un honneur sans borne de vous compter parmi nos invités !<br />
– Prophètes ? répéta le cavalier, avant de murmurer : bande de dégénérés…<br />
Il fit signe à l’un de ses hommes. Un carreau d’arbalète se planta dans l’œil droit d’Atepis. L’enthousiasme général mourut en même temps que la cheftaine du village. Dans un silence sépulcral, son corps sans vie s’écroula au sol.</p>
<p>– Le premier qui bouge passe l’arme à gauche, c’est clair ? enchaîna le chef des cavaliers.<br />
Les villageois échangèrent des regards perplexes. Comment Atepis avait-elle pu être tuée, alors que le village bénéficiait de la protection de leur déesse ? Des murmures naquirent parmi la foule des autochtones. Les opinions se répandirent, et les raisonnements aboutirent à une conclusion unanime : ils avaient été trompés. S’ils avaient eu la vraie déesse à leurs côtés, jamais le carreau de l’arbalète n’aurait pu faire le moindre mal à Atepis. Leur soi-disant déesse n’était donc qu’une usurpatrice.<br />
Le brouhaha coléreux monta de la foule. Sans s’être concertés, Jemril et Seronn se retrouvèrent de part et d’autre de Vhondé, prêts à la protéger en cas de grabuge. Jemril fut surpris de se retrouver là : il n’avait même pas réfléchi avant de rejoindre Vhondé. Aussi troublé qu’irrité contre lui-même, il se concentra sur l’essentiel : garder un œil méfiant sur les villageois, et être prêt à réagir à la moindre agression.</p>
<p>Les cavaliers eux aussi étaient parés à toute éventualité. Des dizaines d’arbalètes étaient pointées sur la foule hostile. D’autres avaient dégainé leurs épées, lances et autres sabres.<br />
– Je n’ai rien contre vous, énonça le chef des cavaliers sur un ton sans réplique. Mais si l’un d’entre vous a le malheur de faire mine de lever la main sur cette femme, dit-il en montrant Vhondé du doigt, je vous extermine tous jusqu’au dernier, femmes, enfants et vieillards inclus. Alors reculez et laissez la passer.<br />
Escortée par ses deux compagnons de route, Vhondé avança d’un pas hésitant, tout en s’efforçant de chasser les tremblements de peur qui ondulaient en elle. Jemril jetait des regards hargneux autour de lui, prêt à en découdre. Seronn était serein : les villageois seraient idiots de s’opposer aux cavaliers. Ils avaient tout à y perdre. Sa nature optimiste lui soufflait que tout allait bien se passer.</p>
<p>– Montez avec moi, princesse, dit le chef des cavaliers une fois que Vhondé fut arrivée jusqu’à lui. Vous deux, reculez, fit-il à Jemril et Seronn.<br />
– Ils sont avec moi, répliqua Vhondé.<br />
Le chef hésita brièvement, avant d’acquiescer. Il n’avait qu’une hâte : quitter les lieux le plus vite possible. La tension extrême qui régnait entre ses hommes et les villageois risquait de dégénérer d’un moment à l’autre. Continuer à évoluer sur le fil du rasoir ne pouvait que conduire à la catastrophe.<br />
Dès que Vhondé, Jemril et Seronn furent chacun montés derrière un cavalier, le chef donna le signal de départ. Son cheval se faufila parmi ceux de ses hommes, qui s’empressèrent de refermer la brèche. Les uns après les autres, les cavaliers firent demi-tour. Ils se lancèrent au galop quand les villageois, ayant retrouvé un peu de courage en même temps que les cavaliers quittaient les lieux, se mirent à leur lancer des pierres, et à crier leur dépit et leur rage.</p>
<p>Quelques minutes plus tard, le chef des cavaliers ordonna une halte. Il fit descendre les passagers des chevaux, les toisa froidement et annonça :<br />
– Princesse Vhondé, héritière du royaume de Lacteng. Cela fait longtemps que je vous cours après.<br />
– Il m’est arrivé toutes sortes de problèmes, répondit Vhondé en souriant. Quoi qu’il en soit, grand merci, monsieur. Vous nous avez sauvés. Soyez certain que mon père saura être généreux au vu de vos actes.<br />
– Votre père ?<br />
– Oui, mon père, Féénaur, vingt-huitième du nom, roi de Lacteng. C’est bien lui qui vous a envoyé me chercher, n’est-ce pas ?<br />
Le ricanement des cavaliers lui donnèrent la réponse glaçante. Le chef des cavaliers sourit lui aussi, une lueur malveillante dans les yeux :<br />
– Dès que vous avez disparue il y a six mois, j’ai reçu pour tâche de vous retrouver. Mais ne vous méprenez pas : ce n’est pas votre père qui m’envoie. Savez-vous ce qu’il a fait après votre fugue ?<br />
– Non, je l’ignore.<br />
– Il vous a répudiée.<br />
– Quoi ? Mais…<br />
– À quoi vous attendiez-vous, princesse ? Votre destin était tout tracé : vous deviez monter sur le trône à la mort de Féénaur, vous marier avec un noble lactengais, pour une union organisée depuis votre plus tendre enfance, or qu’avez-vous fait ? Il y a six mois, vous avez couché avec le premier aventurier venu. Pire, vous vous êtes enfuie avec lui. Féénaur s’est estimé trahi. Non seulement il vous a répudiée, mais figurez-vous qu’il vient de se remarier. Apparemment, il est fermement décidé à avoir d’autres héritiers.<br />
Vhondé fut incapable d’articuler une parole. Jamais elle n’aurait pensé que les choses puissent aller si loin. Une fois de plus, elle s’en voulut d’avoir fait preuve de tant de naïveté. Elle s’était imaginée rentrant au palais de son père par la grande porte, et lui lui aurait pardonné, rassuré de la revoir en vie. Jusqu’à quand allait-elle commettre erreur sur erreur ? N’était-elle donc qu’une ratée, en fin de compte ?<br />
Une main se posa doucement sur son épaule. Seronn. Il se tint coi, mais Vhondé lut de la commisération et du soutien dans son regard. Elle en fut émue.<br />
– Pourquoi avez-vous sauvé la <em>princesse</em>, alors, si elle ne vaut rien ? s’énerva Jemril en prenant bien soin de cracher ostensiblement le titre de noblesse que Vhondé lui avait caché.<br />
– Vu son grand âge, il est loin d’être certain que ce bon vieux Féénaur soit capable d’avoir à nouveau des enfants. Et si c’est le cas, un meurtre est toujours envisageable. Le but est que la princesse Vhondé demeure, quoi qu’il arrive, l’héritière du trône de Lacteng la plus légitime. Ainsi, quand Féénaur mourra, ma maîtresse pourra appuyer les revendications de Vhondé sur le trône de son père.<br />
– Votre maîtresse ? demanda Jemril.<br />
– Lerila, Souveraine de Bilipossa. Elle a un fils de douze ans, princesse Vhondé, et elle compte bien vous le voir épouser. Ainsi, l’enfant que vous aurez ensemble pourra revendiquer et le trône de Bilipossa et celui de Lacteng.<br />
– C’est une infamie ! explosa Vhondé. Bilipossa et Lacteng sont ennemis héréditaires depuis des centaines d’années, depuis la partition du royaume de Narvilone !<br />
– Et bien grâce à Lerila, le rêve de voir les micro-royaumes du sud redevenir une nation unie pourrait bien devenir une réalité !<br />
– Vous oubliez les Tilmandjos, poursuivit Vhondé. Jamais leur royaume n’acceptera une alliance entre Lacteng et Bilipossa !<br />
– Je connais l’histoire, princesse. Tilmand, Bilipossa et Lacteng sont les micro-royaumes les plus puissants, ils mènent entre eux des guerres larvées depuis des siècles sans que quiconque ait pu prendre un ascendant déterminant sur les autres. Au fil des alliances et des trahisons, dès que l’un des royaumes a eu un avantage, les deux autres se sont empressés de collaborer pour lui barrer la route… jusqu’à aujourd’hui ! Aujourd’hui, Lerila n’a plus qu’à attendre la mort de Féénaur pour mettre la main sur son royaume en toute légalité, grâce à votre mariage avec son fils. Quant à ces imbéciles de Tilmandjos, ils ne pourront rien faire pour nous en empêcher : grâce aux manigances de ma reine, ils sont plongés dans une guerre civile depuis plusieurs mois. Leur roi, le Général en Chef de la Légion Mauve, a disparu sans laisser de trace. Et surtout, sans laisser d’instruction sur qui devait prendre sa suite ! De ce fait, tous les seigneurs de guerre tilmandjos un tant soit peu puissants sont en train de s’entre-déchirer. Encore quelques mois de ce régime et l’invasion de Tilmand par l’armée de Bilipossa ne sera plus qu’une formalité !</p>
<p><em>Voilà pourquoi je ne me préoccupe pas de politique</em>, se dit Seronn.<em> Je trouve cela aussi compliqué qu’inintéressant</em>.<br />
<em>Aurais-je donc été maudite par les dieux</em> ? se demanda Vhondé. <em>Par le seul fait de ma fugue avec mon amant, la carte du sud du monde va être redessinée, avec son lot de guerres et de morts</em> ? <em>Je préfère mourir que de voir ces sinistres événements se produire</em> !<br />
<em>Lerila de Bilipossa est responsable de la disparition du Général en Chef de la Légion Mauve</em> ? pensa Jemril. <em>C’est à cause d’elle que les luttes fratricides frappent mon pays</em> ? <em>À cause d’elle que mon général de frère a disparu</em> ?<em> Tu vas me le payer cher, sale garce</em> ! <em>Pour ça, j’aurai ta tête au bout d’une pique, je te le jure</em> !</p>Dixième partieurn:md5:a2a490a2e124693390583e039f6780da2012-02-13T07:24:00+01:002013-07-08T15:46:53+02:00SrédéricPérégrinationsfantasygaléirJemrilpérégrinationsromanSeronnVhondéécriture<p>Un court passage de transition…</p> <p>Selon Velinir Ebshid, guérisseur officiel à la Cour du Lacteng, il n’y avait que deux manières de surmonter un traumatisme : laisser le temps au temps, ou l’affronter. Il préférait la seconde méthode car la première n’offrait pas assez de garanties de réussite. De son avis, la peur disparaissait – ou au pire diminuait dans des proportions plus qu’acceptables – quand on se familiarisait avec les causes du traumatisme.<br />
Il avait eu l’occasion de mettre en pratique ses idées à la Cour du roi de Lacteng, cinq ans plus tôt. Il conversait avec le roi à propos des épidémies qui menaçaient régulièrement le royaume, en présence de la jeune princesse Vhondé, qui s’ennuyait ferme et n’écoutait le guérisseur que d’une oreille. Jusqu’au moment fatidique où il avait mentionné la peste verte. Elle avait alors été prise de haut-le-cœur incontrôlables, jusqu’à rendre son déjeuner.<br />
Ebshid la fit aliter et veilla sur elle. Il écarta l’hypothèse d’une intoxication alimentaire puis, à force de questions ciblées, comprit que la simple mention de la peste verte avait déclenché les symptômes.<br />
Après avoir rassuré son père sur son état de santé, Ebshid revint au chevet de Vhondé avec la ferme intention de guérir sa patiente du traumatisme. Le roi le soutint car à ses yeux, une future reine ne pouvait se permettre d’afficher la moindre faiblesse, au moins publiquement.<br />
C’est ainsi que Vhondé fut initiée à l’apprentissage des vertus des plantes médicinales, ainsi qu’à leur utilisation en décoctions salvatrices. Curieuse de nature, elle fut une élève aussi appliquée qu’assidue, d’autant plus que ce loisir passionnant repoussait le souvenir de son traumatisme.<br />
Ils travaillèrent quatre mois ensemble, au cours desquels le degré de complexité des décoctions, potions et onguents préparées par Vhondé allèrent crescendo. L’élaboration du dernier remède nécessita trois semaines de travail à la princesse, et fut une parfaite réussite selon son maître. Elle en conçut une grande fierté, qui se mua en trouble quand il avoua qu’elle venait de recréer le remède contre la peste verte, découvert une vingtaine d’années auparavant. Bien entendu, il ne prit pas le risque de le lui démontrer en faisant venir un malade : hors de question d’exposer en connaissance de cause le royaume du Lacteng à un retour de la peste verte.<br />
En revanche, à force de longues et patientes explications, Ebshid convainquit la princesse qu’elle ne devait plus craindre cette peste, puisqu’elle savait désormais comment lutter contre. Quand elle se rendit enfin à ses arguments, elle admit avoir le pouvoir de vaincre la peste. Et sa phobie ne fut bientôt plus qu’un souvenir irrationnel.</p>
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<p>Une infinie compassion s’empara de Vhondé face au garçonnet mourant. Les yeux des villageois brillaient d’excitation, en attente d’un miracle de la part de leur déesse. Le poids de leur attente pesait lourd dans le cœur de Vhondé. Si elle avait immédiatement reconnu le mal dont l’enfant souffrait, cela ne le sauvait pas pour autant. Rassembler les ingrédients pour composer le remède prendrait des semaines, sans compter le temps de la préparation proprement dite.<br />
Elle fit signe à Atepis de se rapprocher et lui murmura :<br />
– Pour le soigner, j’ai besoin d’un certain nombre de plantes. Certaines sont très courantes et je ne m’inquiète pas pour elles, mais trois d’entre elles ne poussent que dans des endroits lointains : il nous faut des extraits d’écorce de chêne parapluie et d’avrata, ainsi qu’une fleur du nom de poladière. En as-tu entendu parler, et peut-on en trouver dans les environs ?<br />
– Jamais, reconnut la matrone. Pouvez-vous m’en dire plus ?<br />
– La poladière pousse dans les chaînes de la Topoliandre, loin à l’est. Le chêne parapluie se trouve au nord de Topoliandre, sur les territoires sephropans. Quant à l’arbre avrata, il est spécifique à la forêt de Holtgaard, à l’ouest, en plein territoire sarafanjien.<br />
– Je ne comprends pas pourquoi vous voulez des plantes, ô Galissa.<br />
– Mais… pour soigner l’enfant, c’est évident ! Et pour empêcher la peste de se propager, ce qui serait un désastre !<br />
Atepis sourit.<br />
– Nous ne connaissons qu’une seule méthode pour lutter contre les maladies : la prière. Vous y ajoutez l’utilisation de plantes, ô Galissa ? Je reconnais bien là les pouvoirs de notre déesse, maîtresse des choses qui poussent à la surface de la terre !<br />
– Attends… Tu veux dire que vous n’avez ni archiatres, ni médecins, ni guérisseurs dans les environs ?<br />
– Nul besoin. Notre déesse nous protégeait grâce à nos prières. Et maintenant que vous êtes là, nous n’avons même plus de prier car votre simple présence a des effets bénéfiques sur nos terres et nous-mêmes. L’âge d’or est sur nous !<br />
– Alors comment expliques-tu la maladie de l’enfant ? demanda sèchement Vhondé.<br />
– Les desseins des dieux sont impénétrables aux yeux de nous autres pauvres mortels. Mais je pense savoir ce qu’il en est : vous ne l’avez rendu malade que pour le soigner, n’est-ce pas ? Pour nous faire une démonstration éclatante de vos pouvoirs divins !<br />
Vhondé abandonna le sujet : la lueur fanatique dans les yeux d’Atepis lui fit comprendre que rien ne la ferait changer d’avis.<br />
- Existe-t-il un endroit non loin du village où un certain nombre de plantes exotiques seraient regroupées ? demanda Vhondé, en pensant aux serres royales de son père, dans lesquelles poussaient un certain nombre d’espèces végétales de Galéir.<br />
– Quelle drôle d’idée ! Bien sûr que non. Pourquoi aurions-nous un tel endroit ?<br />
– Je…<br />
Vhondé se tut. Ces primitifs ne connaissaient rien du monde extérieur. Leur vie reposait sur la confiance placée en leur déesse. Et ils avaient décidé que Vhondé en était l’incarnation.<br />
Elle se sentit plus que jamais perdue, et une grande frustration s’empara d’elle : elle connaissait le remède à la peste verte et savait le préparer. Mais sans les bons ingrédients, elle était impuissante. Non seulement l’enfant allait mourir, mais les chances que la peste en reste là étaient infimes. Tout le village était exposé et risquait d’y passer. Elle y compris. Et son enfant à naître. Rien ne pourrait sauver le village de Venel. Sa seule chance de salut résidait dans la fuite.<br />
– Atepis, il faut que je parle en privé à mes deux… camarades.<br />
– Il n’en est pas question, ô Galissa ! Ils ont voyagé avec vous et ont profité de votre présence salvatrice. Désormais, c’est notre tour !<br />
– Tu… tu ne comprends pas, Atepis. Tu me dis que c’est la prière qui vous sauve, les villageois et toi. Et bien c’est pareil pour moi : je dois prier mes pairs les dieux pour que s’activent mes pouvoirs de guérison. Et quand mes deux serviteurs se joignent à moi, mes pouvoirs s’exercent plus vite et plus longtemps !<br />
– C’est vrai, ô Galissa ? demanda Atepis, méfiante.<br />
– Prétendrais-tu en savoir plus que moi en matière de prières envers les dieux ? répliqua Vhonda du ton hautain qu’elle aurait employé à la cour de son père pour remettre un impudent à sa place.<br />
– Non pas, ô ma déesse.<br />
Sur un signe d’Atepis, Jemril et Seronn furent amenés auprès du trône de Vhondé, puis le cercle des villageois s’éloigna de quelques mètres.<br />
– Mes amis, je suis si heureuse de pouvoir enfin vous parler ! Nous devons absolument trouver un moyen de fuir ces fous !<br />
– Qu’est-ce que tu leur as dit pour qu’on soit seuls ? rétorqua un Jemril aux aguets.<br />
– Que vous alliez m’aider à prier pour sauver l’enfant.<br />
– Non mais tu es complètement folle ! Tu sais aussi bien que moi que le môme va y rester. Les remèdes contre la peste verte se comptent sur les doigts d’une main à travers tout Galéir, et encore, on ne les trouve que dans des villes importantes. Rien ne peut le sauver ! Tout ce que tu avais à faire c’était de les convaincre de nous libérer.<br />
– Jamais ils ne me laisseront partir de leur plein gré. Ils sont persuadés que ma simple présence éloigne les malheurs de leur village.<br />
– Merci, j’avais compris, répliqua sèchement Jemril. Mais je parlais pour Benêt et moi : un mot de ta part et ces crétins bornés nous laisseront partir.<br />
Vhondé en resta bouche bée un instant. Comment avait-elle pu penser une seconde que Seronn, Jemril et elle-même formaient un groupe solidaire ? Comme d’habitude, son interlocuteur ne pensait qu’à lui. La peine et la colère firent monter à ses lèvres une réponse cinglante, qui ne put jaillir car Seronn intervint d’une voix douce :<br />
– N’aie aucune crainte, Vhondé. Nous ne partirons pas sans toi.<br />
– Ne parle pas en mon nom, Simplet ! cracha Jemril. Personne ne décide de mon sort à ma place !<br />
– Tu abandonnerais Vhondé à son triste sort sans le moindre remords ?<br />
– Aucun doute là-dessus !<br />
– Très bien. Dans ce cas, nous nous passerons de ton aide. Vhondé, je suis certain que tu vas trouver une idée pour qu’ils consentent à laisser partir Jemril.<br />
– Mais… et nous deux ? demanda une Vhondé décontenancée par tant d’assurance.<br />
– Nous n’aurons aucun mal à sortir de ce guêpier, tu peux me faire confiance là-dessus.<br />
Ni Vhondé ni Jemril ne trouvèrent rien à répondre à ces paroles, prononcés avec une sérénité à toute épreuve. Seronn n’échafaudait aucun plan, ne faisait miroiter aucun espoir : c’était comme s’il se contentait d’énoncer une évidence.<br />
Alors que sa raison lui soufflait qu’il n’y avait plus d’espoir pour elle, l’instinct de Vhondé, lui, lui enjoignit de se reposer entièrement sur son compatriote.<br />
Ces paroles si lourdes de sens, si assurées, ébranlèrent également Jemril, bien qu’il veillât à garder un masque d’impassibilité. Il n’aurait aucun scrupule à abandonner Vhondé et Seronn à leur sort, et grâce au soutien de ce dernier, il avait une porte de sortie. Il lui suffisait d’un mot pour en profiter. Mais les dernières paroles prononcées par Seronn l’intriguaient au plus haut point. Ils n’échapperaient pas aux habitants de ce village de fous. Comment le Lactengais pouvait-il affirmer le contraire, qui plus est en prétendait que ce serait facile ?<br />
C’était improbable, impossible, même. Surtout de la part d’un homme aussi bizarre que Seronn. C’est pourtant à cause de cette double raison, l’inextricabilité de leur situation et la personnalité de Seronn, qu’il décida de rester. C’était plus fort que lui : il fallait qu’il voit cela, quitte à faire passer sa propre survie en second lieu, pour une fois.<br />
– D’accord, je suis avec vous. On procède comment, Simplet ?<br />
– On attend.<br />
– Comment ça, on attend ?<br />
– Ne t’inquiète pas, ce ne sera pas long, répondit Seronn en désignant du doigt une hauteur vers laquelle grimpait l’un des chemins permettant de quitter Venel.</p>
<p>Une rangée de cavaliers en armes s’y trouvait. Une épée miroita au soleil, et les cavaliers fondirent sur le village.</p>Neuvième partieurn:md5:6f862ed393a994a944375395bb6f7f002012-01-29T09:02:00+01:002013-07-08T16:02:41+02:00SrédéricPérégrinationsfantasygaléirJemrilpérégrinationsromanSeronnVhondéécriture<p>Tandis que nos trois héros réfléchissent à la meilleure manière de fuir les villageois, la situation ne va pas en s’améliorant…</p> <h2>Neuvième partie</h2>
<p>Quand Jemril se leva le lendemain matin, sa décision était prise : il partirait la nuit suivante. Seul. Quelques jours plus tôt, il avait accepté de ramener Vhondé au Lacteng dans l’espoir de toucher une récompense. Il avait même dû admettre la présence de Seronn à leurs côtés. Désormais, la situation avait changé : les villageois de Venel ne lâcheraient pas aussi facilement leur « déesse ». Pour Jemril, Vhondé n’était pas une amie : leurs routes s’étaient croisées par hasard. Fuir avec elle signifiait un affrontement avec le village entier. Pourquoi risquer sa peau pour une presque inconnue ? D’autant que son unique priorité était d’assurer sa propre sécurité. Que s’écroule le monde tant qu’il survivait…</p>
<p>Il quitta la taverne, dans laquelle Seronn – déjà levé et sorti – et lui étaient hébergés la nuit. Si chacun d’eux avaient juste droit à une paillasse miteuse dans un coin de la grande pièce, ni l’un ni l’autre n’y accordait d’importance. Jemril était habitué à vivre à la dure. Et de son point de vue, les dieux seuls savaient ce que Seronn pouvait penser… et encore.<br />
Jemril prit la direction de la forge. Il croisa un Seronn debout et immobile, la tête levée vers le ciel ; il l’ignora consciencieusement. Par contre, son esprit méfiant, presque paranoïaque, nota la présence d’un villageois, assis sur un gros roc non loin de l’imbécile heureux. Il ressemblait à un garde, y compris par sa nonchalance affectée, attitude assez familière à Jemril pour qu’il la reconnaisse.<br />
Suivant son instinct, il fit brusquement volte-face. Il était suivi. Le villageois qui le filait marqua le pas et tourna la tête dans une direction. Trop vite pour être une réaction spontanée. Jemril le reconnut : il faisait partie des quelques autochtones qui passaient toutes les nuits à l’auberge. Jusque-là, Jemril avait pensé à des maris en froid avec leurs femmes, occupant les lieux en attendant que l’orage domestique passe. Seronn et lui étaient sous surveillance constante, et il s’en voulut de ne le remarquer que maintenant.<br />
À la forge, nulle trace de Delental, mais un villageois à la mine revêche lui apprit l’absence du forgeron pendant les prochaines semaines : il était parti dans les pâturages avec les bergers du village.<br />
Delental abandonnant la forge qui le faisait vivre, et ce pour des semaines, sans avoir averti Jemril et alors même qu’il comptait ne pas faire de vieux os à Venel ?<br />
Le villageois mentait. Fort mal, comme qu’il se moquait qu’on le croit. Jemril le comprit tout de suite. L’inquiétude l’envahit : que les villageois soignent à peine les apparences était mauvais signe. <em>Très</em> mauvais signe.</p>
<p>L’esprit en ébullition, il revint sur ses pas. Il avait compté sur Delental pour l’aider à fuir. Que devait-il faire désormais ? S’il n’avait pas de scrupules à fuir sans Seronn et Vhondé, pouvait-il abandonner Delental à son sort, quel qu’il soit ? Tous deux se connaissaient depuis tant d’années… Ignorant la voix dans sa tête qui prononça les mots <em>loyauté</em> et <em>responsabilité</em>, il fit une croix sur l’existence de Delental. Sa propre survie avant tout…<br />
Il s’arrêta au bord de la rue pour laisser passer le cortège des femmes. Comme tous les matins, elles escortaient Vhondé vers son trône. Jemril resta impassible, y compris en percevant sa détresse lorsque leurs yeux se croisèrent. <em>Désolé, ma belle, mais nos routes bifurquent aujourd’hui…</em><br />
Peu à peu, l’esprit retors de Jemril échafauda un nouveau plan. Quelques minutes plus tard, il en avait arrêté les grandes lignes. Il marcha droit vers Seronn, toujours immobile. Il suivit son regard jusqu’aux nuages paressant dans le ciel, puis reporta son attention vers le Lactengais.<br />
– Tu fais quoi, là ?<br />
– Les nuages adoptent de drôles de formes. Tout à l’heure, j’ai vu un ours. Et ici, regarde : ne dirait-on pas un lapin ?<br />
– T’as quel âge ? demanda sèchement Jemril.<br />
– Dix-neuf…<br />
– Ferme-là, imbécile ! Ce n’était pas une vraie question !<br />
– Mais tu…<br />
– La ferme ! cria Jemril, les poings serrés.<br />
Ce type avait une capacité hors du commun à le faire sortir de ses gonds. Pourtant, Jemril se força au calme. Il entrait dans ses desseins pour fuir. Alors qu’il se demandait comment aborder le sujet, c’est-à-dire comment le manipuler, Seronn reprit la parole, d’une voix douce et triste.<br />
– Nous sommes prisonniers, Jemril.<br />
– Comment ça ?<br />
– N’as-tu pas remarqué que nous ne sommes jamais laissés seuls ? Tu as un ange gardien – du menton, il désigna l’homme que Jemril avait repéré –, tout comme moi.<br />
– Bien sûr que je l’ai remarqué, répondit Jemril. Ce qui m’étonne surtout, c’est que toi aussi.<br />
– J’aime assister au lever du soleil. Tous les matins, je vais à sa rencontre. Et cela me permet aussi d’en apprendre plus sur les environs. Là-bas, à quelques centaines de mètres à l’ouest, il y a de drôles de rochers tout noirs. Je me demande ce qu’ils sont ? Et là-bas, plein nord, il y a un parterre de fleurs violettes qui ressemblent à des clochettes.<br />
Jemril perdait patience mais parvint à se contenir.<br />
– Dans ces moments-là, je me sens en harmonie avec Galéir, comme si je ne faisais qu’un avec elle. Tu comprends, Jemril ?<br />
– Pas du tout, et je m’en moque !<br />
– C’est dommage, c’est une sensation incomparable que je renouvelle dès que possible. Depuis que nous sommes ici, j’ai voulu renouer avec cette expérience presque mystique. Mais ça ne marche pas.<br />
– Comment ça ?<br />
– Je n’atteins cette harmonie que dans la solitude. Or ici, j’échoue. Je ne suis donc jamais seul. Quelqu’un est attaché à mes pas. Tout comme toi, j’ai pu le constater depuis.<br />
Jemril était sidéré. Seronn avait remarqué avant lui qu’ils étaient suivis ? Voilà qui semblait inconcevable. Et très vexant. Mais il se reprit très vite :<br />
– Écoute, Seronn, j’ai beaucoup réfléchi et j’ai un plan pour nous sortir de là.<br />
– Vraiment ?<br />
– Oui. Mais j’ai besoin de toi pour le mettre à exécution.<br />
– De quoi s’agit-il ?<br />
– Il faut que tu crées une diversion, du genre incendie, pendant que je récupère les chevaux. Dès que je les ai, je viens vous chercher, Vhondé et toi, et on quitte ce village de fous.<br />
<em>La « déesse » et toi pouvez rêver. Dès que je mets la main sur les chevaux, je m’en vais seul.</em> C’est tout ce que Jemril eut le temps d’ajouter in petto, avant que Seronn ne réponde :<br />
– Non.<br />
– Comment ça, non ?<br />
Jemril frémit à l’idée que Seronn ait deviné son plan. <em>Mais c’est quoi, ce type</em> ?<br />
– Ça ne marcherait pas.<br />
– Comment le sais-tu ?<br />
– Tous les matins, avant l’aurore, six groupes de chasseurs quittent le village. Mais quand ils rentrent le soir, un seul groupe ramène du gibier.<br />
– Qu’est-ce que tu racontes ?<br />
– J’ai observé ce phénomène tous les jours : six groupes, cinq bredouilles, à chaque fois.<br />
– Et ça t’inspire quoi ?<br />
– Je me suis assez promené dans les environs pour savoir que <em>cinq</em> routes permettent de quitter le village.<br />
– Des sentinelles ? comprit Jemril.<br />
– Je le pense. J’aimerais bien que les villageois aient la correction de nous expliquer pourquoi ils veulent nous garder ici. Tu crois qu’on devrait prendre les devants et le leur demander ?<br />
– Surtout pas ! Ils sauraient que nous nous savons prisonniers et renforceraient sûrement d’autant la surveillance.<br />
– Mais pourquoi font-ils cela ? Qu’ils considèrent Vhondé comme étant leur déesse, pourquoi pas : je la trouve moi aussi très belle. Mais pourquoi vouloir nous garder, <em>nous</em> ?</p>
<p>Jemril n’avait pas la réponse et ne put en chercher une. Un brouhaha monta de la place, devant le trône de Vhondé…</p>
<p><br />***</p>
<p>Piégée. Vhondé se sentait plus que jamais piégée. Elle ne pourrait s’en sortir seule, certitude involontairement confortée par les paroles d’Atepis. Quand elle croisa Jemril, elle comprit comme son éventuel sauvetage s’avérerait difficile voire impossible. Aucune possibilité pour eux de s’entretenir en privé. Entourée d’une foule en permanence, elle ne s’était jamais senti aussi seule de toute sa vie.<br />
Un doute la saisit : et si Jemril choisissait de fuir sans elle ? Avec ou sans Seronn n’avait aucune importance. Elle ne voyait pas ce dernier capable de monter une opération de sauvetage pour la sauver. Jemril, lui, en avait les capacités. Mais il avait également démontré qu’il était le plus égoïste des hommes. Les très rares moments où il baissait sa garde évoquaient plus des faiblesses passagères qu’une nature altruiste profondément dissimulée. Elle eut envie de pleurer, assise sur son trône, adulée malgré elle par des femmes plongées dans un état quasi-extatique. Elle était leur déesse… quoi qu’elle fasse ou dise n’y changerai rien. Elle était condamnée.<br />
Au bord de la crise d’angoisse, elle posa une main sur son ventre, de plus en plus rebondi au fur et à mesure que le temps passait. D’ici quelques semaines, elle ne serait plus en état de se déplacer. Il devenait urgent pour elle de rentrer chez elle, dans le palais de son père. Sinon, elle risquait d’accoucher sur les routes… dans le meilleur des cas. Et ce cas était loin de se profiler. La possibilité qu’elle accouche dans ce misérable village de Venel, entourée par des autochtones bornés, prisonniers de la conviction ridicule qu’elle était une déesse, grandissait d’heure en heure.<br />
Quelle serait sa vie si les choses en arrivaient là ? Dans quel environnement grandirait son enfant ? Elle repensa au futur père, et se morigéna d’avoir pu être aussi idiote. Comment avait-elle pu une seule seconde le croire, alors qu’il lui débitait des promesses d’avenir heureux ?<br />
En fin de compte, toute sa vie n’avait été qu’une vaste farce, une manipulation avant même sa naissance. Elle n’était pas venue au monde parce que ses parents s’aimaient et voulaient fonder une famille, mais pour des raisons politiques. Elle n’avait jamais été une fille, ni plus tard une femme. Elle n’était pas une personne mais un statut, une fonction : l’héritière du trône de Lacteng.<br />
Au fond, qui s’était jamais préoccupé de ce qu’elle ressentait ? Qui s’était jamais intéressé à elle en tant qu’être humain ? Personne. Précepteurs, serviteurs, nobles, manants : tous ne voyaient que la princesse, la future reine. Rien de plus. Même son futur mariage avait été arrangé des années auparavant, alors qu’elle n’avait pas dix ans. Elle n’avait jamais rien maîtrisé dans sa vie.<br />
Même quand elle s’était enfuie du palais pour <em>le</em> suivre, un an plus tôt. Cela avait été sa seule tentative de rébellion contre l’ordre des choses établi pour elle dès sa naissance. Elle avait cru toucher du doigt la liberté. Elle s’y était brûlée. Sa mainmise sur son destin n’avait été qu’un trompe-l’œil organisé dès le premier instant par l’homme qui l’avait mise enceinte.<br />
Elle n’était rien d’autre qu’une oie blanche, une imbécile que d’autres pétrissaient à leur gré. Quoi qu’elle fasse, ou qu’elle aille, elle se retrouverait dans une cage, dorée ou non, invisible ou pas.<br />
Elle aurait voulu avoir la volonté farouche de Jemril, le caractère exécrable et égoïste en moins. Elle aurait voulu avoir l’insouciance de Seronn, son étrange compatriote sur qui les événements semblaient glisser comme sur un bouclier invisible. Elle se demanda s’il mesurait sa chance : il avait choisi de son plein gré de voyager, uniquement parce qu’un jour, il en avait décidé ainsi. Il avait tourné le dos à tout ce qu’il connaissait et était parti vers l’inconnu, le vaste monde et ses surprises, sans savoir de quoi ses lendemains seraient faits. Et Galéir était suffisamment dangereuse pour qu’il ne soit même pas sûr de voir ces lendemains. Ni sa naïveté ni sa bonhomie ne plaidaient pour sa survie. Un imbécile heureux, pensait Jemril ? À ce moment précis, Vhondé eut plutôt l’impression que Seronn était la sérénité faite homme.<br />
Et qu’elle-même était l’inutilité faite femme.</p>
<p>Elle fut tirée de ses pensées moroses quand la foule se fendit au passage d’une femme portant un corps emmailloté. Arrivée face au trône, elle se jeta aux pieds de Vhondé.
– Ô ma déesse, bénie d’entre les bénies, sauve mon fils, je t’en prie ! Il est très malade depuis cette nuit, regarde !<br />
De ce fait, l’enfant, âgé d’environ six ans, tremblait sous l’effet d’une forte fièvre, malgré l’épaisse couverture dans laquelle il était blotti. Vhondé sentit ses cheveux se dresser sur sa tête quand elle vit les bras du gamin : ils étaient recouverts de tâches verdâtres. Pour Vhondé, la cause fut entendue : le gamin souffrait de la peste verte. Celle-là même qui sévissait sur Galéir depuis plusieurs siècles, allant et venant sans jamais disparaître totalement.<br />
Dans certains pays, elle n’était plus qu’un souvenir lointain. Au Lacteng, la dernière épidémie datait d’il y a quinze ans. Vhondé s’en souvenait comme si c’était arrivé la veille. Âgée d’à peine cinq ans, elle avait été cloîtrée dans la tour la plus haute du palais de son père. Il espérait ainsi la préserver du mal. Sa seule distraction était de regarder ce qui se passait dehors, par la fenêtre de sa chambre de recluse. Le spectacle auquel elle avait assisté pendant plusieurs semaines l’avait marquée à jamais : un ballet incessant de charrettes. Charrettes pleines de corps franchissant les murs d’enceinte de la cité en direction de lointains charniers. Charrettes vides y entrant pour récupérer de nouveaux corps. Elle en avait fait des cauchemars pendant de longs mois et n’avait jamais oublié cette vision d’horreur.</p>
<p>Jemril et Seronn tentèrent de se faufiler à travers la foule pour se rapprocher du centre de toutes les attentions. Ils purent capter des bribes de conversation des villageois, où il était question des pouvoirs de guérison de la déesse.</p>
<p>La matrone du village, Atepis, fit faire silence et s’écrit d’une voix forte :<br />
– N’ayez crainte, mes amis ! Toutes les calamités peuvent nous frapper, nous n’avons peur de rien car notre déesse est là pour nous protéger ! Elle veille sur nous, ses protections magiques étendent leurs bienfaits sur Venel ! Même si les forces du mal trouvent une ouverture pour se faufiler, comme c’est le cas avec le retour de la peste, nous sommes en sécurité ! Car aujourd’hui, nous avons notre déesse, Galissa ! Vous savez tous que son aura protectrice est notre bouclier, et elle possède de puissants dons de guérison ! Ce n’est pas un hasard si nous avons trouvé notre bienveillante déesse juste avant que la peste ne se déclare. Les dieux veillent sur nous, ils nous ont envoyé Galissa pour combattre la terrible maladie ! Ils ont fait en sorte que leur divine protection nous couve, gloire à eux !<br />
Des vivats s’élevèrent de la foule, toute trace d’inquiétude disparue. Tous avaient la plus entière confiance en leur déesse. Comme de juste, seuls Vhondé, Jemril et Seronn ne partagèrent pas l’enthousiasme général. Vhondé sentait l’étau de peur et d’angoisse qui la minait se resserrer un peu plus. Seronn promenait sur les villageois un regard empreint de curiosité. Et pour Jemril, la cause était entendue : le gamin allait mourir, et Vhondé risquait d’avoir de sérieux soucis. Il fallait impérativement qu’il fuit, le plus vite possible.<br />
Seronn agrippa l’un des villageois par le bras et lui demanda :<br />
– Dites-moi, mon brave. Que se passerait-il si les pouvoirs de la déesse ne suffisaient pas à sauver ce malheureux enfant ?<br />
– C’est évident ! Ce serait le signe que nous avons été trompés.<br />
– C’est-à-dire ?<br />
– C’est-à-dire que ce serait la preuve que cette femme n’est pas notre déesse mais une usurpatrice. Si c’est le cas, vous pouvez être sûr d’une chose : la démone finirait au bûcher !<br />
Jemril avait tout entendu. Quand il croisa le regard de Seronn, il fut surpris d’y lire de la détermination. Il le fut encore plus quand le jeune Lactengais lui susurra à l’oreille :<br />
– Jemril, nous devons sortir Vhondé de là !</p>Huitième partieurn:md5:dc70782dc6baff77ab188193332a10822012-01-21T13:39:00+01:002013-07-08T16:13:17+02:00SrédéricPérégrinationsfantasygaléirJemrilpérégrinationsromanSeronnVhondéécriture<p>Où comment être révéré et être retenu prisonnier en même temps…</p> <h2>Huitième partie</h2>
<p>Quand Jemril se leva le lendemain matin, sa décision était prise : il partirait la nuit suivante. Seul. Quelques jours plus tôt, il avait accepté de ramener Vhondé au Lacteng dans l’espoir de toucher une récompense. Il avait même dû admettre la présence de Seronn à leurs côtés. Désormais, la situation avait changé : les villageois de Venel ne lâcheraient pas aussi facilement leur « déesse ». Pour Jemril, Vhondé n’était pas une amie : leurs routes s’étaient croisées par hasard. Fuir avec elle signifiait un affrontement avec le village entier. Pourquoi risquer sa peau pour une presque inconnue ? D’autant que son unique priorité était d’assurer sa propre sécurité. Que s’écroule le monde tant qu’il survivait…</p>
<p>Il quitta la taverne, dans laquelle Seronn – déjà levé et sorti – et lui étaient hébergés la nuit. Si chacun d’eux avaient juste droit à une paillasse miteuse dans un coin de la grande pièce, ni l’un ni l’autre n’y accordait d’importance. Jemril était habitué à vivre à la dure. Et de son point de vue, les dieux seuls savaient ce que Seronn pouvait penser… et encore.<br />
Jemril prit la direction de la forge. Il croisa un Seronn debout et immobile, la tête levée vers le ciel ; il l’ignora consciencieusement. Par contre, son esprit méfiant, presque paranoïaque, nota la présence d’un villageois, assis sur un gros roc non loin de l’imbécile heureux. Il ressemblait à un garde, y compris par sa nonchalance affectée, attitude assez familière à Jemril pour qu’il la reconnaisse.<br />
Suivant son instinct, il fit brusquement volte-face. Il était suivi. Le villageois qui le filait marqua le pas et tourna la tête dans une direction. Trop vite pour être une réaction spontanée. Jemril le reconnut : il faisait partie des quelques autochtones qui passaient toutes les nuits à l’auberge. Jusque-là, Jemril avait pensé à des maris en froid avec leurs femmes, occupant les lieux en attendant que l’orage domestique passe. Seronn et lui étaient sous surveillance constante, et il s’en voulut de ne le remarquer que maintenant.<br />
À la forge, nulle trace de Delental, mais un villageois à la mine revêche lui apprit l’absence du forgeron pendant les prochaines semaines : il était parti dans les pâturages avec les bergers du village.<br />
Delental abandonnant la forge qui le faisait vivre, et ce pour des semaines, sans avoir averti Jemril et alors même qu’il comptait ne pas faire de vieux os à Venel ?<br />
Le villageois mentait. Fort mal, comme qu’il se moquait qu’on le croit. Jemril le comprit tout de suite. L’inquiétude l’envahit : que les villageois soignent à peine les apparences était mauvais signe. <em>Très</em> mauvais signe.</p>
<p>L’esprit en ébullition, il revint sur ses pas. Il avait compté sur Delental pour l’aider à fuir. Que devait-il faire désormais ? S’il n’avait pas de scrupules à fuir sans Seronn et Vhondé, pouvait-il abandonner Delental à son sort, quel qu’il soit ? Tous deux se connaissaient depuis tant d’années… Ignorant la voix dans sa tête qui prononça les mots <em>loyauté</em> et <em>responsabilité</em>, il fit une croix sur l’existence de Delental. Sa propre survie avant tout…<br />
Il s’arrêta au bord de la rue pour laisser passer le cortège des femmes. Comme tous les matins, elles escortaient Vhondé vers son trône. Jemril resta impassible, y compris en percevant sa détresse lorsque leurs yeux se croisèrent. <em>Désolé, ma belle, mais nos routes bifurquent aujourd’hui…</em><br />
Peu à peu, l’esprit retors de Jemril échafauda un nouveau plan. Quelques minutes plus tard, il en avait arrêté les grandes lignes. Il marcha droit vers Seronn, toujours immobile. Il suivit son regard jusqu’aux nuages paressant dans le ciel, puis reporta son attention vers le Lactengais.<br />
– Tu fais quoi, là ?<br />
– Les nuages adoptent de drôles de formes. Tout à l’heure, j’ai vu un ours. Et ici, regarde : ne dirait-on pas un lapin ?<br />
– T’as quel âge ? demanda sèchement Jemril.<br />
– Dix-neuf…<br />
– Ferme-là, imbécile ! Ce n’était pas une vraie question !<br />
– Mais tu…<br />
– La ferme ! cria Jemril, les poings serrés.<br />
Ce type avait une capacité hors du commun à le faire sortir de ses gonds. Pourtant, Jemril se força au calme. Il entrait dans ses desseins pour fuir. Alors qu’il se demandait comment aborder le sujet, c’est-à-dire comment le manipuler, Seronn reprit la parole, d’une voix douce et triste.<br />
– Nous sommes prisonniers, Jemril.<br />
– Comment ça ?<br />
– N’as-tu pas remarqué que nous ne sommes jamais laissés seuls ? Tu as un ange gardien – du menton, il désigna l’homme que Jemril avait repéré –, tout comme moi.<br />
– Bien sûr que je l’ai remarqué, répondit Jemril. Ce qui m’étonne surtout, c’est que toi aussi.<br />
– J’aime assister au lever du soleil. Tous les matins, je vais à sa rencontre. Et cela me permet aussi d’en apprendre plus sur les environs. Là-bas, à quelques centaines de mètres à l’ouest, il y a de drôles de rochers tout noirs. Je me demande ce qu’ils sont ? Et là-bas, plein nord, il y a un parterre de fleurs violettes qui ressemblent à des clochettes.<br />
Jemril perdait patience mais parvint à se contenir.<br />
– Dans ces moments-là, je me sens en harmonie avec Galéir, comme si je ne faisais qu’un avec elle. Tu comprends, Jemril ?<br />
– Pas du tout, et je m’en moque !<br />
– C’est dommage, c’est une sensation incomparable que je renouvelle dès que possible. Depuis que nous sommes ici, j’ai voulu renouer avec cette expérience presque mystique. Mais ça ne marche pas.<br />
– Comment ça ?<br />
– Je n’atteins cette harmonie que dans la solitude. Or ici, j’échoue. Je ne suis donc jamais seul. Quelqu’un est attaché à mes pas. Tout comme toi, j’ai pu le constater depuis.<br />
Jemril était sidéré. Seronn avait remarqué avant lui qu’ils étaient suivis ? Voilà qui semblait inconcevable. Et très vexant. Mais il se reprit très vite :<br />
– Écoute, Seronn, j’ai beaucoup réfléchi et j’ai un plan pour nous sortir de là.<br />
– Vraiment ?<br />
– Oui. Mais j’ai besoin de toi pour le mettre à exécution.<br />
– De quoi s’agit-il ?<br />
– Il faut que tu crées une diversion, du genre incendie, pendant que je récupère les chevaux. Dès que je les ai, je viens vous chercher, Vhondé et toi, et on quitte ce village de fous.<br />
<em>La « déesse » et toi pouvez rêver. Dès que je mets la main sur les chevaux, je m’en vais seul</em>. C’est tout ce que Jemril eut le temps d’ajouter in petto, avant que Seronn ne réponde :<br />
– Non.<br />
– Comment ça, non ?<br />
Jemril frémit à l’idée que Seronn ait deviné son plan. <em>Mais c’est quoi, ce type</em> ?<br />
– Ça ne marcherait pas.<br />
– Comment le sais-tu ?<br />
– Tous les matins, avant l’aurore, six groupes de chasseurs quittent le village. Mais quand ils rentrent le soir, un seul groupe ramène du gibier.<br />
– Qu’est-ce que tu racontes ?<br />
– J’ai observé ce phénomène tous les jours : six groupes, cinq bredouilles, à chaque fois.<br />
– Et ça t’inspire quoi ?<br />
– Je me suis assez promené dans les environs pour savoir que <em>cinq</em> routes permettent de quitter le village.<br />
– Des sentinelles ? comprit Jemril.<br />
– Je le pense. J’aimerais bien que les villageois aient la correction de nous expliquer pourquoi ils veulent nous garder ici. Tu crois qu’on devrait prendre les devants et le leur demander ?<br />
– Surtout pas ! Ils sauraient que nous nous savons prisonniers et renforceraient sûrement d’autant la surveillance.<br />
– Mais pourquoi font-ils cela ? Qu’ils considèrent Vhondé comme étant leur déesse, pourquoi pas : je la trouve moi aussi très belle. Mais pourquoi vouloir nous garder, <em>nous</em> ?</p>
<p>Jemril n’avait pas la réponse et ne put en chercher une. Un brouhaha monta de la place, devant le trône de Vhondé…</p>
<p><br />***</p>
<p>Piégée. Vhondé se sentait plus que jamais piégée. Elle ne pourrait s’en sortir seule, certitude involontairement confortée par les paroles d’Atepis. Quand elle croisa Jemril, elle comprit comme son éventuel sauvetage s’avérerait difficile voire impossible. Aucune possibilité pour eux de s’entretenir en privé. Entourée d’une foule en permanence, elle ne s’était jamais senti aussi seule de toute sa vie.<br />
Un doute la saisit : et si Jemril choisissait de fuir sans elle ? Avec ou sans Seronn n’avait aucune importance. Elle ne voyait pas ce dernier capable de monter une opération de sauvetage pour la sauver. Jemril, lui, en avait les capacités. Mais il avait également démontré qu’il était le plus égoïste des hommes. Les très rares moments où il baissait sa garde évoquaient plus des faiblesses passagères qu’une nature altruiste profondément dissimulée. Elle eut envie de pleurer, assise sur son trône, adulée malgré elle par des femmes plongées dans un état quasi-extatique. Elle était leur déesse… quoi qu’elle fasse ou dise n’y changerai rien. Elle était condamnée.<br />
Au bord de la crise d’angoisse, elle posa une main sur son ventre, de plus en plus rebondi au fur et à mesure que le temps passait. D’ici quelques semaines, elle ne serait plus en état de se déplacer. Il devenait urgent pour elle de rentrer chez elle, dans le palais de son père. Sinon, elle risquait d’accoucher sur les routes… dans le meilleur des cas. Et ce cas était loin de se profiler. La possibilité qu’elle accouche dans ce misérable village de Venel, entourée par des autochtones bornés, prisonniers de la conviction ridicule qu’elle était une déesse, grandissait d’heure en heure.<br />
Quelle serait sa vie si les choses en arrivaient là ? Dans quel environnement grandirait son enfant ? Elle repensa au futur père, et se morigéna d’avoir pu être aussi idiote. Comment avait-elle pu une seule seconde le croire, alors qu’il lui débitait des promesses d’avenir heureux ?<br />
En fin de compte, toute sa vie n’avait été qu’une vaste farce, une manipulation avant même sa naissance. Elle n’était pas venue au monde parce que ses parents s’aimaient et voulaient fonder une famille, mais pour des raisons politiques. Elle n’avait jamais été une fille, ni plus tard une femme. Elle n’était pas une personne mais un statut, une fonction : l’héritière du trône de Lacteng.<br />
Au fond, qui s’était jamais préoccupé de ce qu’elle ressentait ? Qui s’était jamais intéressé à elle en tant qu’être humain ? Personne. Précepteurs, serviteurs, nobles, manants : tous ne voyaient que la princesse, la future reine. Rien de plus. Même son futur mariage avait été arrangé des années auparavant, alors qu’elle n’avait pas dix ans. Elle n’avait jamais rien maîtrisé dans sa vie.<br />
Même quand elle s’était enfuie du palais pour <em>le</em> suivre, un an plus tôt. Cela avait été sa seule tentative de rébellion contre l’ordre des choses établi pour elle dès sa naissance. Elle avait cru toucher du doigt la liberté. Elle s’y était brûlée. Sa mainmise sur son destin n’avait été qu’un trompe-l’œil organisé dès le premier instant par l’homme qui l’avait mise enceinte.<br />
Elle n’était rien d’autre qu’une oie blanche, une imbécile que d’autres pétrissaient à leur gré. Quoi qu’elle fasse, ou qu’elle aille, elle se retrouverait dans une cage, dorée ou non, invisible ou pas.<br />
Elle aurait voulu avoir la volonté farouche de Jemril, le caractère exécrable et égoïste en moins. Elle aurait voulu avoir l’insouciance de Seronn, son étrange compatriote sur qui les événements semblaient glisser comme sur un bouclier invisible. Elle se demanda s’il mesurait sa chance : il avait choisi de son plein gré de voyager, uniquement parce qu’un jour, il en avait décidé ainsi. Il avait tourné le dos à tout ce qu’il connaissait et était parti vers l’inconnu, le vaste monde et ses surprises, sans savoir de quoi ses lendemains seraient faits. Et Galéir était suffisamment dangereuse pour qu’il ne soit même pas sûr de voir ces lendemains. Ni sa naïveté ni sa bonhomie ne plaidaient pour sa survie. Un imbécile heureux, pensait Jemril ? À ce moment précis, Vhondé eut plutôt l’impression que Seronn était la sérénité faite homme.<br />
Et qu’elle-même était l’inutilité faite femme.</p>
<p>Elle fut tirée de ses pensées moroses quand la foule se fendit au passage d’une femme portant un corps emmailloté. Arrivée face au trône, elle se jeta aux pieds de Vhondé.<br />
– Ô ma déesse, bénie d’entre les bénies, sauve mon fils, je t’en prie ! Il est très malade depuis cette nuit, regarde !<br />
De ce fait, l’enfant, âgé d’environ six ans, tremblait sous l’effet d’une forte fièvre, malgré l’épaisse couverture dans laquelle il était blotti. Vhondé sentit ses cheveux se dresser sur sa tête quand elle vit les bras du gamin : ils étaient recouverts de tâches verdâtres. Pour Vhondé, la cause fut entendue : le gamin souffrait de la peste verte. Celle-là même qui sévissait sur Galéir depuis plusieurs siècles, allant et venant sans jamais disparaître totalement.<br />
Dans certains pays, elle n’était plus qu’un souvenir lointain. Au Lacteng, la dernière épidémie datait d’il y a quinze ans. Vhondé s’en souvenait comme si c’était arrivé la veille. Âgée d’à peine cinq ans, elle avait été cloîtrée dans la tour la plus haute du palais de son père. Il espérait ainsi la préserver du mal. Sa seule distraction était de regarder ce qui se passait dehors, par la fenêtre de sa chambre de recluse. Le spectacle auquel elle avait assisté pendant plusieurs semaines l’avait marquée à jamais : un ballet incessant de charrettes. Charrettes pleines de corps franchissant les murs d’enceinte de la cité en direction de lointains charniers. Charrettes vides y entrant pour récupérer de nouveaux corps. Elle en avait fait des cauchemars pendant de longs mois et n’avait jamais oublié cette vision d’horreur.</p>
<p>Jemril et Seronn tentèrent de se faufiler à travers la foule pour se rapprocher du centre de toutes les attentions. Ils purent capter des bribes de conversation des villageois, où il était question des pouvoirs de guérison de la déesse.</p>
<p>La matrone du village, Atepis, fit faire silence et s’écrit d’une voix forte :<br />
– N’ayez crainte, mes amis ! Toutes les calamités peuvent nous frapper, nous n’avons peur de rien car notre déesse est là pour nous protéger ! Elle veille sur nous, ses protections magiques étendent leurs bienfaits sur Venel ! Même si les forces du mal trouvent une ouverture pour se faufiler, comme c’est le cas avec le retour de la peste, nous sommes en sécurité ! Car aujourd’hui, nous avons notre déesse, Galissa ! Vous savez tous que son aura protectrice est notre bouclier, et elle possède de puissants dons de guérison ! Ce n’est pas un hasard si nous avons trouvé notre bienveillante déesse juste avant que la peste ne se déclare. Les dieux veillent sur nous, ils nous ont envoyé Galissa pour combattre la terrible maladie ! Ils ont fait en sorte que leur divine protection nous couve, gloire à eux !<br />
Des vivats s’élevèrent de la foule, toute trace d’inquiétude disparue. Tous avaient la plus entière confiance en leur déesse. Comme de juste, seuls Vhondé, Jemril et Seronn ne partagèrent pas l’enthousiasme général. Vhondé sentait l’étau de peur et d’angoisse qui la minait se resserrer un peu plus. Seronn promenait sur les villageois un regard empreint de curiosité. Et pour Jemril, la cause était entendue : le gamin allait mourir, et Vhondé risquait d’avoir de sérieux soucis. Il fallait impérativement qu’il fuit, le plus vite possible.<br />
Seronn agrippa l’un des villageois par le bras et lui demanda :<br />
– Dites-moi, mon brave. Que se passerait-il si les pouvoirs de la déesse ne suffisaient pas à sauver ce malheureux enfant ?<br />
– C’est évident ! Ce serait le signe que nous avons été trompés.<br />
– C’est-à-dire ?<br />
– C’est-à-dire que ce serait la preuve que cette femme n’est pas notre déesse mais une usurpatrice. Si c’est le cas, vous pouvez être sûr d’une chose : la démone finirait au bûcher !<br />
Jemril avait tout entendu. Quand il croisa le regard de Seronn, il fut surpris d’y lire de la détermination. Il le fut encore plus quand le jeune Lactengais lui susurra à l’oreille :<br />
– Jemril, nous devons sortir Vhondé de là !</p>Septième partieurn:md5:1dfd3e1f66744fe2cbcaa8e507933e5e2012-01-15T22:45:00+01:002013-07-08T16:14:11+02:00SrédéricPérégrinationsfantasygaléirJemrilpérégrinationsromanSeronnVhondéécriture<p>Une arrivée mouvementée au village…</p> <h2>Septième partie</h2>
<p>Les cris de joie dans la taverne eurent tôt fait de déclencher l’effervescence dans le village de Venel. Les lieux furent bientôt envahis par les dizaines d’autochtones, tous plus enthousiastes les uns que les autres.<br />
Vhondé fut portée en triomphe, et les acclamations bruyantes noyèrent les paroles que la jeune femme prononça pour s’opposer à ce traitement. L’une des matrones influentes du village décréta que « la déesse Galissa » – dénomination dont elle comme les autres affublèrent à Vhondé spontanément – ne pouvait pas rester une seconde de plus dans des guenilles indignes de son rang, aussi la princesse devenue déesse fut-elle emmenée par les femmes du village. Une longue nuit les attendait, au cours de laquelle elles prendraient les mesures de « Galissa » et entreprendraient de lui confectionner des vêtements dans leurs plus beaux tissus. Avant cela, elles réquisitionnèrent Delental pour enlever les bracelets et les chaînes de leur auguste visiteuse.<br />
Seronn et Jemril, ce dernier plus sombre que jamais, furent également débarrassés de leurs entraves avant de se voir invités à participer à un festin improvisé dans la taverne avec tous les villageois. Jemril s’écroula sous une table vers le milieu de la nuit : l’excitation fiévreuse, les cris, les danses et les chants, conjugués aux innombrables chopes de mauvaise bière qui finissaient toujours par se retrouver dans ses mains comme par magie, eurent raison de sa résistance mise à mal par sa fièvre récente.<br />
Seronn but, dansa et chanta de bon cœur toute la nuit, heureux de s’être fait tant de nouveaux amis.</p>
<p>Quand Jemril se réveilla, il avait la bouche pâteuse et le sentiment d’être encore plus épuisé que la veille. Nombre de villageois dormaient à même le sol de terre battue, rivalisant à qui mieux mieux dans un concert de ronflements d’ivrognes.<br />
Il resta un certain temps sur le seuil de la porte de la taverne, le temps de s’habituer à la lumière du jour diffusée par un soleil déjà haut dans un ciel dégagé. Il avisa une masse de femmes qui lui tournaient le dos, assises devant une sorte de trône grossier en bois. Elles ondulaient le haut de leur corps, les bras levés, au rythme d’une sourde mélopée qui s’échappait de leurs lèvres.<br />
Son esprit embrumé tournant au ralenti, il ne s’appesantit pas sur cette scène, plus attiré par la vision d’une fontaine en pierre à l’eau quelque peu boueuse, non loin de là. Il s’y plongea la tête avec délectation, et l’eau glaciale lui remit un peu les idées en place. Quelques ablutions plus tard, il reporta son attention vers les femmes.<br />
Elles lui parurent dégager une adulation extatique, en direction du trône… occupé par une Vhondé transfigurée. Alors que les femmes du village étaient vêtues de longues robes écrues d’une propreté douteuse, dont le haut était parfois couvert de gilets de fourrures noires, Vhondé resplendissait. La jeune femme arborait une robe chocolat agrémentée de frises noires finement travaillées, et ses cheveux plaqués en arrière étaient parsemés de perles d’argent. Le khôl entourant ses yeux mettait d’autant plus en valeur ses yeux verts, que Jemril ne put que trouver magnifiques. Elle avait l’air d’une reine et semblait très à l’aise, très altière en balayant ses admiratrices d’un regard presque dédaigneux. Jemril fut troublé de la voir si naturelle dans de telles circonstances. Comme si elle dévoilait sa vraie nature. Comme si elle était dans son élément. À la place qui lui revenait de droit.</p>
<p>Il détacha les yeux de la scène en entendant un pas lourd derrière lui. Le massif Delental marchait droit vers lui, la mine plus renfrognée que jamais. Sans un mot, il tendit un parchemin à Jemril. Ce dernier tiqua en reconnaissant le portrait de Vhondé, suivie d’une promesse de récompense importante. Il lança un regard interrogateur à Delental.<br />
– Il y a deux mois, des guerriers sont passés ici avec ce parchemin.<br />
– Quel genre de guerriers ?<br />
– Le genre soudards plutôt que mercenaires officiels.<br />
– Origine ?<br />
– Difficile à dire, Jemril. Des accents évoquant l’ouest et le sud, surtout.<br />
– Ils ont dit qui elle était, et ce qu’ils lui voulaient ?<br />
– Non, ils ont juste insisté sur le fait qu’il était très important qu’ils la retiennent si elle venait à passer par là. Et qu’ils seraient tous riches s’ils la leur livraient.<br />
– Il est étrange qu’ils n’en aient pas dit plus sur elle. On dirait que ces types veulent rester un minimum discrets. Quoi qu’il en soit, on ne se retrouve pas recherchée par hasard : elle m’a sûrement menti sur son histoire.<br />
– Je ne sais pas si tu auras le fin mot de tout ceci, Jemril, mais tu peux dire adieu à cette fille.<br />
– Comment ça ?<br />
– Tu as bien regardé les villageois ? Trop de mariages consanguins les ont rendus stupides. Après le départ des soudards, ils ont estimé que si ta copine était si importante que ça, ils la garderaient pour eux.<br />
– Comment ça, la garder pour eux ?<br />
– Ils ont pas mal fabulé là-dessus. D’abord, ils ont décidé qu’elle devait être magicienne puis, de fil en fil, ils se sont montés la tête jusqu’à décréter qu’il s’agissait ni plus ni moins d’une incarnation terrestre de leur déesse Galissa.<br />
– Connais pas.<br />
– C’est leur déesse protectrice. En assimilant ta copine à Galissa et en la vénérant comme il se doit, ils espèrent qu’elle va attirer la bonne fortune sur eux.<br />
– Comment fais-tu pour vivre parmi ces dégénérés, Delental ?<br />
– C’est justement un excellent endroit pour se cacher, en attendant que…<br />
– Que rien du tout, coupa sèchement Jemril. Le moment est loin d’être venu… malheureusement.<br />
– Quoi qu’il en soit, je reste à ta disposition, répondit Delental en haussant les épaules. Pour en revenir à ta copine, les guerriers repassent régulièrement aux nouvelles. La prochaine fois qu’ils pointeront le bout de leur nez, ils trouveront « Galissa ».<br />
– Si les villageois sont aussi bornés et stupides que tu le dis, ils la protègeront et la cacheront, non ?<br />
– Au contraire, ils la laisseront bien en évidence : Galissa a le pouvoir de châtier les méchants. Pour eux, nul doute qu’elle tuera les soudards d’un regard quand ils reviendront.<br />
– Ces imbéciles vont tous y laisser la vie, commenta Jemril d’un air dégoûté.<br />
– En effet. Du coup je pense que je ne vais pas tarder à partir. Il y a de grandes chances pour que j’aille m’établir à Eibor.<br />
– J’en prends bonne note, mon ami.<br />
– Qu’est-ce que tu vas faire, de ton côté ?<br />
– Je ne sais pas. Franchement, je ne sais pas…<br /></p>
<p><br />***</p>
<p>Jemril garda pour lui les informations précieuses que Delental avait partagé avec lui. De toute manière, il s’était avéré impossible d’avoir une conversation privée avec Vhondé : de jour comme de nuit, elle n’était jamais laissée seule par les villageoises, qui veillaient jalousement sur elle. Il n’eut même pas idée d’informer Seronn de la situation.<br />
Ce dernier profitait largement de l’hospitalité obséquieuse des villageois, ravi d’être au centre de tant d’attentions spontanées. Il en vint presque à se demander s’il n’allait pas s’installer dans ce village pour y faire souche. Il renonça en se remémorant sa promesse d’explorer le monde. Après tout, le village serait encore là quand il serait venu à bout de son périple. Il serait toujours temps de se reposer cette question à ce moment-là. Même si ce village avait un avant-goût de paradis, peut-être Seronn pourrait-il découvrir encore mieux ? Qui aurait pu dire combien de lieux merveilleux recelait Galéir ?<br />
Les premiers jours, Vhondé fut elle aussi ravie d’être au centre de toutes les attentions. Jamais, même au sein du palais de son père, elle n’avait été ainsi adulée. Elle avait presque le sentiment d’être rentrée à la maison, même si les villageois s’avéraient assez limités.<br />
Ils chantaient inlassablement en son honneur, mais entendre en permanence leurs trois chansons en son honneur, et pas une de plus – en connaissaient-ils seulement ? – commença à lui taper sur les nerfs. Même Seronn, avait-elle pu voir, participait lui aussi à cette chorale de chanteurs exécrables.</p>
<p>Pourtant, les trois finirent par se lasser de cette situation. Jemril fut le premier à trépigner. Sa survie dépendait de sa capacité à toujours bouger, à ne jamais rester trop longtemps au même endroit. Il ne lui fallut pas plus d’une semaine pour tourner en rond tel un fauve en cage.<br />
Curieusement, il ne fallut guère plus longtemps à Seronn pour se lasser du village. L’attrait de la nouveauté s’estompait au fil des jours. Il sentait ses forces entièrement restaurées. Il était prêt à repartir. Passer ses journées à chanter et à se nourrir avait été très sympathique à ses yeux, mais il se rendit compte que sa voix manquait de la plus élémentaire harmonie. Il chercha en vain un professeur dans le village pour l’aider à améliorer sa pitoyable technique. Dès lors, sa décision fut prise : puisqu’il n’avait plus rien à apprendre en ce lieu, il était prêt à partir. Avec sa délicatesse coutumière, il attendit de voir quand ses compagnons lui feraient part de leur désir de quitter le village.</p>
<p>Vhondé mesura à son tour le revers de la médaille. Si elle était mieux traitée qu’une reine et considérée comme une déesse, elle comprit vite qu’en échange, elle avait perdu sa liberté et son intimité. Impossible de faire un pas sans avoir une cohorte de protectrices jalouses sur le dos. D’ailleurs, sa liberté de mouvement se réduisait au strict minimum : tous les soirs, elle était escortée jusqu’à la plus belle maison du village pour y dormir, avant d’être portée en triomphe au petit matin jusqu’à la place centrale. Ses repas lui étaient servis à même le trône.<br />
Elle finit par en avoir plus qu’assez. Si elle ne faisait rien pour remédier à sa situation, elle accoucherait sûrement sur ce trône dans quelques semaines. Plus que jamais, elle voulut retourner dans la maison de son père. Vhondé s’en ouvrit à la matrone qui exerçait la plus grande influence sur les autres femmes de Venel, et qui ne s’éloignait jamais très loin d’elle. La conversation eut lieu un soir, dans la chambre à coucher de Vhondé, alors que la villageoise aidait la princesse à enlever sa robe.<br />
– Atepis, je te serai éternellement reconnaissante, ainsi qu’aux autres villageois, pour l’accueil et la gentillesse incomparables dont vous avez fait preuve envers mes compagnons et moi, mais nous allons devoir partir.<br />
– Comment cela, partir ? demanda Atepis, incrédule.<br />
– Oui. Nous avons assez abusé de votre hospitalité. Nous nous rendons au sud, très loin d’ici, et plus vite nous partirons, plus vite nous arriverons. Nous avons beaucoup de chemin devant nous.<br />
– Il est hors de question que vous partiez, ô Galissa.<br />
– Je te demande pardon ?<br />
– Vous êtes l’incarnation de notre vénérée déesse, notre protectrice. Si vous partiez, nous ne pourrions plus vous aduler, et notre village perdrait le bénéfice de votre protection.<br />
– Ne sois pas ridicule, vous vous en sortiez très bien avant que je n’arrive !<br />
– C’est vrai, ô Galissa, mais maintenant que vous êtes à nos côtés, il ne peut plus rien nous arriver de mal. Votre divine protection s’étend sur chacun de nous et sur nos terres. C’est une grande ère de prospérité qui s’ouvre aujourd’hui !<br />
– Tu dis que tu m’adules, mais tu refuses de me laisser partir ? Ce ne serait pas de la rébellion envers ta déesse ?<br />
– Votre rôle est de protéger le village, répéta Atepis. Bénéficier de la protection d’une déesse est quelque chose de trop rare pour que nous nous en passions. Vos souhaits n’entrent pas en compte !<br />
– Je… Cela veut dire que je suis prisonnière ?<br />
– C’est une vision de votre situation trop réductrice, ô ma déesse. Nous veillons sur vous, vous portez nos plus beaux habits, dormez dans le lit dans le plus confortable, vous sustentez de nos meilleurs mets. Que pourriez-vous vouloir de plus ?<br />
– C’est pourtant évident ! Ma liberté !<br />
– Le don que vous possédez doit être mis au service du plus grand nombre possible. Je suis déçue de constater que votre incarnation terrestre soit si… égoïste. À moins que, comme je le soupçonne, vous soyiez en train de mettre ma foi à l’épreuve ? Sachez que quelle que soit la réponse, je ne faillirai pas : je vous servirai comme il se doit, et vous servirez ce village comme il se doit. Il n’en sera pas autrement. Vous vivrez à Venel jusqu’à votre mort terrestre, et nous attendrons alors votre prochaine réincarnation. Ce ne sera pas la première fois.</p>
<p><em>Alors là, on a un sérieux problème</em>, se dit Vhondé. <em>Il faut absolument que j’arrive à parler à Jemril en privé</em> ! <em>Mais comment</em> ?</p>Sixième partieurn:md5:b6cab58827cde40a85a741a7545ff1dd2012-01-01T11:19:00+01:002013-07-08T16:15:24+02:00SrédéricPérégrinationsfantasygaléirJemrilpérégrinationsromanSeronnVhondéécriture<p>Allez, on entame l’année avec la suite de <em>Pérégrinations</em>, où l’intrigue du deuxième opus se met en place…</p> <h2>Sixième partie</h2>
<p>– Bon, Simplet, où se trouve l’ouest ? demanda Jemril à Seronn.<br />
– Je croyais que nous étions d’accord pour aller au sud ! intervint Vhondé.<br />
Jemril leva ses poignets entravés par les bracelets de fer, au bout desquels pendouillaient les restes de leurs chaînes.<br />
– J’aimerais avant toute chose qu’on se débarrasse de ces trucs. Ce n’est guère pratique pour nous, et ce sera assurément suspect lorsqu’on on croisera quelqu’un. J’ai tort ?<br />
– Non. C’est en effet judicieux.<br />
– Ravi de l’entendre, persifla Jemril. Nous sommes approximativement à l’ouest de Griend, et si nous continuons dans cette direction, nous devrions trouver un village du nom de Venel. Avec un peu de chance, le forgeron que j’y connais y exercera encore et il pourra nous enlever nos chaînes.<br />
Seronn sourit :<br />
– Donc pour aller au sud, nous devons aller à l’ouest ?<br />
– Fais attention, Seronn, à ce rythme-là tu vas devenir un génie ! Alors, c’est par où ?</p>
<p>Tous trois mirent leurs chevaux au trot dans la direction indiquée par Seronn.</p>
<p><br />***</p>
<p>Il fallut deux jours de route aux trois compagnons avant que le paysage ne devienne familier à Jemril. Ils faillirent croiser par deux fois des voyageurs : une troupe de cavaliers lancés au galop, et une caravane composés de quatre chariots, dans lesquels s’entassaient des journaliers errants. Ils se cachèrent à chaque fois, par prudence.<br />
Dans les deux cas, Vhondé et Jemril furent impressionnés par l’acuité visuelle de Seronn. Il repéra les voyageurs bien avant qu’eux-mêmes en soient capables. À tel point que la première fois, ils manquèrent d’être repérés, Jemril refusant de croire Seronn sur l’approche des cavaliers… jusqu’à ce qu’il les voit à son tour. Par bonheur, ils eurent le temps de se cacher avant d’être découverts.</p>
<p>Durant ces deux jours, Seronn passa le plus clair de son temps dans des rêveries qui n’appartenaient qu’à lui. Quand il en sortait, il semblait presque surpris de voir ses compagnons, comme s’il découvrait tout à coup leur présence.<br />
Jemril l’ignora le plus clair du temps : il l’énervait. Vhondé ne s’approcha guère plus de lui. Il assez bizarre pour en devenir inquiétant. En revanche, la princesse s’intéressa plus à Jemril, qui l’intriguait. Elle n’eut qu’une seule occasion d’en apprendre plus sur lui. Par la suite, il se ferma comme une huître.<br />
– Dites-moi, Jemril…<br />
– Quoi ?<br />
– Seronn et moi sommes Lactengais, mais vous ? Vous avez une pointe d’accent que je n’arrive pas à identifier.<br />
Un sourire furtif et satisfait passa sur les lèvres de Jemril.<br />
– Et c’est très bien comme ça, Vhondé.<br />
Elle passa un bon moment à l’observer, cherchant des indices quant à ses origines. Son air revêche et ses pommettes hautes lui rappelaient le peuple farouche des Tilmandjos, qui habitaient dans les montagnes au sud du Lacteng et de Bilipossa. Ces peuples, issus de la partition de l’ancien royaume de Narvilone, se vouaient une animosité tenace, mais Jemril ne semblait pas nourrir d’animosité particulière envers Seronn et elle-même. Son attitude égoïste semblait plutôt s’étendre au monde entier.<br />
De plus, les Tilmandjos avaient un teint mat assez prononcé, et de longs cheveux noirs et raides. Or Jemril avait une peau laiteuse et des yeux marron très communs dans cette partie de Galéir, et des cheveux frisés, presque crépus, qui laissaient Vhondé perplexe. Elle ne connaissait nul peuple arborant une telle coiffure.<br />
Ce nom de Jemril ne lui disait rien non plus. Seronn avait affirmé venir d’un village du sud-est du Lacteng et Vhondé le croyait : la double consonne à la fin de son nom était caractéristique de cette région… tout comme le « é » final dans celui de Vhondé indiquait ses origines de la ville-capitale de Lacteng. Mais ce nom de Jemril ne lui parlait pas. La question que Vhondé lui posa sur son nom complet ne lui valut qu’un grognement en guise de réponse.<br />
Elle l’aurait trouvé séduisant, n’était son caractère exécrable. Elle relança la conversation :<br />
– Quand les mercenaires ont attaqué les esclavagistes qui nous retenaient prisonniers, ils semblaient décidés à éliminer tout le monde, y compris les esclaves. Sauf celui qui nous a laissés fuir. Je vous ai entendus, vous vous êtes appelés par vos noms. Qui est-il et d’où vous connaissez-vous ?<br />
– Nous avons servi ensemble par le passé.<br />
– Servi… à l’armée ?<br />
– Oui.<br />
– Laquelle ?<br />
– Plusieurs.<br />
– Vous êtes donc soldat de métier ?<br />
– Non.<br />
– Où avez-vous combattu ?<br />
– Un peu partout.<br />
– Vous n’êtes guère loquace sur vos activités passées.<br />
– Ce n’est que maintenant que tu t’en rends compte ? demanda Jemril, presque amusé.<br />
Il reprit aussitôt son air renfrogné, comme s’il s’en voulait d’avoir baissé sa garde. Et ne répondit plus à aucune question. Sa curiosité était néanmoins piquée par sa compagne de route, aussi l’observa-t-il subrepticement. Il l’avait rencontré quand elle avait été enchaînée à ses côtés mais s’en était vite désintéressé. Il n’avait vu en elle qu’une femme enceinte qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Elle n’allait pas faire long feu et ne pourrait lui servir à rien.<br />
Aujourd’hui, les choses étaient différentes. Ils avaient un but commun, ils cheminaient ensemble. Quand Vhondé avait annoncé à Jemril qu’il serait récompensé s’il la protégeait jusqu’à Lacteng, il avait senti une menace implicite dans le ton qu’elle avait employé. La jeune femme semblait bien avoir des crocs cachés sous une apparente fragilité.<br />
Cela ne dérangeait pas Jemril. Il n’était plus qu’un errant aujourd’hui, à la recherche de quoi remplir un tant soit peu sa vie. Et l’adrénaline née au danger lui convenait très bien pour le moment.<br />
Vhondé était elle aussi étrange, à sa manière. Ses mains fines, bien qu’abîmées par les épreuves récentes, n’avaient clairement jamais connu le travail manuel. Ce qui cadrait avec ses dires selon lesquels elle était fille de riche patricien. Quand Jemril était sorti de sa fièvre, c’est une nouvelle Vhondé qui lui était apparu. La pauvre femme quelconque qu’il avait connu en guenilles s’était lavée et la différence était flagrante. Ses cheveux jusque-là ternes resplendissaient désormais, et la coiffure qu’elle en avait tiré était typique des dames du Lacteng : le chignon sur sa tête surplombait une longue frange droite qui masquait son front, et de longues mèches latérales recouvraient ses oreilles.<br />
Débarrassée de la crasse qui la maculait, elle avait un visage harmonieusement ovale, avec des traits fins, un nez retroussé, quelques taches de rousseur sur les joues et de grands yeux verts. Mignonne, en fin de compte. Mais trop enceinte pour que Jemril ait des vues sur elle.<br />
Ce qui dérangeait le plus Jemril était de sentir que Vhondé, tout comme lui, n’était pas franche. Elle cachait son passé et refusait de parler de sa vie d’avant. D’ici à ce qu’elle ait menti…<br />
Au moins, cette situation, ces non-dits avaient le mérite d’amuser Jemril. Par contre, il ignorait consciencieusement Seronn. Trop spécial, trop impénétrable à sa manière. Moins il avait affaire à lui, mieux il se portait.</p>
<p><br />***</p>
<p>Parvenus en haut de la colline, les trois voyageurs firent halte. Après plusieurs jours à cheval, leur but était en vue. À leurs pieds s’étendait une vallée encaissée. Un lac alimenté par une cascade en tapissait le fond sur la droite, tandis que de frustes maisons avec toits de chaume s’attaquaient aux premiers degrés de la pente sur la gauche.<br />
Le ciel gris s’assombrissait de plus en plus. Le soleil n’allait pas tarder à se coucher, si ce n’était déjà fait. Les minces filets de fumées crachés par les cheminées des habitations se dispersaient sous l’action d’une brise glaciale. L’hiver n’était pas loin.<br />
– On y va ? demandèrent simultanément Seronn et Vhondé, lui parce qu’il aimait rencontrer des gens, elle parce qu’elle avait faim et rêvait d’un bon lit.<br />
– Non, nous attendrons la nuit, rétorqua Jemril. Je préfère une arrivée la plus discrète possible, surtout avec nos menottes aux poignets. La nuit tombée, je me glisserai dans le village et m’assurerai que mon ami forgeron vit toujours ici. Inutile de nous faire remarquer plus que nécessaire.<br />
– Qui êtes-vous ? demanda une voix rocailleuse dans son dos.<br />
Tous trois se retournèrent dans le même mouvement, pour se retrouver face à face avec une dizaine de villageois pauvrement vêtus. Ils portaient de gros sacs de toile débordant de châtaignes. Les fourrures enveloppant leurs pieds ne faisant pas de bruit sur le sentier rocailleux, les voyageurs ne les avaient pas entendus s’approcher.</p>
<p>Vhondé et Jemril dissimulèrent leurs mains entravés dans leurs manches, du mieux qu’ils purent. L’air distrait, Seronn les imita avec un temps de retard, après un rageur « Cache tes mains, fils d’imbécile ! » marmonné par Jemril.<br />
– Nous venons rendre visite à un mien ami, répondit Jemril à l’homme qui les avait apostrophés. Le forgeron Delental.<br />
– Nous allons vous conduire, dit le paysan en hochant la tête.<br />
Au grand soulagement de Jemril, les villageois, mornes et placides, ne semblaient guère curieux d’en savoir plus. S’ils avaient remarqué les chaînes à leurs poignets, aucun ne fit de commentaire. Ils leur passèrent devant et descendirent vers le village.<br />
Quand ils avancèrent entre les maisons de bois et de pierre, seuls quelques chiens faméliques dressèrent la tête sur leur passage, sans aboyer ni faire montre d’une curiosité particulière. Comme si le comportement de leurs maîtres avait déteint sur eux. Ils ne croisèrent en revanche aucun habitant.<br />
– Diingé, va voir si Delental est chez lui, ordonna l’un des villageois. S’il n’y est pas, nous le trouverons à la taverne, ajouta-t-il à l’exception des voyageurs.<br />
Jemril hocha la tête, contrarié. Il pria les dieux auxquels il ne croyait pas pour qu’ils n’aient pas à entrer dans une taverne. On serait loin de l’arrivée discrète sur laquelle il avait compté.<br />
Le dénommé Diingé revint vite en secouant la tête.<br />
– Personne à la forge.<br />
Jemril jura en silence. Il rechignait à suivre les villageois. Être montés à cheval garantissait aux trois voyageurs de pouvoir fuir avec célérité en cas de problème. Dès qu’ils desselleraient, ils perdraient cet avantage. Mais bien que sur le qui-vive, Jemril restait assez confiant : il n’y avait nulle trace d’agressivité chez les paysans. S’il fallait en arriver à se battre, pour une raison ou pour une autre, il pensait pouvoir s’en sortir.<br />
Quatre fois plus grande que les maisons qui l’entouraient, la taverne devant laquelle ils s’arrêtèrent comptait un étage. À Vhondé qui s’étonnait des dimensions importantes de l’édifice, l’un des paysans répondit que la demeure servait également de salle de bal et de réunion de l’assemblée des villageois.<br />
Les feux qui crépitaient dans les deux cheminées des pignons n’empêchaient pas la vaste pièce de baigner dans le froid, et ne suffisaient pas à éclairer l’endroit, dont de larges pans étaient plongés dans l’ombre. Une dizaine de paysans formait un petit groupe près de l’un des âtres. Juchés sur des tabourets hauts, des tonneaux leur servaient de tables. Non loin de là, contre le mur, d’autres tonneaux s’empilaient, certains dotés de robinets en bois à leur base.<br />
Les conversations feutrées se turent lorsque le groupe entra, et quelques coups d’œil indifférents se posèrent sur les arrivants. Leur vague curiosité satisfaite de ce sommaire examen, les villageois reportèrent leur attention vers leurs chopes et se remirent à parler.<br />
– J’aime bien cette ambiance, déclara Seronn. Je trouve cela intimiste.<br />
Vhondé et Jemril ne prirent pas la peine de lui répondre. À leurs yeux, le lieu, les autochtones et même le temps rendaient l’atmosphère aussi sinistre que lugubre.<br />
– Delental, de la visite pour toi, annonça l’un des accompagnateurs des voyageurs.<br />
Le plus massif des hommes attablés releva la tête et lança un œil inquisiteur vers les nouveaux venus. Il se leva avec précipitation en reconnaissant Jemril, et marcha vers lui d’un pas décidé. Il eut un instant d’hésitation quand il vit Vhondé, ce qui n’échappa ni à la jeune femme ni à Jemril. Il sourit, prit Jemril dans ses bras mais pendant qu’ils se donnaient une accolade virile, il lui murmura à l’oreille :<br />
– Fuis, mon ami, fuis ! Tu vas au-devant de graves ennuis si tu restes ici avec cette femme !<br />
Avant que Jemril ne puisse lui répondre, un cri jaillit de la bouche d’un des villageois. Ses yeux écarquillés fixaient Vhondé.<br />
– C’est elle ! Regardez, les gars, c’est elle ! Celle que nous attendions est arrivée ! Nos prières ont été entendues ! Notre déesse est venue pour nous sauver !</p>Cinquième partieurn:md5:c920141011cea1f1d1e8ddeeb43ed3012011-12-17T08:49:00+01:002013-07-08T16:16:49+02:00SrédéricPérégrinationsfantasygaléirJemrilpérégrinationsromanSeronnVhondéécriture<p>Retour aux bonnes habitudes avec le feuilleton du samedi, et le début d’une nouvelle aventure pour Seronn, Jemril et Vhondé…</p> <h2>Chapitre II : La déesse</h2>
<p>Adossé au balcon, Jemril surplombait la cité prospère. En contrebas, les gens allaient et venaient, qui à pied, qui à cheval, qui en chariots. Une véritable fourmilière soulignant l’activité incessante d’Imartel, la Ville Bénie. Le brouhaha diffus qui parvenait jusqu’aux oreilles de Jemril avait un côté rassurant, sourde mélopée s’apparentant à une berceuse pleine de quiétude. Tout allait bien dans le meilleur des mondes.<br />
Il perçut l’arrivée de Lamal avant même de le voir. Outre ses bottes ferrées qui claquaient fièrement sur la pierre au sol, le lourd parfum capiteux dont il adorait s’asperger contribua également à l’annoncer. Jemril tourna la tête et sourit intérieurement en voyant le bandeau de soie qui cachait les cheveux de Lamal.<br />
Celui-ci se voulait et se voyait beau, aussi avait-il beaucoup de mal à admettre qu’il ne pouvait pas lutter contre sa calvitie. Il avait été jusqu’à consulter vainement de soi-disant mages aux remèdes miracles… et très chers. Las ! Rien n’y avait fait, au grand désespoir du mercenaire. Il avait fini par se résoudre à cacher sa chevelure clairsemée sous un bandeau finement ouvragé. La plus grande peur de Lamal était que la moustache tombante qu’il arborait fièrement depuis si longtemps disparaisse à son tour.<br />
– Le temps est venu, Jemril, fit Lamal sur un ton contenu, presque hypnotique.<br />
Jemril haussa un sourcil, étonné. Lamal parlait toujours d’une voix forte. Il allait interroger son ami quand son attention fut détournée par des cris venant de la ville à ses pieds.<br />
La fière cité était en feu. Partout où il posait son regard, Jemril ne vit que flammes et épaisses volutes de fumée montant vers le ciel. Les habitants hurlaient sous la morsure de cet ennemi qu’ils ne pouvaient combattre, les bâtiments mortellement atteints s’écroulaient les uns après les autres.<br />
La terreur s’empara d’un Jemril tétanisé. Un chuintement à ses côtés lui fit reporter les yeux vers Lamal. Ses traits étaient en train de fondre, son corps se déformait, s’affaissait sur lui-même. Il prononça quelques mots d’une voix horriblement déformée :<br />
– C’est la fin.<br />
Jemril sentit le palais trembler sous ses pieds. Un terrible craquement fut suivi de l’écroulement de pans entiers du vénérable édifice. Le balcon sur lequel il se tenait bascula à son tour dans le vide, entraînant un Jemril hurlant vers la mort.</p>
<p>Jemril criait toujours quand il se redressa de sa couche rudimentaire, les yeux fous, tremblant et en sueur. Dans le ciel nocturne scintillaient des centaines d’étoiles. De l’autre côté du maigre feu de camp qui craquait, Vhondé s’était redressée à son tour et le regardait fixement, inquiète.<br />
Une main rassurante se posa sur son épaule.<br />
– N’aie crainte, mon ami, nous sommes là et veillons sur toi. Bonne nouvelle : on dirait que ta fièvre est tombée.<br />
Encore quelque peu hébété, Jemril mit quelques secondes à reconnaître le jeune homme à la frange blonde qui le regardait, de la commisération dans les yeux. Seronn.<br />
Il se recoucha en soupirant. La réalité pouvait parfois être pire qu’un cauchemar. Il haïssait ce type.</p>
<p><br />***</p>
<p>Le reste de la nuit fut agité mais sans cauchemar supplémentaire pour Jemril. Il se sentait épuisé, vidé. Il apprit qu’il sortait de trois jours de fièvre, suite à l’infection de sa blessure au bras. Vhondé, qui avait quelques connaissances médicales, avait nettoyé consciencieusement la plaie et l’avait badigeonnée d’arsegnat pilé, une plante locale aux vertus antiseptiques, selon elle.<br />
L’esprit de Jemril fonctionnait à nouveau correctement, mais il restait physiquement très faible. Tout au plus parvenait-il à faire quelques pas sans ressentir de la fatigue. Il allait lui falloir restaurer ses forces avant d’espérer fuir cet endroit.<br />
C’est Seronn qui avait trouvé leur lieu de campement, à flanc d’une colline, aux pieds de laquelle serpentait un rachitique coulis d’eau. Son âme errante et un passé rural lui avaient appris comment poser des pièges et, par un heureux hasard, la région s’avérait giboyeuse. Plus d’un lapin se prit dans le collet de ses pièges, fabriqués à partir de lambeaux de sa tunique.<br />
Vhondé, coincée avec lui pendant ces derniers jours, se perdait de plus en plus en conjectures vis-à-vis de cet étrange énergumène. Il était capable de subvenir à leurs besoins. Il passait également de longues heures à siffloter, immobile, en scrutant le ciel, ou la rivière, ou les arbres. Bref, tout ce qui les entourait.<br />
Quand Vhondé l’arrachait à ses contemplations en lui parlant, il semblait revenir à la vie, presque surpris d’être là, avant d’immanquablement sourire de toutes ses dents et de lui demander si elle avait besoin de quoi que ce soit. Rien ne semblait pouvoir le surprendre.<br />
La princesse de Lacteng n’avait pour sa part qu’une seule idée en tête : prendre la direction du sud afin de regagner le royaume de son père et son palais natal. Sa grossesse se passait bien, ce qui était assez inespéré au vu des circonstances. Mais pas question de tirer sur la corde plus longtemps. Fin des aventures pour elles ! Maintenant qu’elle était libre, Vhondé comptait bien rentrer chez elle… et ne plus jamais en bouger.<br />
Se posait néanmoins le problème de ses compagnons. Elle ne s’inquiétait guère de Seronn qui, elle en était persuadée, la suivrait aveuglément si elle le lui demandait. Par contre, ce serait maladroit s’il était capable de les nourrir, il ne savait pas se battre. Partir à ses seuls côtés n’aurait rien de rassurant. Vhondé n’avait pas le choix : pour sa propre sécurité, elle allait devoir convaincre Jemril de les suivre. Elle n’aimait pas cette brute égoïste mais avait besoin de lui.</p>
<p>– Hors de question ! cracha Jemril quand Vhondé lui eut fait part de ses projets de rejoindre Lacteng.<br />
– Il faut pourtant bien que nous prenions une direction, et…<br />
– <em>Nous</em> ? Il n’y a pas de « nous », il n’y en a jamais eu. Je voyage seul !<br />
– Vous n’êtes qu’un ingrat ! Je vous rappelle que sans nous, jamais vous n’auriez survécu à…<br />
– À rien du tout ! Je connais le chef des mercenaires qui nous ont attaqués, et c’est grâce à cela que nous avons pu en réchapper !<br />
– Il faut que nous allions au Lacteng ! insista Vhondé. Hors de question d’aller où que ce soit ailleurs !<br />
– Et moi je te répète qu’il n’y a pas de « nous », arrête avec ça ! Tu veux aller vers le sud avec Simplet…<br />
– … Seronn, corrigea l’interpellé.<br />
– … alors, allez-y ! continua Jemril en ignorant l’interruption. Je te le répète, je voyage seul ! Qu’est-ce que tu ne comprends pas dans ces trois mots ? Je… voyage… seul ! Et de toute manière, moi je vais à l’ouest !<br />
– C’est inacceptable, insista Vhondé. Je suis…<br />
Elle se tut. Avoir besoin de Jemril était une chose, mais lui avouer qu’elle était la princesse héritière de Lacteng en était une autre, à laquelle elle n’était pas prête. S’il l’apprenait, il était capable de demander une rançon à son père, voire à aller la vendre sur les marchés d’esclaves de Griend.<br />
– Mon père, reprit-elle prudemment, est à la tête de quelques biens. Il doit déjà y avoir une récompense pour qui me ramènera à la maison… laquelle pourrait être encore plus importante si je lui en touche un mot.<br />
Jemril resta figé un long moment, ses yeux étrécis plantés dans ceux de Vhondé, comme s’il la jaugeait. Elle réussit à ne pas baisser les siens.<br />
– C’est d’accord, laissa-t-il finalement échapper. Mais je te préviens tout de suite que si tu m’as menti, je t’égorge, et ton père avec, avant de faire de tes possessions une terre brûlée et stérile pour des siècles. C’est clair ?<br />
– Parfaitement, acquiesça Vhondé avec le plus calme, tout en pensant : <em>je te promets surtout que mon père, le roi de Lacteng, se fera un plaisir de te faire subir le supplice de la roue, à ma demande</em> !<br />
– En route pour l’aventure ! s’écria joyeusement Seronn.<br />
– Qui te dit que tu viens, Simplet ? fit Jemril. Je sais me battre, je la protègerai. Nul besoin d’un parasite comme toi pour me voler la moitié de la récompense ! Tu pars de ton côté !<br />
La peine qui s’afficha alors sur le visage de Seronn mit Jemril hors de lui. Il détestait les faibles. S’il avait été en possession de tous ses moyens physiques, il aurait bondi sur Seronn et l’aurait étranglé sans le moindre remords. Avec beaucoup de satisfaction, même.<br />
– Tu sais attraper du gibier ? demanda Vhondé à Jemril en le toisant froidement.<br />
Jemril la maudit intérieurement. Tuer quelqu’un pour s’approprier ses vivres, il savait faire. Voler de l’argent pour acheter de la nourriture, aussi. Mais livré à lui-même dans la nature, il ne pouvait se nourrir que de baies et de racines, comme cela avait été le cas ces dernières semaines, très éprouvantes pour lui.<br />
Elle ne se méprit pas sur son silence et ajouta :<br />
– Dans ce cas, Seronn viendra avec nous. Nous avons besoin de lui. Vous vous partagerez la récompense, ce qui ne sera que justice.<br />
– Grand merci, gente damoiselle, fit Seronn dans une révérence. Mais je m’en voudrais de dépouiller notre ami. Je ne suis sur les routes que pour y vivre des aventures, et celle-ci promet d’en être une belle. Permettez donc que pour seul appointement, je me contente de jouir de votre présence.<br />
– Euh… merci, Seronn, bredouilla Vhondé. <em>Mais qu’est-ce que c’est que ce type, par les dieux</em> ?<br />
Jemril grogna quelque chose d’indistinct.<br />
<em>Une greluche engrossée et un benêt pour compagnons. Bravo, Jemril, bravo</em> ! <em>Tu touches le fond, mon pauvre garçon</em> !</p>Quatrième partieurn:md5:ed397d1085ffbdc17677cd0a4d6f6f5a2011-12-12T07:37:00+01:002013-07-08T16:17:23+02:00SrédéricPérégrinationsfantasygaléirJemrilpérégrinationsromanSeronnVhondéécriture<p>Allez, retour à <em>Pérégrinations</em>. Cette quatrième partie marque la fin de la première aventure de Jemril, Seronn et Vhondé. À partir de samedi prochain (je rappelle que <em>Pérégrinations</em> devait être mon “feuilleton du samedi”, mais pour cause de crash d’ordi, je n’ai pas pu me tenir à cette ligne de conduite), j’enchaîne la publication de la suite, avec une nouvelle aventure intitulée <em>Pérégrinations II : La déesse</em>.</p> <p>Dès que Lamal eut donné le signal de l’assaut, ses troupes – deux groupes d’une dizaine de mercenaires – fondirent sur la colonne d’esclaves. Le rapport de force était de deux pour un en faveur de Lamal et des siens, et son groupe était constitué de soldats de métier. Les paysans esclavagistes n’avaient aucune chance.<br />
Jusend sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête quand il vit les mercenaires lancer leur attaque. Depuis quelques mois, plusieurs convois d’esclaves avaient été anéantis dans ces plaines. Jusend avait prié le Duo pour que ses expéditions se déroulent sans incident. Si sa troupe dépenaillée était largement suffisante pour contenir des dizaines d’esclaves, il savait pertinemment qu’elle n’avait aucune chance face à des guerriers bien entraînés.<br />
D’instinct, il dégaina son sabre… avant de décider que sa vie était plus importante que les profits potentiels représentés par les esclaves. Il fit faire volte-face à sa monture et la lança au galop. Dans la fuite résidait le salut.</p>
<p><br />***</p>
<p>Jemril faillit joindre sa voix aux cris de joie émanant des esclaves, à l’idée qu’ils allaient être sauvés. Sa fièvre avait empiré et ses jambes cotonneuses allaient bientôt le lâcher. Il déchanta en voyant les belliqueux arrivants fondre sur les esclavagistes… en piétinant des groupes d’esclaves se trouvant sur leur route, indifférents à leur présence.<br />
Le jeune homme comprit aussitôt que la situation n’avait fait qu’empirer. Les esclavagistes avaient compté les mener à Griend en vie. Leurs adversaires ne semblaient être intéressés que par un bain de sang.<br />
Ses pires craintes se confirmèrent quand il vit les mercenaires attaquer délibérément des prisonniers quand les gardes esclavagistes n’étaient pas à leur portée.<br />
L’un de leurs geôliers, sabre au clair, se jetait vers l’ennemi. Ce faisant, il allait passer devant Jemril et ses compagnons de chaîne. Le jeune homme réagit à la vitesse de l’éclair : rassemblant ses forces déclinantes, il attrapa Seronn par le col et, s’en servant comme d’un bouclier, percuta violemment le cheval de l’esclavagiste. La monture hennit et se cabra sous le choc. Tandis que le cavalier tentait de reprendre le contrôle, Jemril l’agrippa par la jambe et le fit chuter. Se servant de ses chaînes au poignet comme d’un gourdin, il en frappa plusieurs fois l’esclavagiste. Ce dernier, les mains devant le visage, tenta vainement de se défendre. Bientôt, il cessa de bouger, inconscient, le visage en sang.<br />
Épuisé, à bout de souffle, Jemril s’agenouilla, des points noirs dans les yeux. Il se maudit de sa propre faiblesse. Il ne pouvait pas abandonner maintenant, pas si près du but ! Le fracas de la bataille, les cris d’agonie autour de lui lui parvenaient assourdis, comme dans un mauvais rêve. Comme s’il en était loin…<br />
Il sursauta et sortit de sa torpeur quand un choc métal contre métal retentit à deux pas de lui. Sabre à la main – pris à l’esclavagiste évanoui ou mort – et ayant compris le danger mortel qui les menaçait tous, Vhondé tentait de détruire les maillons de leurs chaînes. Seronn, resté à terre et se frottant l’épaule, la regardait d’un air curieux. Le Lactengais ne semblait pas avoir conscience de la situation, et des envies de meurtre passèrent à nouveau dans les yeux de Jemril. Se nourrissant de sa fureur contre l’imbécile avec qui il était enchaîné, Il trouva la force de se redresser, lui décocha un coup de pied et aboya :<br />
– Aide-la donc, espèce d’abruti ! Il faut couper nos chaînes avant qu’on se fasse massacrer !<br />
Ayant enfin compris, Seronn s’empara maladroitement du sabre, avec une moue de dégoût, et entreprit de l’abattre sur les chaînes… encore plus maladroitement que Vhondé.</p>
<p><br />***</p>
<p>Lamal était satisfait. Décidément, les esclavagistes ne faisaient pas le poids face à ses hommes, et tuer les esclaves étaient un jeu d’enfants, entravés par trois comme ils l’étaient. Il prit un peu de recul pour observer la bataille, et remarqua qu’un esclave, les cheveux blonds en bataille, essayait de faire sauter les maillons de sa chaîne, un sabre à la main.<br />
Le chef des mercenaires sourit face à cette tentative pitoyable et lança son cheval dans cette direction. Il fut retardé par quelques prisonniers qui se jetaient à ses pieds pour être épargnés. Le temps de les expédier <em>ad patres</em>, il s’avisa que le blond et ses deux compagnons n’étaient plus enchaînés entre eux. Pire, les entraves qui leur liaient les chevilles avaient également été sectionnées, et le blond courait vers un cheval abandonné. Lamal fronça les sourcils et lança son destrier, sabre levé. Une tête blonde allait bientôt être détachée de ses épaules…</p>
<p><br />***</p>
<p>Jemril n’osait pas essayer de se mettre debout, de peur que ses jambes refusent de le porter. Il regardait Seronn avec anxiété. Contre toute attente, celui-ci était parvenu à les libérer et avait même poussé la présence d’esprit à s’emparer du cheval de l’esclavagiste mis hors d’état de nuire. Il tirait sur la bride de l’animal pour le ramener prestement vers Jemril et Vhondé.<br />
Voilà qui était parfait. Ils étaient trois et n’avaient qu’un cheval, ce qui l’était moins, mais Jemril conçut son plan d’action. Dès que Seronn serait revenu avec le cheval, Jemril écarterait l’imbécile et fuirait au galop.<br />
Il sut que son plan ne fonctionnerait pas quand il vit le mercenaire fondre sur eux. Le timing était mauvais : Seronn serait rattrapé avant d’avoir rejoint ses compagnons. Jemril se remit sur ses pieds et, malgré les vertiges qui l’assaillirent aussitôt, il avança maladroitement vers Seronn. Cela ne suffira pas, se rendit-il compte avec désespoir.<br />
Il posa les yeux sur le mercenaire qui arrivait. Ainsi donc, c’était ainsi que tout s’achevait ? Mourir dans cette plaine perdue au milieu de nulle part, exécuté pour s’être trouvé au mauvais endroit au mauvais moment ? Plus que jamais, en cet instant précis, Jemril sentit sa colère enfler contre un destin qui lui avait toujours été contraire. Toujours.<br />
C’est à ce moment précis qu’une stupéfaction sans nom parcourut son épiderme, telle la plus glaciale des douches. Un cri incrédule franchit ses lèvres presque sans qu’il s’en rende compte.<br />
– Lamal !<br />
Le mercenaire, étonné d’entendre son nom, en chercha l’origine et sa surprise ne connut plus de borne quand il vit qui en était l’auteur :<br />
– Jemril ?<br />
Lamal serra les dents, tiraillé quelques instants par des sentiments contradictoires. Il acheva de traverser les quelques mètres qui le séparaient de Jemril et mit pied à terre devant lui. Il l’aida à se relever et l’aida à grimper sur son propre cheval, en lui murmurant :<br />
– Je suis désolé pour ce qui s’est passé autrefois, Jemril. Sincèrement.<br />
– Je n’ai pas oublié non plus, Lamal. Et je compte toujours te tuer pour ce que tu as fait.<br />
Telles furent les paroles prononcées par Jemril à l’homme qui venait pourtant de le sauver.</p>
<p><br />***</p>
<p>Lamal fit en sorte que Jemril puisse fuir. Avisant deux de ses hommes désireux de se lancer à sa poursuite, il leur ordonna de faire demi-tour et de continuer à massacrer les esclaves qui restaient. Étonnés mais disciplinés, ils obéirent à leur chef.<br />
Lamal tourna à nouveau les yeux vers la silhouette de Jemril qui galopait vers son destin. Il vit alors qu’il y avait <em>deux</em> chevaux qui fuyaient. Dès qu’il avait reconnu Jemril, il avait oublié la présence du jeune homme blond.<br />
De ce fait, Seronn avait pu enfourcher le cheval qu’il avait récupéré, non sans avoir fait grimper Vhondé devant lui. Bien lui en avait pris. C’était la première fois de sa vie qu’il montait à cheval, au contraire de la princesse formée à la monte à la cour de son père.<br />
Si elle n’aimait pas du tout Jemril, aussi égoïsme que rude, elle lança pourtant sa monture à sa poursuite. Dans son esprit, ils étaient tous les trois dans le même bateau. Et elle faisait beaucoup plus confiance à un Jemril violent pour la protéger qu’à un Seronn doux comme un agneau.</p>Troisième partieurn:md5:84454ace098607d0359e6bab25b7eb202011-10-01T13:29:00+02:002013-07-08T18:02:53+02:00SrédéricPérégrinationsfantasygaléirJemrilpérégrinationsromanSeronnVhondéécriture<p>Voilà le troisième morceau de l’histoire. Dans une semaine, conclusion de cette petite histoire, avant d’attaquer sur la deuxième histoire, qui s’intitulera <em>La déesse</em>.</p> <p>Au cours de sa première matinée de marche, Seronn découvrit à quel point se déplacer avec des chaînes au pied était un exercice aussi compliqué qu’épuisant. Il tomba plusieurs fois lors des premières minutes, car le peu de longueur de chaînes reliant ses chevilles ne lui permettait pas de marcher à ses grandes enjambées habituelles. Et comme il était distrait de nature, il oublia régulièrement d’adapter sa démarche à ses entraves et se retrouva souvent à terre. Dans ces cas-là, Jemril l’agonissait d’injures colorées en pestant contre la consanguinité récurrente des aïeux de Seronn, qui avaient fini par produire un simplet en bout de lignée. Vhondé, compatissante, le relevait à chaque fois, tandis qu’il se confondait en excuses et en remerciements.</p>
<pre></pre>
<p>Quand il eut enfin pris le pli, Seronn avait les jambes ankylosées. Comme il était dur au mal et d’une composition heureuse par nature, il se contenta d’enregistrer la douleur dans un coin de sa tête et s’intéressa au monde qui l’entourait. Il respira profondément, heureux de constater à quel point l’air était vivifiant. Aucun doute, les beaux jours se rapprochaient, et Seronn adorait cette saison. Les rayons du soleil étaient à nouveau porteurs de chaleur salvatrice ; oubliés les rayons blafards qui peinaient à s’extirper des cieux tourmentés de l’hiver pour ne distribuer qu’une maigre lumière exempte de chaleur.<br />
Les collines qui s’étendaient à perte de vue autour du convoi d’esclaves commençaient elles aussi à ressentir les changements climatiques : des bourgeons apparaissaient sur les rares arbres qu’ils croisaient.<br />
Seronn se mit à siffler, comme s’il était en promenade, insouciant de la précarité de sa situation. Un coup de coude rageur dans les côtes, administré par Jemril, l’extirpa de ses pensées sereines, presque cotonneuses. Il parut surpris de voir Jemril, avant de se souvenir où il se trouvait. Confus, il bredouilla :<br />
– Pardonne-moi, mon ami, mon âme errait au loin.<br />
– S’il n’y a que ça pour te contenter, je peux t’aider à arracher ton âme de ton corps… d’une manière définitive, cracha un Jemril ruisselant de sueur et claquant des dents. Sa fièvre empirait.<br />
Seronn sourit, comme si son interlocuteur venait de proférer un bon mot, et reprit :<br />
– Je manque à tous mes devoirs, je suis impardonnable. Tu es blessé et malade pendant que je rêvasse. Appuie-toi sur moi, je vais t’aider.<br />
– Me… ? commença Jemril, outré. Je n’ai besoin de personne, tu m’entends ? De personne !<br />
– Je ne disais cela que pour…<br />
– Silence, animal stupide, silence !<br />
Jemril bouillait de colère, les limites de sa patience atteintes. Des images de crâne éclaté à grands coups de chaînes lui traversèrent l’esprit. Seronn avait l’air peiné. Il tendit le coude vers Jemril et fit :<br />
– Quand tu auras besoin de mon bras pour te soutenir, sache qu’il sera là.<br />
La rage de Jemril s’envola instantanément, remplacée par de l’incrédulité puis de la résignation. Le blondinet était définitivement irrécupérable… Mais en tout cas, hors de question d’accepter son aide. Jemril ne demandait jamais rien à personne et ne voulait rien devoir à quiconque. Il était le centre du monde, plus important que tout et tout le monde. Il était un survivant. Et il survivrait encore aujourd’hui. La fièvre ne le tuerait pas. Sa blessure non plus. Pas plus que l’esclavage.<br />
Quatre nuits auparavant, les esclavagistes avaient monté le camp près d’une petite rivière. Pendant qu’il buvait à même le coulis d’eau, Jemril avait réussi à s’emparer d’une petite pierre effilée, invisible dans sa main fermée. Les gardes n’avaient rien vu. Le compagnon de chaîne que Vhondé et lui avaient à ce moment était si mal en point qu’il ne cessait de tousser, une toux grasse et interminable. Jemril avait profité de cette couverture sonore pour tenter de rayer un maillon de ses chaînes. Au bout d’une demi-heure de travail ininterrompu, il avait passé le doigt sur le maillon et senti la marque de la pierre. Revigoré par le résultat de son labeur, il avait décidé de continuer le lendemain. Sur la route, pendant la marche, le cliquetis incessant des chaînes masquerait le crissement de sa pierre sur le maillon. Il ne savait pas combien de temps cela prendrait pour couper le maillon, ni même s’il aurait le temps d’en venir à bout avant d’arriver à Griend, mais il n’était pas de la race des moutons. Il ne se laisserait pas mener à l’abattoir sans avoir tout tenté pour s’en sortir.<br />
Ignorant le bras charitable que Seronn lui tendait tout en marchant, il cacha sa main sous ses guenilles, bloqua la chaîne de ses poignets sous son biceps et se remit à faire aller et venir sa pierre. Il ne renoncerait pas. Jamais.</p>
<p><br />***</p>
<p>Les Plaines de Narvilonn, comme celles de Cionor situées plus au nord, abritaient un nombre conséquent de cités-États, issues de la partition d’antiques royaumes. La position centrale de Griend lui conférait son importance, et la cité s’était vite muée en plate-forme incontournable en ce qui concernait la vente et l’achat d’esclaves. Bien entendu, ses richesses attisaient les convoitises, notamment de la part des cités voisines. Griend avait subi son lot d’assauts et de sièges au fil des années, mais à ce jour, nul n’avait jamais réussi à faire tomber la cité esclavagiste.<br />
Les roitelets du micro-royaume d’Eibor, à l’ouest de Griend et au nord de Bilipossa, haïssaient particulièrement Griend, depuis l’enlèvement d’une reine d’Eibor par le sénéchal de Griend de l’époque, quatre cents ans auparavant. Il en avait fait sa femme et Eibor n’était parvenu à la récupérer malgré des années de guerre incessante. La reine et le sénéchal avaient eu des enfants ensemble. Mais si depuis ce temps les deux lignées cousinaient, la haine tenace qui les hantait ne désarma jamais, au contraire. Les sénéchaux de Griend avaient toujours souverainement méprisé leurs voisins. Tandis que les marchés d’esclaves florissaient à Griend, Eibor survivait tant bien que mal et tentait de nuire par tous les moyens à son illustre, prospère et honni rival. Rien ne marcha jamais.<br />
Depuis quelques années pourtant, Jedar XXVII, roi d’Eibor, avait décidé de se venger une bonne fois pour toutes, d’être l’homme qui ferait chuter Griend. Il avait investi une bonne partie des maigres ressources financières de sa cité dans le développement de l’armée et, contre l’avis de ses propres généraux qui ne s’estimaient pas encore prêts, avait lancé ses troupes à l’assaut de la cité esclavagiste. Les archers de Griend s’étaient régalés. Ça avait été la curée. Les reliques de l’armée eiborienne était rentrée au pays tête basse. Jedar XXVII avait fait exécuter les chefs de l’armée pour faire bonne mesure – le roi qu’il était ne pouvant pas avoir failli, la faute de cet échec ne pouvait retomber que sur ses subordonnés.<br />
Abattre Griend était plus que jamais une obsession pour Jedar. Malgré les finances exsangues de son pays, il recruta des mercenaires à qui il octroya des terres en guise de paiement, ainsi que des titres de noblesse. Si des nobles locaux protestèrent contre la confiscation de leurs terres au profit des nouveaux arrivants, en exécuter quelques-uns calma les ardeurs justicières des autres. Et Jedar en profita pour annexer quelques arpents hors de ses frontières : si les micro-États voisins en prirent ombrage, aucun n’osa se frotter aux mercenaires de Jedar.<br />
Quand il voulut lancer ses nouvelles troupes dans un assaut contre Griend, le chef des mercenaires, Lamal, un vieux guerrier dégarni à la moustache tombante, eut du mal à se retenir de lui rire au nez. Il aurait fallu des dizaines de milliers de soldats pour prendre la forteresse. Les mercenaires étaient cent. En revanche, il lui exposa un plan : frapper le cœur des affaires de Griend, à savoir le trafic des esclaves. Si les convois d’esclaves étaient interceptés en route ou disparaissaient, la prospérité de Griend battrait de l’aile. L’insécurité découragerait vendeurs comme acheteurs.<br />
Jedar, qui n’avait jamais été réputé pour son imagination, trouva l’idée brillante et la valida.</p>
<p>Lamal est adossé à l’encolure de son cheval. Avec un de ses hommes, un éclaireur, il scrute attentivement la colonne d’esclaves qui avance vers leur position. Ils sont dissimulés par l’un des rares bosquets qui parsèment le pays vallonné. La route serpente entre deux collines, derrière laquelle les troupes de Lamal, divisées en deux, attendent patiemment de fondre sur leurs proies.<br />
La saison des plus grosses ventes d’esclaves se rapproche à grands pas, aussi la consigne du jour est-elle de ne faire aucun prisonnier. Tout le monde, esclavagistes comme esclaves, doit mourir. Faire des prisonniers retarderait les mercenaires, aussi la mission est-elle d’anéantir le plus possible de convois d’esclaves.<br />
– Je reconnais ce blason, dit Lamal, les yeux plissés. Cette compagnie d’esclavagistes se compose de paysans aisés de Vanior. Leur chef se nomme Jusend.<br />
– Des paysans ? Cela ne devrait pas nous poser de problème, capitaine.<br />
- En effet, ce sera un jeu d’enfant.<br />
<em>Encore quelques pas et ils seront à nous</em>…</p>Deuxième partieurn:md5:588658ff9c56890889e1e73ecd3a6f282011-09-28T18:15:00+02:002013-07-08T18:03:44+02:00SrédéricPérégrinationsfantasygaléirJemrilpérégrinationsromanSeronnVhondéécriture<p>Deuxième morceau de la première histoire de Pérégrinations. Mes bonnes résolutions prennent déjà du plomb dans l’aile : nous sommes déjà mercredi, alors que Pérégrinations est… mon feuilleton du samedi. Je vais tâcher de me reprendre !</p> <p>Jusend, en tant que chef des esclavagistes, avait ses privilèges. Ainsi, il ne prenait pas part aux tours de garde auxquels ses hommes étaient astreints toutes les nuits. Comme, de plus, il avait ordonné que les esclaves bénéficient d’une heure de repos supplémentaire, il en bénéficia par ricochet et se réveilla en pleine forme.<br />
Tandis qu’il partait en quête de nourriture dans les chariots, son esprit vagabonda autour des chiffres que lui rapporterait la vente des esclaves. Quelques milliers de durzars viendraient bientôt l’enrichir. Quoique… ses acheteurs seraient les Seigneurs des plaines de Narvilonn et de Cionor, et ceux-ci payaient en élémyrs. Jusend doutait fortement que les banques de la Cité-État de Griend aient suffisamment de fonds pour convertir la monnaie locale en durzars, qui avaient cours dans son propre pays, plus au nord. Mais bon, il s’en accommoderait, même s’il se verrait contraint de multiplier les arrêts dans les grandes villes entre Griend et chez lui afin d’échanger les élémyrs en durzars.<br />
Pendant qu’il déjeunait, il laissa ses hommes se charger des prisonniers, se contentant de laisser traîner ses yeux un peu partout. L’un de ses hommes, Gerlic, vint au rapport :<br />
– Apparemment, y’en a cinq qui n’ont pas assez de forces pour marcher. Et y’en a plusieurs qui toussent et éternuent. Faut croire qu’ils ont attrapé un truc.<br />
– Les cinq en question sont vraiment fatigués, ou ils font semblants ? questionna Jusend.<br />
– Difficile à dire, fit Gerlic en haussant les épaules.<br />
– Pour les malades, tu peux faire quelque chose ?<br />
– Non. Je ne suis pas archiatre.<br />
– Peut-être, mais tu es tout de même ce qui se rapproche le plus d’un médecin parmi nous. Tu es sûr que tu ne peux pas les aider ?<br />
– Oui, j’en suis sûr, chef. Et je vous ai dit cent fois que ce n’est parce que quand j’étais gamin j’aimais bien accompagner le vétérinaire de mon village dans sa tournée, que j’ai pour autant des connaissances médicales.<br />
– Certes, Gerlic, certes, fit pensivement Jusend.<br />
Des malades. Il ne manquait plus que cela ! La maladie et la fatigue dépréciaient la marchandise, et donc les profits escomptés. Ce n’était pas bon pour les affaires. Une autre solution aurait été d’embaucher un archiatre, mais ils prenaient tellement cher… Il était plus rentable de continuer comme cela, quitte à ce que quelques esclaves n’arrivent pas à destination.<br />
Après tout, Griend n’était plus qu’à trois jours de marche. Le voyage allait bientôt prendre fin, et Jusend et ses compagnons pourraient ensuite regagner leurs fermes pour superviser les travaux des champs. Le trafic d’esclaves était indispensable à leur prospérité économique, ils ne le pratiquaient pas par vocation. D’autant qu’il y avait toujours des dangers dans de telles expéditions, comme des révoltes d’esclaves ou des attaques sur la route. Même si Jusend avait déjà entendu parler de ce genre d’événements auprès d’autres collègues, il avait eu la chance de ne jamais y avoir été confronté jusque-là. Et il priait le Duo tous les jours pour que rien ne change.<br />
– Gerlic, fais libérer les cinq qui sont « fatigués », ajoutes-y les deux qui voyageaient dans les chariots hier et amène-les moi tous.<br />
Gerlic opina du chef et, épaulé de trois autres gardes, escorta les sept prisonniers devant Jusend.<br />
Celui-ci cracha par terre avant de scruter attentivement les esclaves, une expression de mépris sur le visage.<br />
– Alors comme ça on veut tirer au flanc, les gars ?<br />
– Mais, m’sieur, je… hasarda l’un d’eux, vite réduit au silence par un revers de main gantée de Jusend.<br />
– Silence, vermine, tu parleras quand je t’en donnerai l’autorisation ! Écoutez-moi attentivement. Je ne suis pas là pour plaisanter. J’ai rendez-vous dans trois jours à Griend pour vous vendre en tant qu’esclaves, et je n’ai pas de temps à perdre avec des indigents et autres fainéants. Soit vous êtes capables de marcher encore trois jours, auquel cas vous resterez en vie jusque-là. Soit vous n’en êtes pas capables et vous me retarderez trop, auquel cas je dois me débarrasser de vous dès maintenant… et d’une manière définitive. Vous voyez la rivière derrière moi, à deux cent mètres ? Vous allez courir jusque-là. Celui qui tombe, je le tue. Celui qui l’atteint aura la vie sauve.<br />
Jusend dégaina un sabre impressionnant de sa ceinture.<br />
– Petite difficulté supplémentaire : je cours derrière vous et je taille en pièce les retardataires, conclut-il avec un sourire carnassier de circonstance.<br />
Le Duo savait que Jusend détestait ce genre de mise en scène, mais il devait montrer l’exemple. Tout le monde – ses esclaves comme ses hommes – devait savoir qu’il était le chef, et qu’il était inflexible.<br />
– Vous attendez quoi pour y aller ? rugit-il.<br />
Plus d’un esclave sursauta mais tous se mirent à s’enfuir, Jusend sur leurs talons. L’un d’eux prit rapidement de l’avance, galopant comme s’il avait les diables noirs aux trousses. Un sale fainéant, un comédien, pensa Jusend qui trottinait derrière eux. Les deux suivants, bien que moins rapides, avaient assez de force pour maintenir un rythme correct. L’un des trois derniers s’affala lourdement et resta à terre, haletant. Jusend l’ignora et continua à trottiner après les autres. Les deux qu’il talonnait auraient bien du mal à tenir encore trois jours, estima-t-il. Il aurait facilement pu les rattraper mais il décida de leur laisser leur chance. Après tout, s’il leur permettait de se reposer dans les chariots pour la journée, ils auraient plus de chances d’arriver vivants.<br />
Il mit un terme à la poursuite et fit demi-tour. Après avoir ordonné à ses hommes de récupérer les prisonniers à la rivière, il s’approcha de l’esclave qui était tombé. Celui-ci n’avait toujours pas récupéré son souffle. Sa respiration était sifflante et ses yeux vitreux semblaient ne plus rien voir. Il n’aurait pas la force de faire un pas de plus, c’était évident. Aussi Jusend mit-il fin à ses souffrances en lui fendant le crâne d’un coup de sabre.<br />
C’était triste, l’esclavagiste en était le premier conscient, mais nécessaire. Il donna le signal de lever le camp.</p>
<pre></pre>
<p><br />***</p>
<p>Seronn fut tiré de son sommeil sans rêve par un violent coup de pied dans le ventre. Il se redressa en alerte, les yeux paniqués, et dans son mouvement brusque, il s’ouvrit à nouveau la lèvre tuméfiée. Il croisa le regard incisif de Jemril. Celui-ci était pâle, tremblant légèrement, et une fine couche de sueur faisait luire son visage.<br />
– Tu ne te sens pas bien, mon ami ? s’enquit Seronn.<br />
– Si tu arrêtais de ronfler comme un dragon, j’irais beaucoup mieux, ça m’aurait permis de dormir cette nuit, cracha Jemril.<br />
– J’en suis désolé, je ne voulais pas te déranger.<br />
– Prépare-toi, on ne va pas tarder à y aller.<br />
– Mais… on ne mange rien avant ? Nos ravisseurs auraient-ils décidé de nous affamer ?<br />
– Ça fait plus d’une demi-heure que nous avons été réveillés, intervint Vhondé. Et notre <em>cher</em> compagnon de chaîne a décidé de te laisser dormir pendant qu’il mangeait ta part de repas.<br />
Elle n’ajouta pas qu’elle avait manifesté l’envie de réveiller Seronn et que cela lui avait valu une gifle retentissante de la part de Jemril. Celui-ci n’avait jamais vu quelqu’un – en l’occurrence Seronn – dormir d’un sommeil aussi profond, aussi en avait-il profité. De son point de vue, il avait plus besoin de refaire ses forces que Seronn : il était fiévreux et en l’absence de soins, il ne pouvait que se gaver pour préserver ses forces.<br />
Jemril souffrait le martyre. Sa blessure s’était infectée, aucun doute là-dessus. D’après les conversations surprises entre les gardes, ils allaient encore marcher trois jours avant d’arriver à la cité-État de Griend pour y être vendus en tant qu’esclaves. Il se demandait s’il tiendrait le coup jusque-là. Quoi qu’il en soit, hors de question pour lui de se plaindre. Aucun cri, aucun gémissement ne franchirait ses lèvres. Jemril était dur au mal et suivait la même ligne de conduite depuis toujours : serrer les dents et avancer, pas à pas.<br />
– On a eu un jambonneau famélique à manger, reprit Jemril. Tiens, tu peux prendre ce qu’il reste, ajouta-t-il en jetant l’os rongé à Seronn.<br />
– Grand merci, mon ami, sourit Seronn avant de se mettre à grignoter… non sans avoir proposé à Vhondé de partager son maigre repas.<br />
Elle secoua la tête pour décliner l’offre. Elle portait toute la honte de Galéir sur son dos et, de ce fait, préférait se faire toute petite. Un mois auparavant, elle était la princesse de Lacteng, centre des attentions à la cour de son père. Sa parole faisait presque loi, les serviteurs s’agitaient autour d’elle pour satisfaire ses besoins. Toute sa vie, on lui avait appris qu’elle appartenait à une élite, et que cela allait de soi. Si elle n’en avait jamais tiré gloire ni morgue, elle avait toujours considéré une telle situation comme allant de soi.<br />
Comme elle s’était trompée ! Comme elle tombait de haut aujourd’hui ! Les événements qui s’étaient enchaînés depuis le mois précédent lui avaient fait prendre conscience qu’elle n’était rien. Rien du tout. Que son autorité, qu’elle avait crue naturelle voire universelle, avait disparu peu après qu’elle eut franchi les portes du château de son père.<br />
Qu’était-elle aujourd’hui ? Une esclave. Moins qu’une esclave, même, car ceux qui vivaient au service de sa famille possédaient toujours leur dignité et un certain nombre de droits. Quand le garde avait lancé le jambon vers eux, Jemril l’avait attrapé et arraché un petit morceau qu’il avait jeté à ses pieds. Elle avait été extrêmement choquée. Et que dire de la gifle qu’elle avait reçue quand elle avait annoncée qu’elle réveillait Seronn, occupé à ronfler gaillardement malgré l’agitation qui s’emparait du campement ?<br />
Sa parole n’avait plus aucune valeur. Elle n’était même plus une femme enceinte, juste une marchandise bientôt échangée contre de l’argent. Sa sérénité d’antan était morte. Ne restait que de la résignation et de la colère envers les siens : pourquoi personne ne lui avait jamais parlé de ce genre de choses ? Pourquoi personne ne lui avait jamais dit que ses privilèges, qu’elle avait crus immuables et gravés dans du marbre perléméanais, n’étaient que du vent au dehors de son pays ?<br />
L’ancienne Vhondé n’existait plus. Et la nouvelle s’angoissait à l’idée de ce qu’elle allait devenir, de qui elle était désormais.<br />
Les gardes revinrent et aboyèrent sur les prisonniers. Ceux-ci se mirent maladroitement en file de trois. Seronn jeta les restes de l’os de jambon et dit :<br />
– Je reste sur ma faim, ce n’était pas très goûtu. J’espère que le prochain repas sera plus nourrissant.<br />
Jemril se retint de le frapper. Quant à Vhondé, elle ne savait que penser de ce nouvel et étrange compagnon : était-il irrémédiablement stupide ou d’une sérénité à toute épreuve ?</p>Première partieurn:md5:92b8ece919b4f4b656549da780b67c082011-09-17T11:17:00+02:002013-07-08T18:05:19+02:00SrédéricPérégrinationsfantasygaléirJemrilpérégrinationsromanSeronnVhondéécriture<p>Où nos trois héros se rencontrent…</p> <p>Chapitre I : Enchaînés</p>
<pre> Jusend mit pied à terre, satisfait. La plaine qu'il avait sous les yeux conviendrait parfaitement pour établir le campement. Le mince coulis d'eau de la rivière qui la traversait suffirait à abreuver ses hommes, les bêtes et les futurs esclaves.</pre>
<p>Son esprit dériva vers l’évaluation de l’argent que lui rapporterait la vente des esclaves. S’adonner à cette activité avait un effet relaxant sur lui. Quand bien même il y procédait plusieurs fois par jour, et que les chiffres qui en ressortaient étaient toujours les mêmes, il ne s’en lassait pas.</p>
<pre> Il fut tiré de sa rêverie par l'arrivée du convoi, annoncée par le cliquetis des chaînes aux pieds des esclaves. Jusend admira le cheptel qui se dévoila bientôt à ses yeux : les esclaves, menottés aux poignets et aux chevilles, avançaient par rangs de trois. La plupart d'entre eux semblaient hagards, et Jusend décida de leur octroyer une heure de repos supplémentaire cette nuit. Le but n'était pas de les tuer à grand coup de marche forcée, mais au contraire de les faire arriver à Griend dans le meilleur état possible. Plus ils seraient bien portants, plus ils se vendraient cher.
Derrière cette colonne humaine, encadrée d'une dizaine de mercenaires montés sur des chevaux, suivaient les cinq chariots qui contenaient le ravitaillement nécessaire pour la survie des esclaves et de leurs gardes : beaucoup de nourriture, quelques médicaments, quelques couvertures. Trois esclaves au bord de l'épuisement avaient été autorisés à se reposer dans les chariots. Jusend ne pensait pas qu'ils atteindraient Griend en vie, mais il préférait les garder, au cas où il n'aurait pas pu les remplacer. Il montra les dents, dans un rictus de satisfaction : avec le simplet qu'ils avaient attrapé, il allait pouvoir se débarrasser de l'un des trois inutiles.
Ses hommes, au nombre de dix, se répartirent les tâches. Deux d'entre eux s'installèrent pour bivouaquer, deux autres formèrent un cercle avec les chariots, dans lequel les chevaux seraient installés pour la nuit. Les autres autorisèrent les groupes de trois esclaves à s'installer dans la plaine, selon un rituel auquel ils étaient désormais habitués. Plusieurs mètres séparaient chaque groupe, et l'un des mercenaires les amenait tour à tour se rafraîchir à la rivière. Ensuite et ensuite seulement, de maigres rations leur seraient distribuées.</pre>
<pre> Les pensées de Jusend se remirent à vagabonder, vers les siens cette fois-ci. Il avait hâte que la campagne se termine. Ce serait un grand bonheur que de retrouver les siens à la ferme : nul doute que sa femme y régentait la vie quotidienne de sa main de fer habituelle. Les esclaves filaient sûrement droits, et ses maîtresses devaient l'attendre avec impatience. Les enfants auraient grandi, et le temps des décisions concernant leur avenir se rapprochait. Bientôt, il lui faudrait choisir lesquels seraient dignes de continuer à vivre dans son orbite, et lesquels semblaient trop bêtes ou trop indisciplinés pour être digne de lui. Ces derniers ne représentaient pas un souci, légitimes ou non. Les marchés d'esclaves n'avaient jamais été aussi florissants.
Il revint à la réalité en entendant l'un de ses hommes aboyer sur l'un des groupes d'esclaves, et une moue de contrariété apparut sur son visage. L'un de ces esclaves, un jeune rouquin aux cheveux frisés et au visage aussi dur qu'impassible, avançait pas après pas, malgré une épaule recouverte de sang. Jusend grogna : combien de fois faudrait-il répéter à ses hommes de ne pas tirer sur le gibier ? Toute marchandise dépréciée se vendait moins bien, ils le savaient, pourtant ! C'était désespérant de voir à quel point ses hommes pouvaient parfois se comporter en barbares...
À côté du rouquin avançait tant bien que mal une jeune femme brune : non seulement elle était enceinte, mais elle et le rouquin traînaient le corps inerte de leur troisième compagnon de chaîne. Si ce type n'était pas encore mort, il s'en occuperait lui-même, décréta Jusend intérieurement. De toute manière, avec le simplet qu'ils avaient attrapé peu de temps auparavant, le rouquin et la brune enceinte auraient bientôt un nouveau compagnon de chaîne.</pre>
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<pre> Sur un signe de Jusend, l'un de ses hommes attrapa le « simplet » par le col et l'emmena jusqu'au groupe d'esclaves comprenant l'homme à terre. La femme enceinte l'encourageait à se relever, et essayait de lui remonter le moral en lui faisant miroiter une bonne nuit de repos qui allait restaurer ses forces envolées. Peine perdue : l'homme restait immobile, le nez dans l'herbe, haletant. Le rouquin les ignorait tous deux et s'était contenté de s'asseoir en tailleur, yeux clos et bras croisés.
Le garde ne s'embarrassa pas de fioriture : il sortit son sabre et asséna un coup violent sur le crâne de l'être effondré, qui éclata comme un fruit trop mûr. La femme enceinte hurla. Le garde la fit taire d'une gifle sonore. Il extirpa une clé du trousseau qui pendait à sa ceinture et libéra le cadavre de ses chaînes. Puis il ordonna au « simplet » de tirer le corps jusqu'à la rivière. Le jeune homme s'exécuta, le cœur au bord des lèvres, avant de revenir, l'air encore plus pitoyable qu'auparavant. Le garde lui enfila les chaînes aux poignets et aux chevilles, avant de le pousser à terre.</pre>
<pre> Jemril, le rouquin, avait daigné ouvrir les yeux pour suivre ce changement de compagnon de chaîne. Il détailla le nouveau venu des pieds à la tête. Une chose semblait sûre : avec un air aussi naïf, aussi « sorti de l'œuf », il ne tiendrait pas longtemps. <em>Un poulet au pays des égorgeurs</em>, songea-t-il. Il portait des cheveux blonds mi-longs, avec une mèche virgule qui lui retombait sur l'œil. Hideux, jugea Jemril. Le portrait se complétait de traits fins, d’yeux bleus innocents, et d'une lèvre fendue sûrement due au premier contact avec les esclavagistes. Ses grossiers habits rapiécés le désignaient comme appartenant à la classe sociale la plus universelle qui soit, celle des miséreux.
Le blondinet se pencha vers la femme enceinte et lui dit :</pre>
<p>¬ ̶ Ne pleurez plus, gente damoiselle. Certes, la mort est toujours une chose triste pour ceux qu’elle laisse derrière, condamnés à pleurer les défunts, mais nous ne devons pas être égoïstes vis-à-vis de celui qui nous a été enlevé. Au contraire, nous devons nous réjouir qu’une nouvelle vie, éternelle celle-ci, démarre pour le défunt, ressuscité par les dieux.</p>
<pre> ̶ Vous avez raison, répondit la jeune femme sans parvenir à lui rendre son sourire, mais ça n'en reste pas moins dur.
̶ Vous connaissiez le défunt depuis longtemps ?
̶ Non, seulement deux jours. Mais la mort est toujours quelque chose de triste.
̶ Oui-da, gente damoiselle. Si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider, n'hésitez pas.
̶ Merci, mon ami, c'est très gentil à vous. Je m'appelle Vhondé. Et vous ?
̶ Mon nom est Seronn.
̶ C'est joli. Qu'est-ce que ce nom signifie ?
̶ À vrai dire, je n'en ai pas la moindre idée.
̶ Vos parents devaient bien avoir une idée derrière la tête quand ils vous ont nommé ainsi, pourtant ?
̶ Oui-da. C'est le propre nom de mon père.
̶ Je vois. Tradition familiale, donc ?
̶ C'est ce que disent mes parents. Même si j'ai déjà entendu des mauvaises langues du village prétendre que c'est plutôt parce que mes parents n'ont aucune imagination.
̶ Dans ce cas, je préfère mon explication.
̶ Elle me sied également.
Seronn se tourna alors vers Jemril et lui demanda :
̶ Et vous, mon ami, quel est votre nom ?
̶ Je ne suis pas ton ami et je n'ai pas l'intention de le devenir. Ne me parle pas, fais comme si je n'étais pas là, ça me conviendra très bien.
̶ Nous voilà pourtant tous les trois à partager le même espace vital, je pense que nous devrions fraterniser. Qui plus est, je vois à votre chemise tachée que vous êtes blessé. Si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider, je...
̶ Tu es archiatre ? Guérisseur ? Shamane des basses-terres ?
̶ Non, je...
̶ Alors nous n'avons plus rien à nous dire. Si tu ne m'es d'aucune utilité, tu ne m'intéresses pas. Et maintenant, ferme-là, blondinet, j'aimerais me reposer en silence.
̶ Désolé de vous avoir importuné, mon ami, telle n'était nullement mon intention, répondit Seronn en inclinant la tête en signe de respect, un sourire contrit aux lèvres.
<em>Drôle de garçon</em>, pensa-t-il, <em>mais je suis sûr qu'il n'a pas un mauvais fond</em>.
<em>Je me demande ce qui me retient de l'étrangler avec mes chaînes</em>, se dit Jemril à propos de son nouvel « ami ».</pre>Pérégrinations, présentation et introductionurn:md5:619fc41d155d2d9e8330188b3a49527a2011-09-10T18:13:00+02:002013-07-08T18:07:28+02:00SrédéricPérégrinationsfantasygaléirJemrilpérégrinationsromanSeronnVhondéécriture<p>Voici donc le feuilleton du samedi. Il a pour nom <em>Pérégrinations</em>. C’est une histoire de fantasy se déroulant sur le monde de Galéir, et elle raconte les aventures de trois personnages, deux hommes et une femme, qui se retrouvent à voyager ensemble par hasard…</p> <p>Pour commencer, voici ce qui pourrait s’apparenter à une couverture pour l’histoire, un joli travail de Mitsu (merci à elle).</p>
<p><img src="https://zulio.org/minoskardanos/public/.illust_3_m.jpg" alt="illust_3.jpg" title="illust_3.jpg, sept. 2011" /></p>
<p>Et sans plus attendre, voici l’introduction de la première histoire, tout simplement intitulée <em>Pérégrinations</em>.</p>
<p>Jemril attend. Patiemment. C’est à peine s’il respire. Il ne doit pas bouger. Surtout pas. La suite en dépend. Il a conscience qu’il ne peut l’emporter que par surprise.<br />
Caché derrière le buisson, indifférent aux feuilles mortes qui tourbillonnent autour de lui, il dresse soudain l’oreille. Oui, aucun doute. C’est bien le pas d’un cheval qu’il entend. D’un seul cheval. Donc d’un seul cavalier. Décidément, c’est jouable, pense-t-il en serrant dans sa main la pierre pointue.<br />
Quand le coude du chemin forestier dévoile la monture et son maître, Jemril ne peut s’empêcher d’être désappointé. Ce n’est pas un cheval qui vient de faire son apparition mais un âne. Lui qui se voyait déjà fuir la région au grand galop…<br />
La bonne nouvelle est que le cavalier est gras et ne semble pas porter d’armes. Les liserés verts qui ornent sa robe de bure brune indiquent clairement son état d’ecclésiastique. Jemril a déjà vu ce type d’individu auparavant. Il serait bien en peine de préciser de quel dieu l’individu est le serviteur mais il s’en moque. De toute manière, il ne croit en aucun dieu. Ni en personne d’autre que lui-même. C’est ce qui l’a gardé en vie jusque-là. Et il n’y a aucune raison pour que cela change.</p>
<p>Jemril ne s’est jamais senti aussi tendu. Son cœur bat la chamade, ses mâchoires sont serrées et sa main tenant le couteau de pierre est moite. Elle tremble un peu, aussi.<br />
<em>Je suis un loup</em>, se dit-il pour se donner du courage. Il émerge sans bruit du buisson après le passage de l’âne, et se rapproche d’un pas feutré et rapide. La chance est avec lui : la brise qui joue avec les feuilles de la forêt empêche le cavalier et sa monture de l’entendre.<br />
Jemril a peur. Il suffirait à l’homme de se retourner pour prendre conscience du danger mortel qui le menace. Mais il ne se retourne pas.</p>
<p>Jemril bondit vers sa cible et abat sa pierre pointue juste au-dessus du cou de l’ecclésiastique. Cri de surprise, gerbe de sang, l’homme desselle et s’affale lourdement au sol, sur le dos. Il émet quelques gargouillis, ses yeux se révulsent déjà. L’âne se met à braire et à trottiner. C’est à peine si Jemril le remarque. Il est hypnotisé par l’agonie de sa victime. C’est déjà fini : le corps se relâche, se détend.<br />
Jemril est pragmatique. Il sourit. Non pas parce qu’il est fier d’avoir tué quelqu’un. Ce n’est pas la première fois et ça ne devrait pas être la dernière. Mais comme à chaque fois, il oublie déjà l’acte qu’il vient de commettre pour se concentrer pour sa conséquence : il a une monture, fait primordial qui va lui permettre de fuir la région et de tenter de faire son trou ailleurs.</p>
<p>Quand il entend le claquement, il est déjà trop tard. Il identifie instantanément le bruit comme étant le ressort d’une arbalète qui se détend. Le carreau transperce son biceps avec une telle force qu’il fait un tour sur lui-même avant de tomber à genoux, sonné. Puis suit l’explosion de douleur et un hurlement qu’il ne peut retenir.<br />
C’est insoutenable, à un point tel qu’il sent ses forces l’abandonner. Il s’écroule face contre terre, les yeux remplis de larmes qu’il ne parvient pas à réprimer. Aveugle et impuissant, il entend ses agresseurs se rapprocher en discutant.<br />
– Dommage, nous sommes arrivés trop tard.<br />
– Oui, nous devrons nous contenter d’un seul esclave de plus au lieu de deux.<br />
– Bah, il y en aura d’autres, la route est encore longue.<br />
– Il est vrai. Ardin, récupère l’âne. Nous n’aurons pas à porter le gamin.</p>
<p><br />***</p>
<p>Les deux jeunes femmes fuyaient à travers l’épaisse forêt, comme si elles avaient de monstrueux Pirlains à leurs trousses. Elles se ressemblaient beaucoup, notamment par leurs cheveux bruns. Les cris de leurs poursuivants ne cessaient de résonner derrière elles. Ils se rapprochaient, inexorablement. Elles ne pourraient pas leur échapper longtemps.<br />
L’une d’elles tomba, et comme sa compagne faisait demi-tour pour l’aider à se remettre sur pieds, elle lui dit :<br />
– Laissez-moi, je n’y arriverai pas, de toute manière. Pas dans mon état !<br />
– Courage, princesse Vhondé. Ils ne nous ont pas encore capturées ! répondit l’autre.<br />
– Ce n’est qu’une question de temps, sanglota Vhondé en portant une main à son ventre rebondi. Par les dieux, que va-t-il nous arriver ?<br />
– Rien du tout, nous allons nous en sortir. Allez, courage !<br />
Vhondé attrapa la main tendue d’Arilina et se remit à courir maladroitement. C’était sûrement un cauchemar, ce ne pouvait pas être autre chose.<br />
Pourtant, quand le souvenir de l’attaque de leur convoi s’imposa à son esprit, elle sut que les événements s’étaient réellement produits. Leurs gardes s’étaient bien battus, sûrement jusqu’à la mort, comme tout bon soldat dévoué à la famille royale de Lacteng. Leur sacrifice avait permis à la princesse du royaume de gagner un sursis. Bien maigre, se dit Vhondé. Elle ne voyait pas comment il pourrait être possible d’échapper aux hommes qui étaient à leur poursuite.<br />
– Allez, princesse, reprit Arilina, la Tirène n’est plus très loin.<br />
– Et alors ? Tu crois qu’une barque nous y attend pour que nous la traversions ?<br />
– Nous verrons le moment venu, répondit Arilina, en tirant Vhondé, inflexible.<br />
La princesse n’avait jamais été férue d’exercices physiques, au contraire. Dans ses yeux larmoyants picotaient des points noirs. Ses poumons étaient en feu, comme s’ils allaient exploser. Elle ne sentait même plus ses jambes. Elle ne pourrait pas aller plus loin, et elle le savait.<br />
Arilina s’en rendit compte également et s’arrêta. Elle regarda tout autour d’elle et les dirigea vers un arbre gigantesque, dont la naissance des énormes racines courait au sol, formant un entrelacs suffisamment torturé pour s’y réfugier. Arilina cacha Vhondé entre deux racines noueuses et la recouvrit de feuilles mortes du mieux qu’elle put. Au bord de l’épuisement, Vhondé ne réagit pas, léthargique. Dès qu’elle eut fini, Arilina lui dit :<br />
– Ne bougez pas de là quoi qu’il arrive, princesse. Je vais les attirer au loin. Attendez quelques heures avant de sortir de là, et dirigez-vous ensuite vers la Tirène, c’est votre meilleure chance.<br />
– Mais… balbutia Vhondé.<br />
– Que les Panthéons vous guident, princesse Vhondé, conclut Arilina avant de tourner les talons et de s’enfuir.
Vhondé n’osa pas bouger. Elle regarda la silhouette de sa fidèle compagne s’éloigner, et entendit les cris des poursuivants atteindre un nouveau palier : ils avaient repéré Arilina. Elle la vit se cacher dans un buisson après avoir dégainé la dague effilée qui ne la quittait jamais. Les brigands arrivèrent à leur tour, certains en courant, d’autres en se déplaçant de manière plus circonspecte. Arilina se jeta sur le premier homme qui passa à sa portée, dague en avant. Mais dans le même temps qu’elle lui portait un coup fatal en pleine poitrine, il eut le temps de l’embrocher sur son épée courbe.<br />
Vhondé se retint de crier en se mordant les lèvres jusqu’au sang. Pourtant, elle ne put retenir d’incontrôlables sanglots étouffés. À travers ses larmes, c’est à peine si elle distingua les brigands qui vinrent bientôt l’entourer.<br />
– Dommage qu’on n’ait pas pu récupérer l’autre garce, dit l’un d’entre eux.<br />
– Ouaip. En plus, cette garce a tué Roderik, répondit un autre.<br />
– Bah, il y aura plus à partager entre nous quand nous nous partagerons les bénéfices de la vente d’esclaves.<br />
– Tu as raison. En plus on pourra vendre celle-là avec un bonus : elle est enceinte.<br /></p>
<p><br />***</p>
<p>Voir de la fumée au loin mit du baume au cœur du voyageur. Il était grand temps qu’il tombe sur un village, ses vivres commençant à s’épuiser. Il inspira profondément, se remplissant les poumons de l’air vivifiant du printemps, et se remit à marcher sur le chemin de terre qui serpentait à travers les collines. Comme il était bon de marcher à l’aventure, sans but ! Il se réjouit d’entendre le bruit de sabots se rapprocher vers lui. Cela faisait quinze jours qu’il n’avait pas croisé âme qui vive, et discuter avec autrui lui manquait. À quoi bon parcourir le monde sans en rencontrer les habitants ?</p>
<p>Les cavaliers étaient au nombre de cinq. Leurs tenues hétéroclites se composaient de peaux de bête et de pièces d’armures dépareillées. Tous portaient des armes en bandoulière. Ils ralentirent en apercevant le voyageur, puis l’encerclèrent au pas, tranquillement. Le voyageur sourit de toutes ses dents, se passa une main dans les cheveux pour remettre en place la mèche virgule qui lui tombait presque dans l’œil. Pour une première rencontre avec un nouveau peuple, il voulait faire bonne figure.</p>
<pre></pre>
<p>Aucun des cavaliers ne lui rendit son sourire. L’un d’eux, l’œil et le ton dur, l’apostropha :<br />
– Tu te promènes seul ?<br />
– Oui-da, monseigneur, je…<br />
– Tu es de la région ?<br />
– Non, non, non. Je viens d’un village du Lacteng qui se trouve à quelques semaines d’ici, et…<br />
– Tu connais quelqu’un dans le coin ?<br />
– Oh non, j’ai décidé de parcourir le vaste monde afin d’en apprendre plus sur lui. En cela, je marche sur les traces de mon père, qui a en son temps…<br />
– Il est où, ton village d’origine ?<br />
– Plein est, il s’appelle Lesserel, un…<br />
– Parfait, conclut le cavalier en mettant pied à terre.<br />
L’homme fit le tour du voyageur, comme s’il le jaugeait.<br />
– Montre-moi tes dents, reprit le cavalier.<br />
– Mes dents ? Mais…<br />
– Coutume locale, rétorqua l’autre avec un sourire torve.<br />
– Ah ? Dans ce cas…<br />
Le voyageur montra ses dents, à travers le sourire le plus éblouissant dont il fut capable.<br />
– Pas mal, pas mal, fit le cavalier tandis que ses congénères ricanaient. Alors comme ça tu as quitté ton village pour voir du pays ?<br />
– Oui-da, monseigneur, et j’espère bien…<br />
– Ferme-là, tu me fatigues.<br />
Le voyageur se tut, étonné. Le cavalier semblait dépourvu du moindre savoir-vivre, mais pouvait-il le juger là-dessus ? Après tout, c’était peut-être un trait de caractère inhérent aux autochtones. Le voyageur hocha donc la tête, comme s’il comprenait, et sourit à nouveau, en attendant sereinement la suite des événements.<br />
– Gerlic, reprit le cavalier, rejoins le convoi et dis-leur qu’on a trouvé un endroit où camper. Degeruk, j’entends une rivière non loin, trouve la, ainsi qu’un endroit dégagé où nous pourrons nous installer.<br />
Tandis que les deux autres partaient accomplir leur tâche après avoir acquiescé aux ordres de leur chef, celui-ci se retourna à nouveau vers le voyageur en souriant :<br />
– Je t’invite à partager notre campement.<br />
– C’est trop d’honneur, monseigneur, je serai ravi de…<br />
Un coup de poing mit fin à sa tirade et le voyageur se retrouva à terre, à moitié sonné et la mâchoire endolorie.<br />
– Mais que…<br />
– La ferme, triple buse ! Imbécile ! Simplet ! Tu n’es pas un être humain, tu es désormais un esclave ! Appelle-moi maître !<br />
– Mais…<br />
– Tais-toi donc, et ne lève plus les yeux vers moi sans y avoir été invité ! Ilsdiek, confisque-lui ses affaires, ne lui laisse que ses vêtements.<br />
Tandis que le voyageur hébété était dépouillé de ses maigres possessions, le chef des cavaliers demanda à l’un de ses acolytes :<br />
– Ça nous en fait combien, maintenant ?<br />
– Quatre-vingts, chef.<br />
– Bon. Le contrat stipule que nous devons ramener soixante-quinze esclaves, donc nous avons un peu de marge, on peut se permettre d’en perdre cinq. On va surtout pouvoir s’arrêter là et regagner Griend pour les vendre.<br />
– Oui, il est temps. L’époque des travaux des champs arrive à grands pas. Les seigneurs des plaines seront d’autant plus impatients d’avoir leur main-d’œuvre.<br />
– À nous l’argent de la vente et un repos bien mérité !<br /></p>