Frédéric Simon-Le Hyaric - Mot-clé - delimanoresBlog d'écriture2024-02-01T13:12:23+00:00urn:md5:be38b9786592f63d34bce779b1d678b7DotclearMinos (2)urn:md5:8ede0cd3276921f199d4638debdd714b2012-03-03T01:00:00+01:002013-07-08T15:22:13+02:00SrédéricMinos, nouvelle versionAkeydanadelimanoresfantasyMinosromanécriture<p>Cette fois c’est officiel, <em>Minos</em> renaît de ses cendres !</p> <p>C’est déjà en décembre 2009 que j’ai entamé cette quatrième version de <em>Minos</em>. Bon, OK, ça n’aura pas duré longtemps, juste le temps de pondre un prologue avant de laisser à nouveau le livre sombrer dans l’oubli. Je pourrais dire pour me défendre que je l’ai toujours eu dans un coin de ma tête, ce qui est vrai, mais bon : je sais par expérience qu’on arrive très bien à vivre avec les trucs qu’on devrait faire, qu’on a envie de faire, mais dans lesquels on ne croche jamais.</p>
<p>Ce prologue s’articulait en deux parties : une partie générale qui présentait le lieu de départ de l’histoire, la capitale de Lul, Balkna, son histoire et son agencement, ainsi qu’une cérémonie magico-religieuse à laquelle assistait Darssé, le roi de Lul.<br />
La première partie relevait d’un joli défi au niveau du point de vue : je parlais d’un vent, de son nom, de l’histoire qui s’y attachait et qui permettait d’enchaîner sur les événements historiques ayant conduit à la création du royaume, rien de moins. Et ensuite je détaillais les différents quartiers. Sauf que cette partie s’est avérée bancale aux yeux de mes beta-lecteurs, un peu confuse.<br />
Du coup, je viens de tout réécrire en présentant un résumé historique du monde dans lequel je projette mes lecteurs, en esquissant les grandes lignes. En revanche, j’ai gardé une bonne partie de la description de la ville, même si j’ai failli me laisser tenter par une description qui se serait faite par le biais d’un oiseau, qui se serait posé sur le palais royal avant de survoler les différents quartiers. Oui, <em>failli</em> seulement car l’exercice m’a paru trop complexe pour mon niveau actuel.<br />
Quelque part, penser d’une telle manière n’est pas très satisfaisant : si je ne fais pas des essais dès maintenant pour aboutir à un style plus riche, je le ferai quand ? J’ose à croire qu’au cours de l’écriture de cette nouvelle mouture, une aisance nouvelle me viendra pour décrire des scènes avec ce type de points de vues décalés. Souvent, les choses se mettent en place d’elles-même en matière d’écriture. Mais évidemment, si cela arrive, je me sentirai obligé de réécrire mon prologue !</p>
<p>Mais je n’en suis pas là ! Bref, pour aujourd’hui, mon nouveau prologue a été écrit, et j’ai attaqué mon premier chapitre. Attaquer est d’ailleurs un bien grand mot. Je me suis contenté de reprendre les scènes écrites jusque-là, en les corrigeant, les modifiant, les rendant moins maladroites, je l’espère. J’ai placé le synopsis de nouvelles scènes venant s’intercaler dans la trame principale, afin d’enrichir le récit en présentant de nouveaux personnages qui, dans la version précédente de Minos, arriveront plus tard dans le récit. Demain, j’attaque l’écriture de ces scènes…</p>Minos, nouvelle version (1)urn:md5:34be6e8be51689b5f30f24a1a1d876c32012-03-01T09:06:00+01:002013-07-08T15:22:50+02:00SrédéricMinos, nouvelle versiondelimanoresfantasyMinosromanécriture<p>Un nouveau départ pour mon premier écrit, qui date de quelques années et qui est resté inachevé depuis…</p> <p>Quand je me suis lancé sérieusement dans l’écriture, en 2006, j’ai attaqué direct par un roman que j’avais en tête depuis une dizaine d’années. J’ai enchaîné page sur page, inlassablement, créant de toutes pièces tout un univers pour s’articuler autour des scènes que j’avais prévu pour mon héros Minos.</p>
<p>Tout a été improvisé au fur et à mesure de l’écriture. Des persos indispensables à l’intrigue ont été créés, puis développés au fur et à mesure que des idées me venaient pour eux. De fil en aiguille, je me suis retrouvé avec un certain nombre de personnages, des idées pour de nouvelles histoires, que j’estimais pouvoir écrire sous forme de nouvelles, sortes de compléments au roman.</p>
<p>Comme je débutais, je ne me suis aucunement préoccupé de la forme du livre. J’avais une trame pour chaque chapitre, souvent réduites à quelques lignes : j’avais ma situation de départ, à savoir la fin du chapitre précédent, et je savais qu’elle devait être la fin du chapitre à écrire. Entre les deux, il n’y avait pas grand-chose voire rien.</p>
<p>Quand je vois le résultat, je ne trouve pas que je m’en suis bien sorti, mais que je m’en suis <em>très</em> bien sorti : j’ai relu la semaine dernière tout le roman (du moins ses dix-huit chapitres écrits), et je trouve encore aujourd’hui que, malgré des maladresses évidentes, c’est plutôt du bon boulot.</p>
<p>J’avais un reproche à faire à <em>Minos</em>, c’était que l’intrigue était exclusivement centrée sur le héros. Très très rares étaient les scènes où il n’était pas au centre du récit. À mes yeux, ce serait un vrai roman le jour où des scènes parallèles à l’intrigue principale s’intégreraient dans l’histoire. Ainsi, quand je me suis attelé à du Star Wars, j’ai écrit ma novella <em>Tel’Ay Mi-Nag</em> sur le même principe, à savoir “tout pour le héros”. Par contre, quand j’ai attaqué <em>Tel’Ay 2</em>, la suite sous forme de roman, j’ai bâti des intrigues parallèles, avec un résultat plus ou moins heureux (le gros reproche étant qu’il reste des incohérences temporelles entre les intrigues parallèles).</p>
<p>Ce qui est amusant, c’est que j’ai constaté tout récemment qu’un bon roman n’est pas forcément constitué d’intrigues parallèles et de points de vue différents, contrairement à ce que je me suis mis en tête ces dernières années. C’est simplement que ce que je lis la plupart du temps se construit sur cette manière de procéder, notamment dans les romans Star Wars. Bref, je suis revenu d’une notion que je me suis fourré en tête : un vrai roman inclue des intrigues parallèles.</p>
<p>Cette constatation a remis en cause la réécriture de Minos, nouvelle version, pour laquelle j’avais commencé à réfléchir à des scènes parallèles. Et si en fin de compte ce que j’avais écrit jusque-là se suffisait à lui-même ? Relecture faite, non. Il faut des scènes complémentaires, car certaines trouvailles, certaines idées énoncées ont été abandonnées en cours de route ; certains personnages sont présents dans des chapitres mais restent en retrait, juste cités alors qu’ils sont au coeur de l’action. Bref, il y a parfois une sensation d’inachevé, et rien que pour cela, de nouvelles scènes s’avèrent indispensables.</p>
<p>Je reprends donc mon bâton de pélerin pour reprendre l’histoire du début, sous deux formes : je garde la très grande majorité des scènes écrites jusque-là, en les corrigeant et en gommant les maladresses qui s’y trouvent (ou du moins que je trouve, car je ne trouve jamais tout, et j’y ajoute de nouvelles scènes qui enrichissent le texte. Le gros problème, vu tout ce que j’ai écrit jusque-là, c’est que cette tâche va s’apparenter à un puzzle, et qu’il va être difficile d’éviter les incohérences (genre il y a forcément un détail écrit quelque part qui va contredire ma nouvelle version).</p>
<p>Pour éviter ce souci, je vais devoir prendre des notes, beaucoup de notes, pour être sûr de bâtir un tout qui tienne la route. Y’a plus qu’à !</p>
<p>La nouvelle version du texte ne sera pas disponible en ligne car elle est destinée à la publication, mais comme je l’ai fait pour <em>La partition de Narvilone</em>, je ferai état de l’avancée de mes travaux sur le blog. De plus, je proposerai ladite nouvelle version en correction à mes beta-lecteurs sur le forum d’AJ Crime, Heilénia.</p>La révélation à deux balles du jour...urn:md5:a90cd2551dbf0b0d149c2fc35d1336842012-02-15T15:48:00+01:002013-07-08T15:46:36+02:00SrédéricActualitésdelimanoresfan-fictionfantasyromanStar Warstel ayécriture<p>Tout à l’heure en voiture, j’ai eu un flash…</p> <p>Ce que certains reprochent à la fan-fic, c’est que c’est pas original, c’est moisi, ça ne vaut pas des écrits plus personnels et donc plus originaux. Personnellement je m’en fous, j’aime ça donc j’en écris, que ce soit en Star Wars ou en Star Trek. Et pour ceux qui pensent que la fan-fic c’est pas sérieux, c’est pas de la vraie écriture, bah tant pis pour eux.</p>
<p>Par contre, il y a évidemment une chose qui est dommage avec la fan-fic, c’est que ce ne sera jamais publiable par édition. Juste sur le Net, pour le plaisir de partager une histoire se déroulant dans un univers familier pour beaucoup de monde. Ou alors il faut être contacté par Lucasbook, qui commande des livres pour l’UE à des auteurs. Un, Lucasbook ne prend aucun manuscrit spontané (sinon, ils n’ont pas fini, et la qualité ne sera de toute manière pas forcément au rendez-vous). Deux, ce sont eux qui contactent des auteurs et pas l’inverse. Trois, leurs auteurs sont anglophones. Quatre, les auteurs en question ont déjà un CV derrière eux. Bref, toutes les raisons qui font que jamais je n’écrirai officiellement du Star Wars.<br />
Parce que ce qui est rigolo avec l’UE officiel de Star Wars, c’est que c’est de la fan-fic par principe, mais reconnue officiellement, celle-là. Et si des auteurs pros en font, c’est que ça ne doit pas être si moisi que ça.</p>
<p>Bref, je m’égare. Le pourquoi du comment de cette note, c’est donc la révélation du jour, plutôt conne quand on y réfléchit deux secondes. En matière de fan-fics Star Wars, j’ai un certain nombre d’écrits derrière moi, notamment ceux sur Tel’Ay, auxquels je réfléchis un peu ces temps-ci. J’ai toujours eu pour projet de pondre un troisième opus sur cette saga, et d’en faire une BD (du moins sur l’opus 1). Et deux autres de mes nouvelles font allusion aux personnages que j’ai créés pour l’occasion.
Ça commence donc à devenir conséquent, une sorte de “mon Star Wars à moi” dans le vrai Star Wars. Comme c’est un univers et un perso que j’aime beaucoup, je me disais il y a quelques mois qu’une fois le troisième opus écrit, il pourrait être sympa d’écrire un préquel qui parlerait du passé de Tel’Ay, à savoir sa dernière mission pour la Confrérie de Maal Taniet avant de quitter l’Ordre et de fonder une famille avec Dibidel (et donc leur rencontre, leur amour naissant, etc).</p>
<p>Et de fil en aiguille, voilà t-y pas que ce matin, après avoir relu l’excellent trilogie sur Dark Bane, j’en viens à réfléchir un peu sur Maal Taniet, le créateur de la Confrérie, vu que dans mon background, il crée son Ordre lors des événements de “Dark Bane : La voie de la destruction”. Et forcément, des idées sympas me viennent sur le perso, et une intrigue, ou du moins des bribes de scènes, commencent à émerger.<br />
Ce qui est d’ailleurs, petite digression, une chance pour moi (d’avoir des idées et des concepts d’histoire) assez facilement, mais également une malédiction (quand j’ai une nouvelle idée, j’ai tendance à me lancer dedans tout de suite, au détriment des projets précédents, qui du coup sont laissés de côté… un certain temps qui peut se mesurer en années dans les pires des cas).<br />
Depuis quelques temps, j’essaie d’être plus raisonnable, de ne pas me lancer dans de nouvelles créations, mais comme il est dur de ne pas céder à la tentation !
Ainsi pour cette nouvelle histoire sur Maal Taniet. L’idée me séduit mais ce n’est pas le moment, loin de là vu le retard accumulé pour le reste.</p>
<p>Et une autre réflexion est venue s’ajouter à celle-là : comme souligné plus haut, la fan-fic ne peut pas être publiée, or comme j’envisage la publication de mes écrits, la fan-fic, bien que très plaisante à mon goût, ne devrait pas être une priorité pour moi. Avec en conclusion cette pensée : “C’est dommage, c’est le seul domaine dans lequel j’ai terminé un roman (<em>Tel’Ay 2</em>, en cours de publication sur ce blog).</p>
<p>D’où une nouvelle réflexion, fruit de la conjonction de diverses choses :<br />
- Et si j’adaptais Tel’Ay dans un univers plus perso, à savoir en supprimant toutes les références à Star Wars et en en inventant qui soient propres à un univers que je créérais pour l’occasion ?<br />
- Même je n’ai jamais lu ce livre, Christophe Lambert confiait sur son site avoir écrit un roman (probablement SF mais je n’ai pas cherché plus) inspiré de Star Wars.<br />
- Une adaptation BD de Star Wars est sortie l’an dernier, mais qui déroule dans un registre fantasy (<em>Naguère les étoiles</em>, je crois).</p>
<p>Conclusion : et si je réécrivais Tel’Ay, opus 1 et 2, dans un registre fantasy ? D’autant qu’en poussant un peu plus la réflexion, je verrais bien une telle adaptation se dérouler sur Delimanores, mon univers perso, dans lequel la magie (Force locale, donc) est très codifiée, même si je n’ai jamais réussi à pondre un ou des sytèmes magiques qui me plaisent. Voilà qui pourrait me permettre de faire d’une pierre deux coups : avoir un roman original à proposer à un éditeur, et enrichir mon univers perso en y développant des pans jusque-là inexplorés.</p>
<p>Wait & See, je vais laisser ce concept se nourrir de lui-même…</p>Betty Larium IV [4 sur 4]urn:md5:b45b10491f416a8dc8e1151b7033053b2011-12-11T10:03:00+01:002013-07-08T16:17:39+02:00SrédéricLes Immortels de DelimanoresAkeydanaaliensbetty lariumdelimanoresDocimmortelsnouvellescience-fictionécriture<p>Voici la suite et fin de l’histoire. Entre le moment où j’ai écrit le premier mot de cette histoire et celui où j’ai couché le mot “fin”, il aura fallu quatre ans. L’exemple type de ma grande capacité à me disperser et à laisser de côté des récits commencés. Je dis toujours que je termine immanquablement tout ce que je commence, mais y’a des fois, comme celle-ci, où j’exagère !</p>
<p>À noter que dans ce texte fait le lien avec d’autres histoires, en cours où à réécrire. Dans mon roman inachevé <em>Minos</em>, dont je dois écrire une nouvelle et ultime version, on retrouve le “Minos” dont il est question dans <em>Betty Larium IV</em>, les Xoresh (qui sont les hommes de main des méchants, sous le nom de Guzruns), les Colonisateurs (qui sont les grands méchants de l’histoire), Akeydana et Mirlo y sont cités (et devraient faire une apparition, avec Doc). Delimanores est la planète sur laquelle les événements de <em>Minos</em> ont lieu.</p>
<p>Enfin, je cite Leo, héros du roman éponyme, lui aussi inachevé.</p>
<p>Voilà un beau défi pour 2012 : écrire les versions définitives de <em>Minos</em> et <em>Leo</em>, afin de poser de nouvelles pierres à mon univers personnel, dont Betty Larium IV, en tant que première histoire terminée, se retrouve être la base.</p> <h2>Xol</h2>
<p>L’être qui venait de s’incarner mesurait près de deux mètres, soit une quarantaine de plus qu’un Guzrun typique. Pour le reste, il était identique à l’espèce à laquelle il appartenait : un corps noueux et musclé, les bras nus et le visage recouverts d’un duvet brun. Un faciès simiesque et antipathique, au milieu duquel des yeux de braise fusillaient Mirlo du regard, complétait le tableau.<br />
Guzrun… Mirlo n’en revenait pas. Il pensait les membres de cette espèce au bord de la disparition. Sur la planète Delimanores, nul n’en avait plus vu depuis tant de siècles qu’ils n’étaient même pas considérés comme éteints mais n’ayant jamais existé ailleurs que dans les légendes folkloriques. Pourtant, ils avaient foulé le sol de cette planète. Pour ça, oui. Mirlo et sa femme Akeydana les avaient suffisamment affrontés, des milliers d’années auparavant, pour le savoir. Ils avaient été leurs ennemis mortels. L’histoire semblait destinée à se répéter.<br />
L’humanoïde en armure se mit au garde-à-vous et émit toute une série de sons sifflants en direction de l’apparition. Celle-ci secoua la tête, fit deux pas en avant et fit un signe négligent de la main, sans même prendre la peine de regarder son interlocuteur. L’être en armure se prosterna, son casque touchant le sol. Le nouvel arrivant lui lança quelques mots et l’autre se releva, avant d’enlever son casque et de reculer jusqu’à ce qu’il sente la paroi de la salle dans son dos. Mirlo ne comprit pas un traître mot de leur échange, mais put constater que l’être en armure était lui aussi un Guzrun. L’immortel se mit en garde, poings serrés. Prêt pour un combat à mort.</p>
<p>Doc entra dans la pièce à ce moment-là, et s’arrêta net en découvrant la scène.<br />
– Mirlo… dit-il.<br />
– Quoi ?<br />
– Je venais t’annoncer que mes recherches préliminaires menées sur le cadavre indiquent que nous avons affaire à des Guzruns, mais je crois que tu viens de le découvrir par toi-même.<br />
– Merci pour tes lumières, Doc, persifla Mirlo. Un conseil : reste en arrière si tu ne veux pas encore prendre un mauvais coup.<br />
Le scientifique ne se le fit pas dire deux fois et recula jusque dans la coursive. Seule sa tête émergeait désormais : hors de question de perdre une miette du spectacle !</p>
<p>Le grand Guzrun tapa dans ses mains en s’inclinant légèrement. <em>Un salut</em> ? se demanda Mirlo. Peu importait. Face à un ennemi séculaire, une seule ligne de conduite à tenir : passer à l’attaque. Ce que fit Mirlo.</p>
<p>Son corps renforcé comme jamais, il bondit sur le Guzrun et le cueillit d’un direct au menton. Du moins tenta-t-il de le faire car le visage du Guzrun laissa place à une brume aussi épaisse que le noir de l’espace. Par contre, le coup de poing que Mirlo reçut au ventre était bien solide, lui. L’immortel le sentit passer.<br />
Mirlo et le Guzrun enchaînèrent frappe sur frappe pour un résultat à chaque fois identique. Chaque partie du corps touchée par Mirlo se transformait en brume, et tous les coups qu’il subissait simultanément ne parvenaient pas à le faire défaillir.</p>
<p>Le Guzrun changea de tactique : un de ses bras s’allongea, jusqu’à devenir un fer de lance de brume qui jaillit vers Mirlo. Le visage de l’humain disparut sous la poigne du Guzrun, qui se solidifia et se mit à enserrer sa proie. Mirlo riposta mais ses poings traversèrent le bras de brume sans que l’étreinte se desserre. Il étira brusquement son cou tout en faisant rapetisser la taille de sa tête. Le Guzrun fut surpris et son emprise glissa jusqu’au cou de Mirlo.</p>
<p>L’être reprit une apparence normale. Mirlo aussi. Ils se toisèrent de longues secondes. Le Guzrun parla, visiblement dans la même langue utilisée par son séide précédemment. Mirlo n’y comprenant goutte, il resta silencieux.<br />
– Il dit s’appeler Xol, et te demande qui tu es, énonça Doc, dont seule la tête émergeait de la coursive.<br />
– Tu le comprends ? s’étonna Mirlo.<br />
– Je parle un certain nombre de langues. Ne t’ai-je pas conseillé un milliard de fois de lire les multiples traités de linguistique que j’ai écrits au fil des siècles ?<br />
– En effet, et ça fait un milliard de fois que tu me balances mon inculture à la figure, aussi. Dis-lui qui je suis.<br />
– Mon illettré compagnon se nomme Mirlo. Veuillez lui pardonner, il ne parle que trois langues en tout et pour tout : une forme archaïque de lulien que seuls quelques immortels parlent encore aujourd’hui, l’espéranto des Terriens et le borleashéen commun à un bonne partie des espèces vivant dans cette partie de la galaxie.<br />
C’est dans cette dernière langue que le Guzrun choisit de répondre :<br />
– Je disais donc que je suis Xol, le dieu-roi des Xoresh. Qui êtes-vous, tous les deux ?<br />
– Mirlo Le Toujours Jeune, Immortel de Delimanores.<br />
– Iksham Glosisky, alias « Doc », immortel aussi.<br />
– Intéressant. Je ne savais pas qu’il existait d’autres dieux à part moi.<br />
– Et pourtant c’est le cas, rétorqua Mirlo.<br />
– Même si techniquement parlant et contrairement à Mirlo, je n’en ai jamais été un, précisa Doc.<br />
– J’ai l’impression que nous pourrions nous battre longtemps avant que l’un de nous ne prenne l’avantage, si tant est que ce soit possible, dit Xol.<br />
– Je suis prêt à relever le défi, répondit Mirlo d’un ton agressif.<br />
Xol ricana avant de reprendre :<br />
– Pourquoi vous en êtes-vous pris à mes hommes ?<br />
– Ce sont eux qui nous ont attaqués, s’insurgea Mirlo. D’ailleurs ils ont exterminé tout le monde avant d’essayer de s’en prendre à nous. On peut savoir pourquoi tu as envoyé tes tueurs ici ?<br />
– Et d’une, ce ne sont pas des tueurs mais des soldats. Et de deux, ils ont répondu à un signal de détresse émis par un de nos vaisseaux disparu. L’équipage était mort, mais il y avait des futurs nouveau-nés à bord.<br />
– Futurs ?<br />
– Oui, sous forme d’œufs.<br />
– Mais pourquoi éradiquer les Terriens ?<br />
– Ils ont volé un œuf et l’ont fait éclore. Oser mettre en esclavage un Xoresh ne mérite que la mort.<br />
– Une mentalité plutôt belliqueuse, commenta Doc.<br />
– Nous sommes une race de fiers guerriers, répondit Xol en haussant les épaules. Nous avons nos principes. Nul ne s’attaque à nous sans en payer le prix fort.<br />
– Il est vrai qu’en tant que soldats, ils ont fait du dégât sur Delimanores dans un passé très lointain, répondit Doc.<br />
Xol parut perplexe.<br />
– Delimanores ? Je ne connais pas cette planète. Cependant, apprendre que des Xoresh y vivent m’intéresse au plus haut point. Au fil des siècles, notre empire a perdu plusieurs de ses vaisseaux-colonies. Je serai curieux de savoir d’où proviennent ceux que vous citez.<br />
– Chez moi, intervint Mirlo, ils étaient connus sous le nom de Guzruns. Ils représentaient le gros de l’armée des Colonisateurs, qui ont tenté de s’emparer de la planète.<br />
– Quoi ? rugit Xol. Des Xoresh au service d’un autre peuple ? Hérésie ! Qui plus est de ces maudits Colonisateurs ! Double crime ! Ces Xoresh sont une honte pour mon peuple, je vais donner l’ordre de les tuer tous jusqu’au dernier ! Ensuite, j’entre en guerre contre les Colonisateurs. Ces types-là cherchent à étendre leur empire depuis trop longtemps à mon goût.<br />
– Tu ne trouveras plus guère de Guzr… Xoresh sur Delimanores, reprit Mirlo. Ils sont une espèce en voie d’extinction, si ce n’est déjà fait.<br />
– Peu importe. Je suis leur dieu-roi. Quand mes sujets s’écartent du droit chemin, je me dois d’intervenir. Donc j’irai. Pourriez-vous me communiquer les coordonnées de cette planète ?<br />
– Bien sûr, répondit Doc. C’est…<br />
– Non, coupa Mirlo. Pas question.<br />
– Et pourquoi cela ? demanda Xol.<br />
– Ma femme n’acceptera jamais que vous mettiez le pied sur <em>sa</em> planète.<br />
– Votre… femme ? fit Xol en plissant les yeux.<br />
– Oui. Quand j’étais un dieu sur Delimonares, elle était ma déesse. Elle se nomme Akeydana, et considère tous les Delimonaresiens comme étant ses enfants. Elle le peut, d’ailleurs : elle a <em>créé</em> la planète, ainsi que ses premiers habitants. Depuis lors, elle considère que tout ce qui touche à Delimonares lui appartient. Si vous touchez à sa chasse gardée, vous allez au-devant de graves problèmes, à côté desquels notre combat de tout à l’heure n’était que saluts amicaux.<br />
– Je serai curieux de rencontrer cette… forte personnalité. Elle m’a l’air très intéressante. À quoi ressemble-t-elle, physiquement parlant ?<br />
– On se calme, prévint Mirlo. Il s’agit de <em>ma</em> femme.<br />
Le sourire carnassier arboré par Xol fit monter la moutarde au nez de Mirlo.<br />
– Doc, demande à Akeydana de venir. J’ai hâte de la voir faire des confettis avec ce type, une fois qu’il lui aura fait part de son projet de poser le pied sur Delimanores.<br />
Doc pianota sur son boîtier universel. Une sphère de lumière verte de deux mètres cinquante de diamètre se matérialisa dans la salle. Elle ne resta que quelques secondes, et quand elle disparut, l’immortelle Akeydana se tenait à sa place.</p>
<p><br />***</p>
<p>Quand une déesse vous fusille du regard, il vaut mieux y être préparé. Doc avait beau le savoir, c’est une leçon qu’il oubliait régulièrement. Dès que les yeux d’un bleu profond d’Akeydana se posèrent sur lui, le malheureux scientifique reçut un coup de boutoir invisible qui l’envoya percuter violemment la paroi.<br />
À travers ses larmes de douleur, il distingua à peine la silhouette élancée de la déesse qui lui tendait la main. Il la prit et elle le releva sans douceur, ce qui lui arracha un grognement de douleur.<br />
– Je t’ai dit un milliard de fois que je ne tolère pas d’être téléportée sans autorisation, dit Akeydana d’un ton tranchant.<br />
– J’avais oublié, bredouilla Doc, confus.<br />
Elle se tourna vers son époux, Mirlo.<br />
– J’aurais dû me douter que tu étais également dans le coup.<br />
Le sourire que Mirlo avait arboré dès l’arrivée de sa femme se figea sur ses lèvres.<br />
– Ce n’est pas ma faute, ma chérie, je t’assure que…<br />
– Quand donc te décideras-tu à grandir ?<br />
– J’ai l’éternité pour ça, bougonna Mirlo. Et moi aussi je suis ravi de te revoir, au fait.<br />
Akeydana haussa les épaules avec dédain et Mirlo se réfugia dans un mutisme prudent. Il connaissait assez sa femme pour savoir qu’il allait devoir attendre qu’elle se calme avant que leurs relations ne se normalisent. Elle avait ses humeurs. Le tout était de ne pas se retrouver au mauvais moment au mauvais endroit.<br />
Elle se crispa en remarquant l’imposante silhouette de Xol.</p>
<p>Ce dernier, à son arrivée, avait bombé le torse et mis ses mains sur ses hanches, en une posture déterminée. Malgré les dires de ce pitre de Mirlo concernant sa femme, il ne sentait pas en danger. Il n’en restait pas moins sur ses gardes, prêt à tout.<br />
Sa vigilance s’était pourtant vite émoussée. Il avait beau être Xoresh, la beauté de l’humaine Akeydana, l’aura charismatique de sa présence le touchaient, perçaient ses défenses.<br />
Akeydana était vêtue d’une simple tunique blanche, ornée de liserés dorés, sans manches et qui descendait sous les genoux. Xol sentit une bouffée de chaleur l’envahir. Comment une humaine pouvait-elle exercer un tel charme sur lui ? Il s’assura que ses défenses mentales étaient dressées, et ne fut paradoxalement pas très rassuré de constater que c’était bien le cas. Comment était-il possible qu’il tombât sous le charme de cette femme ?<br />
L’intérieur du vaisseau, la présence des deux autres immortels semblait presque effacée. Xol ne voyait qu’Akeydana. Comme si elle attirait la lumière…<br />
Il marcha résolument vers elle, ignorant la crispation instinctive de Mirlo. Doc et Akeydana ne bougèrent pas d’un poil, pour des raisons bien différentes : Doc parce qu’il ne voulait pas mourir… encore. S’il avait pu se fondre dans les murs, il ne se serait pas gêné. Akeydana, elle, attendait la suite des événements, circonspecte.<br />
Xol s’arrêta à une longueur de bras d’Akeydana et s’inclina bien bas devant elle, avant de mettre un genou à terre et de la prendre délicatement par la main. Mirlo retint son souffle quand le Xoresh fit un baisemain à sa femme, et il renforça au maximum les défenses de son corps. Si Akeydana le prenait mal, il y allait avoir du grabuge. La planète risquait l’annihilation…<br />
– Ô ma dame, c’est un honneur pour moi de vous rencontrer. Je parcours les cieux depuis des siècles et pourtant, j’ai l’impression qu’avant cet instant, je n’avais fait qu’effleurer la surface du concept qu’on nomme beauté. Désormais, j’en connais pleinement le sens. Les merveilles de l’univers me sembleront bien fades face au doux souvenir de votre perfection. Mon nom est Xol, dieu-roi des Xoresh… que vous connaissez sous le nom de Guzruns, d’après les dires de vos compagnons.<br />
Un sourire discret vint fleurir les lèvres d’Akeydana, et Mirlo fut estomaqué de voir tant de tendresse dans les yeux de sa femme quand elle les baissa sur Xol. Pour qui se prenait-il, celui-là ? Et elle… À quoi jouait-elle donc ?<br />
– Relevez-vous, mon ami, répondit-elle dans un sourire éclatant. Je ne mérite pas tant de considérations.<br />
– Je suis d’ac… intervint un Mirlo aussi remonté que jaloux, avant de s’interrompre brusquement en prenant conscience qu’il ne valait mieux pas finir sa phrase.<br />
Quand Xol et Akeydana posèrent un regard dédaigneux sur lui, il crut qu’il allait exploser, d’autant que Xol tenait toujours sa femme par la main. Et que cela n’avait pas l’air de la déranger, au contraire.<br />
Ignorant délibérément son mari, Akeydana prit Xol par le bras et se mit à faire quelques pas avec lui. Un Mirlo rouge pivoine se contint difficilement face à tant de désinvolture et de complicité, comme si le couple qu’il fusillait du regard se connaissait depuis toujours.<br />
– Vous appartenez au peuple des Xoresh, dites-vous, mon cher ? Voilà qui est très intéressant. J’ignorais cette dénomination pour un peuple que j’ai par ailleurs côtoyé par le passé, même s’il ne m’évoque que des mauvais souvenirs.<br />
– Vous m’en voyez fort marri, ma chère. Pour ma défense, je me dois de reconnaître que j’ignorais l’existence de cette branche de mon peuple. Sinon, soyez certaine que jamais ils ne vous auraient importunés, les vôtres et vous. Je n’aurais pas permis une telle attitude et ils auraient été châtiés comme il se doit.<br />
– Je vous en suis fort reconnaissant, mon ami, et ravie d’apprendre que les Guzruns ne sont pas représentatifs de votre peuple. Me ferez-vous le plaisir de m’en dire plus sur les vôtres ?<br />
– Je suis à votre entière disposition.<br />
– Dans ce cas, souffrez que je vous offre l’hospitalité.<br />
Akeydana lâcha enfin Xol et Mirlo en fut soulagé. Mais pas pour longtemps : la douceur et le sourire de sa femme disparurent par enchantement, remplacés sur-le-champ par une expression autoritaire de mauvais aloi.<br />
– Doc, tu vas téléporter mon invité et moi-même au palais d’Arlegeos.<br />
– Arlegeos, notre palais le plus prestigieux ? demanda un Mirlo boudeur. Tu es sûre que tu n’en fais pas un peu trop ? Tu ne sais rien de ce type, il pourrait être extrêmement dangereux et cacher sa vraie nature ! Il affirme que les Guzruns sont des anomalies, mais et s’ils étaient vraiment représentatifs des Xoresh ? Tu y as songé ?<br />
– Contrairement à toi, je sais jauger les gens, répliqua-t-elle. Et je possède des armes que tu n’as pas, en cas de besoin ! Doc, tu es prêt ?<br />
– Les coordonnées sont entrées, répondit Doc, presque au garde-à-vous.<br />
– Parfait ! Une dernière chose, les enfants : je ne veux évidemment pas vous voir traîner du côté du palais d’Arlegeos dans les prochains mois !<br />
– Prochains… <em>mois</em> ? murmura Mirlo tandis qu’Akeydana retournait auprès de son invité.</p>
<p>– Vous êtes prêt, mon cher ?<br />
– Faites de moi ce que vous voudrez, ô ma dame.</p>
<p><br />***</p>
<p>Un long silence s’abattit sur les lieux après la disparition de Xol et d’Akeydana, finalement rompu par Doc.<br />
– Je pense qu’elle est toujours fâchée après toi.<br />
– Elle exagère, ça fait déjà six mois.<br />
– Bah, elle a fait bien pire !<br />
– Tu peux arrêter de retourner le couteau dans la plaie, s’il-te-plaît ?<br />
– Ah oui, pardon. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? Je crois que je vais surseoir à mes recherches sur les Xoresh. Si je disséquais les siens, je pense que Xol le prendrait mal.<br />
– Hum… Tu disais l’autre jour que Minos préparait sa fête d’anniversaire sur Lanco Beach II ?<br />
– En effet. Et apparemment, il a encore eu la folie des grandeurs, sur ce que j’ai pu en voir.<br />
– Parfait ! Une bacchanale, c’est exactement ce qu’il me faut ! Allons-y, Doc !<br />
– Tu es bien sûr que…<br />
– Certain ! Téléporte-nous !<br />
– Akeydana va te tuer.<br />
– Je m’en contrefiche !<br />
– Bon, dans ce cas… c’est parti.</p>Betty Larium IV [3 sur 4]urn:md5:6c919210fa55a344dff0be0484bd208c2011-12-10T08:41:00+01:002013-07-08T16:18:01+02:00SrédéricLes Immortels de DelimanoresAkeydanaaliensbetty lariumdelimanoresDocimmortelsmirlonouvellescience-fictionécriture<p>Et voici la troisième et avant-dernière partie, où l’on fait enfin connaissance avec deux des Immortels de Delimanores. Partie qui est également l’occasion de changer complètement de registre…</p> <h2>Doc et Mirlo</h2>
<p><em>Jour 12</em></p>
<p>– Mirlo ? Où es-tu ? Mir…<br />
Doc s’arrêta brusquement, devant l’évier. Une paire de jambes en dépassait, tournée vers le ciel. Il se rapprocha et contempla l’étrange spectacle : au-delà des jambes, les hanches allaient en rétrécissant, en direction de la bonde, dans laquelle le reste du corps, étiré au maximum, avait disparu. Doc se gratta le menton, puis l’arrière du crâne, marmonna « <em>D’accord, d’accord</em> », avant de reprendre :<br />
– Euh, Mirlo, tu m’entends ? Ou tu n’as plus d’oreilles, peut-être ?<br />
– Si, si, je t’entends, lui répondit une voix étouffée. Attends un peu, je…<br />
Le corps de Mirlo ressortit lentement par la bonde, amas de chair informe et rosâtre. Peu à peu, il reprit son apparence habituelle, visage poupin, cheveux couleur de paille et franc sourire aux lèvres.<br />
– À quoi tu joues ? demanda Doc.<br />
– J’ai perdu mon alliance en me lavant les mains, dit Mirlo en jouant avec un anneau d’or. Il fallait absolument que je la récupère. Tu sais comment est Akeydana…<br />
– Hum, oui. Il est certain que tu aurais entendu parler du pays si tu l’avais effectivement égarée. Ta femme peut être si… euh… ombrageuse, par moments.<br />
– Oui, bref, coupa Mirlo, qu’est-ce que tu voulais ?<br />
– Euh… d’accord, d’accord. J’ai capté un signal de détresse, écoute ça.<br />
Il tapota un petit boîtier qu’il avait à la main, et une voix entrecoupée de parasites se fit entendre.<br />
« <em>Ici… L… Seld… col… ie… Bet… rium… soin… aid… der… surv… ant… mor… onstr…</em> ».<br />
– On ne comprend pas grand-chose, dit Mirlo. C’est de l’espéranto, non ?<br />
– Exact.<br />
– Donc, des Terriens. Doc, tu sais très bien que les Terriens détestent qu’on mette notre nez dans leurs affaires. Je te rappelle qu’ils nous l’ont fait comprendre plus d’une fois.<br />
– Je sais, fit Doc en riant, je me souviens encore de la bombe nucléaire portative qu’ils nous ont envoyé la dernière fois. C’était…<br />
– … pas très drôle, coupa Mirlo. Je te rappelle que j’ai dû attendre deux mois que ton corps se reconstitue. En tout cas, ton message est tout pourri. Tu n’as pas réussi à mieux le filtrer ?<br />
– Si, le séquenceur de langage a fait du bon boulot, une fois de plus. Écoute la version reconstituée selon les intonations et après filtrage des parasites :<br />
« <em>Ici Loof Seldon de la colonie Betty Larium IV, nous avons besoin d’aide, je vous en prie</em> ! <em>Je suis l’un des derniers survivants, tous les autres sont morts ou ne vont pas tarder à l’être. Les monstres les ont tués</em> ! »<br />
– Alors, Mirlo, qu’est-ce que tu en dis ? s’enthousiasma Doc. L’occasion est belle, non ?<br />
– L’occasion pour quoi ? Tu as entendu ce pauvre gars. Comme d’habitude, ces imbéciles de Terriens ont fait n’importe quoi et visiblement, ils en ont payé le prix. Je ne vois pas ce qu’on a à voir là-dedans. Surtout qu’ils ont demandé des renforts. Personnellement, je n’ai pas envie de me retrouver nez à nez avec des Terriens.<br />
– D’accord, d’accord, mais tu ne sais pas tout, mon ami. Leur signal n’est jamais arrivé à bon port. La comète Doc145876 était sur la trajectoire de leur message, et elle en a dispersé les ondes. Ils n’auront pas de renforts, on peut donc y aller sans risque. Ça va être l’occasion de rencontrer une nouvelle espèce, celle qui a décimé cette colonie. Ça ne te réjouit pas un peu ? Nous allons faire reculer les limites de l’ignorance ! Et puis on va pouvoir étudier en détail les dernières technologies spatiales des Terriens, histoire de voir s’ils font des progrès.<br />
– Ça ne m’enchante pas plus que ça, à vrai dire. Pourquoi tu ne demandes pas à Minos de t’y accompagner ? Je suis sûr que ça lui plairait plus qu’à moi.<br />
– Il était mon premier choix, mais a refusé : il prépare sa fête d’anniversaire sur Lanco Beach II.<br />
– Encore une orgie en perspective, soupira Mirlo.<br />
– Alors, tu viens avec moi ?<br />
– Tu y tiens vraiment, n’est-ce pas ?<br />
– Oui !<br />
– C’est bon, allons-y. Le translateur est prêt, je suppose ?<br />
– À vrai dire, je préférerais que nous y allions avec la navette. Comme ça, on pourra s’arrêter aux alentours de la comète Doc145876, pour en savoir plus à son sujet.<br />
Mirlo leva les yeux au ciel.<br />
– Tu ne crois pas que cette manie d’affubler les comètes que tu découvres d’un chiffre précédé par ton nom est un signe d’ego un peu trop développé ?<br />
– Euh, non, pourquoi ?</p>
<p><em>Jour 16</em></p>
<p>Quatre jours en navette. Mirlo avait beau être immortel, il avait trouvé ce laps de temps interminable. Doc était plongé dans des recherches dont Mirlo, avec le recul de centaines d’années, savait qu’il ne valait mieux pas le sortir. S’en suivraient de longs discours d’explication de la part du savant, auxquels Mirlo ne comprendrait rien. Doc lui avait pourtant fait la leçon plus d’une fois : avec l’éternité d’espérance de vie dont il disposait, il aurait pu apprendre tous les secrets de l’univers. À chaque fois, Mirlo avait éludé. Sa priorité allait à ses perceptions, d’autant plus depuis le jour déjà lointain qu’il pouvait <em>adapter</em> sa forme physique à ce qu’il voulait.</p>
<p>Ce fut un grand soulagement pour Mirlo quand ils atterrirent sur l’une des plates-formes de la base humaine baptisée par les humains <em>Betty Larium</em>. Il ignora consciencieusement les marmonnements de Doc, qui avait découvert cette planète des millénaires plus tôt et pestant contre le fait qu’elle ne portait pas son nom. Mirlo faillit rappeler à Doc qu’il ne revendiquait jamais auprès des autorités galactiques la paternité de la découverte des nombreux corps spatiaux sur lesquels il avait été le premier à mettre la main. Idée par ailleurs ridicule : comment avouer aux espèces peuplant la galaxie sans les vexer que le plus grand découvreur de corps célestes de tous les temps était immortel ? Ça aurait été leur faire comprendre que tous leurs efforts en la matière étaient vains, qu’ils seraient toujours devancés.</p>
<p>À Doc penché sur les senseurs, il demanda :<br />
– Alors, ça donne quoi ?<br />
– J’ai détecté des vaisseaux lorsque nous étions en approche, mais à l’opposé de notre trajectoire.<br />
– Ah.<br />
– Tu comprends ce que cela implique ?<br />
– Euh, à vrai dire non, pourquoi ? Je devrais ?<br />
– Ils se cachaient ! Heureusement, nos senseurs sont sans nul doute les plus puissants et les plus précis de la galaxie. Tu te souviens quand j’ai soutenu à Akeydana que nous pouvions démultiplier notre puissance si je mettais en pratique les…<br />
– Je m’en souviens, mon vieux, je m’en souviens. S’ils se cachent, c’est qu’ils savent que nous arrivons, non ?<br />
– Bah, nous sommes immortels, rétorqua Doc dans un sourire.<br />
– Oui, c’est tellement agréable de mourir des centaines de fois, marmonna Mirlo. Et dans la base, il y a des signes de vie de ces types ?<br />
– Hum… non, mais c’est étrange, je crois que nous sommes brouillés, au moins partiellement. Il y a des humains, ça c’est sûr, mais il y a peut-être autre chose… je n’en suis pas certain.<br />
– Tu me déçois, asséna perfidement Mirlo, content de voir que son compagnon rencontrait déjà des limites au niveau de la technologie, lui qui se targuait d’être le meilleur ingénieur de la galaxie… depuis trop de siècles !<br />
Il regretta d’avoir fait montre de méchanceté gratuite quand il vit l’air malheureux sur le visage de son ami. Doc pouvait être si sensible par moments.<br />
– Je suis désolé, Mirlo, mais pour savoir ce qui se passe sur la base, il va falloir y entrer.</p>
<p>Doc enfila laborieusement un scaphandre, aidé par Mirlo. Ce dernier se pencha sur les senseurs, analysa les gaz et la pression ambiante afin de savoir comment il pourrait <em>adapter</em> son corps à l’environnement. Par la pensée, il modifia les interactions et les limites de son corps afin qu’ils puissent résister aux contraintes définies par les analyses des senseurs.<br />
Après s’être consultés pour s’assurer que chacun était prêt, ils actionnèrent la commande d’ouverture de la navette.</p>
<p>Ils rallièrent l’entrée sans le moindre problème. Ils n’eurent pas à se poser la question de pirater les codes d’ouverture de la base : le sas était défoncé, sans nul doute suite à l’effet d’un explosif sur la porte. Les humains, comme beaucoup d’autres espèces, érigeaient des sas pressurisés pour faire le lien entre l’atmosphère des planètes et l’intérieur des bases. Dès lors, il serait peut-être impossible pour Mirlo et Doc de rentrer dans la base car la sécurité automatique serait certainement branchée.<br />
Doc actionna les commandes, qui refusèrent de coopérer. Il sortit un petit appareil de sa poche en grommelant et l’appliquant près du cadran permettant de rentrer un code valide. Il pianota un bon moment sur son appareil et enfin, un voyant vert s’alluma sur la porte.<br />
– Nous n’aurons que deux secondes avant que les systèmes de secours prennent le relais et referment automatiquement la porte. Mirlo, viens à côté de moi et prépare-toi à entrer.<br />
– OK, rétorqua son ami sans enthousiasme.<br />
Tout se passa bien et ils se retrouvèrent dans la coursive d’entrée du <em>Betty Larium</em>. La porte se referma derrière eux, assurant ainsi que l’atmosphère reste respirable pour les humains de l’intérieur de la base.</p>
<p>– Alors ? demanda Mirlo à Doc, déjà penché sur son boîtier universel.<br />
– Il y a de drôles de signaux, je dois dire…<br />
– Ils veulent dire quoi ?<br />
– Et bien… je n’en suis pas sûr…<br />
– Quoi ? Tu veux dire que ton super scanneur développé depuis plus de neuf cents ans connaît des limites ? persifla Mirlo.<br />
– Je… dois bien reconnaître que oui. Apparemment…<br />
– Quoi ?<br />
– Du monde va arriver, mais ne me demande pas ce que c’est, je n’en sais rien ! Le scanneur est affolé.<br />
Ils entendirent un halètement et braquèrent leurs yeux sur le bout de couloir, qui se terminait en T. Une humaine jaillit de l’un des corridors et hurla dès qu’elle les vit :<br />
– Dieu soit loué, des humains ! Aidez-moi, par pitié, aidez-moi !<br />
– Tu crois que c’est un piège ? murmura Mirlo à son compagnon.<br />
– À cette distance, difficile à dire, avoua Doc. Le scanner indique que…<br />
Un rugissement de prédateur déchira les couloirs, et la femme humaine accéléra sa course en criant de peur.</p>
<p>Les deux immortels virent une ombre surgir derrière l’humaine et lui sauter sur le dos. Des lames courbes la transpercèrent au niveau de la poitrine et elle tomba, morte avant d’avoir touché le sol. L’humanoïde bondit sur Doc et Mirlo. Les longues lames sortant de l’armure qui recouvrait ses avant-bras étaient dirigées droit vers eux.<br />
– Attention, Doc ! cria Mirlo… trop tard.<br />
Son compagnon eut la gorge transpercée par une double lame. Instinctivement, Mirlo mit sa main devant son visage pour se protéger. Une douleur cuisante plus tard, son avant-bras se détacha du reste de son corps et tomba par terre, tranché par les lames du guerrier impitoyable.<br />
– Euh, nous venons en paix, l’ami, fit Mirlo, penaud et en ignorant la douleur, qu’il avait vécu tant de fois auparavant.<br />
L’être le décapita proprement et s’acharna sur les restes de ses trois victimes, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un tas informe de morceaux de chairs sanguinolentes.</p>
<p><br />***</p>
<p>Le tueur ne s’attarda auprès des dépouilles de ses victimes. Il s’éloigna tout en faisant son rapport à son chef.<br />
<em>Un peu bourrin, le garçon</em>… bougonna l’image éthérée de Mirlo. L’immortel contempla les restes de son corps et soupira. Le tueur n’avait pas fait les choses à moitié…<br />
Mirlo existait sous deux formes : un corps, qui se pliait aux désidératas de son essence, sa deuxième composante, celle qui faisait de lui un être qui ne pouvait pas mourir. À chaque fois que son corps était mutilé ou mis en pièces, comme présentement, son enveloppe psychique restait intacte.<br />
D’une simple pichenette mentale, Mirlo donna l’ordre à son corps de se reconstituer. Ses restes se transformèrent en boules de chair qui commencèrent à s’agglomérer entre elles. En moins de deux minutes, il avait repris l’apparence humaine de trentenaire blond aux yeux bleus qu’Akeydana affectionnait tant.</p>
<p>Il réintégra son corps, s’assit et grimaça en voyant le bain de sang dans lequel il baignait. L’odeur étant aussi infecte qu’écœurante, il boucha ses capacités olfactives par un simple effort de volonté. Ne restait au sol que les morceaux du corps de Doc.<br />
L’immortalité de Doc ne se manifestait pas de la même manière que celle de Mirlo. Quand on tuait le scientifique, celui-ci mourait réellement. Mais dès que la dernière étincelle de vie avait quitté son corps, le processus de résurrection s’enclenchait. Les parties abîmées de son corps se recouvraient d’une sorte de mousse cotonneuse blanchâtre. Si plusieurs morceaux s’étaient désolidarisés, des filaments se créaient pour les lier avant que, centimètre après centimètre, les morceaux se rapprochent jusqu’à se rejoindre enfin. La mousse finissait par fondre quand les organes touchés étaient réparés.<br />
Avec les restes sanguinolents éparpillés un peu partout, Mirlo craignit de devoir attendre des heures la reconstitution du corps de son compagnon. Aussi transforma-t-il sa main en raclette et entreprit-il de rassembler les morceaux en un tas informe. Il savait d’expérience que la résurrection se ferait ainsi plus vite.<br />
Une demi-heure fut nécessaire pour voir enfin Doc inspirer bruyamment, demi-heure durant laquelle Mirlo alla et vint dans le couloir, après avoir profité de ce laps de temps pour augmenter le plus possible la résistance de son corps. Parvenu au point désiré, à savoir une dureté qui le préserverait de n’importe quel coup à l’arme blanche, aussi aiguisée soit-elle, il s’estima satisfait et attendit que son compagnon reprenne conscience.<br />
– Ouch, j’ai un de ces maux de crâne, fit Doc en redressant le buste.<br />
– Routine, Doc, routine.<br />
– Quoi de neuf ?<br />
– Pas grand-chose. Je n’ai vu personne, j’ai entendu des cris, genre torture, de temps à autre. Et quelques explosions et tirs, aussi.<br />
– C’était qui, ce type ?<br />
– Aucune idée, je n’avais jamais vu ce type d’armure avant.<br />
– Moi non plus… ce qui veut dire peut-être dire que nous sommes en train d’établir le contact avec une nouvelle civilisation ! C’est génial ! On y retourne ?<br />
Si Mirlo ne partageait pas l’enthousiasme de son compagnon, il acquiesça tout de même :<br />
– Puisqu’on est là, autant rester jusqu’à ce qu’on comprenne ce qui se passe.<br />
Ce n’est qu’à ce moment que Doc se rendit compte que Mirlo et lui-même étaient nus.<br />
– Ce barbare s’est vraiment acharné sur nous. Dommage que notre immortalité ne s’étende pas à nos vêtements…<br />
– Parle pour toi, ricana Mirlo en transformant une bonne partie de son épiderme en combinaison intégrale.<br />
Doc soupira et chercha des yeux le petit appareil qui leur avait permis d’entrer dans la base. Son boîtier universel, comme il l’appelait. Comme de juste, celui-ci n’avait pas échappé à la furie de leur adversaire et gisait en pièces. Doc tria les pièces et en trouva le « cœur », petit carré d’un centimètre de côté. Il souffla dessus, ce qui enclencha la mise en route des nano-robots ouvriers qui en constellaient la surface. Quelques minutes plus tard, ils eurent fini de reconstruire le boîtier.<br />
Doc l’enclencha, appuya sur une ligne de commande et colla l’appareil contre le mur du couloir. Les nano-robots partirent à l’assaut de la paroi, déstructurant et réassemblant les molécules qui la composait. Ils ne regagnèrent le boîtier qu’une fois leur mission accomplie, à savoir créer de nouveaux vêtements pour Doc.<br />
– Est-ce qu’il existe quelque chose que <em>tu ne peux pas faire</em> avec ce truc ? demanda Mirlo.<br />
– Oh oui, je crois qu’il ne sera jamais au point, répondit Doc en s’habillant. Mais je réfléchis à toute une nouvelle gamme de fonctionnalités qui…<br />
– Je te crois sur parole, coupa Mirlo. On y va ?</p>
<p>Doc n’eut aucun mal à s’orienter dans la base. Les colonies humaines étant préfabriquées, leurs plans étaient les mêmes de planète en planète. Et Doc, féru de connaissances en toutes sortes, avait ces plans dans ses données personnelles depuis des années.<br />
Mirlo marchait devant car il était plus à même de se défendre que son comparse, mais ils ne rencontrèrent personne dans les couloirs. Du moins personne de vivant, car les vestiges d’un assaut se voyaient de temps à autre. Les murs étaient parfois noircis par des impacts et ils virent des restes humains, projetés au plafond ou formant des flaques glissantes au sol.<br />
La salle de commandement était dévastée et vide. Doc n’eut aucun mal à extirper des informations des ordinateurs et des senseurs. Ces derniers lui apprirent qu’il y avait encore quelques êtres vivants dans la base, mais impossible de préciser s’ils étaient Terriens ou non.<br />
– Bon, on fait quoi, maintenant ? demanda Mirlo en étouffant un bâillement.<br />
– J’ai toutes les données concernant les Terriens, j’étudierai ça à tête reposée, une fois qu’on sera rentrés. Par contre, le mystérieux tueur m’intéresse au plus haut point. Et si on allait le capturer ?<br />
– Le capturer ? Bon sang, t’es vraiment pénible avec tes idées saugrenues !<br />
– Saugrenues ? s’offusqua Doc. N’oublie pas la mission suprême que je me suis confié il y a des millénaires de cela : repousser les limites de la connaissance ! À ce titre, il faut que j’en sache plus, que dis-je, <em>que je sache tout</em> sur cet être !<br />
Mirlo soupira.<br />
– OK, allons-y. Mais reste derrière moi. Et n’oublie pas qu’on parle d’un seul être, mais que si ça se trouve, ils sont plusieurs. Tu as détecté combien de formes de vie ?<br />
– Sept.<br />
– Attendons-nous à ce que ces sept-là soient dangereux.<br />
– D’accord. Sois prudent et ne me laisse pas mourir. Je déteste ça…<br />
– Tu n’as qu’à inventer une machine qui te rendrait ta mortalité, si tu veux cesser de ressusciter à tout bout de champ, rétorqua Mirlo.<br />
– Sûrement pas, répondit Doc en souriant. Ça a déjà été très compliqué de mettre au point mon immortalité. Heureusement que Leo était là pour m’aider. Je n’y serais jamais arrivé seul.<br />
– Ça fait longtemps qu’on ne l’a pas vu, celui-là. Je me demande ce qu’il devient.<br />
– Aux dernières nouvelles, il était entré en guerre contre les Colonisateurs. Ils ont eu la mauvaise idée de débarquer dans son secteur galactique.<br />
Ses nouvelles laissèrent Mirlo pensif. Les Colonisateurs disposaient de facultés physiques et psychiques relativement développées, et s’appuyaient sur une technologie aussi puissante qu’éprouvée. Mirlo se demanda de quelle manière ils pourraient s’attaquer à Leo, le droïde immortel aux ramifications insoupçonnables. Heureusement pour les Colonisateurs, Leo avait un bon fond… Il y avait beaucoup de chances pour qu’il les épargne.</p>
<p><br />***</p>
<p>– Bon, d’après les capteurs, si on prend ce couloir on devrait rencontrer quelqu’un, dit Doc en montrant du doigt une direction.<br />
– J’espère, je commence sérieusement à m’ennuyer, répondit Mirlo.<br />
Son ennui se dissipa dès qu’ils eurent franchi un nouveau coude. Au bout du couloir, à cinquante mètres devant eux, l’un des êtres en armure argentée et brillante leur faisait face. Dès qu’il les vit, il marcha sur eux d’un pas décidé. Quand il fit jaillir les lames rétractiles de ses poignets et qu’il les fit crisser contre les murs, Mirlo et Doc se regardèrent, avant d’éclater de rire.<br />
– Ce n’est pas sérieux ! dit Mirlo. J’ai vu ce type de comportement dans des milliers de mauvais films !<br />
– Il est vrai que c’est un beau poncif que voilà ! Il va falloir recommander à ce garçon la lecture de mon ouvrage <em>La coolitude : décryptage du savoir-être</em>.<br />
Peut-être vexée, la créature se mit à courir avant de bondir sur eux. Il fut cueilli par un coup de poing de Mirlo, qui l’envoya valdinguer plusieurs mètres en arrière.<br />
– Aïe, dit Mirlo, je n’ai pas assez renforcé la résistance de mon corps. Arrangeons-ça…<br />
– Attention, il… commença Doc.<br />
Il ne put en dire plus : l’être en armure s’était déjà relevé et les arrosait de tirs de laser. Mirlo en encaissa quelques-uns avant que son corps ne devienne assez solide pour y résister. Il se tourna vers son comparse et dit :<br />
– Fais gaffe, Doc, ça fait mal et…<br />
Mirlo se tut en voyant son ami au sol, criblé d’impacts, dont un au milieu du front. Mort. Il se sentit vaguement coupable, car c’était à lui de les protéger tous deux.
<em>Bah, je ferai mieux la prochaine fois</em>… pensa-t-il, avant de reporter son attention vers l’humanoïde en armure. <em>À nous deux, mon gars</em>…<br />
L’immortel ne put faire que deux pas vers son ennemi, car celui-ci lui tira à nouveau dessus. Un projectile, et non plus un laser. L’objet rebondit sur le torse de Mirlo et tomba à ses pieds.<br />
– Raté ! cria joyeusement Mirlo, avant d’être déchiqueté par l’explosion de l’objet, micro-bombe de son état.<br />
L’image éthérée de Mirlo fronça les sourcils. <em>Ça commence à devenir vexant, quand même</em>… Il contempla le désastre : son corps était en miettes, et celui de Doc avait subi de nouveaux dommages. L’être en armure se tenait immobile, aux aguets. Prêt à tirer. <em>Bon, va falloir le prendre au sérieux un minimum</em>, conclut Mirlo.<br />
Il lança un ordre mental aux morceaux de son corps, et ils se transformèrent en boules rosâtres qui roulèrent les unes vers les autres. L’ennemi n’hésita pas et tira dessus à tout-va. En vain, car cette fois-ci Mirlo les <em>auto-renforça</em> suffisamment. Sans doute trop, même. À sa connaissance, rien dans cette galaxie n’aurait pu les détruire. En tout cas, la nouvelle série de micro-bombes lancée par l’assaillant ne leur fit aucun dégât, contrairement au couloir dont les murs furent défoncés et éventrés. Bientôt, le corps de Mirlo fut à nouveau opérationnel, aussi le réintégra-t-il.</p>
<p><br />***</p>
<p>Le Xoresh, engoncé dans son armure, était perplexe. Il aurait été cloué de peur s’il avait été capable de ressentir cette émotion. Au lieu de cela, il se permit de se réjouir. Quel incroyable défi lui était offert, à la mesure de ses talents de guerrier !<br />
Il ouvrit tous les canaux de puissance de son armure de combat et courut sur son adversaire. L’exosquelette de son armure multipliait sa force physique, mais aussi sa vitesse. Il attaqua de tous côtés, si vite que l’œil ne pouvait pas le suivre. Du moins un œil normal. Celui de Mirlo s’émerveilla de voir un être humain doté de telles capacités physiques, mais il n’eut aucun mal à parer tous les coups. Son corps supporta tout : les griffes métalliques du Xoresh glissaient sur sa peau, ses coups ne lui faisaient aucun mal, même quelques projectiles explosifs lancés presque à bout portant ne lui firent que l’effet de courants d’air.<br />
Le Xoresh refusa d’en démordre. Mirlo sentit comme une sonde pénétrer son esprit. Il la repoussa d’une simple pichenette mentale, qui fit vaciller le Xoresh. Celui-ci se tourna à nouveau vers Mirlo et lança un nouveau projectile, fumant celui-ci. L’immortel sentit son corps ralentir, s’engourdir… avant de disperser aussitôt le poison paralysant.<br />
Mirlo n’était pas inquiet. Il était plus que jamais certain que rien ne pourrait lui arriver. Mais il ne put s’empêcher d’éprouver une certaine admiration pour l’être qui lui faisait face. Mortel comme immortel, l’issue du combat ne faisait aucun doute, et pourtant, l’autre insistait. <em>Belle démonstration de volonté farouche</em>, se dit Mirlo. <em>Mais ça ne suffira pas</em>.<br />
Mirlo sentit tout de même ses propres forces décliner. Remodeler, renforcer son corps en permanence était épuisant. Heureusement pour lui, sa résistance s’était particulièrement accrue avec les siècles.<br />
Quand le Xoresh rompit l’engagement et effectua un roulé-boulé pour se mettre hors de portée de Mirlo, celui-ci pensa avoir gagné la partie. Pas longtemps. Le Xoresh attrapa le tube attaché dans son dos, fit quelques réglages en moins d’une seconde et tira.<br />
Mirlo ne bougea pas. Il s’était attendu à recevoir instantanément un projectile, or l’espèce de bille bleue expulsée par le tube, et qui ressemblait à une bulle de savon, voleta paresseusement dans sa direction. Nouvelle bombe destinée à exploser en arrivant près de lui ? Mirlo haussa les épaules et marcha vers le Xolesh. Il passa juste à côté de la bille, mais la vit du coin de l’œil incurver sa trajectoire et accélérer jusqu’à se jeter sur lui.<br />
– Bon sang, une technologie de dissociation moléculaire ! s’écria la forme éthérée de Mirlo, dont le corps venait d’être désintégré.<br />
Sous cette forme, nul ne pouvait le voir ni l’entendre, aussi le Xoresh ne réagit-il pas. Tout au plus poussa-t-il un long rugissement. Sans doute de défi et de joie, de l’avis de Mirlo. Puis l’être fit demi-tour et quitta les lieux. Il ne chancelait presque pas.<br />
<em>Cette fois-ci, on arrête les gentillesses</em>… pensa l’immortel en ordonnant à nouveau à son corps de se reconstituer.</p>
<p><br />***</p>
<p>Même s’il était impatient d’en découdre, Mirlo dut attendre la résurrection de Doc. Heureusement, elle ne prit pas trop de temps. La patience de Mirlo n’était pas aussi infinie que sa longévité.<br />
– Deux fois dans la même journée, bougonna Doc, ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé. Je croyais que tu me protégeais ?<br />
– Désolé, j’ai été surpris.<br />
– Où est-il ?<br />
– Il est parti. J’attendais que tu récupères avant d’aller à sa poursuite.<br />
– Il t’a échappé ? J’ai du mal à le croire !<br />
– Et pourtant… Il a utilisé une technologie de dissociation moléculaire. Ce qui est très gênant : je ne suis pas certain de pouvoir consolider mon corps au point de pouvoir résister à ce type d’arme. L’option numéro deux consisterait à me faire tuer, encore et encore, jusqu’à ce que son arme soit vide.<br />
– Et si elle a une durée de vie de plusieurs milliers de coups ?<br />
– J’y ai pensé aussi.<br />
– Quelle est ta conclusion ?<br />
– Je n’en ai pas. Tout ce que je sais, c’est que ce type commence à me courir sur le haricot, et que je ne vais pas en rester là. De ton côté, que comptes-tu faire ? M’accompagner, au risque de mourir une troisième fois aujourd’hui ? Ou préfères-tu m’attendre à la navette ? <br />
– Je viens avec toi, bien sûr ! Par contre, ce serait bien qu’on ait un moyen de défense contre cette technologie de dissociation de molécules. Et je crois que j’ai une idée… il faut juste que je procède à quelques calculs et autres projections, dit-il en commençant à pianoter sur son boîtier.<br />
– J’espère que tu n’en as pas pour des heures ? s’enquit un Mirlo qui tenait de moins en moins en place.<br />
– N’avons-nous pas l’éternité devant nous ?<br />
– Nous, oui, mais ce type en armure, j’en doute. Si tu penses que ça va te prendre plus de quelques minutes, laisse tomber. Je l’aurais en confrontation directe.<br />
– C’est jouable, mais c’est assez compliqué tout de même. Il s’agit de mettre en place une sorte de champ de force qui…<br />
– Stop ! Tu sais bien que tes explications ne m’intéressent pas ! Allons-y, tu feras tes bidouilles sur en chemin, assez perdu de temps !<br />
– Bidouilles, bidouilles, grommela Doc en se mettant en route sans lâcher son boîtier. Ce genre de bidouilles, comme tu dis, me vaudrait les plus grand prix de physique appliquée sur plus d’une planète, y compris parmi les civilisations soi-disant les plus évoluées.</p>
<pre></pre>
<p>Mirlo était déterminé à remporter la victoire sur l’inconnu en armure. D’un côté, il était ulcéré de constater qu’un simple mortel fut capable de lui résister. D’un autre côté, cette résistance ne manquait pas de faire monter l’adrénaline en lui, ce qui lui arrivait trop rarement ces temps-ci. C’était pourtant dans ces moments-là qu’il se sentait le plus vivant.<br />
Ils traversèrent trois couloirs sans rencontrer âme qui vive, et Mirlo sentit la moutarde lui monter au nez. Les lieux auraient-ils été abandonnés depuis leur dernière escarmouche ? Cette éventualité augmenta sa mauvaise humeur. Si elle s’avérait, il n’aurait pas droit à sa revanche…<br />
– Ohé ! Y’a quelqu’un ? cria-t-il.<br />
– Mais enfin, qu’est-ce que tu fais, Mirlo ? chuchota Doc. On va t’entendre !<br />
Mirlo fusilla du regard le scientifique, qui n’insista pas :<br />
– Oui, bon. D’accord. Fais comme tu veux…<br />
Le coude suivant franchi, Mirlo fut soulagé : l’être en armure lui faisait face… ainsi que son clone ou son jumeau. Son assurance baissa d’un cran. Déjà qu’il s’était fait vaporiser à un contre un…<br />
– Euh, Doc ? Ton champ de force machin, il est prêt ?<br />
– Non, répondit sèchement l’interpellé en levant les yeux de son boîtier. Si tu crois que… Mais… mais… mais… ils sont deux, maintenant ?<br />
Mirlo grogna une réponse indistincte. Il <em>consolida</em> son corps, en transmettant tout particulièrement de la résistance à ses bras et ses mains. Jamais il ne les avait autant renforcés. <br />
Quand les deux Xoresh firent feu de leurs lasers, il courut à leur rencontre. Doc, lui, alla se cacher dans le couloir précédent pour continuer ses calculs. Un mauvais coup était si vite arrivé… <br />
Pour évaluer sa nouvelle force, Mirlo frappa l’un des Xoresh à la tête : le casque intégral de la créature vola en éclats et son crâne explosa comme une citrouille trop mûre. Il fut lui-même surpris par un tel pouvoir destructeur, et ce laps de temps fut mis à profit par l’autre Xoresh pour se mettre hors de portée.<br />
Quand le non-humain empoigna le tube dans son dos, Mirlo n’en eut cure et marcha droit sur lui. La bille bleue vola vers lui. Il tendit la main pour l’attraper et referma son poing dessus. Un picotement, parti de sa main, lui remonta jusqu’à l’épaule, mais ses molécules ne disparurent pas. Il sourit à l’être en armure. Il avait trouvé le bon dosage pour sa force. La suite allait être du gâteau.</p>
<p><br />***</p>
<p>– Doc ? demanda Mirlo en surgissant brutalement devant son comparse, qui sursauta pour le coup.<br />
– Ne recommence jamais ça, tu m’as fait une peur bleue ! Et non, je n’ai encore fini. Il y a des paramètres très subtils à calculer à la décimale près, et…<br />
– Je m’en moque, Doc, je m’en moque, dit Mirlo d’un ton badin. Tiens, regarde ce que j’ai là.<br />
Mirlo leva le bras, au bout duquel il exhiba la dépouille du deuxième Xoresh. L’être pendait comme un pantin désarticulé, et son armure était défoncée en plusieurs endroits.<br />
– Je te le laisse si tu veux l’étudier, je vais voir s’il y en a d’autres, lança joyeusement Mirlo.<br />
Doc secoua la tête, désabusé par l’infantilisme de son compagnon. Mais il reporta vite son attention sur ses activités. Ses yeux allèrent plusieurs fois de son boîtier à l’être en armure, comme s’il hésitait à privilégier l’un ou l’autre. En fin de compte, il choisit de terminer son programme sur le boîtier : si jamais l’un des êtres échappait à Mirlo, il aurait au moins le moyen de survivre à la confrontation. Sauf qu’il se rendit compte que la protection qu’il cherchait à mettre en place était destinée à Mirlo qui, contrairement à lui, disposait d’autres moyens de se défendre. En quoi la protection anti-dissociation moléculaire servirait-elle à Doc s’il se faisait étriper ou tirer dessus ? Il soupira et continua tout de même : le programme était un concept très intéressant à développer, et le mort ne risquait pas de bouger.</p>
<p><br />***</p>
<p>Pouvoir se défouler fit du bien à Mirlo. Il eut tout de même un éclair de conscience qui le laissait quelque peu penaud : s’acharner ainsi sur de pauvres mortels pouvait sembler indigne pour un être aussi puissant que lui. Il étouffa ce remords passager. Après tout, il avait affaire à des tueurs impitoyables, et c’était eux qui l’avaient cherché !<br />
Sa traque se passait bien. Doc avait parlé de sept êtres vivants. Après sa première victime, Mirlo avait croisé le chemin de cinq autres des êtres en armure. N’en restait donc logiquement plus qu’un, à moins qu’un des Terriens ait réussi à échapper à la curée, caché quelque part.<br />
Il eut vite la réponse quand il fut attaqué par le dernier des Xoresh. Tirs laser, micro-bombes et billes dissociatrices de molécules, tout y passa en vain. Contrairement à ses prédécesseurs, celui-ci ne chargea pas une fois qu’il se fut rendu compte que ses armes étaient obsolètes. Au contraire, il fit demi-tour et Mirlo l’entendit courir. <br />
L’immortel trouva cela suffisamment louche pour se lancer à sa poursuite. À tous les coups, l’humanoïde avait un autre atout dans sa manche. Mirlo ne l’imagina pas une seconde fuir. Les autres avaient démontré que ce n’était pas le genre de la maison.<br />
Le bougre courait vite, malgré son armure, et Mirlo eut du mal à suivre. Il le retrouva coincé au bout d’un couloir, face à un sas pressurisé. Il se tourna vers Mirlo et l’attendit, impassible. Si l’immortel se demanda si l’autre ne lui avait pas préparé une embuscade, cela ne l’empêcha pas d’avancer calmement vers lui.
Quand seulement deux mètres les sépara, le Xoresh appuya sur une série de touches sur le panneau de contrôle du sas. <em>Ah, c’était donc ça</em> ! se dit Mirlo. Le sas s’ouvrit et l’air contenu dans le couloir fila vers l’extérieur en sifflant. Mirlo avait déjà adapté son corps pour que celui-ci puisse se passer d’oxygène. Il gratifia le Xoresh d’un sourire dédaigneux.<br />
L’être dut comprendre qu’il n’était pas au bout de ses peines car il tourna les talons et s’enfuit derechef, en franchissant le sas. Mirlo lui emboîta le pas, et accéléra quand il vit l’humanoïde entrer dans la soute d’un vaisseau stationné non loin de là. Pas question de le laisser s’enfuir ! Abandonnant toute prudence, il franchit la rampe de la soute en courant et s’engouffra dans une coursive étroite. Un bruit sur sa droite le guida dans un corridor adjacent, qui déboucha sur une salle encombré d’équipements électroniques. En son centre, un cylindre transparent courait du sol au plafond, et à l’intérieur duquel jaillit une fumée noire. Sur la droite, le Xoresh pianotait sur une console.<br />
Mirlo ne savait pas ce que l’autre lui préparait, mais il s’en moquait : il était trop tard. Comme ses congénères, il ne survivrait pas à sa rencontre avec Mirlo.
C’est alors que les yeux de l’immortel tombèrent sur le cylindre. Même à travers l’épaisse fumée, il distingua une silhouette… qui n’était pas là quelques secondes auparavant ! <em>Téléportation</em> ? s’interrogea Mirlo.<br />
Le cylindre s’ouvrit par le bas et disparut au-delà du plafond. Un rictus de haine déforma le visage de Mirlo quand il reconnut l’être qui lui faisait face et dardait ses yeux ardents dans les siens.</p>Betty Larium IV [2 sur 4]urn:md5:57dc5d677fabfeca3edf4b12f14835482011-12-09T21:39:00+01:002013-07-08T16:20:37+02:00SrédéricLes Immortels de Delimanoresbetty lariumdelimanoresimmortelsmirlonouvellescience-fictionécriture<p>Allez, retour aux affaires et à une activité normale, à savoir la reprise de mes mises à jour du blog. Voici donc la suite de Betty Larium IV, avant le troisième morceau demain et le dernier dimanche.</p>
<p>Bonne lecture !</p> <h2>Tueries</h2>
<p><em>Jour 10</em></p>
<p>Une secousse impressionnante ébranla l’infirmerie, et les trois hommes se retrouvèrent à terre. Avant qu’ils ne puissent se relever, tout l’équipement électronique rendit l’âme. Au bout de quelques secondes, le générateur de secours prit le relais.<br />
– Mais qu’est-ce qui se passe, bon dieu ? s’exclama Riley, tout en préparant son matériel de défibrillation.<br />
Personne ne put lui répondre.</p>
<p>L’alarme principale retentit à travers tout le complexe. Les portes étanches prévues pour éviter une décompression se fermèrent.<br />
Rashvilu se précipita sur l’intercom général, mais ne put prendre la parole, le réseau étant déjà saturé par des dizaines de plaintes visant à demander des explications. Pire, des hurlements se firent entendre. Ce qui ressemblait à des détonations retentit également, avant que des parasites ne viennent s’abattre sur toutes les fréquences.</p>
<p>– Qu’est-ce qui se passe, bon sang ? hurla Riley, presque heureux d’avoir un prétexte pour se détourner du cadavre de Mary.<br />
Rashvilu se contenta de hausser les épaules d’ignorance. Il ne tarda pas à se précipiter sur le panneau de commande adjacent à la porte, et entreprit de dévisser la plaque qui recouvrait les circuits.<br />
– Qu’est-ce que tu fiches ? demanda Everett.<br />
– Si je peux bidouiller le système de fermeture, on pourra sortir et aller voir ce qui se passe.<br />
– Non, mais tu es malade ? Si les portes se sont fermées, il doit bien y avoir une raison, non ? On perd sûrement de l’air quelque part !<br />
– Ça me semble vraiment improbable, répondit Rashvilu en terminant d’ôter la plaque. Il doit y avoir un dysfonctionnement quelque part, voilà tout.<br />
Riley l’attrapa par le bras.<br />
– Tu n’en sais rien, bougre d’imbécile. Laisse cette porte tranquille ! Je ne tiens pas à mourir asphyxié.<br />
Rashvilu allait répondre sèchement quand quelque chose de lourd percuta la porte. Les trois hommes sursautèrent et se regardèrent. Mais que se passait-il donc ?<br />
Un deuxième choc, puis un troisième, furent suivis d’un rugissement qui les fit déglutir nerveusement. Everett blêmit.<br />
– C’était quoi, ça ?<br />
Ni Rashvilu ni Riley ne répondirent. Le médecin se retourna vers le fond de l’infirmerie. Des couinements presque hystériques se firent entendre, provenant de la chambre stérile dans laquelle le nouveau-né extra-terrestre était confiné. De nouveaux rugissements y répondirent, mélange d’appel et de défi.<br />
– Bon, les gars, aidez-moi à remettre la plaque, fit Rashvilu. Je crois que finalement, c’est une mauvaise idée d’essayer de sortir.</p>
<p>Une pluie de coups s’abattit sur la porte. Elle était conçue pour résister à des conditions extrêmes, mais ne tarda pas à trembler, de plus en plus fort, au fur et à mesure que les minutes s’écoulaient.<br />
– Il faut absolument qu’on sorte de là ! cria Everett.<br />
– Sans blague ? Et comment tu comptes t’y prendre ? rétorqua Rashvilu.<br />
– Je n’en sais rien ! C’est toi le technicien, trouve une solution !<br />
– Il n’y en a pas, justement ! L’infirmerie et ses annexes sont reliées au reste de la base par cette unique porte !<br />
– On pourrait peut-être s’enfuir par le système de ventilation ? hasarda Riley.<br />
– Bien sûr, pourquoi n’y ai-je pas pensé ? persifla Rashvilu. Mais comme il ne fait que trente centimètres de diamètre, on va juste devoir maigrir un grand coup ! Tu as des pilules amaigrissantes dans ton gourbi ?<br />
– Bon sang, il doit bien y avoir une solution ! hurla Riley en secouant Rashvilu.<br />
Celui-ci grogna et repoussa violemment le médecin, qui alla s’écraser contre une cloison. Il se releva et se jeta sur le technicien. Rashvilu le cueillit d’un direct au menton, qui l’envoya au sol.<br />
– Arrête, tu deviens fou ! lança le technicien.<br />
Riley s’assit, se massa le menton… et se mit à pleurer, la tête cachée derrière ses mains. Everett tomba à genoux, joignit ses mains et se mit à marmonner des prières, les yeux fermés. Rashvilu secoua la tête de dépit, essayant fébrilement de trouver une solution qu’il savait ne pas exister. En désespoir de cause, il activa à nouveau l’intercom. Mais le réseau de communications était toujours saturé de friture. Il se mit à faire les cent pas.</p>
<p>Au bout de deux heures, la porte commença à se déformer sous la force des impacts. Dix minutes plus tard, la jonction entre les deux battants ne se faisait plus, sur vingt centimètres. Plusieurs paires de doigts effilés, bien plus longs que des doigts humains, parvinrent à s’insinuer dans l’interstice, et se mirent à tirer.<br />
Tétanisés, les trois humains se serrèrent les uns contre les autres, sans dire un mot. Les deux battants de la porte cédèrent sous la pression, dévoilant un jour d’une cinquantaine de centimètres. Ce qui fut suffisant pour que l’être qui se trouvait derrière puisse entrer.</p>
<p><br />***</p>
<p>La créature, humanoïde longiligne, n’était pas très grande, pas plus d’un mètre soixante. Elle était engoncée dans une armure grise et son visage se cachait derrière un casque intégral effilé. Ses yeux invisibles se cachaient derrière l’ombre projetée par une avancée du casque à la naissance du front.<br />
Rashvilu trouva le courage de faire un pas en direction de l’arrivant. Il leva les bras à mi-hauteur en présentant ses paumes vides en signe de paix. Il tenta d’accentuer cet effet pacifique en grimaçant un large sourire. Intérieurement, il avait envie de hurler. Ses intestins avaient une envie furieuse de se vider.<br />
La créature porta la main gauche à son poignet droit, couvert d’une sorte de bracelet massif qui se prolongeait presque jusqu’au coude, puis elle pointa son bras sur l’ingénieur. Un sifflement se fit entendre en même temps qu’un projectile jaillissait du bracelet.<br />
Rashvilu crut qu’il allait mourir sur le coup quand le projectile se ficha dans son torse. Surpris de n’éprouver qu’une sensation de piqûre, il baissa les yeux vers sa poitrine.<br />
Et son corps explosa.</p>
<pre></pre>
<p>Riley n’avait pas cessé de pleurer, les yeux fixés sur la scène. Rien ne semblait pouvoir le faire réagir. Ni l’explosion du corps de Rashvilu, ni les restes sanguinolents de l’ingénieur qui les maculèrent, lui et l’infirmerie. Ni le fait que la créature se mit en branle et courut sur lui. Hypnotisé, Riley vit deux lames d’une vingtaine de centimètres surgir de l’avant-bras métallique du tueur, dans le prolongement de son poing. Entendit-il le gémissement plaintif qui sortit de ses propres lèvres quand les griffes métalliques transpercèrent son crâne de part en part ? Rien n’est moins sûr.</p>
<p>Au bord de la panique, l’infirmier Everett cessa ses prières et se remit sur ses jambes, comme mû par un ressort. Il se jeta sur le panneau de contrôle de la chambre stérile, en ouvrit la porte et se jeta sur la minuscule créature qui ne cessait de piailler de surexcitation.<br />
Il s’en empara et la serra contre sa poitrine, tout en se retournant vers le tueur. Celui-ci l’avait suivi tranquillement et le toisa.<br />
– N’approchez pas ou je le tue ! cria Everett en agrippant fermement le <em>bébé</em> dans ses bras, qui ne cessait de se tortiller.<br />
L’être en armure cracha quelques mots durs et s’immobilisa, au grand soulagement d’Everett. Même la petite créature dans ses bras arrêta de se débattre. Le statu quo dura un certain temps, au bout duquel Everett, qui commençait à perdre patience, sentit une drôle d’odeur atteindre ses narines. De l’ammoniaque ? De la cannelle ? Un mélange des deux ?</p>
<p>Les mains d’Everett se mirent à trembler, des picotements lui parcoururent le corps. Ses jambes se mirent à flageoler et il tomba à genoux. Ses forces l’abandonnèrent, comme si un puissant anesthésique lui avait été administré. Ses bras devenus flasques lâchèrent l’extra-terrestre nouveau-né et il s’écroula sur le dos.<br />
L’adulte en armure s’approcha après avoir appuyé sur des boutons de son bracelet. Il se pencha sur Everett, prit son poignet presque délicatement, avant de l’entailler à l’aide d’une de ses lames. Du sang s’écoula. L’adulte parla au bébé d’une voix douce, et ce dernier rampa maladroitement vers l’humain paralysé et au bord de la panique.<br />
Everett n’eut bientôt plus conscience que de deux choses : le bruit de succion émanant du bébé, et le casque de l’extra-terrestre qui semblait le scruter, incarnation de la mort. L’humain eut la sensation que ce moment durait une éternité, pendant qu’il sentait la vie le quitter peu à peu.</p>
<p><em>Jour 11</em></p>
<p>Sarah Friedman tenta de déglutir. Mais sa bouche était sèche, tellement sèche.</p>
<p>Vingt-quatre heures qu’elle n’avait pas quitté le tunnel de maintenance dans lequel elle se terrait depuis l’arrivée des créatures. Membre de l’équipe technique, elle appliquait une couche d’anti-oxydant à la jonction de deux conduits d’évacuation quand le premier hurlement avait retenti, suivi d’un choc sourd. Elle avait immédiatement pensé à un accident survenu quelque part au-dessus de sa tête. Elle avait attrapé son communicateur, pour prévenir la section médicale qu’un incident s’était probablement produit, mais dès qu’elle l’avait allumé, des cris, vociférations et autres invectives en avaient jailli dans une cacophonie sans nom. En toile de fond, elle avait entendu des détonations et des explosions.<br />
Quand des parasites étaient soudainement venus noyer ce chaos sonore, Sarah Friedman était restée immobile, osant à peine respirer. Et sa longue attente avait commencé…<br />
Attendre et espérer… mais quoi ? De temps à autre, elle avait entendu des bruits d’escarmouches, sons étouffés qui pouvaient provenir de n’importe où. D’autres fois, elle avait entendu des gens marcher ou courir au-dessus de sa tête, dans les couloirs de la base.<br />
Elle avait attendu en vain que les communications redeviennent normales. En vain que quelqu’un vienne la chercher et la rassurer sur la situation. Elle finit par comprendre, après ces vingt-quatre heures interminables, qu’elle ne devrait compter que sur elle-même pour être mise au fait des événements. Et surtout, une faim et une soif terribles la tenaillaient. Il fallait qu’elle sorte de sa cachette pour se sustenter, malgré le danger qu’elle sentait planer autour d’elle.</p>
<p>Sarah rampa laborieusement dans le tunnel de maintenance. Chaque mouvement était une torture. Elle serra les dents et avança, centimètre après centimètre. Elle arriva finalement au plus proche panneau qui séparait le tunnel d’un des couloirs de la base. Elle hésita longuement. Et si la mort l’attendait derrière ? Elle finit par se décider et activa le code d’ouverture d’une main légèrement tremblante.<br />
Le panneau s’entrebâilla après avoir émis un cliquètement. La peur au ventre, Sarah attendit anxieusement que quelque chose se passe. Comme tout semblait calme, elle s’extirpa du tunnel et referma le panneau derrière elle, tout en s’attendant à une agression à chaque seconde. Elle ne vit rien de spécial dans le couloir : sol et parois métalliques vert foncé, très épuré à l’exception des tubes d’éclairage au plafond, tous les trois mètres. Bien que la lumière ambiante ne laissât pas de coin d’ombre, elle avança en longeant l’un des murs.<br />
Deux embranchements plus loin, elle savait qu’elle trouverait une salle de douche commune. Et donc de l’eau. Son esprit embrumé de fatigue avait du mal à fonctionner. Devait-elle simplement boire longuement et retourner se cacher, tout en surveillant attentivement les communications radio ? Ou allait-elle prendre le risque de chercher à comprendre ce qui se passait ? Cette seconde option ne la tentait guère : peut-être devenait-elle folle, mais elle avait une peur bleue.<br />
Si l’Hégémonie Corayanne était passée à l’attaque, ce qui était possible au vu de la guerre farouche qu’elle menait contre l’espèce humaine, il lui faudrait rester cachée le temps que les Corayans tuent tous ceux qu’ils trouveraient et quittent les lieux. Ils procédaient ainsi vis-à-vis de colonies humaines, elle l’avait vu aux informations. Ne restait plus qu’à espérer qu’ils ne détruiraient pas les systèmes de survie de la base…</p>
<pre></pre>
<p>Sarah continua sa progression lentement, la peur au ventre. Elle pria pour que ses jambes tremblantes ne se dérobent pas sous ses pieds. À l’embranchement suivant, il lui fallut de longues minutes avant d’oser bouger. Elle rassembla son courage et passa la tête dans le couloir, juste une seconde. Ouf, toujours personne. Elle soupira de soulagement et chassa les larmes contre lesquelles elle n’arrivait pas à lutter.
Alors qu’elle s’apprêtait à repartir, elle entendit un bruit dans son dos.<br /></p>
<p>Elle se retint de hurler en se mordant les lèvres jusqu’au sang, et se retourna lentement.<br />
Elle fut soulagée de voir que l’être, vêtu d’une combinaison métallique intégrale, n’était pas un Coroyan. Mais elle ne bougea pas, anxieuse. Qu’était cette créature ? Qu’allait-elle lui faire ?<br />
Sarah se décida brusquement pour la fuite. Elle amorça un demi-tour et leva le pied… mais se retrouva incapable de le poser à terre. Une pression considérable venait de s’abattre sur son esprit, lui enjoignant de ne pas bouger. Elle crut d’abord que sa panique était la plus forte, qu’elle la tétanisait, avant de se rendre compte que la pression mentale ne venait pas d’elle.<br />
Elle entendit un ricanement venant de l’être en armure. Ce dernier avança vers elle. Le ricanement se fit également dans sa tête, rejoignant l’ordre de ne pas bouger qui la taraudait.<br />
Sarah fut surprise de voir que l’inconnu était plus petit qu’elle d’une bonne tête. Il ne devait pas mesurer plus d’un mètre soixante. Ses mains gantées de métal se portèrent à son visage : l’une d’elle agrippa ses cheveux, l’autre lui serra la nuque. Quand la créature exerça une brusque torsion de ses mains, Sarah entendit un craquement sourd. Et s’écroula raide morte, la nuque brisée.</p>
<p><br />***</p>
<p>– Pas question de bouger de là ! affirma Otto Ranmeyer.<br />
– Il va bien falloir, pourtant ! Nous devons savoir ce qui s’est passé ! rétorqua Benedict Van Der Sin.<br />
– On s’en fout, l’essentiel est de rester en vie ! Et ici, dans la cantine, nous sommes en sécurité ! Nous avons des vivres, de quoi tenir des semaines ! Pas question de sortir tant qu’on n’en aura pas reçu l’ordre par l’intercom. N’est-ce pas, les gars ?<br />
Les six hommes et femmes qui assistaient à la énième prise de bec entre Ranmeyer et Van Der Sin étaient indécis. Qui croire ? Qui suivre ?<br />
Lorsque les alarmes s’étaient mises en route, vingt-quatre heures plus tôt, ils étaient en train de déjeuner. Les hurlements et bruits de bataille entendus par l’intercom les avaient fortement inquiétés. La porte de la cantine étant restée obstinément close, ils s’étaient retrouvés bloqués là.<br />
Pour Ranmeyer, c’était une bénédiction. Quoi qu’il se passât en-dehors de la pièce, ils étaient clairement en sécurité dans la cantine, de son point de vue. En revanche, pour Van Der Sin, membre de la sécurité, la situation devait être grave et nécessitait sûrement leur aide.<br />
De toute manière, ils avaient été incapables d’ouvrir la porte, même en bidouillant le panneau électronique qui la contrôlait. Van Der Sin s’y était attelé de longues heures, avec l’aide d’un technicien enfermé avec eux. Au préalable, il avait dû en venir aux mains avec Ranmeyer, qui s’était formellement opposé à toute tentative de quitter les lieux.<br />
– Notre devoir est clair, reprit Van Der Sin. Nous devons sortir, coûte que coûte.<br />
– Je refuse de…<br />
– Ferme-là, Otto ! s’irrita l’officier de sécurité. Je t’ai déjà cassé le nez hier pour que tu te taises, et si tu continues, ça va être le bras ou la jambe, sale lâche !<br />
Otto marmonna une réponse indistincte sur la barbarie de Van Der Sin. Son nez lui faisait un mal de chien et comme de juste, ils n’avaient rien sous la main pour traiter la blessure. Il allait revenir à l’attaque quand la porte de la cantine s’ouvrit sans un bruit.</p>
<p>Passé le premier moment de stupéfaction, tous s’égaillèrent. Ranmeyer et plusieurs autres se cachèrent sous des tables, Van Der Sin s’empara d’une chaise et la tint devant lui en protection, face à la porte. Un autre, plus courageux que la moyenne, s’arma d’un plateau métallique et s’en fit un bouclier avant de rejoindre Van Der Sin.<br />
Ils se consultèrent du regard et avancèrent de concert… avant de s’arrêter brusquement. Un humanoïde recouvert d’une armure brillante venait de faire son apparition sur le seuil de la porte.<br />
L’être ricana. L’espèce qui lui faisait face, quelle qu’elle soit, était vraiment pathétique. Il se demandait s’il ne s’agissait pas des humains, une race dont il avait entendu parler, à la technologique archaïque mais néanmoins suffisante pour s’opposer aux faibles Coroyans.<br />
Quoi qu’il en soit, peu importait. Humains ou autres, ils allaient tous disparaître. Il fit jaillir les griffes métalliques de ses avant-bras et se jeta sur ses proies. En moins d’une minute, leur mort fut consommée.</p>
<p><br />***</p>
<p>Loof Seldon et Gabriel Chenel, respectivement chef de la base et responsable de la sécurité, procédaient à l’inventaire mensuel de l’armurerie quand les événements s’étaient déchaînés. Ils s’étaient vite rendu compte que la porte refusait obstinément de s’ouvrir, malgré leurs efforts. Même leurs codes de commandement ne purent faire entendre raison aux systèmes de sécurité.<br />
Quand ils entendirent les cris d’agonie, les détonations et autres déflagrations, ils passèrent à l’action. Ils ne pouvaient rester enfermés pendant que ce qui ressemblait à l’enfer se déchaînait de l’autre côté de la porte. L’armurerie leur fournissant tout ce dont ils avaient besoin, ils s’équipèrent en silence après avoir échangé un regard de connivence. Ils se connaissaient depuis des années, avaient servi ensemble lors de la 7ème Guerre Corayanne. Quand une crise survenait, ils ne paniquaient jamais. La détermination prenait invariablement le dessus.<br />
Sans un mot, ils enfilèrent des gilets pare-balles magnétiques, capables d’arrêter aussi bien les projectiles à poudre que les tirs énergétiques des lasers, se coiffèrent de casque anti-émeutes, également conçus pour résister à toute attaque sonique. Ils se ceinturèrent de holsters à pistolets mitrailleurs, de bandoulières à grenades soniques, et s’armèrent de mitrailleuses-laser.<br />
Quand ils furent prêts, ils se dirigèrent vers un coffre sécurisé incrusté dans le mur de l’armurerie. Ils se regardèrent et hochèrent la tête. Seldon entra son code de sécurité sur le panneau de contrôle, et Chenel acheva d’entériner l’ouverture du coffre avec son propre code.<br />
Ce coffre contenait les armes les plus puissantes des colonies humaines. Une grenade nucléaire pour les cas extrêmes, à utiliser s’il fallait faire disparaître la colonie et ses membres. Les deux hommes s’en désintéressèrent et s’emparèrent des dix autres objets du coffre : les bâtonnets déflagrateurs.<br />
Ils se collèrent contre le mur le plus éloigné de la porte, et Seldon brandit l’un des bâtonnets, avant de dire :<br />
– Prêt à retourner au front, caporal ?<br />
– Oui, sergent ! À vos ordres !<br />
Seldon activa le bâtonnet et le lança contre la porte, sur laquelle il resta collé. Trois secondes plus tard, il explosa et déchiqueta l’ouverture.<br />
Seldon et Chenel jaillirent dans le couloir, armes au poing.</p>
<p>Au bout du couloir, un humanoïde en armure intégrale brillante leur faisait face, semblant attendre qu’ils passent à l’action. Les deux humains ne savaient pas à qui ils avaient à faire, mais ils ne se posèrent pas de question. La seule chose de certaine était que l’être était un intrus, et qu’il se trouvait dans la base dont ils avaient la charge. Ils passèrent à l’assaut.</p>
<p>Leurs mitrailleuses-laser crépitèrent, envoyant salve sur salve vers l’inconnu. Celui resta parfaitement immobile pendant que son armure absorbait sans broncher les tirs. Les humains se rendirent vite compte de l’inutilité de leur action, aussi jetèrent-ils les mitrailleuses avant de dégainer leurs pistolets mitrailleurs. Il était déjà arrivé par le passé que les humains soient confrontés à des extra-terrestres dont les armures de combat, trop sophistiquées, ne soient conçues que pour repousser les lasers, et pas les tirs à projectiles. Ils tirèrent sans discontinuer jusqu’à vider leurs chargeurs. L’humanoïde resta stoïque face à l’avalanche de tirs, qui provoquèrent des étincelles à chaque impact. Rien de plus. Une fois la salve achevée, son armure n’avait pas la moindre éraflure.
La peur s’infiltra en Seldon et Chenel, mais pas suffisamment pour les paralyser. Leur dernier atout était le plus puissant : les bâtonnets déflagrateurs. Chacun en prit un et le lança sur l’intrus. Les bâtonnets se collèrent sur l’armure de la créature, qui se contenta de baisser les yeux sur eux. La double explosion fut assourdissante et le couloir se remplit d’une épaisse fumée.<br />
Quand celle-ci se dissipa, l’humanoïde n’avait toujours pas esquissé un geste. Son armure, bien que noircie par endroits, était toujours intacte.</p>
<p>Seldon et Chenel sentirent leurs cheveux se hérisser sur leur tête. Ils avaient utilisé en vain leur arsenal ! Ils n’y survivraient pas !<br />
Seldon repoussa sa peur. Il ne lui restait qu’une seule chose à faire.<br />
– La grenade nucléaire, murmura-t-il.<br />
Chenel grogna. Il se remit à tirer sur l’humanoïde afin de donner à Seldon le temps d’activer la grenade. Le chef de la base se jeta dans l’armurerie toute proche.<br />
Pour la première fois, l’être en armure bougea : il avança vers Chenel d’un pas décidé. D’une main, le chef de la sécurité tira sans discontinuer. De l’autre, il lança tour à tour tous ses bâtonnets, dans le but de retarder l’ennemi. En vain. Celui-ci ne tressaillit même pas.<br />
L’humanoïde leva enfin le bras : un projectile jaillit et se ficha dans le gilet pare-balles. Quand l’explosion eut lieu, le corps de Chenel fut déchiqueté et ses restes maculèrent les murs du couloir. Seul son torse résista, protégé par le gilet pare-balles intact.</p>
<p>Quand la silhouette de l’humanoïde apparut dans l’encadrement de la porte de l’armurerie, Seldon l’attendait les bras croisés. Il savait que sa route s’arrêtait là, et pourtant, il n’était que calme olympien. <em>Étonnant</em>, songea-t-il simplement…<br />
Il eut une pointe de déception, de tristesse, à l’idée que tous les membres de la base allaient mourir. Et une joie sauvage l’envahit soudain en songeant que l’envahisseur allait lui aussi y rester.<br />
Sur le poignet de l’inconnu, le boîtier de commande émit quelques sons cristallins, qui ne furent pas sans rappeler à Seldon une alarme. L’être se pencha quelques secondes sur le boîtier, avant d’empoigner un long tube attaché dans son dos. Il le pointa vers le coffre, où la grenade nucléaire n’allait pas tarder à vaporiser l’endroit sur plusieurs kilomètres carrés.<br />
– Ça ne sert à rien, ricana un Seldon triomphant. En fin de compte, ça nous fera un match nul, saloperie !</p>
<p>Une bille bleue, à la texture d’une bulle de savon, sortit du tube de la créature et avança lentement vers le coffre. Seldon n’avait jamais vu ce type de… de quoi, au juste ? Projectile ? Pris d’un doute face à cette technologie inconnue, il s’empara de son pistolet et le jeta sur la bille. Peut-être celle-ci allait éclater ?<br />
Elle n’éclata pas. Par contre, le pistolet s’arrêta dans les airs, tout près de la bille, et des morceaux s’en détachèrent peu à peu, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.<br />
Seldon en resta bouche bée. La créature utilisait-elle une technologie de type A.D.M. – Associateur-Dissociateur de Molécules – ? Depuis des décennies, les humains tentaient en vain de domestiquer cette technologie aux débouchés très prometteurs, d’un point de vue civil comme militaire.<br />
La rage submergea le commandant de la base. La grenade nucléaire n’exploserait pas si la bille la déstructurait au niveau atomique. Sans réfléchir, il se jeta sur l’être en armure, les mains en avant. Ce dernier serra le poing et décocha un coup à la tempe de l’humain.<br />
Seldon s’écroula, casque défoncé et crâne fracturé.<br />
Un gémissement franchit ses lèvres, et la dernière vision qu’il eut fut celle du coffre qui disparaissait peu à peu, au fur et à mesure que la bille y progressait.<br />
<em>J’ai échoué. Lamentablement échoué. Si ces types s’en prennent à l’humanité, elle sera balayée sans pouvoir rien faire…</em></p>Betty Larium IV [1 sur 4]urn:md5:b4d9372af223463a478c3656c9d0b1422011-10-17T08:46:00+02:002013-07-08T17:57:37+02:00SrédéricLes Immortels de Delimanoresbetty lariumdelimanoresimmortelsmirloscience-fictionécriture<p>Aux côtés de <em>Minos</em> et <em>Leo</em>, projets ébauchés non achevés à ce jour, un autre s’intitule <em>Les Immortels de Delimanores</em>. Je vois cet opus comme un recueil de novellas, dont voici la première histoire (elle se divise en quatre parties, et en voici aujourd’hui la première).</p> <p><strong>Betty Larium IV</strong></p>
<p><strong>Otto Junior</strong></p>
<p><em>Jour 1</em></p>
<p>Otto Ranmeyer faisait avancer son tank à allure modérée. Il ne valait mieux pas aller trop vite, au vu du sol déchiqueté visible à travers la verrière. Même s’il avait la plus grande confiance en la robustesse de son véhicule à chenilles, il n’était pas à l’abri de tomber dans l’une des nombreuses fractures béantes qui balafraient la surface volcanique de Betty Larium IV.<br />
Prudence et circonspection. Les maîtres mots pour l’ingénieur explorateur qu’il était. Le paysage qui s’offrait à lui était digne d’un récit apocalyptique. De la roche grise à perte de vue, volcanique, qui saillait un peu partout sous forme de dents acérées pointées vers le ciel. Otto aurait tellement voulu voir des étoiles au firmament… mais non, les cieux étaient recouverts de nuages presque noirs, desquels jaillissaient éclair sur éclair. Face à lui, à des dizaines de kilomètres, une chaîne montagneuse se dessinait, constellée de volcans en activité. Otto n’aurait pas trouvé incongru qu’un vent violent soufflât sur ces terres désolées, comme pour parachever l’ambiance inhospitalière des lieux. Mais son absence ne le dérangeait pas, au contraire.<br />
Betty Larium IV ne serait jamais un lieu de villégiature pour les Terriens… ce dont Otto se moquait éperdument. Sa mission consistait à cartographier la planète et ses richesses, en vu de préparer l’exploitation du sol pour les prochains mois. Il n’avait que l’embarras du choix concernant le site de la prochaine mine à ciel ouvert.<br />
Il rédigeait intérieurement son mémo sur la zone qu’il traversait, quand une alarme clignota sur son pupitre de commande. Il arrêta le tank et étudia avec attention les données qui défilèrent devant ses yeux.</p>
<p>Otto fut sidéré quand il eut fini d’interpréter les formules sibyllines que les senseurs lui transmettaient. Il n’arrivait pas à identifier précisément de quoi il s’agissait, mais arriva très vite à une conclusion : c’était manufacturé.<br />
– Et merde, grommela-t-il. Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Si nous ne sommes pas les premiers occupants, nos droits d’exploitation pourraient être remis en cause.<br />
Il fallait en avoir le cœur net. Il fit avancer le tank en direction de l’objet détecté. Celui-ci se révéla à ses yeux au détour d’une crête rocheuse. Otto arrêta à nouveau son engin, et resta contempler ce qu’il avait sous les yeux, bouche bée.<br />
Une balafre noire courait au sol sur des dizaines de mètres, constellée de débris. A deux cents mètres de là, une masse imposante s’était empalée sur un piton rocheux, qui la traversait de part en part.<br />
Si Otto n’avait jamais vu ce type d’engin, il s’agissait clairement d’un vaisseau spatial qui s’était écrasé. Ses senseurs, pourtant sophistiqués et qui comptaient dans leurs bases de données tous les modèles connus des vaisseaux de la galaxie, furent incapables d’identifier l’objet.<br />
Les yeux brillants d’excitation et de convoitise, Otto Ranmeyer éclata de rire. Sa fortune était faite, de manière inespérée. Les règles de la Puissance Terrienne Galactique était claire : tout objet extra-terrien trouvé rapportait une belle prime, sans parler d’une part sur l’exploitation technologique qui pouvait éventuellement en être retirée. Et il ne fit aucune doute pour lui que la découverte d’une nouvelle technologie allait lui rapporter gros, pas comme ces misérables sondes automatiques que d’autres découvraient de temps en temps, errantes dans l’espace.</p>
<p>Il remit le tank en route et ouvrit un nouveau fichier dans l’ordinateur de bord. Pour revendiquer la paternité de la découverte, il allait devoir écrire un rapport préliminaire, même lacunaire. Il eut une vision paradisiaque de Lanco Beach II, la planète de tous les plaisirs. Bientôt, il pourrait en profiter tout à loisir, jeune et riche retraité.</p>
<p>Otto arrêta son engin au plus près d’une large déchirure verticale dans la coque du vaisseau. Il enfila son scaphandre, s’empara d’un bloc-com, dont il activa les fonctions <em>caméra</em>, <em>son</em> et <em>détecteurs vitaux</em>, avant de sortir.<br />
Il prit une longue inspiration et pénétra dans le vaisseau.</p>
<p><br />***</p>
<p>Sophia Langway, opératrice de la tour de contrôle de la base, fut rassurée de voir le signal du tank d’Otto Ranmeyer réapparaître sur ses scopes. Il avait près de deux heures de retard sur l’horaire prévu, et surtout n’avait émis aucune communication pour prévenir la base, au mépris des règles de sécurité. Nul doute qu’il allait se prendre un sacré savon avec le commandant Loof Seldon.<br />
Quand Otto gara le tank dans le hangar des véhicules, Loof Seldon y faisait les cent pas depuis un bon moment, en grillant cigarette sur cigarette. Dès qu’Otto coupa le contact, Loof jeta sa cigarette à terre, l’écrasa rageusement du talon, rentra le ventre, redressa le torse et mit les mains sur ses hanches.<br />
Otto eut à peine le temps de sortir, une boîte intégralement recouverte d’un tissu à la main, qu’il fut apostrophé par Loof.<br />
– Nom de dieu, Otto, qu’est-ce que tu fous ? Qu’est-ce que tu n’as pas compris dans l’expression « communications toutes les heures pour des raisons de sécurité quand quelqu’un part en balade » ?<br />
– Ah oui, ça… répondit Otto, décontenancé, avant de hausser les épaules. J’avais oublié, excusez-moi, chef. Vous ne devinerez…<br />
– Oublié ? rugit Loof. Je te retire ton accréditation à aller explorer la planète avec un tank, ça te fera les pieds.<br />
– Vous ne pouvez pas faire ça, chef, gémit Otto. Pas après ce que j’ai découvert !<br />
– De quoi parles-tu ?<br />
– De ça, fit-il en exhibant sa boîte.<br />
Il retira le tissu qui la recouvrait. La boîte, un carré de vingt centimètres de côté, était dotée de six parois transparentes. De la terre grisâtre avait été placée au fond, et un objet ovoïde gros comme le poing reposait dessus. Il avait une apparence boursouflée, tacheté de boutons couleur de suie.<br />
– Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda Loof.<br />
– Un œuf, chef ! Vous vous rendez compte ? J’ai trouvé un œuf sur cette planète ! J’ai découvert une vie extra-terrienne !<br />
– Mais…comment est-ce arrivé ? Et où ?<br />
– J’ai trouvé un vaisseau écrasé, et l’œuf était dedans. Quelle est la récompense que je peux espérer toucher ?<br />
– La réc… ? Tu as pété les plombs, ma parole ! Tu ne sais rien de ce truc, et tu le ramènes ici, comme si de rien n’était !<br />
– Mon bloc-com indique que ce truc est vivant, chef. Vous croyez que le zoo galactique m’en donnera un bon prix ? Ses dirigeants sont toujours à l’affût d’une bonne trouvaille.<br />
– Je n’en sais rien et je m’en contrefous ! Quelle que soit cette chose, il est hors de question qu’elle reste entre tes mains. On va la donner au toubib, lui saura s’en occuper.<br />
– Ce soûlard de Riley ?<br />
– Il n’est que midi, il n’a pas encore commencé à boire. Et de toute manière, c’est un ordre !<br />
– Oui, chef, bougonna Otto.</p>
<p><em>Jour 2</em></p>
<p>Chenel, chef de la sécurité, avait été dépêché pour mener une exploration approfondie du vaisseau trouvé par Ranmeyer. Le solide Français à l’épaisse moustache avait été ravi de jouer au soldat, et rassemblé une équipe de huit hommes pour l’accompagner.<br />
Ses ordres étaient de prendre des relevés et de scanner intégralement le vaisseau inconnu. Les renseignements technologiques qu’ils en retireraient pourraient bien être primordiaux pour leurs carrières à tous, selon Seldon. C’était une chance inouïe et inespérée de quitter ce caillou pourri.</p>
<p>Ils restèrent quatre heures dans l’épave, la passant au peigne fin. Le seul incident fut provoqué par Chenel lui-même. Il avait donné ordre de ne surtout toucher à rien, et savait ses hommes assez disciplinés pour lui obéir au doigt et à l’œil.<br />
Ils n’eurent pas besoin de toucher à quoi que ce soit pour déclencher une réaction.<br />
Alors qu’il se trouvait à bord de ce qui ressemblait à une passerelle de commandement, son bloc-com de sécurité se verrouilla de lui-même sur une console. Sourcils froncés, il tenta de déchiffrer les données. Elles lui indiquèrent un échange d’impulsions électriques. La console prit vie : des lumières multicolores s’y allumèrent tour à tour, avec un cliquetis inquiétant.<br />
Sans hésiter, Chenel fit évacuer ses hommes vers les tanks qui les avaient amenés sur les lieux, au cas où il aurait déclenché un système d’autodestruction. Rien ne se passa, hormis un appel de leur base.<br />
– Qu’est-ce que vous foutez, bon sang ? s’écria la voix excédée de Seldon dans les communicateurs.<br />
– Je ne sais pas, répondit Chenel. Une console s’est mise en route quand j’ai passé mon scanner devant. Comment savez-vous qu’il s’est passé quelque chose ?<br />
– Les détecteurs de la base indiquent qu’une impulsion énergétique a jailli de votre position, direction l’espace.<br />
– Une balise de détresse ?<br />
– Peut-être. Détruisez-moi ce truc, on ne sait jamais.<br />
– À vos ordres, commandant.<br />
Tout excité à l’idée de se servir de son arme hors du cadre d’un exercice stupide et inintéressant, il empoigna sa mitraillette chérie – modèle XC-857 à contrôle inductif néo-plasmique –, ordonna à ses hommes de ne pas bouger, et retourna à bord du vaisseau inconnu.<br />
Une rafale suffit à faire taire définitivement la console.<br />
L’impulsion était en effet un signal de détresse. Qui fut reçu par ceux à qui il était destiné.</p>
<p><em>Jour 9</em></p>
<p>Riley, le docteur aux cheveux blanchis prématurément alors qu’il avait à peine trente-cinq ans, était d’humeur maussade. Depuis que cet âne d’Otto avait ramené son œuf, Loof Seldon lui avait interdit de boire. Il devait donc se contenter des pilules oxyalcool, substitut efficace et bien moins dangereux, mais du point de vue du docteur, nettement moins agréable, notamment à l’ingestion.<br />
Un ordre étant un ordre, il devait s’y soumettre. D’autant que vu son penchant, il savait pertinemment que sa carrière ne serait jamais brillante, ce qui le déprimait et contribuait à entretenir le cercle vicieux qui limitait son existence.<br />
Il regarda l’œuf d’un œil maussade. Vivement que ce truc éclose, qu’il puisse enfin retourner à sa routine. À force de tâtonnements et d’analyses subatomiques de fragments microscopiques de la coquille, il avait réussi à optimiser l’environnement de l’incubateur. En huit jours, l’œuf noir et bosselé avait doublé de volume : il mesurait désormais près de vingt centimètres.<br />
Quelque chose attira son attention et il se rapprocha. Là ! Il n’avait pas rêvé, la coquille avait bougé, comme si le truc qu’il y avait dedans poussait de l’intérieur.<br />
Il gagna son bureau, activa l’intercom et ordonna à son infirmière Mary de venir sur-le-champ. Elle lui sembla essoufflée en répondant. Sûrement en train de <em>s’occuper</em> d’un mineur, se dit Riley avec une grimace de dégoût. Il prévint également Seldon et Ranmeyer.<br />
– Si j’avais su, j’aurais suivi le cursus de vétérinaire, maugréa-t-il.</p>
<p>Riley et Mary surveillaient les tableaux de contrôle médicaux. Si les courbes et les projections indiquaient des paramètres vitaux, ils étaient en revanche incapables de les interpréter. L’être était vivant, mais la base de données médicale n’avaient pas su identifier une espèce connue.<br />
Riley avait écarté Otto Ranmeyer sans ménagement quand il avait collé son visage à la vitre de l’incubateur pour mieux voir le spectacle. Il avait ensuite fusillé Mary du regard, quand elle était arrivée, les joues en feu et le regard brillant. Depuis, il ne lui parlait que sèchement.<br />
Seldon n’était pas de meilleure humeur, mais la contrariété de voir sa routine bafouée le disputait à la chance éventuelle de faire parler de lui grâce à la chose dans l’œuf. Un coup d’accélérateur ne ferait pas de mal à sa carrière, lui qui rêvait d’intégrer la Marine d’Exploration.</p>
<p>L’œuf ne cessait de bouger, comme si l’être qui s’y cachait était déterminé à en sortir. Otto émit l’idée de percer la coquille pour accélérer la naissance, mais Riley s’y opposa fermement, affirmant que si la chose n’arrivait pas à sortir seule, c’est qu’elle n’était pas prête à le faire.<br />
Ils attendirent deux heures dans une tension grandissante. Seldon dut s’absenter à deux reprises pour résoudre des problèmes imprévus, qu’il expédia vite et mal pour revenir rapidement à l’infirmerie.<br />
Enfin, un petit membre pointu et noirâtre parvint à percer la coquille. L’œuf ne bougea plus pendant dix secondes. Puis il explosa de l’intérieur, comme si l’être y avait mis toutes ses forces. La créature venait de naître.</p>
<p>– Alors, c’est quoi ? demanda Otto, en se précipitant vers l’incubateur.<br />
– Tu attends, bon dieu ! Tu attends ! fit Riley en le retenant par le bras.<br />
Les yeux rivés sur la couveuse, ils ne virent qu’une gelée visqueuse, dans laquelle quelque chose se débattait. La créature émit des piaillements et se mit à ramper. Elle s’éloigna des débris de coquilles, se lova dans un coin et se mit à ronronner.<br />
– Qu’il est mignon, s’exclama Mary.<br />
– Mignon, c’est vite dit, bougonna Riley, qui se rapprocha en braquant son bloc-com médical sur le nouveau-né recroquevillé sur lui-même.<br />
Le corps de l’être était recouvert d’un fin duvet gris clair. Il avait de minuscules mains, nanties de pouces opposables. À l’extrémité de ses doigts comme de ses orteils, les Terriens distinguèrent des ongles pointus, peut-être des griffes. Le long de ses avant-bras couraient des excroissances, sans pelage, tournées vers l’extérieur et dépassant de ses coudes.<br />
La créature, qui aurait pu tenir dans une paire de mains présentée en coupe, avait un aspect humanoïde assez troublant, y compris deux grands yeux innocents, un nez fin et une petite bouche édentée. Pas d’oreilles, en revanche, mais de simples trous.</p>
<p>– Alors, ça donne quoi ? demanda Otto.<br />
– Ce truc n’a jamais été rencontré avant, répondit Riley. Tu as découvert une nouvelle forme de vie.<br />
– Yahou ! s’exclama Otto en levant les bras au ciel. Je vais devenir riche !<br />
– C’est ça, bougonna Riley. Et n’oublie pas les copains, surtout.<br />
Otto se mit à danser dans l’infirmerie, avant de se faire rabrouer par Seldon.<br />
– Comment va-t-on l’appeler ? demanda soudain Otto, redevenant instantanément sérieux.<br />
– L’app… ? Ce n’est pas possible, Otto, tu as du miel dans le cerveau ! dit Seldon. Tu crois vraiment que c’est le moment ?<br />
– Mary, reprit Riley, nettoie <em>Otto junior</em>, et mets-le dans un lit médical du secteur de quarantaine. Et fais-le taire, il m’énerve avec ses piaillements.<br />
Elle se précipita et ouvrit l’incubateur, avant de s’emparer délicatement de la créature, un air d’extase maternel dans les yeux.<br />
– Il a faim, docteur, dit-elle.<br />
Riley ravala de justesse un « tu n’as qu’à lui donner le sein » rageur et fit :<br />
– Difficile de dire ce qu’il lui faut, même avec notre fourbi de scanners à l’appui. Il va falloir faire des essais. En commençant par du lait, sait-on jamais.<br />
Riley se rendit compte qu’il n’était pas prêt de retrouver sa tranquillité. Il allait devoir surveiller l’évolution de la bestiole, jusqu’à ce que la Compagnie envoie une équipe spécialisée la prendre en charge. Ce qui risquait de prendre des semaines au minimum.<br />
Seldon ne tarda pas à prendre congé, après avoir demandé à Riley de le tenir informé régulièrement de l’état de santé du nouveau-né. Il emmena un Otto surexcité avec lui.</p>
<p>Dès qu’ils furent sortis, Riley avala deux pilules d’oxyalcool et recalibra ses instruments. Dix minutes plus tard, Mary sortait de la zone de quarantaine, l’air émerveillé. Riley la trouva stupide. Il trouva un moyen de la rabrouer et aboya :<br />
– Mary ! Il y a une tache sur ta blouse ! dit-il en lui montrant son bras. Nous sommes des professionnels, bon sang, je veux que tout soit impeccable dans cette infirmerie de malheur.<br />
Elle ne s’offusqua pas de la mauvaise foi de son supérieur, qui était le plus laxiste des médecins qu’elle connaissait. Elle baissa les yeux vers son bras, étonnée. Elle avait sorti cette blouse de son étui stérile à son arrivée dans l’infirmerie, une demi-heure plus tôt. Riley avait raison. Quand Mary vit que la tache était rougeâtre, elle fronça les sourcils, intriguée. Le tissu était déchiré sur dix centimètres. Une coupe franche et nette, comme faite au cutter.<br />
Elle jeta la blouse dans le vide-ordures, et passa dix minutes à nettoyer consciencieusement la plaie peu profonde. Un peu troublée, elle eut beau réfléchir, elle ne parvint pas à se souvenir à quel moment elle s’était coupée, ni comment.</p>
<p>Dans son lit médical, la minuscule créature se léchait le pouce griffu avec délectation…</p>
<p>Jour 10</p>
<p>Mary fut soulagée quand le cycle de jour démarra, car elle avait passé une très mauvaise nuit, entre insomnies et cauchemars. Nauséeuse, elle se contenta d’un café suivi d’une douche, avant de se rendre à l’infirmerie. Elle était supposée ne commencer le travail qu’une heure plus tard, mais il était évident qu’elle couvait quelque chose.<br />
À cette heure matinale, Riley n’était comme de juste pas à son poste. Mary salua Everett, l’infirmier de nuit. Elle lui parla de son état de faiblesse. Il fit un prélèvement sanguin, qu’il analysa sur-le-champ. Les résultats qui s’affichèrent sur un écran de contrôle leur firent froncer les sourcils, et ils appelèrent aussitôt Riley. Ils durent insister longuement avant que celui-ci ne réponde sur son unité com.<br />
– Docteur, ici Mary. J’ai chopé quelque chose, mais on ne sait pas quoi.<br />
– Humph… vous avez des ordis pour les diagnostics, il me semble ?<br />
– Oui, docteur, mais ce qu’ils ont trouvé n’est pas répertorié.<br />
– Pas… ? Tu en es sûre ?<br />
– Nan, ça m’amuse de vous faire croire que j’ai un <em>truc</em> inconnu, rétorqua-t-elle, revêche. Bien entendu que j’en suis sûre ! Everett est aussi perplexe que moi.<br />
– J’arrive, soupira Riley avant de couper la communication.</p>
<p>– Heureusement, ce n’est sûrement pas un truc inconnu, fit Everett d’un ton rassurant. Plutôt un bug dans la mise à jour du logiciel des diagnostics, comme d’habitude.<br />
– C’est certain, répondit Mary. Ce maudit matériel antédiluvien n’est pas digne de confiance. Je l’ai toujours dit, un jour il nous lâchera au mauvais moment. C’est la troisième fois ce mois-ci que des données se perdent.<br />
– Oui, il faut vraiment que Riley range une bonne fois pour toutes les logiciels médicaux, qu’on puisse s’y retrouver en cas de problème.<br />
Mary ne répondit pas, et comme son collègue, se contenta de balayer du regard cette partie de l’infirmerie : gobelets de café vides, plaques de données abandonnées de manière anarchique sur des consoles, sur le bureau du docteur, sur des lits médicaux et même par terre.<br />
En attendant l’arrivée de leur supérieur, et autant par curiosité que pour se changer les idées, Mary prit des nouvelles du seul autre occupant de l’infirmerie. <em>Otto Junior</em>. Mary trouvait que ce nom lui allait bien, aussi incongru soit-il. Selon Everett, la créature avait passé une excellente nuit. Elle s’était contentée de dormir sagement, roulée en boule.</p>
<p>Riley arriva, maussade, un gobelet de café à la main. Il se mit à farfouiller dans l’ordinateur. En tant que docteur en chef de la colonie, il était le seul membre de l’équipe médicale à avoir accès aux zones sécurisées des ordinateurs de diagnostic.<br />
Aucune donnée n’avait l’air de manquer. Il fit à son tour un prélèvement de sang à Mary. Quand il lui toucha le bras, il s’aperçut que son infirmière était brûlante, et qu’une fine couche de transpiration recouvrait son visage. Vaguement inquiet, il lui ordonna de s’allonger, ce qu’elle fit sans rechigner. L’inquiétude de Riley grandit : voilà qui ne ressemblait guère à la Mary qu’il connaissait, dure au mal et toujours en excellente santé.<br />
Il tressaillit après avoir regardé les résultats de l’analyse de sang sur son écran. Les globules rouges étaient attaqués, ils étaient rongés, comme s’ils avaient subi une sorte d’érosion. Il n’avait jamais rien vu de pareil. Et si l’ordinateur de diagnostic n ‘était pas capable d’identifier le problème, Riley doutait fort de le pouvoir. Il appela Rashvilu, le responsable informatique de la colonie, lui enjoignant de rappliquer le plus vite possible.<br />
– Docteur, elle s’est évanouie ! s’exclama Everett, au chevet de sa collègue.<br />
– Nom de… Mets le fourbi en route et pose-lui les capteurs, que ses signes vitaux apparaissent à l’écran.<br />
Everett obéit promptement.<br />
Les deux hommes scrutèrent avec attention les données affichées, avant de se regarder. Ni l’un ni l’autre ne trouvait de logique dans les courbes et les taux censés représenter l’état de santé de Mary.<br />
– Ce n’est pas possible, nos machines se sont décalibrées, murmura Riley. C’est la seule explication plausible.</p>
<p><br />***</p>
<p>– Gloire et honneur, commandant ! lança Derkek de sa console scientifique, les antennes frétillant d’excitation. J’ai quelque chose !<br />
– Je vous écoute.<br />
– Signes de technologie terrienne sur la quatrième planète du système.<br />
– Ces saloperies de parasites sont décidément partout, bougonna le commandant Livred en lissant ses élytres. Quand est-ce qu’ils vont comprendre que cette partie de l’espace appartient au glorieux et honorable Empire Coroyan ?<br />
– Je crains qu’ils ne le comprennent jamais, commandant, soupira l’officier scientifique.<br />
– Ou seulement par la force, rétorqua Livred avant d’appuyer sur un bouton intégré à l’accoudoir de son fauteuil de commandement. Annonce à l’équipage : nous venons de localiser un avant-poste terrien. Tout le monde à son poste, procédure d’annihilation de ces stupides bipèdes bornés.<br />
– Gloire et honneur ! lancèrent les membres d’équipage présents sur la passerelle.</p>
<p>Livred était content : éliminer des Terriens était un plaisir simple, toujours renouvelé, surtout que ces imbéciles disposaient d’une technologie archaïque vis-à-vis des standards coroyans.</p>
<p>Dès que le Supertanker-Coléo des Coroyans arriva en orbite de Betty Larium IV, Livred donna ses ordres pour préparer le bombardement en règle de la colonie humaine. Ses antennes frétillèrent de plaisir anticipé. Écraser des Terriens était un devoir presque sacré.<br />
– Commandant, j’ai un écho ! fit Derkek.<br />
– De quel genre ?<br />
– Ô grand Garilvu, nous sommes morts ! Quatre vaisseaux xolesh viennent d’apparaître du transespace !<br />
Les ailes de tous les Coroyans présents se mirent à vibrer de panique.<br />
– Levez les boucliers ! hurla Livred. Manœuvres d’évitement ! Navigateur, un cap de fuite pour le transespace, vite !<br />
Livred eut à peine le temps de donner ses instructions, que des tirs s’abattirent sur son navire. Il gémit de désespoir, sachant très bien que son vaisseau ne tiendrait que quelques secondes, face au pilonnage en règle que lui et les siens subissaient. Lui qui avait rêvé d’une glorieuse carrière militaire sut qu’il allait mourir, et ses dernières pensées s’arrêtèrent sur l’ironie de la situation : les Terriens qu’il s’était apprêté à anéantir étaient faibles et impuissants face aux Coroyans… tout comme ces derniers face aux Xolesh qui venaient d’arriver. Au moins, il put se réjouir d’une chose : les Xolesh seraient encore plus prompts à détruire les Terriens si haïs par les Coroyans.</p>
<p>Si Otto Ranmeyer avait pu assister à ce combat spatial, il aurait eu la possibilité d’identifier les quatre vaisseaux xolesh, car ils ressemblaient à s’y méprendre à celui qu’il avait découvert neuf jours auparavant.</p>
<p><br />***</p>
<p>Quand Rashvilu arriva, sa mallette de maintenance à la main, Riley lui sauta dessus, fébrile. Il avait procédé à diverses injections de stimulants, toutes inefficaces selon le panneau de contrôle. Les courbes vitales jouaient au yoyo, avec une tendance certaine à se rapprocher du bas des graphiques… synonymes de mort.<br />
Riley pria pour que Rashvilu trouve une anomalie informatique dans le système. Il en fut pour ses frais. Les ordinateurs médicaux fonctionnaient à merveille, annonça le technicien de maintenance. Comme en réponse à cette mauvaise nouvelle, l’état de Mary empira et plusieurs alarmes se mirent à sonner sur le panneau de contrôle.<br />
– C’est pas vrai ! cria Riley.<br />
Il ouvrit l’un des yeux de Mary, qui ne réagit pas à la lumière qu’il y porta avec sa mini-lampe. En revanche, il vit que sa sclérotique était devenue rouge.<br />
– Bon sang ! Everett, on la transfuse ! Vite !<br />
L’infirmier courut vers l’armoire réfrigérante qui contenait des poches de sang d’avance et en revint tout aussi vite, avant de se figer en voyant sa collègue.<br />
Du sang s’écoulait désormais de ses yeux, de son nez, de sa bouche et de ses oreilles. Riley arracha la perfusion des mains tremblantes de son aide et l’installa en un clin d’œil. Il ne leva même pas les yeux sur le panneau de contrôle médical. Le bourdonnement continu qui s’en échappait suffit à lui apprendre que Mary venait de mourir.</p>Leo, roman SF jeunesse (2)urn:md5:46f4a3a656c125e39748fcf222bf396b2011-02-10T13:22:00+01:002011-09-09T11:37:59+02:00SrédéricLeodelimanoresLeomaking-ofromanscience-fictionécriture<p>Quasiment un mois après mon premier post concernant ce projet, voici venue l’heure d’un premier bilan…</p> <p><ins>Le plan</ins></p>
<p>Récemment, sur le forum d’Heilénia, de l’ami A.J. Crime, je pointais du doigt ce que j’estimais être un gros défaut chez nous, membres de cette petite communauté, en matière d’écriture . Ce défaut est le travail en amont que nous effectuons avant de nous lancer dans l’écriture proprement dite, à savoir le plan.</p>
<p>J’ai été, comme bien d’autres, confronté à des problèmes de plan, à partir du moment où celui-ci n’est que vaguement esquissé. Ce qu’on a tendance à faire, c’est un plan chapitré, ce qui se passant dans chaque chapitre étant dessiné à gros traits, par le biais de quelques phrases ou d’un simple concept. Le problème est qu’en travaillant de cette manière, on s’aperçoit souvent qu’en cours d’écriture du texte, on n’a pas assez réfléchi en amont à certains problèmes, de cohérence ou d’intrigue, et il n’est pas rare qu’en outre, de nouvelles idées pointent le bout de leur nez… allant jusqu’à parfois remettre en cause la trame même du plan initial.</p>
<p>Je vois donc deux manières de faire un plan : celle où le plan n’est qu’une succession de vagues idées tenant a priori à peu près la route, et laissant une large place à une improvisation ou à des modifications. Problème : en travaillant ainsi, on sait comment commence le texte, mais on ne sait pas comment il va se finir, ni même la longueur qu’il fera au final. Autre écueil très important : on risque de perdre le fil de notre histoire, de se retrouver dans une impasse, à tel point qu’il pourrait être tentant de laisser le manuscrit de côté un certain temps. En ce qui me concerne, c’est le meilleur moyen pour avoir un projet inachevé sur les bras, car il n’est pas rare que j’en ai délaissé quelques-uns en cours de route pour cette raison. Certes, je termine toujours mes histoires, quand je vois le temps qu’il me faut parfois pour m’y remettre jusqu’à apposer le mot “fin”, il est certain qu’il y a un manque de rigueur. Néanmoins, le point positif à travailler de cette façon, c’est qu’il est parfois assez exaltant de se laisser conduire par sa propre histoire : c’est comme si on ne la contrôlait pas mais l’inverse, avec toutes les surprises qu’elle dévoile presque naturellement. C’est un moment très intéressant où l’on voit, presque à son corps défendant, notre imagination prendre les commandes.</p>
<p>La deuxième manière de faire un plan consiste à le dresser avec une toute autre rigueur : il s’agit de vivre mentalement chaque chapitre, chaque scène même, en prenant d’innombrables notes concernant le plus de détails possibles, afin de voir si l’histoire tient la route. C’est à ce moment-là que les nouvelles idées et les incohérences doivent se dévoiler. L’intérêt étant qu’une fois l’écriture en elle-même lancée, le citron a tellement pressé en amont qu’aucune surprise ne se produira, que la narration suivra le plan à la lettre. De ce fait, avec un plan pointu en guise de guide, on connaît précisément son histoire et on sait exactement où elle va nous conduire. Si je devais pointer un inconvénient à cette manière de procéder, c’est qu’on perd le charme de l’improvisation… du moins à première vue, car si on l’aura perdu à l’écriture, on l’aura gagné pendant l’élaboration du plan.</p>
<p>En outre, j’ajouterais qu’il est aisé de faire un plan, c’est quelque chose qui prendra toujours moins de temps que l’écriture en elle-même. Donc il me semble plus logique, plus réfléchi d’y passer plus de temps, afin de raccourcir d’autant le temps d’écriture par la suite.</p>
<p>Pourquoi je parle de tout ça ? Parce que dans le cadre de mon roman “Leo”, je suis comme de juste confronté au problème. Par manque de rigueur pendant l’élaboration de mon plan, je ne me suis pas aperçu à ce moment-là que quelques-uns des chapitres prévus ne tenaient pas la route, par manque de contenu. Ce qui m’amène à modifier le chapitrage : désormais, l’histoire devrait compter 23 chapitres et non plus 26, rien moins que trois d’entre eux étant amenés à fusionner.</p>
<p><ins>Le premier jet</ins></p>
<p>Il avance lentement, trop lentement, même, mais c’est un souci récurrent chez moi, un manque de rigueur contre lequel j’essaie de lutter. Au post précédent, j’avais écrit 5 pages word. Aujourd’hui, le premier jet en compte 15, avec deux chapitres complets et le troisième en cours.</p>
<p>Si je suis globalement satisfait d’avancer un tant soit peu, cela ne m’empêche pas d’avoir déjà décelé deux défauts dans le texte.</p>
<p>D’une part, un problème de style, qui doit impérativement être simplifié. Il est très facile de faire des phrases alambiquées, et c’est un problème qui est dû à un manque de vocabulaire et de construction grammaticale. En d’autres termes, à force d’écrire “comme ça vient”, “à l’instinct”, on se crée un style. Enchaîner les phrases finit par se faire naturellement, on est content de ce qu’on fait. Sauf que si le style en question n’a rien de folichon à la base, on perfectionne un mauvais style. Comment s’en redre compte ? Très simplement : il suffit d’ouvrir n’importe quel bouquin, d’en lire quelques paragraphes et de se poser la question : est-ce que je suis capable de tels passages ? Dès qu’on se rend compte que la réponse est négative, on ne peut que s’émerveiller de l’ingéniosité des auteurs à enchaîner des phrases claires, limpides et épurées au maximum dans un souci d’efficacité maximale. Voilà à mes yeux l’un des principaux enjeux de “Leo” : parvenir à développer un style que je qualifierais de “publiable”, au sens “du même niveau qu’un auteur publié”. Les places pour être publié sont très chères, même avec un style correct. Avec une mauvaise mise en forme, je pense que ce ne serait même pas la peine de tenter sa chance…</p>
<p>Concernant le deuxième défaut, je serai nettement plus court. Il s’agit d’un manque évident de dialogues dans mes deux premiers chapitres, défaut dont il vaut mieux se rendre compte dès le départ. Il en résulte à mes yeux un déséquilibre dans le texte. Autant j’aime bien pondre des pavés narratifs, autant il ne faut pas perdre de vue qu’un bon dialogue, s’il est bien mené, peut d’autant mieux personnaliser les personnages, si j’ose dire, et décrire de manière très claire et très simple une situation. Exactement comme les dialogues le font au cinéma ou dans les séries.</p>
<p><em>jeudi 10 février 2011 </em></p>Minos, Chapitre XVIII : Reconquêteurn:md5:85090a549864248a87b6008ca304e9252008-02-29T00:22:00+01:002010-01-10T13:01:00+01:00SrédéricMinosdelimanoresfantasyMinosromanécriture<p>A l’assaut de la forteresse d’Ertos…</p> <p><strong>Chapitre XVIII : Reconquête</strong></p>
<p>Au bout d’une semaine d’observations précises, ils savaient à quoi s’attendre concernant les effectifs guzruns occupant la forteresse et ses alentours. Fidèle à sa tactique de guérilla, Minos ordonna une première attaque contre une patrouille Guzrun partie en reconnaissance dans la forêt. Echaudés par leurs récentes pertes, les soldats d’Isenn ne se déplaçaient plus que par groupe de cinquante, ce dont Minos se moquait éperdument : cela ne changerait rien à leur destin.<br />
Son armée personnelle comptait trente hommes, et celle de Galatté deux cent cinquante, soit la moitié des Villageois. L’autre moitié se constituant des femmes, enfants, vieillards et pacifistes convaincus qui ne voulurent pas se joindre à la majorité.<br />
Galatté mit au point l’embuscade, en postant l’intégralité de l’armée dans les arbres et les buissons entourant une grande clairière : à son signal, avec l’accord de Minos, une pluie de flèche s’abattit sur la patrouille, qui fut anéantie en quelques minutes. Les Guzruns avaient beau porter des armures légères, elles n’étaient pas capable de repousser des flèches. Pas un n’en réchappa.<br />
L’armée des forestiers se fit un devoir de piller l’équipement des Guzruns récupérable, surtout les casques et les armes, puis se replia au Village. Beaucoup y virent une grande victoire et entendirent la fêter dignement, mais Minos et ses lieutenants gardèrent la tête froide : les techniques de guérilla ne les feraient pas gagner, et il était hors de doute que désormais, les Guzruns savaient que quelque chose allait se passer. Ils ignoraient quoi, mais devaient maintenant être prêts à tout.<br />
Ce qui inquiétait surtout Minos était que l’étape suivante ne pouvait être qu’une bataille rangée, or ce type d’attaque ne se ferait sans lourdes pertes, qu’il n’était pas prêt à accepter. De toute manière, les Villageois ne l’auraient pas accepté non plus.<br />
Il décida donc d’attaquer sur deux fronts.<br />
La forteresse se trouvait à cinquante mètres à peine de la lisière de la forêt, et des dizaines de tentes vertes, campements pour la garnison guzrun, se dressaient juste à côté. Le camp des prisonniers humains se trouvait derrière et ne pouvait être observé de la forêt, caché par la forteresse. Néanmoins, Galatté envoya son meilleur éclaireur espionner les lieux de nuit, et il revint avec des informations déterminantes.<br />
Les prisonniers étaient entassés dans une prison rectangulaire en plein air d’environ cinq cents mètres sur deux cents, et ceinte par une haute palissade de rondins. A chaque coin du camp se dressait une tour de guet, qui permettait de s’assurer que le calme régnait parmi les esclaves. Une immense porte à double battants, close par une barre de chêne impressionnante, était la seule entrée du camp. La barre était si lourde qu’il fallait pas moins de vingt Guzruns pour l’enlever, et la porte était elle-même dominée par deux nouvelles tours de guet.<br />
D’après Corassé et les autres Luliens que Minos et son groupe avaient libéré, il y avait pour le moins des centaines de prisonniers, vivant dans des conditions atroces et entassés les uns sur les autres, femmes, hommes et enfants. La mortalité y était importante, et les maladies omniprésentes.<br />
Un autre campement guzrun, plus petit que le premier mais lui aussi composé de tentes vertes, se trouvait à proximité, devant les champs que cultivaient les prisonniers pour apporter de la nourriture aux Guzruns et à leurs montures, une portion congrue leur étant allouée.<br />
Apprendre les conditions de vie des prisonniers renforça de beaucoup la détermination des Villageois : bien sûr, ils se doutaient depuis toujours de cet état de fait, mais ils s’étaient appliqués à vivre leur propre vie de leur côté, préférant ignorer la misère des prisonniers car ils estimaient que de toute manière, ils ne pouvaient rien pour eux. Désormais, ils ne se voilaient plus la face, et beaucoup eurent honte d’être restés aussi longtemps sans agir. Maintenant, ils avaient hâte d’en découdre et de faire payer très cher aux Guzruns leurs exactions.<br /></p>
<p>La bataille d’Ertos aurait lieu une nuit sans lune.<br />
Un groupe de vingt hommes ouvrirait les hostilités à coups de flèches contre le campement guzrun situé près du camp de prisonniers, un autre d’une centaine investirait les tunnels, et le reste de l’armée, soit un peu plus de cent soixante hommes, serait caché en lisière de la forêt et s’en prendrait au campement guzrun dressé le long de la forteresse. Ce dernier groupe aurait également la charge d’empêcher tout Guzrun d’entrer ou de sortir de la forteresse, la seule entrée de celle-ci étant tournée vers la forêt et les envahisseurs n’ayant pas pris la peine d’en élaborer une seconde.<br />
Minos était relativement confiant : ils étaient plus nombreux que l’ennemi, bénéficieraient de l’effet de surprise, et étaient mieux armés. Les Guzruns n’utilisaient que des armes de poing, aucune de jet, contrairement aux forestiers.<br />
Etotté prit la tête du groupe de vingt hommes : il était secondé par un lieutenant de Galatté, et Saug faisait partie du groupe. Galatté s’était insurgé contre la présence d’un combattant aussi jeune, mais Minos n’avait rien voulu savoir : Saug était déterminé à participer, et il savait manier un arc aussi bien que certains adultes de leur entourage. Mais Minos avait tout de même pris Etotté à part pour lui ordonner de veiller tout particulièrement sur le gamin.<br />
Saug avait désormais environ quatorze ans, et bien qu’il grandisse peu, comme beaucoup de Seitrans, qui atteignaient rarement plus d’un mètre soixante-cinq au terme de leur croissance, il n’en était pas moins solidement charpenté. Ses muscles saillaient sous sa peau presque mate, et beaucoup le pensaient plus âgé qu’il ne l’était. Ses cheveux, eux, blondissaient de plus en plus, mais leur ondulation d’antan avait laissé place à des boucles. Minos avait beaucoup de respect pour lui, mais regrettait qu’il fut si sérieux : il ne savait pas s’amuser et était dépourvu du moindre sens de l’humour. Il ne paraissait vivre que pour obéir aux ordres que Minos lui donnait, ce qui gênait quelque peu celui-ci, qui détestait être pris au sérieux tout le temps : certes, il fallait que ses ordres soient exécutés avec célérité quand il en donnait, mais il devenait un tout autre homme dans les périodes de repos et de détente. Saug, non.<br />
Ce groupe serait le premier à ouvrir les hostilités. Il ferait un large détour pour se placer en position, et serait abrité par un simple talus quand il attaquerait. Son but serait de fixer l’ennemi : dans l’obscurité, les Guzruns ne connaîtraient pas le nombre de leurs adversaires, et dans l’état de tension latente dans lequel ils se trouvaient, il y avait de grandes chances pour qu’ils dégarnissent certaines de leurs positions.<br />
Les deux autres groupes entreraient en action quelques minutes plus tard, le temps de laisser les Guzruns s’organiser contre le groupe des vingt. Celui de Minos investirait les tunnels et attaquerait la forteresse de l’intérieur, « vite et fort », comme il l’avait dit, et avec la centaine d’hommes qui l’accompagnerait, il ne voyait pas ce qui pourrait bien leur arriver : lui serait en tête, Tremnu à la main, aussitôt suivi de Parnos et Kraeg, eux-mêmes talonnés par les porteurs de torches et les archers. Hors de question de tâtonner dans le noir, cette fois-ci : la discrétion et la subtilité ne seraient pas de mise.<br />
Le dernier groupe, enfin, sous les ordres de Galatté, serait posté à l’orée de la forêt, de manière à avoir dans leur champ de tir l’entrée de la forteresse et le deuxième campement guzrun. Fort de cent soixante éléments, ceux-ci devaient attaquer le campement à coup de flèches enflammées, dans le but de brûler les toiles de tentes de la garnison ennemie, et veiller à ce que nul ne franchisse les lourdes portes de la forteresse.<br />
Dès que les groupes de Minos et de Galatté seraient entrés en action, celui d’Etotté devrait aussitôt cesser les hostilités et refaire le grand tour pour rejoindre l’abri de la forêt et le groupe de Galatté. Et quand Minos et les siens auraient nettoyé et pris le contrôle de la forteresse de ses aïeux, ils agiteraient des torches en haut de chaque tour pour faire signe au groupe de Galatté de les rejoindre.<br />
Minos était très satisfait du plan qu’il avait mis au point, et ne voyait pas ce qui pourrait l’empêcher de fonctionner parfaitement. Il allait vite déchanter, et beaucoup plus tôt que prévu !<br /></p>
<p>Le groupe d’Etotté était parti se mettre en position depuis une petite demi-heure quand Minos donna le signal de départ à ses propres troupes. Ils allaient lentement car leur arrivée, à défaut de la suite, devait absolument être discrète. Les Guzruns connaissaient le passage qu’ils visaient, d’autant plus qu’ils les y avaient rencontré la dernière fois. Nul doute que le tunnel serait étroitement surveillé. Aussi firent-ils halte quelques centaines de mètres avant l’ouverture, et Minos et Parnos allèrent en reconnaissance estimer les défenses ennemies.<br />
Ils ne virent rien, bien que leurs yeux eussent eu le temps de s’adapter à l’obscurité ambiante. Pas un mouvement, pas un feu de camp, rien que l’ouverture béante du tunnel, qui avait été débarrassée du linceul de végétation qui la protégeait la dernière fois qu’ils étaient venus. Sur un signe de Minos, ils s’approchèrent subrepticement, rampant au milieu du silence nocturne que ne troublaient que quelque coups de vent faisant s’agiter les feuilles des arbres et quelques ululements lugubres lancés par des créatures invisibles.<br />
Arrivés de part et d’autre de l’entrée, ils se redressèrent et empoignèrent leurs armes. Minos jeta un rapide coup d’œil, qui ne lui apprit rien. Parnos fit de même, avec le même résultat. Minos attrapa une pierre à tâtons et la jeta dans l’ouverture, espérant provoquer une réaction. Il y en eut une, mais pas celle espérée. A peine deux secondes après qu’il l’eut jetée, il l’entendit heurter un obstacle et tomber à terre, or ce début de tunnel formait un cercle de deux mètres de diamètre.<br />
Prêts à frapper, ils s’engagèrent dans le boyau, et se retrouvèrent nez à nez avec un mur de pierres !<br />
– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Minos, incrédule.<br />
– Des pierres liées avec du ciment, répondit lugubrement Parnos après avoir collé son nez contre l’obstacle.<br />
Minos frappa le mur avec le bout du manche de Tremnu, qui rendit un son plein. Les Guzruns n’avaient pas voulu prendre le moindre risque avec ce boyau et l’avait tout bonnement condamné, s’évitant ainsi la corvée d’avoir à le surveiller.<br />
Le cœur serré, Minos se tourna vers son serviteur et lui demanda d’une voix blanche :<br />
– Parnos, tu peux m’expliquer pourquoi on n’a pas fait de reconnaissance jusqu’ici ?<br />
– Parce que nous sommes stupides, jeune maître ! Et cette stupidité pourrait bien nous coûter fort cher !<br />
– Réfléchis bien. C’est tout un réseau de tunnels qui conduit à la forteresse : il doit bien y en avoir un connu seulement de toi et de mes défunts parents, bref seulement de rares proches de la famille, et que les Guzruns n’ont pas pu découvrir !<br />
– Oui, il y en a bien un ou deux. Mais le plus proche d’ici est trop étroit, c’est un goulet d’étranglement duquel on ne pourrait sortir qu’un par un : il serait trop facile pour les Guzruns de nous abattre si nous l’empruntions, surtout qu’il conduit au puits de la cour de la forteresse. Mais il y en a un autre…<br />
– Dépêche-toi, vieux, on n’a pas toute la nuit ! l’apostropha fébrilement Minos. Il faut absolument qu’on soit en position quand la bataille va commencer !<br />
- Il est à cinq kilomètres d’ici.<br />
– Cinq ? On prenant notre temps, on peut le rejoindre en une heure, alors que l’attaque peut débuter d’un instant à l’autre ! Tu n’as pas mieux à me proposer ?<br />
– Non, désolé.<br />
– Alors, cours ! Passe devant, on rejoint les gars !<br />
Ils ne mirent que quelques minutes à les retrouver, malgré la nuit noire qui faisait perdre ses repères à Parnos. Il était très inquiet à l’idée de servir de guide au groupe, car tous n’avanceraient pas à la même vitesse, et lui-même n’ayant pas arpenté la forêt depuis tant d’années, il n’était même pas certain de retrouver l’entrée du tunnel dont il venait de parler à Minos.<br />
Pendant que Minos expliquait brièvement la situation et faisait passer le mot, Parnos se concentrait intensément, cherchant à se souvenir de tout détail qui pourrait l’aider à localiser l’endroit.<br />
Quand Minos donna le signal de départ, au trot, Parnos avait une vague idée de la direction à prendre, mais son esprit était par ailleurs désespérément vide de toute autre indication. Ils ne progressaient que depuis quelques minutes quand ils entendirent du bruit, assourdi, provenant de quelque part derrière eux. La bataille commençait, et alors qu’ils auraient déjà dû être en position d’y participer, les voilà qui lui tournaient le dos pour s’enfoncer dans la forêt.<br />
Minos désespérait intérieurement : lui comme les autres trébuchaient de temps en temps, et leur groupe, parti compact, forma bientôt une longue colonne. Minos ordonna d’allumer des torches : il était impératif qu’ils voient où ils mettaient les pieds.<br />
Ils avançaient depuis demi-heure quand ce fut au tour de Parnos de trébucher en jurant. Mais avant que Minos ne l’ait rejoint, il poussa un cri de joie.<br />
– Je sais où nous sommes, Minos ! Voilà le Chêne du Merlhand, qui fut offert à votre arrière-grand-père Mélentos par…<br />
– On s’en fiche, Parnos, on s’en fiche ! cria Minos. Où est cette maudite entrée ?<br />
– A une centaine de mètres. Par ici ! fit-il en se remettant à courir, pour s’arrêter quelques instants plus tard devant une masse sombre et gigantesque.<br />
– C’est sans doute l’un des plus vieux et des plus grands chênes de la forêt, et il y a un boyau qui commence dans ses racines, expliqua-t-il. Ce tunnel est différent des autres car il n’est pas naturel : c’est le troisième comte Ertos qui l’a…<br />
– On s’en fiche, par Arsanné le Maudit ! beugla Minos dans l’oreille de Parnos et en le secouant par le col. On fonce, je te dis !<br />
Mais Parnos lui posa une main sur l’épaule et riva ses yeux sur les siens, dans le but évident de le calmer, ce à quoi Minos n’était pas enclin.<br />
– Quoi, encore ? demanda Minos d’une voix à peine plus calme, tandis que le reste de leur groupe commençait à se rassembler autour d’eux.<br />
– Comme je vous le disais, ce tunnel a été <em>construit</em>, par votre ancêtre Ranatos. Il est long d’à peu près trois kilomètres mais part en ligne droite et a toujours été entretenu depuis son édification, il y a six cent cinquante ans. Enfin, sauf les dix dernières années, bien sûr, mais il ne devrait pas en avoir trop souffert. On va pouvoir courir sans risquer la chute. Il nous conduira à la cave de la forteresse.<br />
– Faites passer le mot ! cria Minos à la cantonade. Et maintenant, on fonce ! Je n’ose imaginer ce qui se passe à la forteresse pendant ce temps-là !<br />
Et ils coururent à nouveau, comme si les gardiens des Dix-Huit Enfers Aiger étaient à leurs trousses. Minos fut ulcéré de constater que malgré ses quarante-cinq ans passés, Parnos était en train de le semer, et le fut d’autant plus que le souffle de Kraeg, qui le suivait, se rapprochait. Ô Lommé qu’il avait hâte d’évacuer sa frustration en fendant des crânes de Guzruns !<br />
Au bout de ce qui lui parut être une éternité, il trouva Parnos, qui reprenait laborieusement son souffle, arc-bouté contre un mur de pierre, qui marquait la fin du tunnel.<br />
Haletant, Minos lui lança :<br />
– Ne me dis pas…que ce boyau…est également…condamné ?<br />
Parnos secoua la tête.<br />
– Non, tout va bien. Le mécanisme qui fait basculer le mur a l’air intact. Reposons-nous un instant en attendant les autres.<br />
– Non, non et non ! fit Minos d’un ton qui ne souffrait d’aucune réplique. On entre, on prend nos marques, et les gars se reposeront sur le chemin ! On a déjà perdu trop de temps !<br />
– Très bien, répondit Parnos avec un soupir résigné.<br />
Il se tourna vers un levier et l’abaissa, dès qu’il se fut assuré que Minos et Kraeg, seuls arrivés jusque-là, avait chacun son arme à la main.<br /></p>
<p>Le mur pivota d’une vingtaine de centimètres, accompagné de grincements déchirants, avant de s’arrêter.<br />
– C’est pas vrai ! siffla Minos entre ses dents. Rien ne nous sera donc épargné, cette nuit ? Kraeg, prend appui contre le mur, arc-boute-toi contre cette maudite porte et fais la basculer ! Laisses-y ta peau s’il le faut mais ouvre-nous le passage !<br />
Sans un mot, Kraeg se mit en position comme il le put. Il exerça une pression moyenne pour tester la résistance de la porte, et ne la sentit pas bouger d’un iota. Inspirant profondément et calant son dos contre l’embrasure en pierre, il poussa la porte avec ses mains, de toutes ses forces de demi-géant. Au départ, rien ne se passa. Puis, alors que la pression qu’il exerçait commençait à le faire souffrir, il sentit un frémissement. Il mobilisa alors toute sa volonté et toute sa puissance en décrétant intérieurement que cette maudite porte de pierre céderait, en même temps que ses bras ou que son dos s’il le fallait, mais qu’elle céderait.<br />
Ce fut la porte qui céda, même s’il fallut de longues minutes à Kraeg pour récupérer de son effort colossal. Sa peau cuivrée luisait de sueur et ses bras tremblèrent un bon moment, tandis que Minos, Parnos et les premiers hommes arrivés entre-temps investissaient les caves de la forteresse sans rencontrer âme qui vive.<br />
La vaste pièce rectangulaire avait en son temps servi de garde-manger à la Maison d’Ertos, et il s’avéra vite qu’elle servait le même but sous le règne guzrun. Le long d’un mur, un escalier large d’un bon mètre cinquante menait à une porte carrée de deux mètres sur deux.<br />
Chassant la fatigue, Minos s’y précipita et colla l’oreille sur le battant. Une fois les battements de son cœur calmés, il n’entendit que des bruits feutrés, et en conclut qu’il n’y avait personne derrière. Evidemment, quand il voulut l’ouvrir, elle resta close, et il entendit de l’autre côté un bruit de chaînes : la porte était soigneusement fermée pour ne pas qu’un Guzrun n’ait l’idée de piller le garde-manger des occupants !<br />
A ce moment, Minos se sentit las comme il ne l’avait jamais été auparavant. Il se tourna vers ses hommes, qui avaient investi l’escalier à sa suite, et scruta les visages fatigués mais prêts à en découdre. Il leur montra Tremnu d’une manière ostentatoire, puis leva son poing serré en signe de victoire.<br />
Pour la première fois cette nuit-là, il fit danser et chanter Tremnu. Ce ne serait pas la dernière fois, loin de là. Il donna cinq coups aussi rageurs que ravageurs et défonça ce qu’il restait de la porte à grands coups de pied. Sous ses pieds, la terre battue de la cave avait laissé place aux dalles uvnasiennes de la forteresse de son père : Minos rentrait enfin chez lui, après plus de dix ans d’absence !<br />
Il fut submergé par un flot d’émotions, qu’il refoula aussitôt dans un coin de son cerveau : hors de question de se laisser distraire. Il retrouva dès lors toute sa concentration, et un plan de la forteresse s’imprima dans son esprit, comme s’il l’avait quitté la veille. Il fut à peine désarçonné par le fait que ses couloirs lui paraissaient bien moins imposants que par le passé, comme s’ils avaient rapetissé avec le temps. La configuration restait la même, et il ne s’attarda pas non plus sur ce changement de perspectives.<br />
Il courut à travers le couloir et prit le troisième embranchement sur sa droite, qui conduisait à un escalier qui montait et le mènerait aux cuisines. Il se jeta de toutes ses forces sur la porte fermée qui l’en séparait. Les fins panneaux de bois qui la composaient cédèrent aussi aisément que si elle avait été constituée de papier.<br />
Toujours personne. Il se jeta vers un couloir adjacent, surmonté d’une arche finement ouvragée, et au bout de laquelle il savait trouver la salle à manger ordinaire. Il y vit trois Guzruns qui discutaient sur un ton animé, et il fut sur eux comme un éclair, avant même qu’ils ne l’eussent vu. Il les tailla en pièces en un instant et continua à courir vers l’arche suivante, qui le mènerait à la salle de réception, la plus grande pièce de la forteresse, un grand carré de cinquante mètres de côté.<br />
Il s’arrêta dans l’embrasure de l’arche en tendant l’oreille et en attendant que ses troupes le rejoignent. Il entendit pas mal de remue-ménage, allées et venues et beaucoup de conversations, dans la langue gutturale des Guzruns. Il jeta un coup d’œil rapide par l’ouverture pour voir à quoi s’attendre, et eut la confirmation qu’en toute logique, les Guzruns avaient choisi la salle de réception comme quartier général.<br />
Il n’y avait pas moins de six ouvertures débouchant sur la pièce, autant de sorties à surveiller et à sécuriser pour lui et ses hommes. A partir de là, on avait accès à toutes les dizaines d’autres pièces de la forteresse. Minos hésita brièvement quand à la marche à suivre : devaient-ils s’emparer à tout prix du donjon et de ses nombreuses pièces, pour se concentrer ensuite sur l’enceinte extérieure et les remparts, ou l’inverse ? Quelle que ce soit sa décision, ils avaient intérêt à assurer leurs arrières s’ils ne voulaient pas être pris à revers.<br />
Il prit Parnos à part et lui chuchota :<br />
– On se sépare en deux groupes dès qu’on a pris la salle de réception. Tu t’occupes du donjon, que tu connais mieux que moi : s’il y a des surprises, tu sauras les contourner. A l’extérieur, non seulement ça n’a pas du changer énormément, mais les modifications éventuelles seront visibles. Nul besoin de connaître les lieux comme sa poche pour s’y retrouver. Dès que tu tiens le donjon, tu enflammes une torche pour que Galatté et ses hommes nous rejoignent pour finir le ménage.<br />
– Oui, en espérant qu’il soit parvenu à empêcher les Guzruns basés à l’extérieur de la forteresse de la rejoindre.<br />
– On est obligé de considérer que chacun a rempli son rôle, sinon on arrivera à rien.<br />
– Très bien, au boulot ! Vous passez devant et je compte les hommes qui entrent à votre suite. Dès que la moitié est passée, je prends les autres avec moi. Foncez vers l’arche qui fait face à celle-ci et…<br />
– Je déboucherais sur l’entrée principale et le Grand Hall, oui, je me souviens. De là, on attaque dehors.<br />
– Ne traînez pas en chemin et ne vous occupez pas de ce qui se passera derrière : on vous couvrira et personne ne passera.<br />
Minos plongea son regard dans celui de Parnos et lui posa la main sur l’épaule pendant quelques secondes. Ils ne dirent plus rien et finirent tous deux par hocher la tête. Minos recula de deux pas, leva Tremnu au-dessus de sa tête en la montrant ostensiblement à ses hommes, puis franchit l’arche en courant et en criant de toutes ses forces : « ERTOS ! ».<br />
Sa charge brutale, avec ses hommes sur ses talons, décontenança totalement les Guzruns, qui ne s’attendaient pas à être ainsi attaqués de l’intérieur, pensant avoir condamné tous les passages secrets qui conduisaient de l’extérieur à la forteresse. Les officiers supérieurs, se préoccupant avant tout de la stratégie et de la tactique à mettre en place, n’arboraient pour leur part que des épées de cérémonie. Les quelques Guzruns armés de pied en cap présents dans la salle de réception faisaient office de lien entre le quartier général et les troupes sur le terrain, et l’état-major n’avait pas jugé utile de s’adjuger une garde personnelle en ces lieux.<br />
Minos contourna la vaste table ronde en chêne massif, d’un diamètre supérieur à quatre mètres, qui était majestueusement posée au milieu de la pièce, et il ne ralentit même pas en tailladant allègrement tous les ennemis qu’il trouvait sur son chemin. Il fallait profiter de l’effet de surprise et investir la place le plus vite possible, pour ne passer à l’ennemi le temps de s’organiser.<br />
Ils traversèrent la salle de réception comme un tourbillon rageur, toute la détermination du monde inscrite sur leur visage. Ils poussaient des cris de guerre en chargeant furieusement et mettaient toutes leurs forces dans la bataille, évacuant en cet instant dix ans de frustrations et d’occupation par l’ennemi. Le peu de Guzruns qu’ils rencontrèrent pendant qu’ils rejoignaient au pas de course le grand hall qui menait à l’entrée principale du donjon n’étaient pas de taille à affronter ces humains ivres de victoire et de sang, et le groupe de Minos déferla dans la cour qui entourait le donjon, ceinte par les remparts de la forteresse.<br />
L’entrée du donjon donnait à l’opposé de la grande et unique porte des remparts, pour donner du fil à retordre à tout éventuel envahisseur, et Minos ne se posa de question : il fonça tout droit, vers l’un des nombreux escaliers de pierres qui montaient vers le chemin de ronde. Il eut juste le temps de se dire que les Guzruns faisaient décidément d’une arrogance incroyable : ils n’avaient visiblement que des épées pour se battre, pas un seul arc, pas un seul engin de siège. Occupaient-ils le pays depuis si longtemps qu’ils estimaient que nul ne serait assez fou pour tenter de les déloger, et leurs systèmes de défense avaient-ils pâti de cette certitude ? Sans doute, pensa Minos. Suite à son action, les choses allaient sûrement changer, mais en attendant il comptait bien en profiter !<br />
Il arriva rapidement au chemin de ronde, qui suivait les six pans du mur d’enceinte entourant la forteresse, et ordonna à Kraeg, qui le suivait comme son ombre depuis que Parnos les avait quitté, de prendre la moitié des hommes et de se frayer un chemin vers la gauche. Lui partit vers la droite, avec désormais Corfilanné sur ses talons.<br />
Ils progressaient si facilement que cela ne fit que renforcer la perplexité de Minos quand aux Guzruns. Ceux-ci semblaient totalement éberlués par l’attaque et ne se défendaient que mollement, comme s’ils ne savaient pas trop quelle attitude adopter face à ces humains déchaînés qui sortaient d’ils ne savaient pas où.<br />
Leur nombre paraissait pourtant bien plus important que celui des assaillants, mais Minos, combattant d’autant plus intraitable qu’il maniait Tremnu avec une redoutable dextérité, faisait des percées terribles dans les rangs adverses. Le chemin de ronde n’avait deux mètres de large et ses hommes tâchaient d’avancer au même rythme que lui, afin d’éviter qu’il ne se retrouve isoler au milieu des Guzruns.<br />
Les forces d’Isenn ne parvenaient pas à reprendre la main, d’autant qu’ils n’avaient toujours pas réussi à comprendre ce qui se passait. Certains fuirent les remparts et se précipitèrent vers la grande porte de la forteresse, cherchant leur salut dans la fuite. Ils n’y rencontrèrent que les flèches des hommes de Galatté, embusqués à une cinquantaine de mètres de là, sous le couvert des premiers arbres de la Vieille Forêt.<br />
Dès que Minos et ses hommes eurent franchi les trois pans de remparts qui les séparaient de la grande porte, il laissa ses hommes en mener l’assaut, estimant qu’ils seraient à même de se débrouiller seuls, au vu de la débandade guzrunne, et prit un peu de recul pour examiner la situation.<br />
Il vit avec satisfaction que Kraeg et son groupe arrivaient à leur tour à la grande porte, par l’autre côté des remparts, et prit quelques secondes pour admirer le demi géant. Il écrasait allègrement les Guzruns qui lui faisaient face, et Minos sourit brièvement en voyant les pitoyables efforts des hommes d’Isenn pour l’abattre : il était deux fois plus grand que les plus hauts d’entre eux, qui lui arrivaient à peine au-dessus du ventre. Son gourdin cerclé de fer et orné de pointes métalliques s’abattait avec une régularité de métronome, envoyant valdinguer en tous sens des Guzruns désarticulés qui s’écrasaient alors au pied des remparts, en couinant ou hurlant.<br />
Par-dessus les remparts, il vit que les deux camps de Guzruns résistaient toujours, mais ils étaient en flammes. Ceux-là ne cherchaient pas à fuir mais semblaient attendre le moment d’en découdre au corps-à-corps. Hors de question de leur donner ce plaisir, se dit Minos.<br />
– Corfilanné ! cria Minos. Dès que vous aurez pris la porte, fais agiter des torches, que les archers de Galatté nous rejoignent ! Dès qu’ils sont là, divise-les en deux : un groupe sur les remparts pour cribler de flèches les Guzruns restés à l’extérieur, et un autre pour marcher sur eux, je dis bien marcher et pas courir ! Tu fais couvrir ce dernier groupe par nos fantassins qui viennent de s’emparer les remparts ! Je vais voir ce que fiche Parnos et ses gars.<br />
Corfilanné leva le pouce vers Minos pour lui indiquer qu’il avait bien compris, et sans se dérider le moins du monde. Depuis l’épisode de sa lâcheté, il ne desserrait plus guère les lèvres et affichait un air sempiternellement austère.<br />
<em>Il est devenu un combattant honorable</em>, se dit Minos en faisant signe à quelques-uns de ses hommes de le suivre vers le donjon, <em>mais il faudra encore un long moment avant qu’il ne se pardonne à lui-même</em>.<br />
A la tête de son petit groupe de cinq ou six hommes, il n’eut pas le temps de franchir l’entrée du donjon qu’il tomba nez à nez avec des hommes de Parnos, qui en sortaient justement. Ils lui sourirent dès qu’ils le virent, ce qui le soulagea quand à l’évolution de la situation à l’intérieur, et un grand sourire éclaira son visage quand il vit, en haut de la plus haute tour du donjon, son bon vieux Parnos qui croisait et décroisait ses bras dans de grands mouvements amples, une torche embrasée dans chaque main.<br />
Le donjon était pris, les remparts aussi ! Restaient les Guzruns des camps de l’extérieur, et Minos avisa du coin de l’œil Corfilanné et Kraeg, qui sortaient à ce moment de la forteresse avec des dizaines de soldats à leur suite. Il envoya le reste de ses fantassins les rejoindre et franchit la grande porte de la forteresse à son tour, tranquillement, en jouant négligemment avec Tremnu.<br />
Il s’approcha des camps Guzruns, harcelés par les humains, et en vit beaucoup qui s’enfuyaient vers l’ouest, vers la forteresse de Tarlas, leur principale place-forte. Une pluie de flèches ne cessait de s’abattre sur eux, et des cris de liesse se firent entendre du côté des humains, quand l’immense porte du camp de prisonniers fut ouverte. Des centaines de captifs qu’ils contenaient en sortirent, ivres de joie, et se précipitèrent dans les bras de leurs libérateurs. D’autres, sans force, malades ou épuisés, ne bougèrent pas de leur paillasse sommaire.<br />
Minos sentit lui aussi ses yeux s’embuer de larmes naissantes, de joie, et se dit que cette bataille trouvait là toute sa justification : que ces retrouvailles étaient belles et émouvantes ! Mais dès qu’il entendit des pas se rapprocher derrière lui et qu’il vit qu’il s’agissait de Parnos, et s’essuya les yeux discrètement, prit un air renfrogné et lui lança sur un ton faussement irrité :<br />
– Dis donc, t’en as mis du temps ! Tu t’es arrêté pour prendre un en-cas dans les cuisines, ou quoi ?<br />
– Oui, jeune maître, fit joyeusement Parnos sans se laisser décontenancer. Il y avait des tartes aux mirabelles, et je n’ai jamais réussi à y résister !<br />
Il n’était pas dupe de l’attitude de Minos, dont les yeux brillaient autant que les siens. Bras dessus bras dessous, tout sourire, ils attendirent les rapports des autres lieutenants. A l’est, les premières lueurs du jour faisaient leur apparition.<br /></p>
<p>Mais Minos cessa vite de sourire, en songeant à tout ce qu’il restait à accomplir. Il ordonna à quelques-uns de ses hommes, qui erraient non loin, le visage hilare, de retourner à la salle de réception de la forteresse et d’en enlever les corps ennemis qui la jonchaient. Il en envoya d’autres à la recherche de Kraeg, Corfilanné, Saug, Eliniloccé, Etotté, Noïtté, ainsi que Galatté et ses plus proches lieutenants, avec ordre de les envoyer à la salle de réception.<br />
Ils avaient peut-être gagné la bataille, mais ce n’était qu’un timide début, qu’il allait falloir confirmer très rapidement, au risque de tout perdre. Il fit suivre à Parnos de le suivre et ils rentrèrent dans la forteresse. Ils allèrent jusqu’aux cuisines, où ils firent main basse sur toute le nourriture alléchante que leurs bras pouvaient porter, et ils allèrent la déposer sur la grande table ronde de la salle de réception. Là, Corfilanné et Saug les attendaient déjà, et ils firent tous ensemble une autre razzia, cette fois-ci dans la cave qui servait de garde-manger.<br />
Ceci fait, ils se mirent en quête de chaises, qu’ils disposèrent autour de la table, et ils s’installèrent en attendant les autres, qui arrivèrent peu à peu. Dès que tous furent là, Minos prit la parole.<br />
– Bon, les gars, on a gagné, c’est très bien, nous avons libéré des centaines de prisonniers, tout cela est parfait mais ne doit pas nous faire oublier la suite. Et la suite, ça va être les représailles que ne vont pas manquer d’exercer les Guzruns dès qu’ils seront au courant de ce qui s’est passé ici. Il faut que nous recrutions d’urgence de nouveaux soldats parmi les prisonniers libérés, et que nous sécurisions un large périmètre autour de la forteresse pour espérer la garder. C’est la prochaine bataille, contre le gros des forces d’Isenn dans la région, qui sera déterminante quant à la liberté des Marches de Lul !<br />
Tandis que tous réfléchissaient à ces paroles, Galatté se leva et dit :<br />
– Si les effectifs de notre armée augmentent de manière très importante, il nous faudra revoir toute son organisation. Et j’ai déjà quelques idées en la matière, surtout une, en fait.<br />
– C’est une très bonne remarque et je comptais y venir, mon vieux, assura Minos. Que proposes-tu ?<br />
– On ne peut plus prétendre qu’il y a deux chefs à notre armée, toi pour tes connaissances stratégiques, et moi parce que mes troupes sont les plus nombreuses au sein de notre armée. Il n’en faut qu’un seul, et il est évident à mes yeux que ce rôle doit te revenir. Je sais diriger mes forestiers au mieux de leurs capacités et sûrement mieux que tu ne le ferais, c’est certain, mais mener une bataille traditionnelle est une toute autre histoire, et cela, je reconnais que je n’en suis pas capable. Je propose donc que tu deviennes le général de notre armée.<br />
– Et pourquoi serait-ce Minos ? demanda Eliniloccé d’un ton agressif. Il est comte, certes, mais d’autres ici le sont aussi, comme Corfilanné, Noïtté et moi-même. En vertu de quoi devrions-nous nous placer sous ses ordres ?<br />
Beaucoup furent étonnés de l’entendre, lui si docile jusque-là.<br />
– Minos à notre tête, cela me convient tout à fait, assura Noïtté en souriant. Je n’ai pas la prétention d’être un stratège et cela n’est pas prêt d’arriver.<br />
– C’est un bon chef et je le suis sans hésiter, renchérit Corfilanné sur un ton froid.<br />
– Et bien pas moi ! insista Eliniloccé. Maintenant que nous sommes dans les Marches et que nous y avons repris pied, je vais reprendre mes terres ancestrales à la tête de tous les serfs de ma famille qui ont été libérés aujourd’hui.<br />
– Plusieurs petites armées ne nous serviraient à rien, intervint Parnos. Elles se feraient toutes écraser les unes après les autres. Non, il nous faut une grande armée, avec un chef valable à sa tête.<br />
– Minos a pourtant prouvé que les techniques de guérilla fonctionnaient, et il n’y aucune raison que cela ne continue pas !<br />
– Erreur, Eliniloccé, répondit Minos. Nous n’avons pu utiliser cette technique que tant que les Guzruns n’étaient pas préparés à y faire face. Mais ce n’était qu’un pis-aller, une action symbolique. Ce n’est sûrement pas comme cela que nous gagnerons à long terme.<br />
– Quoi qu’il en soit, ma décision est prise, et je ferais comme j’ai dit de mon côté !<br />
Ces paroles déclenchèrent un trouble certain, et ulcérèrent Minos, qui se rendait compte à quel point il pouvait être mortel de diviser leurs forces. Les paroles, affirmations et menaces ne tardèrent pas à jaillir, avant que, deuxième surprise de cette réunion, Noïtté n’y mette un terme en beuglant « SILENCE ! » de toutes ses forces, ce qui mit aussitôt fin à toutes les discussions.<br />
Le visage rouge d’avoir osé s’imposer ainsi, Noïtté se rassit lentement. Tous les yeux étaient rivés sur lui et il mit un certain temps à réussir à sortir de sa gêne. Il parla enfin.<br />
– Nous savons tous ici que le roi lui-même a accordé sa bénédiction à Minos pour cette mission de libération dans les Marches. Il est de ce fait le général de notre armée, je pense que tout le monde ne peut qu’être d’accord avec cela, à moins de contrevenir à une décision royale.<br />
Plusieurs acquiescèrent à ces paroles après y avoir réfléchi. Mais Noïtté ne poursuivit pas : il fixait Eliniloccé et semblait attendre que celui-ci admette cette réalité. Il finit par hocher la tête à son tour, mais rétorqua.<br />
– D’accord, il est général, mais je maintiens ce que je dis : je suis comte tout comme lui, et je peux choisir de monter ma propre armée si je le veux.<br />
– Erreur, mon cher, répondit Noïtté dans un large sourire. En période de guerre, légalement, ce n’est pas le titre qui compte mais le rang militaire. Une juridiction est accordée au chef de l’armée, en l’occurrence les Marches, et ses décisions et ordres priment sur tout autre. Les dirigeants locaux, temporels comme spirituels, sont tenus de mettre toutes leurs forces à sa disposition s’il les sollicite.<br />
– N’importe quoi, bougonna Eliniloccé, qui ne voulait pas en démordre.<br />
– C’est pourtant la vérité, même si cela ne te plaît pas, insista Noïtté. Avant de venir ici, je travaillais aux services administratifs de la Cour, pour le compte du Conseil Législatif. Alors si je t’affirme que ce que je dis est la loi, sois sûr que c’est vrai !<br />
– Eliniloccé, intervint Minos, je comprends que tu veuilles libérer les tiens le plus tôt possible, mais cela ne pourra être fait que quand nous aurons vaincu, tous ensemble, l’armée guzrunne qui occupe la forteresse de Tarlas. A ce moment là nous pourrons soulever le pays et renforcer nos défenses un peu partout. Avec un peu de chance, notre exemple sera suivi dans d’autres régions, et peut-être même que le roi lui-même montera une armée pour écraser les armées guzrunnes qui seront coincées entre les Marches et le sud du royaume. Ce que je veux dire, c’est que si nous restons encore ensemble un peu de temps, nous avons tous tout à y gagner. Pour le moment, nous avançons dans nos objectifs, mais diviser nos forces maintenant nous détruirait, sois-en certain.<br />
– Soit, Minos, finit par céder Eliniloccé, je reconnais ton autorité et j’accepte de te suivre, au moins jusqu’à la prochaine bataille.<br />
– Ça me convient. Nous verrons plus tard pour la suite.<br />
Minos se leva alors et se mit à marcher lentement autour de la large table, les mains dans le dos. Sans regarder personne en particulier, il prit la parole :<br />
– Aujourd’hui, nous avons libéré énormément de monde. Nous allons intégrer tous les prisonniers qui le veulent dans notre armée, et celle-ci va prendre une importance considérable. Tellement considérable que notre organisation actuelle ne suffira pas à la diriger. Nous allons donc créer des corps d’armée pour compartimenter tout cela et amener un semblant d’ordre. Nous sommes tous d’accord, je suis le général en chef de l’armée.<br />
Il s’arrêta et son regard balaya les hommes autour de la table, qui acquiescèrent tous du chef, de manière plus ou moins prononcée.<br />
– Bien. Parmi nos combattants, nous avons des fantassins et des archers. Galatté est nommé commandant du Corps d’Archers, dans la mesure où ses troupes se composent surtout de ses forestiers. Dans ce corps d’armée, il y aura les archers proprement dit, peut-être des archers se déplaçant à cheval – j’ai cru en voir quelques-uns – ou à dos de kokréus, et des éclaireurs, qui seront chargés d’espionner l’ennemi, afin que nous soyons au courant de ses allées et venues et si possible de ses intentions. Galatté, tu auras bien sûr en charge l’entraînement de tes troupes, présentes et à venir, et tu devras t’assurer qu’elles sont toujours prêtes à intervenir, surtout en cas d’imprévu. Et cela est également valable pour tous les autres commandants que je vais nommer. Nomme des capitaines pour te suppléer, qui devront avoir des lieutenants sous leurs ordres directs, ainsi que des sergents, qui dirigeront des unités plus petites. Si cela ne suffit pas, nomme des caporaux. Tu es responsable de tes hommes et de leurs promotions éventuelles. Est-ce clair ?<br />
– Oui, général, fit Galatté en bombant inconsciemment le torse. Et si tu n’as rien prévu pour lui, j’aimerais qu’Etotté soit l’un des capitaines. Il n’est pas un pisteur mais est l’un des meilleurs archers que j’ai eu l’occasion de voir à l’œuvre.<br />
– Je comptais te le confier, acquiesça Minos après s’être assuré que ces décisions convenaient à Etotté. Parnos, je te nomme aussi commandant : tu auras la charge directe du Corps d’Infanterie, continua-t-il sans même regarder son serviteur, sachant pertinemment que celui-ci serait d’accord. En outre, vois si nous avons suffisamment de montures pour monter un Corps de Cavalerie, ça pourrait servir. Eliniloccé et Corfilanné feront partie de tes capitaines. Noïtté, tu seras le troisième commandant de l’armée, poursuivit-il à la surprise générale. Tu t’occuperas du corps d’armée le plus important, le plus vital, celui sans qui tous les autres ne sont rien.<br />
Noïtté, comme les autres, écarquilla les yeux de stupeur en entendant de telles paroles. Qu’est-ce qui allait bien pouvoir lui tomber sur la tête ?<br />
– Je te charge de gérer tout ce qui ne concerne pas le combat direct, c’est-à-dire l’approvisionnement de l’armée, en armes, matériel et nourriture, bref l’intendance. C’est une lourde tâche, j’en ai bien conscience, et ingrate de surcroît : on attendra de toi que nul ne manque de rien, et tu peux toujours courir pour avoir des remerciements ! Par contre, sois certain que tu seras averti très vite du moindre manque, et qu’il te faudra le combler dans les plus brefs délais. Evite d’embaucher des hommes en âge et en état de se battre, je les préfère dans les deux autres Corps d’Armée. Prends des trop âgés, des trop jeunes, et n’hésite pas à incorporer des femmes, ajouta-t-il, déclenchant des murmures indignés.<br />
– Des femmes ? manqua de s’étrangler l’un des lieutenants de Galatté, interloqué par ses paroles. Les femmes n’ont rien à faire sur un champ de bataille !<br />
– Elles ont autant le droit que les hommes de défendre leurs terres, rétorqua Minos en rivant un regard glacial dans les yeux du lieutenant. Mettez-vous dans le crâne, tous autant que vous êtes, que nous sommes en guerre. Soit nous gagnons en perdant beaucoup d’hommes, soit nous perdons et c’est peut-être la dernière chance de libérer le pays qui s’envole. Alors, oui, je le répète, je veux des femmes à nos côtés : plus il y aura de monde avec nous, plus grandes seront nos chances de l’emporter. Encore une chose, Noïtté : la communication va être primordiale entre les officiers et les différents corps d’armée, aussi vas-tu mettre sur pied un système de messagers. Je pense que des jeunes, tels que Saug ici présent, sont parfaitement indiqués pour cela.<br />
– Très bien, Minos, fit Noïtté machinalement, les yeux dans le vague, visiblement dépassé par tout ce qu’il entendait. Les messagers porteront des messages écrits ou oraux ?<br />
– Oraux, aussi choisis-en qui ont une bonne mémoire. Tout le monde ne sait pas lire, encore moins écrire.<br />
L’écriture et la lecture étaient en effet plutôt l’apanage des nobles, même si cela n’était pas institutionnalisé. La raison en était simplement que d’une part, les nobles avaient plus de temps devant eux pour pratiquer ces arts, et que d’autre part la grande majorité du peuple n’en avait tout simplement pas l’usage dans la vie quotidienne. Minos lui-même savait à peine lire. Il était en outre incapable de relire les caractères qu’il parvenait à grand peine à tracer : ses gros traits malhabiles et tremblants avaient longtemps fait le désespoir de Parnos, qui avait la mort dans l’âme renoncé à apprendre à écrire à son jeune maître, d’autant que celui-ci ne faisait pas montre d’une très grande patience dans l’apprentissage de cet art difficile.<br />
– Kraeg, je ne t’ai pas oublié. Tu seras l’un des capitaines de Parnos, dans l’infanterie, mais avec un rôle spécial : je te nomme chef de la garde de l’armée. Cette garde s’assurera que les officiers supérieurs – jusqu’à capitaines – soient tout le temps en sécurité et veillera à ce que des rixes n’interviennent pas au sein même de l’armée. Enfin, il faudra mettre en place des rondes pour veiller sur notre campement. Voilà, ce sera tout pour l’instant. Commencez à prendre vos marques et à vous organiser, mais faites-le rapidement. Galatté, envoie dès maintenant des éclaireurs à la forteresse de Tarlas surveiller les Guzruns, et fais évacuer tous les prisonniers qui ne combattront pas à nos côtés vers le Village dans la Vieille Forêt. Parnos, réfléchis aux fortifications qu’il nous faut pour sécuriser la forteresse. Noïtté, fait un inventaire de toutes nos ressources. Au boulot tout le monde ! En cas de problème, vous me trouverez ici. Parnos, encore une chose, fit-il tandis que ses lieutenants se levaient et quittaient la salle de réception. Je veux qu’on se prépare à une contre-attaque, mais la question est de savoir si les Guzruns vont répliquer tout de suite avec ce qu’ils ont sous la main, ou attendre de recevoir d’autres renforts, pour pouvoir raser la forteresse et nous par la même occasion.<br />
– Vous en doutez, jeune maître ?<br />
– Oui. Notre seule chance est qu’ils répliquent tout de suite. Tu crois qu’on devrait les harceler un peu, pour être sûr qu’ils vont venir ?<br />
– Minos, cela fait sept ans que les fronts sont à peu près stabilisés dans le pays, sept ans qu’aucune force armée de Lul n’a déclenché d’offensive. Non seulement nous en avons lancé une, mais nous avons gagné. Nous ne les avons pas seulement battu mais humiliés, et ils vont vouloir se venger tout de suite, c’est certain. Ne vous inquiétez pas pour cela. Nous allons affronter une armée très remontée contre nous la prochaine fois ! Et comme nous serons retranchés dans la forteresse, nous n’aurons pas le choix : nous vaincrons ou nous mourrons !<br /></p>Minos, Chapitre XVII : Premières escarmouchesurn:md5:da66927ab2f161193e4b54da384e30dc2008-02-08T18:49:00+01:002010-01-10T12:58:04+01:00SrédéricMinosdelimanoresfantasyMinosromanécriture<p>La reconquête des Marches de Lul commence…</p> <p>Chapitre XVII : Premières escarmouches</p>
<p>Leurs missions d’espionnage de l’ennemi leur avaient appris que les Guzruns, comme toute armée laissée tranquille trop longtemps, avaient pris des habitudes, comme par exemple de faire des patrouilles d’une vingtaine d’éléments tous les jours, toujours aux mêmes heures, et surtout en suivant les mêmes itinéraires.<br />
A partir de là, monter une embuscade était un jeu d’enfant, ce à quoi les humains s’attelèrent. Ce fut un carnage. La moitié du groupe était cachée dans les arbres, l’autre derrière des buissons. Au signal de Minos, d’un signe de la main, ils firent pleuvoir une volée de flèches sur l’ennemi. Sept ou huit Guzruns tombèrent pour ne pas se relever. Dans la panique qui s’ensuivit, la deuxième volée de flèches fit autant de ravages que la première, et six Guzruns restèrent cette fois-ci sur le carreau.<br />
Les cinq ou six ennemis qui restaient furent alors chargés par les guerriers du groupe, Minos en tête. Tout fut fini en quelques secondes.<br />
Ils entreprirent ensuite de délester consciencieusement les cadavres de leurs ennemis de tout ce qui pouvait servir d’armes, avant de se replier à leur camp de base.<br />
Au cours de la semaine qui suivit, ils s’attaquèrent à deux autres patrouilles, avec le même succès. Evidemment, les choses devaient ensuite se compliquer : les Guzruns renforcèrent leurs patrouilles, en doublant leurs effectifs, et ils abandonnèrent leurs habitudes, changeant leurs itinéraires et leurs heures de patrouille.<br />
Comme Minos s’y attendait, il ne prit même pas la peine d’être déçu, et s’attela à une nouvelle tâche : libérer des esclaves Seitrans. Pour ce faire, ils reprirent leurs missions d’espionnage de l’ennemi, se fondant dans la forêt, et repérèrent plusieurs fois des groupes d’esclaves encadrés par l’ennemi, et ils observèrent les activités des esclaves.<br />
Certains coupaient du bois, qu’ils ramenaient à la forteresse ; d’autres exploitaient des mines, de métal ou de pierre, et d’autres encore s’occupaient des champs céréaliers adjacents à la forteresse. Il fut vite convenu que les cibles du groupe seraient un groupe de mineurs et, sitôt leur embuscade pensée, elle fut mise à exécution.<br /></p>
<pre></pre>
<p>Ce matin-là, aux aurores, une longue colonne d’une cinquantaine d’esclaves entra dans la forêt d’un pas rapide, escortée par une trentaine de Guzruns, tous aux aguets et l’arme au poing. Les gardes passaient moins de temps à surveiller leurs prisonniers que la forêt, dans laquelle ils savaient que rôdait un ennemi, qui avait tué soixante-quatre des leurs dans la semaine.<br />
Les Guzruns n’avait pas encore réussi ne serait ce qu’à voir leur ennemi, même si beaucoup pensaient que le groupe qui avait été capturé dans les grottes et qui s’était enfui en faisant des ravages dans leurs rangs était sans doute à l’origine de ces embuscades.<br />
Une seule chose était sûre : l’état d’alerte était décrété dans les rangs des Guzruns. Entre les embuscades de la semaine écoulée et l’évasion du groupe d’humains des grottes, ce n’était pas moins d’une centaine de guerriers Guzruns qui avaient été tués, soit dix pour cent des effectifs de l’armée locale. Le danger n’était pas encore mortel, mais à coup sûr préoccupant.<br />
Les Guzruns de l’escorte prirent certaines précautions afin de ne pas tomber dans une embuscade : deux furent envoyés en avant reconnaître le terrain, tandis que deux autres restaient en retrait à veiller sur leurs arrières.<br />
Minos et son groupe n’étaient pas loin. Ils étaient venus estimer les forces ennemies avant de les attaquer. La carrière de pierre vers laquelle la colonne semblait se diriger n’était accessible qu’en longeant le lit de la rivière qui menait à la ravine de Desper, plusieurs kilomètres en contrebas.<br />
D’un côté de la rivière, la forêt. De l’autre, le début d’un escarpement rocheux qui allait s’accroissant, s’élevant progressivement du sol jusqu’à deux cent mètres, où prenait naissance la ravine de Desper.<br />
Etotté, le plus à l’aise dans une forêt, vint bientôt au rapport, ayant été voir l’ennemi de près, sans que celui-ci n’ait été capable de le percevoir.<br />
– Ils sont exactement trente et un, avec deux éclaireurs sur l’avant et deux autres en arrière, Minos.<br />
– Es-tu capable d’éliminer discrètement les deux éclaireurs partis à l’avant ? s’enquit Minos.<br />
– Sans problème.<br />
– Bien, alors vas-y et fais disparaître les corps. Après tout, la forêt est censée être hantée ! LozaTing, viens par ici.<br />
– Oui, Minos ?<br />
– On ne te surnomme pas « le serpent » pour rien, tu es toi aussi capable de te déplacer discrètement. Peux-tu te charger des deux crétins qui restent en arrière ?<br />
– Avec joie, répondit le petit Drotite en dévoilant ses dents dans un rictus censé être un sourire et en montrant ses mains, chacune armée d’une dague uzaï.<br />
– Même punition : personne ne te voit et les cadavres disparaissent. Dès que c’est fait, vous nous rejoignez au point d’embuscade, et n’oubliez pas : on ne les attaquera que quand ils auront dépassé notre position. Ainsi, ils ne pourront pas se mettre à couvert dans la forêt. Le signal de l’attaque sera donné par Parnos, en imitant le cri de la chouette.<br />
– De la chouette ? fit Kraeg d’un ton incrédule. En plein jour ?<br />
– Désolé, il ne sait pas imiter le cri du chardonneret ! Et puis au moins, on sera sûr que c’est vraiment le signal !<br />
– Hum, commenta Kraeg, sceptique.<br />
– Dis donc, Kraeg, intervint Parnos, faussement irrité, sois un peu moins dubitatif, je te prie : je pourrais gagner des concours avec mon imitation, tellement elle est parfaite !<br />
– La ferme, Parnos ! Allez, tout le monde en position ! Prenez bien le temps de viser : hors de question de tuer un humain par erreur. Abstenez-vous de tirer si vous n’êtes pas sûrs de votre coup.<br /></p>
<p>Chacun rejoignit sa position, ainsi que Etotté et LozaTing une dizaine de minutes plus tard, qui indiquèrent d’un geste que leurs cibles avaient rencontrées leur destin.<br />
Dix minutes de plus et la colonne des prisonniers arriva à portée de vue. Les gardes Guzruns ne cessaient de scruter les alentours : ils avaient du se rendre compte de la perte de leurs hommes et se tenaient sur leurs gardes.<br />
Dès qu’ils eurent dépassé la position des humains, Minos fit un signe à Parnos, qui lança un ululement plus vrai que nature. Une volée de flèches s’abattit dans la foulée sur les Guzruns, dont quelques-uns s’écroulèrent en hurlant.<br />
Minos sauta prestement par-dessus le rocher qui l’abritait et se rua à l’assaut en hurlant, Tremnu à la main, bien décidé à faire un carnage. Pendant qu’il courait, il se reprocha d’avoir eu si peur des Guzruns durant si longtemps : ils étaient loin d’être les pires adversaires qu’il ait jamais eu. Et surtout, il ne craignait pas grand-chose avec la hache de sa Maison. Son tranchant était tel qu’il ridiculisait celui des épées tyrlis, qui étaient pourtant ce qui se faisait de mieux en matière d’armes. Maniées avec suffisamment de forces, les épées tyrlis pouvaient couper des épées normales. Tremnu, elle, pouvait couper les épées tyrlis.<br />
Au départ, les Guzruns furent ravis de le voir : enfin un ennemi à affronter au corps à corps ! Un humain, qui plus est ! Mais les Guzruns étaient trop confiants : la seule expérience des humains qu’avaient la plupart d’entre eux concernait les esclaves, soumis depuis des années hormis quelques fortes têtes qui ne faisaient jamais long feu. Peu d’entre eux avaient affronté un humain libre, un guerrier.<br />
Des cinq Guzruns qui se portèrent à la rencontre de Minos, trois périrent de son premier revers de Tremnu. Les deux autres, surpris, n’eurent pas le temps de réagir avant d’être abattus à leur tour.<br />
Ceux qui restaient, une quinzaine, en voyant cela et les autres humains qui couraient à leur tour vers eux en brandissant leurs armes et en hurlant des cris de guerre, furent pris de panique. Trois seulement se jetèrent à l’assaut, tandis que les autres cherchèrent à fuir.<br />
– Tous à terre, cria Parnos aux esclaves, tandis qu’il voyait Etotté, Noïtté et Saug reprendre leurs arcs pour s’occuper des fuyards.<br />
Les trois Guzruns qui avaient choisi de faire face furent promptement expédiés par Kraeg, Corfilanné et Eliniloccé. De leur côté, les archers abattirent neuf Guzruns.<br />
Minos jura : les trois derniers allaient atteindre la forêt et s’enfuir, ce qui permettrait de donner l’alerte auprès du gros de leurs troupes, campant aux alentours de la forteresse d’Ertos. Mais une petite silhouette sortit de la forêt, leur barrant le passage. LozaTing. Il avait rapidement estimé que leurs forces allaient l’emporter, et avait préféré aller se positionner de manière à couper la retraite à d’éventuels fuyards, au cas où.<br />
Ses sempiternelles dagues uzaïs à la main, il décocha aux Guzruns une grimace se voulant être un sourire, et il se lança à l’assaut. Les Guzruns et lui avaient à peu près le même gabarit petit et malingre, et lui comme eux étaient des combattants : il avait donc affaire à forte partie.<br />
Il se déplaça légèrement pour n’avoir qu’un seul adversaire à affronter, au moins pendant quelques secondes, en espérant pouvoir s’en débarrasser avant que les autres ne soient sur lui. Le Guzrun lui asséna un grand coup d’épée, qu’il eut beaucoup de mal à parer avec l’une de ses dagues : son bras résonna sous l’impact et une douleur fulgurante le traversa, mais il parvint à contenir la lame adverse, pendant que son autre main, armée elle aussi, cherchait la gorge de son agresseur.<br />
Les Guzruns portaient des armures presque intégrales et la lame de LozaTing glissa sur le col protégé mais, emporté par son élan, il parvint à planter sa dague jusqu’à la garde dans le cou du Guzrun, à la jointure entre le cou et le casque. Il repoussa le corps vers le deuxième ennemi, qui arrivait sur lui, et se mit aussitôt en position pour affronter le troisième.<br />
Celui-ci, plus malin que son prédécesseur, attaqua une épée à la main et attrapa sa dague de l’autre : ainsi, la mésaventure de son congénère ne pourrait pas lui arriver. Cela ne changeait rien pour LozaTing : il pouvait aisément vaincre un adversaire armé d’une seule lame, et si son adversaire en avait deux, comme lui, il n’avait sûrement pas son expérience en ce domaine, car lui utilisait cette technique des deux lames depuis des années.<br />
Mais sa position était tout de même précaire, car il ne disposait là encore que de quelques secondes avant que le dernier Guzrun n’entre à son tour dans la ronde. Il passa donc aussitôt à l’attaque, obligeant son adversaire à reculer vers son camarade.<br />
Il leva ensuite légèrement son bras droit, donnant ainsi une ouverture au Guzrun, qui s’y précipita. Au prix d’une vive torsion, digne de son surnom de « serpent », il réussit presque à esquiver la lame adverse, qu’il sentit tout de même mordre sa peau après avoir traversé sa maigre protection de cuir. Ignorant la douleur, il avait déjà retourné sa dague et l’enfonça jusqu’à la garde dans l’avant-bras du Guzrun, tout en appuyant sur le mécanisme qui libérait les petites lames intégrées qui s’ouvrirent en parapluie à partir de la garde et fouaillèrent à leur tour dans les chairs adverses.<br />
Hurlant de douleur et totalement surpris par la manœuvre, le Guzrun n’eut pas le temps de voir arriver le coup suivant, qui lui transperça la gorge.<br />
Mais LozaTing avait perdu de vue le dernier Guzrun pendant ce temps, et il bouscula le corps de son ennemi dans une direction choisie au hasard, espérant que l’autre serait sur la trajectoire.<br />
Las ! Le Guzrun en avait profité pour contourner LozaTing et, plutôt que de fuir alors que la forêt lui tendait les bras, il choisit d’attaquer perfidement le petit Drotite dans le dos, en lui transperçant le corps de part en part. Ce fut au tour de LozaTing de hurler de douleur, un cri déchirant qui fit dresser ses cheveux sur la tête de Minos, qui accourait avec les autres.<br />
– Il est à moi ! Occupez-vous de LozaTing ! rugit Minos en se lançant à la poursuite du Guzrun, qui cette fois-ci s’enfuit sans demander son reste.<br /></p>
<p>Tandis que Minos disparaissait dans les sous-bois, Parnos prit les choses en main. Il chargea Etotté, assisté de Saug, de s’occuper de LozaTing, dont le visage avait pris un teint livide qui ne laissait rien présager de bon, et organisa la libération des esclaves.<br />
Noïtté et Corfilanné furent envoyés fouiller les cadavres des Guzruns pour trouver les clés des chaînes qui entravaient les pieds des esclaves. Kraeg et Etilinoccé les suivirent, mais eux s’occupèrent de récupérer les armes ennemies, dont ils firent un tas imposant.<br />
Parnos alla rassurer les esclaves et leur annonça qu’ils seraient bientôt libres et armés. Il leur expliqua brièvement qu’ils allaient tous se réfugier dans la ravine de Desper, et qu’ils lanceraient à terme leur reconquête de là. Il fut ravi de voir certains esclaves l’appeler par son nom, et reconnut quelques visages qu’il n’avait pas vu depuis plus de dix ans. Ces hommes qu’il avait connu et qui lui faisaient confiance alors semblaient ravis de mettre leur sort entre ses mains.<br />
Pendant ses explications, et peu avant que Noïtté parvienne enfin à trouver les clés, tous dressèrent la tête en entendant un hurlement aussi terrifiant qu’inhumain.<br />
– On dirait que Minos a rattrapé le fuyard, commenta laconiquement Parnos.<br />
Et tandis que Noïtté libérait un à un les esclaves, qui allaient alors s’armer, il s’ensuivit un assez long silence gêné. Le hurlement avait été rapidement suivi d’un autre, puis d’autres se firent entendre. Il flottait comme un parfum de torture dans l’air. Une seule personne se permit un commentaire, un solide paysan qui avait côtoyé Parnos dans le temps.<br />
– Dis donc, Parnos, t’as de drôles de compagnons. C’était qui, le jeune gars qui est parti poursuivre le Guzrun ? Et c’était pas Tremnu qu’il avait à la main ?<br />
– C’est le comte Ertos, Corassé. Le petit Minos, qui a bien grandi et vient libérer ses terres ainsi que les Marches.<br />
– Ah ouais ? Et ça lui prend souvent de faire dans la torture ? On a réussi à faire bannir son monstre de frère à l’époque, c’est pas pour récupérer maintenant un autre malade dans le même genre !<br />
– Rassure-toi, mon vieux. Minos n’a rien à voir avec Karlmos. Là, c’est…euh…l’exception qui confirme la règle. Un de nos compagnons a été grièvement blessé, c’est simplement de la vengeance.<br />
– Mouais, fit Corassé en triturant son épaisse moustache, si tu le dis. Ceci dit, je crois que je vais réserver mon opinion sur le nouveau comte, si ça ne te fais rien. Il a beau nous avoir libéré, hors de question de le suivre aveuglément.<br />
– T’en fais pas, tu seras surpris : il ne demande que ce que les gens sont capables de donner, et est toujours le premier à montrer l’exemple. Je suis fier du petit : il n’a pas du tout le style de son père mais il a la même noblesse d’âme, même s’il s’en défend, et c’est un excellent chef. Mais assez bavardé, nous serons rapidement en danger si nous nous éternisons dans le coin. Corfilanné, prends dix de nos invités avec toi et mène les à notre campement en passant par la rivière : avec tous les rochers qui l’entourent, nos traces seront inexistantes.<br />
– A tes ordres, répondit Corfilanné de l’air maussade qui ne le quittait plus guère depuis qu’il avait fait preuve de lâcheté.<br />
– Noïtté, prépare un autre groupe. Dès que Corfilanné est hors de vue, tu prends la route à ton tour. Etilinoccé, même chose derrière Noïtté. Kraeg, tu seras le suivant. Corassé, prend quelques gars et allez chercher de quoi fabriquer un brancard. Ne vous éloignez surtout pas !<br />
Parnos vint aux nouvelles de LozaTing : elles n’étaient pas bonnes. Les compétences médicinales d’Etotté se bornant aux premiers soins, il déclara vite son impuissance face à la grave blessure du Drotite. Il n’avait même pas osé enlever l’épée du corps, de peur de provoquer de nouveaux dégâts, et se contentait donc de compresser les bords de la blessure afin que LozaTing ne perde pas trop de sang.<br />
– Y a-t-il un archiatre ou un guérisseur parmi vous ? cria Parnos vers les anciens esclaves, après avoir vu l’état préoccupant du blessé.<br />
Deux hommes vinrent les rejoindre, et leurs commentaires rassurèrent Etotté, qui abandonna LozaTing : ces deux hommes étaient mieux armés pour lui pour sauver le Drotite.<br />
Minos revint sur ces entrefaites, couvert d’un sang noirâtre qui n’était pas le sien. Il vint à son tour prendre des nouvelles de LozaTing puis fut mis au courant des dispositions prises par Parnos. Il approuva tout cela d’un hochement de tête.<br />
Dès que LozaTing eut été installé dans le brancard, Minos donna le signal du départ, et ferma la marche en compagnie de Saug.<br /></p>
<p>Une fois le campement rallié, de nouveaux problèmes firent leur apparition. Bilonné, l’un des cinq anciens esclaves libérés sur la mer, vint avouer à Minos que les ressources de la ravine ne suffiraient pas à les nourrir tous bien longtemps. Pratiquer l’agriculture ne se ferait pas en un jour, et il estimait qu’ils avaient de quoi nourrir tout le monde pour moins d’une semaine. Il leur faudrait donc quitter la ravine avant peu.<br />
Minos s’en doutait avant même leur opération de libération, mais il avait espéré…il ne savait quoi, et son imprévision le rendait maintenant furieux envers lui même. Bien sûr qu’ils auraient d’abord du se trouver un coin dans la forêt, aisément défendable et à l’écart ! C’était précisément pour cette raison que Kentos s’y était enfoncé. Sauf qu’il n’en était jamais revenu.<br />
Ces réflexions menaçaient d’envoyer Minos directement en déprime, mais il savait qu’il ne pouvait même pas se payer ce luxe, car leur situation était trop précaire ! Tout ce qu’il avait entrepris depuis qu’ils avaient posé le pied dans les Marches avait été par trop improvisé, il était grand temps pour lui de cesser de faire n’importe quoi et de commencer à penser à moyen et à long terme !<br />
Et après Kentos, c’était désormais LozaTing Etral qui risquait de les quitter. Dès leur arrivée, les deux « guérisseurs » s’étaient isolés avec le Drotite et, secondés par Saug, maladroit mais déterminé, ils tentaient désespérément d’arracher le blessé à la mort, qui rôdait tout près.<br />
Minos alla rejoindre Parnos, quelque peu jaloux de voir qu’il discutait avec de vieilles connaissances. C’était lui le comte, or c’était Parnos qui semblait être le véritable meneur : lui connaissait les gens du pays et le pays lui-même bien mieux que Minos.<br />
Il chassa ces pensées maussades et prit Parnos à part :<br />
– Nous quitterons la ravine bientôt pour la forêt. Vois qui connaît le mieux les alentours, il nous faut un endroit qu’on peut rendre inexpugnable, et qui soit discret et où la nourriture abonde.<br />
– Rien que ça, jeune maître ? sourit avec ironie Parnos, avant de changer de ton dès qu’il eut croisé le regard de Minos : Akeydana que le petit avait l’air sérieux !<br />
– Aucun problème, Minos, je m’occupe de ça, reprit-il d’un ton déterminé. Je prends quelques gars avec moi et je pars tout de suite. L’après-midi est sur le déclin, nous serons revenus pour demain midi au maximum, et je vous assure que nous aurons trouvé notre petit coin de paradis d’ici là.<br />
Il tourna les talons pour aller se préparer, quand Minos l’agrippa par l’épaule avant de le serrer dans ses bras.<br />
– Fais gaffe, Parnos. Cette maudite forêt a eu la peau de Kentos, et ta mission est trop importante pour que tu échoues. Si tu disparais…je n’y arriverais pas sans toi, Parnos !<br />
– Balivernes, jeune maître. Vous ne connaîtrez peut-être plus jamais la paix, maintenant que vous avez réellement ouvert les yeux sur vos responsabilités, mais désormais je n’ai plus rien à vous apprendre. Vous savez ce que vous avez à faire et je sais que rien ne vous en empêchera, à part la mort.<br />
– Je ne mourrai pas, Parnos, c’est hors de question. L’avenir de tout un peuple en dépend. Fais de même de ton côté, je t’en conjure, conclut-il en relâchant son étreinte.<br />
Ils échangèrent un sourire triste qui se passait de mots et se séparèrent. A peine dix minutes plus tard, Parnos quittait le campement avec quatre Luliens qu’il avait au préalable armés.<br />
De son côté, Minos, afin d’éviter de trop penser, aida Bilonné et les autres à couper des branches pour fabriquer de vagues cabanes pour les nouveaux arrivants, après avoir posté des sentinelles des deux côtés de la ravine.<br />
Il se coucha épuisé, bien après le coucher du soleil, mais fut réveillé de trop courtes heures de sommeil plus tard par Kraeg, qui vint lui annoncer que les guérisseurs en avaient fini avec LozaTing. Il n’était pas tiré d’affaire mais son état était stabilisé : les prochaines heures ou jours seraient déterminants pour lui. Les guérisseurs lui donnaient une chance sur deux de s’en sortir.<br /></p>
<p>Le lendemain, Minos continua à aider à organiser le campement, et envoya Etotté avec deux autochtones chercher de la nourriture dans la forêt.<br />
La matinée passa à la vitesse de l’éclair, et le soleil avait dépassé le zénith depuis quelque temps déjà quand Minos s’en avisa. Ses cheveux se dressèrent alors sur sa tête. Parnos n’était pas revenu. Retard…provisoire ou définitif.<br />
Sous des dehors impassibles, il pria tous les dieux qu’il connaissait, et quelques autres qu’il inventa pour la circonstance, pour qu’il ne soit rien arrivé à Parnos. Il avait un jour avoué à son serviteur que sans lui, il n’était rien, et il était persuadé du bien-fondé de cette remarque. Il n’était pas loin d’être terrifié à l’idée de se retrouver seul. Il avait beau avoir des amis autour de lui, cela n’avait rien à voir avec les liens si particuliers qui l’unissaient à Parnos.<br />
Etrangement, les Luliens que Minos et ses hommes avaient libéré n’exultaient pas de joie. Ils éprouvaient du ressentiment pour les autorités du royaume, car ils avaient tous le sentiment d’avoir été abandonné à leur sort depuis l’invasion. Ils connaissaient, au moins de nom, les familles des jeunes comtes qui venaient de mener à bien leur libération, mais leurs sentiments furent partagés sur cette nouvelle génération.<br />
Les pères de Noïtté et Etilinoccé étant morts en défendant leurs sujets l’arme à la main, les deux furent bien accueillis. Corfilanné et Minos, en revanche, furent accepté plus fraîchement. Le père de Corfilanné avait fui avec toute sa cour dès les premières escarmouches, laissant ses lieutenants et ses vassaux se débrouiller.<br />
Le cas de Minos était encore plus compliqué. Minos fut surpris de constater que certains adulaient véritablement le gros Kardanos, son père, que plus d’un qualifiait de « Lion du Nord », comme Parnos l’avait si souvent fait ces dernières années. Minos avait longtemps pensé que son serviteur exagérait, surtout quand il affirmait que son père avait été à la tête d’une coalition des nobles des Marches, et que sans lui Lul serait tombée plus d’une fois, vu la multiplicité des agressions auxquelles la région avait du faire face pendant une bonne dizaine d’années avant l’invasion isennienne.<br />
S’il n’y avait eu que cela, les Luliens libérés auraient accueilli Minos les bras ouverts. Mais il avait commis un impair de taille en « s’occupant » du Guzrun qui avait embroché LozaTing comme il l’avait fait. Minos se rendit alors compte que beaucoup des hommes avaient peur qu’il ne tienne plus de Karlmos, son frère aîné, que de son père. Ce frère aîné avait été banni du royaume deux ans avant l’invasion, après s’être livré à des exactions sans nom, desquelles il s’était toujours sorti faute de preuves. Il avait enfin été pris en flagrant délit dans une affaire dont personne ne voulut s’ouvrir au jeune Minos, et même Parnos ne voulut jamais en dire plus à son jeune par la suite. Certains affirmaient que Karlmos était tout simplement la personnification du Mal, rien de moins. En tout cas, après son exil, Minos avait vite compris que nul ne devait parler de Karlmos, et que même son souvenir devait disparaître.<br />
De ce fait, Minos se retrouva à marcher sur des œufs avec ses compatriotes. Il donnait l’impression d’être sûr de lui, sans avoir l’air arrogant. Il donnait des ordres d’un ton clair, sans être sec. Il ne plaisantait plus et tâchait de conserver tout le temps une attitude digne. Cette comédie l’horripilait et il avait l’impression qu’il allait devenir fou avant longtemps si cela durait, mais il savait qu’il n’avait pas le choix. Tant qu’il n’aurait pas prouvé ce qu’il valait, tant qu’il n’aurait pas montré comment il dirigeait ses hommes, ceux-ci se méfieraient de lui.<br />
Encore une fois, ses pensées dérivèrent vers Parnos. Le peu de temps qu’il avait pu passer avec les Luliens libérés avaient clairement montré à Minos qu’il faisait parti de leur monde, et qu’il était au demeurant fort apprécié de tous ceux qui le connaissaient. Né pour des raisons géopolitiques, avait-il dit…il avait fait un enfant à une dame noble…apprécié par tout le monde…il avait mis sur pied l’armée de Drisaelia…décidément, plus Minos y pensait, plus il se rendait compte que Parnos était en fait très secret et qu’il avait fait des foules de choses dont Minos n’était pas au courant. Jusqu’à ce qu’ils quittent Balkna, Minos n’avait eu l’occasion de voir Parnos que comme son serviteur indéfectible.<br />
Désormais, il ne savait même plus comment il le voyait. Ou plutôt si, mais jamais il ne le lui aurait avoué. Il avait été un père pour lui, fort différent de Kardanos, mais tout aussi attachant, guidant beaucoup plus qu’il n’imposait. D’ailleurs, imposer quelque chose lui aurait été impossible, car les rapports de maître et serviteur entre eux existait depuis la naissance de Minos.<br />
Mais Minos savait que Parnos avait contourné ces rapports quand ils ne convenaient pas à ses desseins. En mémoire de Kardanos, il avait tenu à ce que Minos soit un combattant hors pair une arme à la main, et un fin stratège. Sur ce dernier point, Minos savait qu’il lui restait beaucoup de progrès à accomplir. Il avait un don pour l’improvisation, qui lui avait beaucoup servi lors de sa carrière de pirate, mais il pouvait alors se fondre et se reposer sur des structures existantes : Drisaelia et son organisation, les bandes de pirates et leurs manière de vivre. Ici, revenu sur ses terres natales, il ne pouvait compter sur rien du tout : il lui fallait créer lui-même les structures sur lesquelles se reposer.<br />
Son idée de s’installer dans la ravine, il s’en rendait compte aujourd’hui, était impossible à court terme. Il n’avait pas assez pensé les choses, estimant qu’il lui suffirait d’improviser, comme il savait si bien le faire. Mais cela ne suffisait plus. L’urgence était de se créer une base arrière, sûre et exploitable immédiatement, le tout à cinq ou dix kilomètres maximum d’un ennemi dont les rangs comptaient des centaines de guerriers.<br />
Bref, il ne s’était jamais autant senti sur le fil de rasoir, et avait plus que jamais le sentiment que tout pouvait s’arrêter d’un coup.<br /></p>
<p>Il fut tiré de ses réflexions par une agitation en lisière du campement, et s’y dirigea d’un pas ferme. Son cœur manqua exploser de joie quand il vit que l’agitation en question était provoquée par Parnos, qui revenait avec ses hommes.<br />
– T’es en retard, vieux débris, lui dit-il affectueusement quand il l’eut rejoint.<br />
– Toutes mes excuses, jeune maître, répondit Parnos avec un sourire penaud. Ça nous a pris un peu plus de temps que je ne pensais, mais on a trouvé ce que vous vouliez. Le coin parfait !<br />
– Bien joué, Parnos !<br />
Rassemblant tout le monde, Minos annonça leur départ pour le lendemain matin à l’aurore, par groupes de dix. Il eut envie de boire du torfen avec ses vieux compagnons jusqu’à s’écrouler ivre mort, mais se rendit compte qu’il n’y aurait que Parnos, Kraeg et lui. Comme ils étaient de fait les chefs du groupe, Corfilanné, Noïtté et Etilinoccé étant plus des lieutenants qu’autre chose, il vit qu’il ne pourrait pas se permettre de mettre son projet à exécution. Si les trois chefs qu’ils étaient se retrouvaient hors d’état de réagir en cas d’urgence, et avec déjà une partie des Luliens qui l’avaient mis sur la sellette en attendant de le voir à l’œuvre, ce n’était tout simplement pas le moment. Il se demanda si ce moment reviendrait un jour puis, soupirant, alla rejoindre l’un des groupes qui s’était formé, afin de se familiariser avec tous ces gens.<br /></p>
<p>Le déménagement se passa bien ; LozaTing Etral, toujours plongé dans un profond coma, y fut également transporté : les guérisseurs avaient vu ce déménagement comme une mauvaise chose pour leur patient, mais le risque devait être pris. Le nouveau camp de base découvert par Parnos était enfoncé dans la forêt, et peu de chemins y menaient ; une rivière le traversait.<br />
La semaine suivante vit Minos poser les bases de leur organisation dans cette nouvelle vie. Il avait plus d’une soixantaine de personnes sur les bras et devait faire en sorte que chacun trouve sa place. Les anciens esclaves le pressaient de libérer la région le plus rapidement possible, car beaucoup avaient des femme et enfants qu’ils avaient laissé derrière eux. Ils craignaient pour leur sécurité, connaissant les conditions de vie précaires qui régnaient dans les camps dans lesquels les Guzruns cantonnaient leurs prisonniers.<br />
Dans le fond, Minos était aussi impatient qu’eux de passer à l’action, mais réfrénait son impatience comme celle de ses hommes. Il divisa ses hommes en deux catégories : les combattants et les autres.<br />
Parmi les combattants, il distingua les archers et les soldats : les premiers furent pris en charge par Etotté, qui non seulement devait leur apprendre les rudiments du tir à l’arc, mais également le déplacement silencieux à travers la forêt. Il forma aussi des sentinelles qu’il dissémina tout autour du camp, dans un large périmètre : ceux-ci apprirent des cris d’oiseaux, et un code fut rapidement mis au point puis en pratique, afin d’avertir le camp en cas de danger.<br />
Minos s’occupa lui-même des soldats, avec Parnos, Kraeg, Corfilanné et Etilinoccé.<br />
Noïtté était beaucoup trop tendre une arme à la main, et Minos s’y était résigné : jamais on ne ferait de lui un véritable guerrier. Minos décida donc de le reconvertir en chef des non combattants, et il reçut la charge d’organiser la vie du camp : collecte de nourriture, supervision de la construction de baraquements sommaires, artisanat. Il s’avéra vite qu’il était l’homme de la situation, y prenant beaucoup de goût et très motivé à l’idée de participer lui aussi à leur effort de guerre. Il résolut rapidement le problème de la nourriture : bientôt, il eut à sa disposition des cueilleurs de fruits et de racines, des pêcheurs pour la rivière qui s’avéra poissonneuse, et des chasseurs qui ramenèrent bientôt des lapins et autres menus gibiers.<br />
A la fin de cette semaine de prise de leurs marques dans cette nouvelle vie, LozaTing ouvrit enfin les yeux : il était extrêmement fatigué, mais les guérisseurs eurent le plaisir d’annoncer à Minos qu’il était sauvé. Cette fois-ci, le soulagement de Minos fut tel qu’il n’hésita pas à fêter cela avec Parnos et Kraeg, et leurs quelques réserves de torfen y passèrent.<br />
Minos avait en outre une autre raison de se réjouir : assumant ses responsabilités de chef avec beaucoup de sérieux, il était partout, réglant des litiges et des problèmes, n’hésitant pas une seconde à mettre la main à la pâte quand certaines choses traînaient de trop, et lui et Parnos étaient excellents d’instructeurs militaires. En conséquence, l’opinion que ses hommes avaient de lui évolua vite, et la question de savoir s’il tenait plus de son père que de son frère fut vite tranchée : il était visiblement bien le digne fils de son père.<br />
Mais Minos, qui se rendait parfaitement compte de cet opinion favorable en sa faveur, savait pertinemment qu’il y manquait encore une chose essentielle : une victoire militaire déterminante, sans ou avec peu de pertes d’hommes. Il y réfléchissait furieusement, car ils ne pourraient pas rester tout le temps sur la défensive. Et, au bout d’un mois de cette vie d’organisation et d’entraînement intensif, il décida qu’il était grand temps de passer à l’action.<br /></p>
<p>Dès cette décision prise, il prit Etotté à part et partirent tous deux s’isoler non loin du camp, en prenant bien garde à ne pas tomber dans l’un des multiples pièges qui avaient été cachés partout autour du camp : trous recouverts de fins branchages, et dont le fond était tapissé de pics en bois acérés, fines lianes disposées horizontalement à dix centimètres du sol, et reliées à des troncs d’arbres élagués et montés dans les arbres, qui devaient écraser la personne qui dérangerait la liane. Le tout sur une cinquantaine de mètres, sauf un endroit laissé libre et plus surveillé que les autres.<br />
Ils discutèrent des progrès de leurs hommes un arc à la main, et Etotté s’avoua très content d’eux : en à peine un mois, et en partant d’un niveau zéro, ses hommes étaient aujourd’hui de bons archers. Pas encore une élite, car cela ne pouvait venir qu’avec le temps et beaucoup d’entraînement ou de batailles, mais suffisamment bons pour toucher les cibles d’entraînement deux fois sur trois en moyenne.<br />
En plein milieu de leur conversation, Minos fit brusquement volte-face, tout en posant la main sur Tremnu, attachée dans son dos.<br />
– Que se passe-t-il, Minos ?<br />
– Je jurerais que nous ne sommes pas seuls.<br />
– J’ai éprouvé plusieurs fois ce sentiment depuis que nous nous sommes installés, reconnut Etotté en prenant son arc et une flèche, au cas où. J’ai trouvé des traces de passage un peu partout autour du camp, mais je ne saurais dire s’il s’agit des nôtres, d’animaux…ou de quelqu’un ou quelque chose d’autre. Peut-être qu’en fin de compte, cette forêt est réellement hantée.<br />
– Et puis quoi encore ? Qu’est-ce que vous avez tous avec ce ramassis d’âneries ? S’il y avait vraiment des monstres cachés dans la forêt, je pense qu’on les aurait déjà rencontré, tu ne crois pas ? dit-il d’un ton ironique.<br />
Un hurlement inhumain s’éleva alors au-dessus de leurs têtes, venant des arbres.<br />
– C’était quoi, ça ? demanda anxieusement Etotté, déjà prêt à décocher une flèche et cherchant à percer du regard l’épaisseur feuillue des arbres autour d’eux.<br />
– Oh, sans doute un monstre de la forêt, marmonna nonchalamment Minos en calant Tremnu dans ses mains.<br />
Minos sentit Etotté se tendre soudainement, et il murmura :<br />
– Trop tard, nous sommes encerclés.<br />
Et de ce fait, des hommes vêtus de vert et de couleurs qui les faisaient se fondre dans la forêt surgirent partout autour d’eux, arc à la main, prêts à tirer. Etotté en mit un en joue, tout en sachant que s’il tirait, Minos et lui seraient aussitôt criblés de flèches.<br />
L’air calme, Minos regarda les hommes (une bonne vingtaine à première vue) s’approcher d’eux et lâcha, dégoûté :<br />
– Je commence à en avoir sérieusement assez de ce maudit pays.<br /></p>
<p>L’un des nouveaux venus s’approcha d’eux. Il se distinguait des autres par sa taille : Minos avait beau mesurer un mètre quatre-vingts, l’homme lui rendait une demi-tête facilement. Son habit de forestier laissait deviner ses muscles saillants, mais c’était surtout ses yeux qui retenaient l’attention : ils étaient d’un bleu magnifique, et son regard était perçant.<br />
Son visage aux traits fins, pourvu de pommettes saillantes, était encadré par une longue crinière de cheveux noirs qui lui tombaient sur les épaules, et tout son être paraissait irradier de puissance et de confiance en soi.<br />
Il avait un arc passé en bandoulière, une dague dans son ceinturon et un long bâton de chêne à la main. Il prit la parole, d’un ton tranquille et d’une voix douce qui contrastait avec son apparence :<br />
– Bien le bonjour, messieurs. Puis-je savoir à qui j’ai affaire ?<br />
Etotté se tint coi, laissant soin à son chef de répondre, et celui-ci prit tout son temps pour le faire, tandis que son esprit fonctionnait furieusement, et que des souvenirs quasiment oubliés remontaient à la surface. Il finit par afficher un sourire goguenard et lâcha :<br />
– Et vous, vous êtes qui, pour oser nous mettre en joue comme vous le faites ?<br />
– Je suis le seigneur de la Vieille Forêt, et vous empiétez sur mon territoire !<br />
– Seigneur de la forêt ? A ma connaissance, cette forêt n’a jamais eu de seigneur.<br />
– Disons que moi et les miens nous sommes constitués un territoire, et que dans la mesure où nous sommes capables de le garder et de le défendre, nous en revendiquons la suzeraineté.<br />
– Vraiment ? Et bien disons que moi et mes gars, de notre côté, nous faisons pareil. Je suis le seigneur de cette partie de la Vieille Forêt.<br />
– C’est bien beau de se proclamer seigneur d’une terre, mais pour cela, il faut être capable de la défendre et de les tenir face à ses ennemis. Et je ne crois pas que vous et votre petite bande d’une cinquantaine d’éléments puissiez le faire, malgré tous vos préparatifs, que ce soit votre entraînement intensif au métier des armes ou les pièges que vous avez disséminé tout autour de votre camp.<br />
Minos se vexa en entendant ces mots : ainsi donc, ils étaient épiés par ces types depuis leur arrivée, sans avoir jamais réussi à déceler leur présence ! Il se tourna vers Etotté et lui dit, d’un air de reproche :<br />
– Etotté, tu es nul ! Ces gars-là nous ont épié et connaissent nos forces et toi, notre meilleur forestier, tu n’as rien vu ! Tu me déçois !<br />
Le visage d’ordinaire pâle d’Etotté s’empourpra de honte et il baissa la tête, contrit.<br />
– Nous sommes des Luliens, reprit Minos en s’adressant à nouveau au chef des forestiers, et nous nous installés ici pour nous préparer à reprendre ces terres aux Guzruns !<br />
– Avec si peu d’hommes ? ricana son interlocuteur. Vous êtes complètement fous ! Les Guzruns sont des centaines et des centaines, et ils peuvent obtenir des renforts comme ils le veulent ! A moins bien sûr que vous précédiez l’armée de Lul.<br />
– Non, non, nous sommes tous là.<br />
– Dans ce cas, soupira le chef, je crains qu’un affrontement entre nos deux partis ne soit inévitable.<br />
– Pardon ?<br />
– Si vous attaquez les Guzruns à partir de cette forêt, il y aura des représailles, et ils envahiront la forêt. Ce ne sera alors qu’une question de temps pour qu’ils nous trouvent, au vu de leurs ressources, et nous serons anéantis. Je ne permettrais pas que cela arrive !<br />
– C’est déjà arrivé, sale lâche ! s’emporta Minos sans prêter attention au froncement de sourcil furieux déclenché par ses paroles sur le visage du forestier. D’où crois-tu que viennent mes hommes ? Nous sommes arrivés à quinze, et nous avons déjà libéré une cinquantaine d’esclaves, ce qui a permis de créer la base de l’armée qui libérera les Marches ! Toi, qui est aussi Seitran que nous, et surtout originaire des Marches, tu prétends te dresser face à tes frères humains ? Tu prétends laisser cette saleté de Guzruns proliférer et te terrer dans un trou dans la forêt en priant Akeydana qu’ils ne te trouvent pas ? Je vois que tu as choisi ton camp !<br />
– Prends garde, répliqua le chef des forestiers, le front rouge de colère, il me suffit d’un mot pour que toi et ton ami soyez taillés en pièces, ainsi que tous tes hommes. Je compte également des guerriers parmi mes hommes, dont le nombre est bien plus important que les tiens, mais nous avons aussi nos familles avec nous, et c’est avant tout pour elles que nous avons pris les armes. Nous faisons en sorte que les Guzruns restent à l’écart, car on ne peut pas espérer plus. Toute action directe contre les Guzruns déclencherait une guerre, à l’issue de laquelle nous serions fatalement balayés !<br />
– Je ne crois pas à la fatalité, maître forestier, fit Minos en souriant aimablement. Une chose est certaine, c’est que tu as bien changé, Galatté ! Où est passé le bon vieux temps, quand tu ne cessais de grimper aux arbres comme un petit singe, et que tu étais un gamin rachitique ? Bébé a bien grandi, à ce que je vois : tu as fini par me dépasser en taille, et tu sembles deux fois plus épais que moi !<br />
Tous furent perplexes en entendant ces paroles, surtout le solide gaillard qui menait les forestiers. Il réfléchit un certain temps, ne cessant de dévisager Minos qui continuait à lui sourire, puis le déclic se fit.<br />
– Minos ? Ô Lommé, c’est bien toi ! Incroyable, depuis tout ce temps ! Je te croyais mort et enterré depuis longtemps !<br />
Il se précipita vers Minos pour le prendre dans ses bras et manqua de l’étouffer dans ses bras puissants.<br />
Le dénommé Galatté fit signe à ses hommes de laisser tomber leur attitude menaçante et, Minos l’ayant invité à son campement, ils s’y dirigèrent bras dessus bras dessous en devisant gaiement comme de vieux amis.<br />
Ce qu’ils avaient été au demeurant. Galatté et Minos avaient le même âge, et le père de Galatté étant le meunier de la forteresse, ils avaient grandi ensemble et avaient été les meilleurs amis du monde avant l’invasion.<br /></p>
<p>Cette rencontre entre les deux groupes de Luliens s’avéra être des retrouvailles, la vingtaine d’hommes de Galatté connaissant certains de ceux de Minos, ou ayant connu leurs parents. Ils festoyèrent comme ils purent, et Minos put se faire une idée plus précise de ce à quoi il entendait s’attaquer.<br />
Des cinq forteresses nobles existant avant l’invasion, seules deux avaient été préservées : celle d’Ertos et celle du comte Tarlas, qui avaient prises par surprise. Les trois autres avaient pu prendre des mesures pour se défendre, ce qu’elles avaient payé très cher : les Guzruns y avaient passé tout le monde par le fil de l’épée, et mis une application toute particulière à n’en laisser que des ruines informes une fois qu’ils en eurent fini avec.<br />
C’était la forteresse de Tarlas, distante de celle d’Ertos, qui servait de quartier général aux Guzruns, car elle était permettait de surveiller toutes les routes importantes de la région. D’après les estimations de Galatté, huit cent ennemis y étaient stationnés, contre deux cent environ dans la forteresse d’Ertos.<br />
Ceci dit, il ajouta que dans la dernière quinzaine, il y avait eu des mouvements de troupes, et qu’une centaine de Guzruns avaient quitté la forteresse de Tarlas pour celle du père de Minos, ce qu’il s’expliqua mieux quand il apprit l’expédition de libération que le jeune comte avait mené. Il fut émerveillé de l’audace qui avait été déployée par Minos et son groupe lors de cette attaque.<br />
Lui et ses hommes n’auraient jamais tenté une telle action : ils étaient certes armés et jouaient assez bien du bâton et de l’arc, mais ne le faisaient que pour protéger leurs familles, cachées dans la forêt. Il n’avait jamais été question pour eux de prendre l’initiative d’une guerre, alors qu’ils pouvaient vivre en paix de leur côté. C’était mieux que rien, et cela leur permettait de rester en vie.<br />
Ne voulant pas vexer son ancien ami, Minos évita de faire une grimace en entendant ces explications, mais il n’en pensait pas moins. Il fut sidéré à son tour d’entendre Galatté lui confier qu’il était à la tête de plus de cinq cent personnes, la plupart ayant fui les premiers affrontements, dix ans plus tôt. Par la suite, les rares qui les rejoignirent furent ceux qui avaient eu assez de courage pour tenter de s’évader des camps et prisons guzruns.<br />
Minos n’écouta le reste que d’une oreille. Avec plus de cinq cent hommes à sa disposition, ses rêves de reconquête du pays passaient du stade de fantasme à celui de projet, et son esprit se mit fébrilement et machinalement à échafauder des plans, sans même qu’il s’en rende compte.<br />
Mais il revint vite sur Dilats. Galatté l’avait dit : ses hommes avaient des familles, et c’était pour elles qu’ils étaient prêt à se battre. Les convaincre de s’engager contre un ennemi supérieur en nombre, pour libérer des gens qu’ils ne connaissaient pas et à qui ils ne devaient en somme rien, serait une toute autre question. Mais Minos était galvanisé par la nouvelle de l’existence de cette armée potentielle, qu’il savait pouvoir faire un instrument redoutable entre ses mains !<br />
Les forestiers passèrent la nuit dans le camp de Minos, à l’exception de deux d’entre eux, dépêchés par Galatté auprès des leurs pour leur donner les dernières nouvelles. Il fut convenu que dès le lendemain, Minos et Parnos, accompagnés d’une dizaine d’hommes, rendraient à leur tour visite au camp de Galatté.<br /></p>
<p>Ce ne fut qu’au bout de deux jours de marche qu’ils parvinrent enfin au camp de Galatté, et les mâchoires de Minos et Parnos menacèrent de tomber par terre de surprise quand ils virent le lieu de vie de leurs hôtes.
Ce qu’ils avaient sous les yeux n’avaient rien d’un camp précaire et monté à la va-vite, comme le leur, mais c’était un véritable village : il y avait des cabanes en bois avec toits de chaume, certaines suffisamment grandes pour accueillir plusieurs familles, et d’autres encore bâties dans les arbres et reliées entre elles et au sol par tout un système de passerelles et de lianes.<br />
Ils virent à l’œuvre des forgerons, des maréchaux-ferrants, des tisserands, des menuisiers, des potiers ! Il y avait même une école : une jeune femme faisait la classe à une vingtaine de bambins sous un chêne séculaire. Ils auraient bien voulu s’arrêter dans un endroit qu’ils n’avaient pas fréquenté depuis trop longtemps à leur goût, mais Galatté les prit par les bras pour les empêcher d’entrer dans la taverne qu’ils n’avaient pas manqué de repérer. A la place, il les conduisit vers la bâtisse la plus imposante du village, construite au milieu d’une place dégagée.<br />
Il leur expliqua brièvement que cette maison servait de grenier, d’armurerie et de lieu de rassemblement pour les « notables » du village. Il ajouta qu’une élection avait lieu tous les ans pour désigner un dirigeant à la communauté, que tout le monde pouvait voter ou même se présenter à partir de quatorze ans, et que le dirigeant pouvait se représenter tous les ans s’il le voulait. Les anciens dirigeants intégraient une sorte de conseil des sages à l’issue de leur mandat.<br />
Depuis dix ans que ce système avait été en place, Galatté était le quatrième dirigeant de la communauté, élu pour la première fois l’année précédente et réélu quelques semaines plus tôt. Ce dirigeant portait le titre honorifique de maître.<br /></p>
<p>Dès que Minos eut décliné son identité et ses intentions au conseil, il ne manqua de voir les expressions mécontentes qu’arborèrent les « sages ». Minos se rendit compte qu’ils étaient parfaitement heureux de leur nouvelle vie, dans laquelle ils pouvaient vivre en paix et où ils avaient acquis une certaine respectabilité. Voir un noble leur rappeler l’existence d’une autorité royale au-dessus de leurs têtes, même si elle n’était que théorique, n’était pas pour les remplir d’aise. Pour eux, cette époque de féodalité avait disparue, et ils n’avaient pas la moindre intention de contribuer à la remettre en place.<br />
Ils avaient trop gagné au change pour se laisser convaincre facilement d’entrer en guerre, et Minos en eut vite conscience. Les trois « sages » qui entouraient Galatté étaient tous d’un certain âge, ils avaient bien connu la vie sous l’égide de la noblesse. Galatté, lui, était trop jeune lors de l’invasion pour en avoir vraiment compris et subis les désagréments, aussi écouta-t-il Minos plus attentivement que ses aînés.<br />
Il y entendit surtout l’espoir de voir tout le pays libéré des Guzruns, et estimait que c’était une noble cause. Surtout que Minos avait d’y croire dur comme fer, même si ce fou était parti de Balkna avec seulement neuf compagnons ! C’était peut-être même pour cette raison que Galatté commençait à penser que les choses pouvaient changer.<br />
Décidant de soutenir Minos, il parvint à convaincre les sages, sceptiques, que ces nouvelles étaient trop graves pour qu’ils se permettent, eux quatre simplement, d’engager ou non leur communauté dans une guerre éventuelle. Il fut donc décidé qu’un débat serait organisé sur la place publique, et que tous les électeurs seraient conviés à voter une conduite à tenir.<br /></p>
<p>Bientôt, une grande majorité des forestiers, une fois mis au courant des intentions de Minos, se lança dans un vaste débat. De multiples groupes se formèrent, autour des sages ou sans eux, et il ne fut pas rare que de violentes altercations retentirent. Certains en vinrent même aux mains.<br />
Minos et Parnos se tenaient à l’écart, sous la protection de quelques forestiers armés, aux mains de qui Galatté les avait confié avant de se lancer à son tour dans les discussions. Tous deux étaient assez mal à l’aise dans cette situation : ils n’avaient jamais eu l’occasion de vivre une telle expérience, où tout un chacun pouvait donner son opinion sur un sujet, et le faire sans en craindre les conséquences. Au contraire, tous les avis étaient les bienvenus.<br />
Les débats s’éternisant, ils furent reconduits à la Maison du Village, où ils purent se restaurer et dans laquelle on leur alloua une chambre. Il leur fut promis que des forestiers iraient jusqu’à leur camp pour informer leurs hommes de la situation.<br />
Les débats durèrent quatre jours. Les multiples petits groupes épars avaient laissé place à des groupes plus importants, regroupant ceux dont les opinions étaient les plus proches. En fin de compte, il ne resta plus que deux groupes : celui des tenants de l’entrée en guerre, et celui de ceux qui entendaient bien continuer à vivre dans leur bout de forêt sans se préoccuper de ce qui se passait dans le reste du monde.<br />
De temps en temps, Galatté venait voir Minos et Parnos, afin de leur rendre compte de l’évolution de la situation. En gros, il s’avéra que les plus anciens étaient les plus réticents à se joindre Minos : la majeure partie de leur vie était derrière eux, et ils n’aspiraient qu’à finir leurs jours tranquillement dans la Vieille Forêt. La génération de leurs enfants, elle, voulait entrer en guerre afin de retrouver tous ceux qu’ils avaient laissé derrière eux lors de l’invasion. Le sentiment d’avoir abandonné les leurs, pour impropre qu’il soit, ne les avait jamais vraiment quitté, et l’arrivée de Minos et les perspectives qu’il proposait avait ravivé cette blessure que plus d’un croyait avoir enfoui au plus profondément de lui. La génération suivante, celle de Galatté, estima plus globalement qu’il était tout bonnement de leur devoir de libérer leurs terres de la présence guzrun.<br />
Le vote à mains levées qui s’ensuivit vit une majorité se prononcer pour l’entrée en guerre, malgré une forte minorité. Les cris de joie le disputèrent aux cris de dépit.<br />
Il fut décidé qu’il y aurait deux chefs à « l’armée » des forestiers : Minos et Galatté. Le premier parce que son expérience de la guerre en faisait le candidat tout désigné pour mener les troupes au combat et élaborer des stratégies militaires ; le second car les forestiers du Village formant désormais la majorité de l’armée, il aurait été impensable de ne pas avoir quelqu’un du Village à leur tête.<br />
En accord avec les sages, Minos retourna à son campement afin de préparer le déménagement de ses hommes, qui allaient rallier le Village, et il envoya Galatté et quelques hommes choisis par ses soins faire des reconnaissances du côté de la forteresse d’Ertos, qui serait leur première cible car moins bien défendue que celle de Tarlas. Ils avaient pour mission de dresser un plan des défenses ennemies.<br />
Minos, même s’il n’en laissait rien paraître, était extrêmement tendu : les prochains jours allaient être déterminants. Il allait jouer sa vie, ainsi que celle de centaines de ses compatriotes. La libération des Marches était en route…à moins que les événements à venir ne voient l’annihilation de tous les espoirs des Luliens. La pression qui pesait sur ses épaules était énorme. Il pouvait oublier tout ce qu’il avait accompli jusque-là : son destin allait se jouer sur ses terres.<br /></p>Minos, chapitre XVI : Tremnuurn:md5:1879eec59f376b6552199eb56a8f28782008-01-21T20:16:00+01:002010-01-06T22:21:26+01:00SrédéricMinosdelimanoresDilatsfantasyMinosromanécriture<p>Le retour au pays n’a rien de simple…</p> <p><strong>Chapitre XVI : Tremnu</strong></p>
<p>Minos ne voulut pas précipiter les choses. Une fois leur navire amarré dans la crique, il décida que ses hommes et lui y resteraient quelques jours, le temps de prendre leurs marques et de commencer à explorer le pays.<br />
Il désigna quatre éclaireurs : Kentos, pour ses qualités d’Enkar, LozaTing, pour son habileté à se déplacer silencieusement, Saug, pour sa petite taille, et Etotté, qui était à la base un forestier. Kentos ne pouvait toujours pas se servir de son bras, mais cela semblait le laisser parfaitement indifférent.<br />
Pendant ce temps, les nouveaux continuèrent à faire leur apprentissage des armes, auprès de Minos, Parnos et Kraeg. Malgré ses côtes cassées, Corfilanné était le premier à demander à en découdre, et passées les premières heures d’entraînement, déclara simplement que la douleur était largement supportable, même s’il souffrait visiblement le martyre. Son « entraîneur » ne lui fit pour autant pas le moindre cadeau, même s’il s’agissait de Minos, qui lui devait la vie.<br />
L’opinion de Minos concernant Corfilanné avait évolué, mais il gardait tout de même une certaine réserve. Quoi qu’il en soit, Minos avait décidé de pousser Corfilanné au-delà de ses limites, estimant que c’était le moins qu’il puisse faire pour lui comme pour le groupe, et il s’appliqua du mieux possible à utiliser cette technique du « Marche ou crève », subie sans rechigner par Corfilanné.<br />
Les cinq anciens esclaves qu’ils avaient récupéré se virent cantonnés aux tâches de la vie quotidienne : ils montèrent un campement sommaire et abrité, au pied de la petite falaise prenant naissance au fond de la crique, et ils cachèrent le navire dans une anfractuosité qu’ils avaient découverte.<br />
Sans avoir à s’éloigner, ils eurent la chance de pouvoir mettre la main sur des crabes, des moules et des bigorneaux, ce qui constitua un heureux substitut au poisson séché dont l’équipage s’était sustenté durant tout le voyage.<br />
Les éclaireurs ne furent d’ailleurs pas en reste pour ramener de la nourriture : Kentos lançait ses couteaux à merveille et Etotté montait des collets comme personne, ce qui leur permit de manger du lapin, dont une impressionnante colonie vivait dans le bras de forêt avoisinant.<br /></p>
<p>Au bout d’une semaine de cette vie recluse, les premières constatations s’imposèrent : il n’y avait pas de Guzruns aux alentours, ce qui était étonnant. Minos était persuadé qu’ils devaient surveiller le littoral, afin de prévenir une attaque ou une invasion, or nul n’en vit trace. Selon Kentos, il était tout à fait possible qu’ils soient trop sûrs d’eux et s’estiment à l’abri d’une attaque. Qui serait assez fou pour les envahir, vu leurs forces et leur nombre ?<br />
Tous les membres du groupe comprirent aussitôt que les fous en question, c’étaient eux, mais aucun n’en fit la remarque à haute voix.<br />
En fin de compte, Minos donna le signal du départ : plus de huit cent kilomètres les séparaient de la forteresse de la Maison d’Ertos. Ils devraient traverser une partie de la région du Rondas avant de rallier les Marches, et si la première moitié du parcours se ferait sous le couvert de la Forêt d’Ermenstrud, il s’ensuivrait une longue succession de collines, connue sous le nom de Vallons d’Astrenias. Une fois ces derniers laissés derrière eux, ils pourraient enfin pénétrer dans la Vieille Forêt qui, comme son nom l’indiquait, était fort ancienne. Comme de juste, elle était également la source de récits mythiques, et était censée être au mieux enchantée, au pire maudite.<br />
Néanmoins, les centaines de kilomètres carrés qu’elle couvrait devraient leur permettre d’arriver discrètement au pied de la forteresse d’Ertos, leur but ultime. Quand à savoir comment, une fois sur place, ils allaient bien pouvoir s’emparer de la forteresse, si tant est qu’une telle chose soit possible, personne n’avait encore pris le risque de poser la question à Minos, qui ne pouvait que s’en réjouir. Ses plans n’étaient rien moins que nébuleux en la matière.<br /></p>
<p>Ils mirent cinq jours à traverser la forêt d’Ermenstrud, guidés par les pas sûrs de Kentos et Etotté, sans avoir à déplorer le moindre incident, et sans croiser quiconque. A la fin du cinquième jour, ils arrivèrent à l’orée de forêt et y installèrent leur campement pour vingt-quatre heures, le temps que leurs éclaireurs s’assurent que les premiers vallons ne représentaient aucun danger. Cela permit également au groupe de restaurer quelque peu ses forces, car bien peu d’entre eux avaient l’habitude de ce genre de marche forcée, Kentos et Etotté ayant imposé un train assez soutenu.<br />
D’après les estimations des deux chefs de file, il leur faudrait une bonne semaine pour traverser les Vallons d’Astrenias, mais rien ne se passa comme prévu. Dans l’obligation qu’ils étaient de prendre des chemins détournés, ils se heurtèrent à des barrières naturelles de végétation sauvage qui leur firent perdre un temps fou. De plus, leur principal souci étant d’avancer discrètement, ils effectuèrent plusieurs longs détours afin de contourner ce qui semblait être des campements, dont la présence se trahissait par des volutes de fumée.<br />
Au fur et à mesure que les jours passaient, l’ambiance devint maussade, les kilomètres de plus en plus lourds dans les jambes, et les temps de pause se multiplièrent tout en s’allongeant. Kentos et Etotté durent revoir leurs estimations à la baisse : le groupe progressait beaucoup moins que la vitesse à laquelle ils pensaient pouvoir le mener. De ce fait, au bout d’une semaine, ils n’avaient pas parcouru la moitié des Vallons, et chacun avait l’impression qu’il mettait un pas devant l’autre depuis une éternité, de plus en plus difficilement.<br />
C’est à ce moment qu’ils furent repérés.<br /></p>
<p>Ils descendaient une énième colline prestement, car le versant sur lequel ils marchaient était particulièrement dénudé de végétation, en faisant des cibles faciles à percevoir, quand ils virent surgir, du haut de la crête suivante, qui constituait leur but immédiat, des cavaliers.<br />
– Guzruns ! s’exclama Kentos.<br />
Ils n’eurent pas le temps de faire plus de trois ou quatre pas pour se mettre à l’abri que déjà leurs ennemis déferlèrent sur eux, lançant leur kokréus à toute allure dans leur direction.<br />
– Tous à vos arcs, beugla Minos en montrant l’exemple.<br />
Ils furent prêts en quelques secondes, attendant l’ordre de tirer sur les petites créatures reptiliennes engoncées dans leurs armures intégrales, ou sur les kokréus, leurs montures, sortes de coccinelles géantes à la carapace noire.<br />
– Tirez sur les kokréus. Maintenant ! cria Minos.<br />
Une première volée de flèches atteignit leurs assaillants : trois kokréus furent touchés et bondirent de douleur en couinant leur souffrance, sans faire plus attention à leurs cavaliers, qui furent écrasés ou éjectés dans la panique.<br />
Les humains continuèrent à tirer, sans s’attarder à regarder les dégâts occasionnés. Ce qu’ils voyaient en revanche, c’est que la colonne de kokréus continuait à surgir de la crête, et le cœur de Minos se glaça à l’idée qu’ils étaient peut-être tombés sur une petite armée. Si c’était le cas, ils étaient morts, sans le moindre recours possible. Il repoussa cette possibilité dans un coin de son esprit et continua à tirer, regardant avec satisfaction les ravages que ses hommes et lui provoquaient dans les rangs adverses.<br />
– Il n’en arrive plus ! s’exclama soudainement Kentos. Il faut exterminer ceux qui restent et aller le plus vite possible en haut de cette crête voir ce qui nous attend…ou non !<br />
Joignant le geste à la parole, il jeta son arc à terre et se précipita à la rencontre des Guzruns, une dague uzaï dans chaque main, car depuis plusieurs jours, il pouvait se resservir de son bras.<br />
Minos n’eut pas le temps de s’offusquer que Kentos se soit permis de donner des ordres à sa place et se lança sur ses talons, suivi de près par Kraeg, Parnos, Corfilanné, Noïtté, LozaTing et Eliniloccé.<br />
Pendant qu’il courait à la rencontre de leurs ennemis, il les compta sommairement et arriva à un total de vingt ou trente. Le groupe avait réussi à mettre à terre la moitié des Kokréus.<br />
– Leurs armures ne valent rien, faites comme s’ils n’en avaient pas ! cria-t-il en se souvenant des Guzruns affrontés dans la brume magique, il y a ce qui lui semblait déjà une éternité.<br />
Il se surprit à penser que les Guzruns marins qu’ils avaient affronté et vaincu étaient peut-être moins bien armés et équipés que des Guzruns des armées de terre, mais il était désormais trop tard : le combat au corps à corps s’engagea.<br />
Il renonça vite à suivre Kentos, celui-ci ne laissant aucun adversaire vivant sur son passage. Il attaqua donc des ennemis au hasard, sur sa droite, et se retrouva aux côtés de Corfilanné, avec qui il se fraya un chemin parmi les Guzruns, épaule contre épaule.<br />
A son grand soulagement, comme il l’avait annoncé, les protections ennemies ne valaient décidément rien, si bien que leurs armes s’y enfonçaient comme dans du beurre. Ils firent place nette en quelques minutes.<br />
Ils n’eurent à déplorer qu’une seule blessure, le bras de Noïtté ayant été transpercé de part en part par une épée fine. Rien de grave, décréta Kentos. Le jeune noble en serait quitte pour ne pas battre avant quelques jours, ce qui ne changeait au demeurant pas grand-chose pour les autres, vu que son efficacité au combat était quasiment nulle.<br />
Kentos se précipita en haut de la crête dès la fin du combat, puis revint tranquillement en faisant des gestes d’apaisement.<br />
– Ils étaient seuls, annonça-t-il. Minos, tu as commis une erreur : ce ne sont pas les Kokréus que nous aurions du viser mais uniquement leurs cavaliers. Nous aurions ainsi eu des montures, et aurions pu rallier plus vite la Vieille Forêt.<br />
– Excuse-moi de ne pas penser à tout, rétorqua sèchement Minos.<br />
– Notre situation se complique, continua Kentos. Dès que cette patrouille sera retrouvée, nos ennemis sauront que nous nous sommes faufilés dans le pays, et eux ont des montures.<br />
– Tu as des suggestions à faire, au lieu de critiquer bêtement ? fit Minos d’un ton de plus en plus hargneux.<br />
– Finis les détours. Il nous faut aller droit au but, maintenant. A marche forcée, je pense que nous pouvons rallier la Vieille Forêt en trois jours. Mais nous allons également être plus prudents : Etotté et moi allons nous relayer en tant qu’éclaireurs. Dès que nous atteindrons une crête, lui ou moi irons jusqu’à la suivante nous assurer que nous ne risquons de faire une mauvaise rencontre. Et je…<br />
Il se tut brusquement. Son regard venait de croiser celui de son neveu, qui le fixait d’un œil noir, très noir. Il se rendit alors compte que d’une manière tout à fait naturelle, il en était venu à donner des ordres, alors que ce n’était pas à lui de le faire.<br />
– Euh…ce n’est qu’une suggestion, Minos, conclut-il, un peu penaud mais aussi irrité de devoir s’en remettre à quelqu’un de moins expérimenté que lui.<br />
– Acceptée, cracha Minos. Ceci dit, tu aurais pu avoir ton idée d’éclaireurs plus tôt, cela nous aurait évité de tomber sur ces gars-là.<br />
Kentos acquiesça d’un hochement de tête. A force de chercher un chemin sûr et de lutter contre la fatigue grandissante, il avait en effet négligé les règles de prudence élémentaires et en avait pris conscience dès que le premier Guzrun avait surgi de la crête. Cela n’arriverait plus, se morigéna-t-il.<br /></p>
<p>Malgré toute leur volonté, les membres du groupe mirent quatre jours à rallier la Vieille Forêt, la plupart au bord de l’épuisement. Kentos n’avait jamais faibli et poussé tout le monde à dépasser ses limites. En tant que chef de groupe, Minos avait montré l’exemple, se réfugiant dans le silence mais avançant inlassablement en serrant les dents.<br />
Les seuls qui s’étaient permis de se plaindre et de geindre étaient les cinq anciens esclaves, peu habitués à tant d’efforts et subissant encore le contrecoup de leur longue captivité. Parnos également ne cessa de geindre tout le long du chemin, mais nul ne lui en fit la remarque dans la mesure où il avançait au même rythme que tout le monde, et qu’il s’était même permis le luxe d’aider à avancer Noïtté, Saug et deux des cinq anciens esclaves, qui eurent tour à tour un gros coup de fatigue.<br />
Entrer dans la Vieille Forêt fut donc un grand soulagement pour tout le monde, même pour les anciens esclaves, qui chuchotèrent néanmoins longuement des prières à Akeydana afin qu’elle les protège des nombreux maléfices censés se tapir dans les lieux en attendant des victimes.<br /></p>
<p>Après une nuit, une journée et la nuit suivante de repos, Minos donna à nouveau le signal du départ, et ils reprirent leur marche en avant sans enthousiasme. Huit jours plus tard, ils arrivèrent enfin non loin de la lisière de la forêt. Leur but, la forteresse d’Ertos, se trouvait à à peine à trois kilomètres de là.<br />
Sous l’impulsion de Kentos et de Parnos, qui connaissaient les lieux comme leur poche, ils trouvèrent le coin idéal pour implanter leur camp de base. Il consistait en une colline aisément défendable et dont le sommet arborait des ruines d’un quelconque temple antique dédié à une divinité depuis longtemps oubliée. Un petit réseau de cavernes existait sous la colline, de quoi cacher une bonne centaine d’hommes, et un petit ruisseau serpentait non loin de là.<br />
Ils y restèrent trois jours, le temps de s’installer, puis Minos confia le camp aux anciens esclaves et à Saug. Le reste du groupe, armé de pied en cap, y compris Noïtté, dont le bras allait beaucoup mieux, reprit sa route et s’arrêta quelques centaines de mètres plus loin, devant une caverne, dont l’entrée était dissimulée par une végétation sauvage. Cette caverne faisait partie du réseau de tunnels qui serpentait partout sous le sol et s’étendait sur des dizaines de kilomètres.<br />
Même en tant que membres de la Maison d’Ertos, Kentos, Parnos et Minos n’en connaissaient pas tous les tenants et aboutissants, aucune carte de ces grottes n’ayant jamais été réalisée, à leur connaissance. Mais ils étaient tout de même ceux qui les connaissaient le mieux, chacun ayant au cours de sa jeunesse exploré une partie des grottes, comme tous les autres membres de la Maison avant eux. A vrai dire, huit membres de la famille, à travers les siècles, y étaient entrés pour ne jamais en ressortir.<br /></p>
<p>Ils entrèrent dans la caverne, Kentos en tête pour sa connaissance des lieux, mais aussi pour sa bonne vision nocturne, acquise lors de son entraînement d’Enkar. LozaTing, qui avait lui aussi cet avantage, fermait la marche.<br />
Entre eux venait tout le reste du groupe, réduit à avancer lentement, en tâtonnant. Kentos et Parnos avaient en effet interdit formellement l’usage de torches. Les tunnels étaient selon eux habités par des chauve-souris, et le risque était trop élevé de les voir s’enfuir face à de la lumière. Des centaines de chauve-souris s’échappant des tunnels ne pourrait pas manquer d’attirer l’attention des Guzruns qui, sans nul doute possible, devaient veiller non loin, si près de la forteresse.<br />
Pour éviter de se perdre les uns les autres, chacun avait reçu pour consigne d’agripper son prédécesseur, par la ceinture ou les habits, ce qui fit que leur marche fut extrêmement longue : ils s’arrêtaient dès que l’un d’entre eux lâchait prise, qu’il trébuche ou soit surpris d’une brusque avancée devant lui.<br />
Au bout de ce qui leur sembla être une éternité, Kentos s’arrêta soudain et murmura, désabusé :<br />
– Ne faites aucun mouvement brusque, nous sommes encerclés.<br />
Et de ce fait, une torche illumina alors les ténèbres environnantes, suivie d’une bonne dizaine d’autres. Bien que les torches ne donnaient qu’une lumière diffuse, cela suffit pour aveugler le groupe pendant de longues secondes.<br />
Ils n’étaient néanmoins pas sourds et entendirent le boucan d’enfer provoqué par les chauve-souris qui, dérangées, s’enfuirent à tire-d’aile, à la recherche de leur tranquillité perdue.<br />
Quand enfin ils purent se servir de leurs yeux, ils virent qu’ils étaient en effet encerclés par des dizaines et des dizaines de Guzruns, dont les premiers rangs, armés d’arcs, n’attendaient qu’un seul mot pour les transformer en cadavres.<br />
Ce mot n’arriva pas, et quelques fortes paroles gutturales furent lancées. Les humains furent délestés de leur équipement ainsi que de leurs armes, et furent ligotés les mains dans le dos. Le chef donna un nouvel ordre et tous formèrent une longue colonne qui se mit en route avec célérité.<br />
Aucun des humains n’avait prononcé le moindre mot, et seul Parnos rompit le silence par la suite. Il chuchota à Minos, près de qui il marchait :<br />
– La bonne nouvelle, c’est que le chemin qu’ils nous font prendre mène à la forteresse. Ceci dit, ce n’est pas comme ça que je rêvais de rentrer à la maison.<br />
Minos ne prit même pas la peine de lui répondre. Il était extrêmement désabusé par tout ce qui se passait : rien ne se passait bien, tout se liguait contre eux. Lors de l’attaque précédente, ils n’avaient survécu que parce que l’ennemi n’était pas très nombreux. Et voilà que la chance leur tournait définitivement le dos.<br />
Il ne savait plus que penser. Avait-il eu tort de monter cette expédition ? Etait-ce de la folie pure et simple, comme l’avait affirmé certains de ses compagnons ? Et pourtant, ils l’avaient suivi sans hésiter, car il semblait avoir un don pour se sortir des situations les plus inextricables.<br />
Pour sa part, Minos savait à quoi s’en tenir. Depuis que Parnos et lui avaient été chassés de Balkna, il était sur la corde raide, se jouant de la mort et parvenant toujours à retourner les événements en sa faveur. Le tout par pure chance, et il savait pertinemment qu’elle finirait par tourner. A vrai dire, elle paraissait l’avoir fait dans ces tunnels.<br />
Au plus profond de lui, il savait que cela devait finir ainsi. A bousculer le cours des choses, celles-ci ne pouvaient manquer de prendre leur revanche à un moment ou un autre. Il avait joué, et il avait perdu. Mais d’un autre côté, il ne regrettait absolument rien dans sa vie récente. Il avait plié les événements à sa convenance comme jamais il n’aurait imaginé pouvoir le faire, et n’espérait plus qu’une chose : que d’autres hommes aussi fous et impétueux que lui se dévoilent et entrent à leur tour en lutte.<br />
Imaginer une centaine de Minos monter chacun un plan pour libérer le royaume lui arracha un sourire, qui ne quitta dès lors plus ses lèvres, tandis que sa démarche et son port se firent fiers comme jamais.
Il claironna d’une voix forte :<br />
– Allez, les gars, on se moque de ce qui va arriver ! Si on ne peut pas leur montrer comment on vit, on leur montrera comment on meurt, en leur crachant dessus et en les maudissant !<br />
Personne n’eut le cœur de lui répondre.<br /></p>
<p>Les prisonniers furent conduits face à un trône taillé à même la roche, et sur lequel un énorme Guzrun débordant de graisse était vautré, l’air de s’ennuyer comme jamais. Les humains furent forcés de se mettre à genoux devant lui, et il prit la parole en Seitran, avec un accent à couper au couteau.<br />
– Je suis le <em>maïs</em> Garlendar, Maître des Tunnels.<br />
– <em>Maïs</em> ? murmura Minos.<br />
– C’est un grade chez les Guzruns, une sorte d’équivalent à nos lieutenants, rien à voir avec le légume, lui répondit Kentos, qui se trouvait juste à sa droite, sur le même ton.<br />
– Ça ne lui ferait pourtant pas de mal d’en manger !<br />
– Silence, chiens galeux, fils d’esclaves et de chiennes ! Vous avez osé pénétrer dans nos tunnels, fous que vous êtes ! Vos têtes vont aller rejoindre toutes celles des autres imbéciles qui ont eu la folie de défier la puissance d’Isenn, notre vénéré seigneur, dans le Champ des Pleurs. Plantées au bout de piques, elles contribueront à rappeler à nos esclaves que nul ne se dresse contre nous sans en payer le prix !<br />
– Garde ta phraséologie minable pour les crétins que ça peut impressionner, gros tas de bouse, claironna Minos haut et fort, tu dis tellement d’âneries qu’on va s’endormir d’ennui si tu continues.<br />
– Silence, chien ! beugla Garlendar en se levant d’un coup de son trône. Pour ces paroles, je prendrais tout mon temps avec toi, et ton agonie durera des semaines ! ajouta-t-il avec un sourire sadique.<br />
– Jeune maître…commença Parnos d’un ton étrange qui fit tiquer Minos.<br />
– Quoi ?<br />
Minos se tourna vers son serviteur, qui se trouvait juste à sa gauche, et il vit une expression hagarde dans ses yeux, dirigés vers un point au-dessus du trône. Il entendit Kentos inspirer bruyamment, comme sous le coup d’une émotion violente réprimée à grand-peine. Il leva les yeux à son tour et c’est là qu’il <em>la</em> vit.<br />
Le chef Guzrun continuait à pérorer, mais aucun des trois membres de la Maison d’Ertos ne l’écoutaient plus. Leurs regards étaient plongés dans une grande niche aménagée dans le mur de la grotte, à un mètre cinquante environ au-dessus du trône. Dans cette niche était exposée une hache à double tranchant. Mais pas n’importe quelle hache.<br />
Son manche, long de presque un mètre, était en chêne et cerclé de fer tous les cinq centimètres. A son extrémité, on pouvait voir une courroie de cuir, qui permettait d’enrouler l’arme autour de son poignet. A l’autre extrémité, la double lame semblait avoir été forgée la veille, tellement elle paraissait propre, belle et tranchante.<br />
Cette hache portait même un nom : <em>Tremnu</em>. Elle avait reçue de nombreux surnoms à travers les siècles, car elle avait été façonnée plus de sept cent ans plus tôt par le grand mage Verenos lui-même, et ensorcelée. Son tranchant ne s’émoussait jamais, elle était à l’épreuve du temps.<br />
Il l’avait forgé pour son fils Varos, qui avait été l’un des premiers Enkars auprès du bras droit de Lommé, Valmmé. A La mort de Varos, elle avait échu à son frère Ertos, considéré comme le fondateur de la Maison, et tous les comtes Ertos en héritèrent tour à tour, jusqu’au jour où Kardanos, père de Minos et frère de Kentos, mourut en la tenant à la main, exterminant des hordes de Guzruns lors de l’invasion, et se sacrifiant pour que Parnos puisse sauver l’héritier du comté, Minos. Nul n’avait entendu parler du sort de Tremnu depuis.<br />
Le temps parut suspendu pour Parnos, Kentos et Minos, puis ce dernier secoua la tête et murmura à Kentos :<br />
– Je refuse de croire que les Guzruns ont trouvé toutes les armes que tu caches sur toi.<br />
– Et tu as raison, neveu. Vous êtes prêts, tous les deux ?<br />
– Oui, répondirent-ils en même temps, prêts à réagir dès que Kentos se mettrait en mouvement.<br />
Ils n’eurent pas longtemps à attendre. Pour chacun d’eux, aucune importance que la grotte abritât plus d’une cinquantaine de Guzruns. Oublié, le fait qu’ils étaient désarmés, les mains liées dans le dos, et que leurs ennemis portaient leurs armes à la main. Rien de tout cela ne comptait. Il y avait <em>eux</em>, et il y avait <em>Tremnu</em> à leur portée, qui les appelait, qui leur murmurait qu’elle les avait attendu toutes ces années, qu’elle se languissait d’entonner à nouveau son chant de mort, qui avait terrassé tant d’ennemis à travers les siècles. Rien ne pouvait leur arriver. Ils allaient triompher !<br /></p>
<p>Kentos cachait un fil <em>tendali</em> enroulé dans une gaine autour de son poignet, fil spécial utilisé notamment par les célèbres tueurs Amfat pour étrangler leurs victimes, son tranchant étant capable de décapiter un homme. <br />
Après l’avoir empoigné, il se débarrassa de ses liens d’une simple torsion du poignet puis passa son fil <em>tendali</em> autour du garde Guzrun le plus proche. Il tira d’un coup sec et tandis que la tête du Guzrun commençait à peine à se détacher de ses épaules, Kentos s’emparait déjà de l’épée du mort pour l’enfoncer dans le crâne d’un autre garde. Le tout n’avait pas duré deux secondes.<br />
Il se tourna aussitôt vers Minos et Parnos, qui s’étaient tournés vers lui en lui présentant leurs poignets entravés. En deux coups d’épée, ils les libéra et lança son arme à Minos, avant de s’emparer de celle du deuxième garde qu’il avait tué pour la lancer à Parnos.<br />
Mais Minos avait un autre plan en tête : il jeta son épée à Parnos en criant à Kentos de s’occuper des autres, tandis qu’il sautait déjà vers Garlendar, le chef de l’ennemi. Le gros Guzrun mit trop de temps à réagir, ce qui permit à Minos de prendre appui sur l’un des accoudoirs du trône pour sauter vers son but. Tremnu.<br />
Dès qu’il l’eut en main, Minos ne resta pas à rêvasser sur sa symbolique et les émotions que posséder une telle arme à la main pouvaient faire naître en lui. Il avait un travail à accomplir. Il se laissa tomber sur Garlendar, Tremnu fermement tenue à deux mains, et il lui fendit le crâne avec une facilité déconcertante. Le chef Guzrun n’avait eu que le temps d’empoigner une massue d’une belle taille.<br />
– Parnos, libère les nôtres, cria Minos en se jetant dans la mêlée à la suite de Kentos, qui faisait déjà des ravages, armé désormais de deux épées, la deuxième ayant été récupérée sur l’un des déjà nombreux cadavres qu’il laissait dans son sillage.<br />
Au fur et à mesure qu’il frappait, Minos s’émerveillait du trancher de Tremnu : elle tranchait armes et armures avec la même facilité, et rien ne semblait pouvoir résister à sa puissance.<br />
Minos et Kentos semblaient irrésistibles, Minos grâce à son arme et Kentos grâce à sa science du combat. Bien que leurs adversaires soient des dizaines, ceux-ci avaient été surpris par la contre-attaque, d’autant plus que leur chef, qu’ils admiraient et craignaient à la fois, avait été l’un des premiers à succomber. Bref, les deux humains avaient beau jeu de profiter de la désorganisation régnant dans les rangs Guzruns, d’autant qu’ils furent rapidement rejoints par leurs compagnons, libérés et armés par Parnos.<br />
Minos avait l’impression de vivre pour la première fois de sa vie, la puissance de Tremnu étant extrêmement grisante. Mais dès que les Guzruns comprirent qu’ils ne gagneraient pas cette bataille et se mirent à s’enfuir, il n’alla pas jusqu’à les poursuivre.
Il s’assura au contraire que ses compagnons allaient bien, et Kentos affirma qu’il valait mieux en rester là et tourner les talons, dans la mesure où ils ne savaient pas face à combien de guerriers ils risquaient de se retrouver s’ils les poursuivaient. Minos hésita à confirmer cette analyse, se sentant invincible.<br />
Mais la raison finit par l’emporter, Kentos ayant malheureusement raison. Ils repartirent donc d’où ils étaient venus, après s’être confectionnés quelques torches, et LozaTing les guida, Kentos fermant la marche, précédé de Minos.<br />
Ce retour leur parut incroyablement rapide, et ils ne ralentirent pas en sortant à l’air libre. Dix minutes plus tard, ils étaient de retour au campement, épuisés mais radieux.<br /></p>
<p>Minos mit aussitôt sur pied un conseil de guerre, afin d’avoir l’avis de tout le monde quant à leurs actions futures.<br />
– Bon, les gars, la situation est très simple : il ne sera pas facile, sans doute même impossible, de passer en force pour libérer la forteresse, tant que nous serons aussi peu nombreux. Il nous faudra donc des troupes, et il va falloir réfléchir à la libération d’esclaves humains. Pour cela, il faut en trouver, et ce sera désormais notre priorité.<br />
– Je crois que tu te trompes, Minos, intervint Kentos. Notre priorité doit être d’assurer notre propre sécurité. Si j’étais à la place des Guzruns, je mobiliserais toutes mes forces et je ratisserais la forêt pour nous retrouver. S’ils le font et qu’ils nous tombent dessus, nous sommes morts !<br />
– Dans ce cas, je pense que le moment est venu de rallier la ravine de Desper, comme je l’avais suggéré lors de notre entretien avec le roi.<br />
– Oui et non, neveu. Ton idée de la ravine serait bonne si nous étions capables d’y vivre et d’y subvenir à nos besoins, mais tel n’est pas le cas. Il faudra au préalable y aller en reconnaissance et voir ce qui peut nous nourrir sur place : fruits, peut-être quelques légumes, éventuellement du poisson dans la rivière au fond.<br />
– Qu’on ne me parle plus de poisson ni de mer avant au moins quelques siècles ! s’exclama Parnos.<br />
– Merci pour ton aide précieuse, le morigéna Minos d’un ton sec, faisant s’interrompre aussitôt les quelques rires suscités par la remarque de Parnos.<br />
– De plus, reprit Kentos comme s’ils n’avaient pas été interrompus, je crains que tu n’aies oublié un autre détail.<br />
– Lequel ?<br />
– En ce qui concerne la libération d’esclaves, tu disais vouloir en amener dans la ravine, où nous pourrions effectivement cacher des dizaines de personnes.<br />
– Mais… ?<br />
– D’une part, il nous faudra en libérer, ce qui sera très dangereux, si tant est que ce soit réalisable. Ensuite, nous aurons des hordes de Guzruns à nos trousses, et n’importe quel imbécile sera à même de suivre nos traces à travers la forêt si nous sommes trop nombreux.<br />
– Et donc… ?<br />
– Je ne pense pas que nous puissions libérer des esclaves avant de nous débarrasser de <em>tous</em> les Guzruns de la région.<br />
– Formidable ! Nous sommes quinze, dont cinq non combattants et un gamin, ça va être un jeu d’enfant !<br />
– J’ai presque quatorze ans, je ne suis plus un gamin, intervint Saug.<br />
– La ferme, petit ! Tu l’ouvriras quand tu seras grand, dans vingt ans ! lui rétorqua Minos. Bien, Kentos, maintenant que tu nous as fait comprendre que nos idées originelles étaient impossibles à mettre à place, que suggères-tu ?<br />
– Rien pour le moment, il faut que je réfléchisse. La seule chose qui soit certaine, c’est que nous ne pouvons pas rester ici, nous sommes trop exposés et trop près de la forteresse. Soit nous nous dirigeons vers la ravine, soit nous nous enfonçons dans la forêt.<br />
– Alors comme ça, tu n’as pas d’idée, répondit Minos en découvrant ses dents dans un large sourire. Et bien moi, si ! Toi et Parnos connaissez les lieux comme personne, je vous charge donc de nous trouver un endroit où nous pourrons abriter des dizaines de personnes sans risque, que ce soit la ravine de Desper ou un renfoncement quelconque dans la forêt. A partir de maintenant, nous serons des ombres dans la région, une épine dans le pied des Guzruns dont ils ne parviendront pas à se débarrasser. Nous allons les harceler, attaquer des patrouilles isolées et les anéantir, repérer des petits groupes d’esclaves que nous libérerons petit à petit. Dix Guzruns tués par-ci, dix esclaves libérés par-là, facile !<br />
– Pas aussi facile que de le dire, neveu !<br />
– Ouais, mais imagine le résultat : au bout de cinq attaques et cinq expéditions de libération, nous aurons cinquante hommes et eux cinquante combattants de moins. Et tu peux être certain qu’il existe des gens prêts à se battre si on leur en donne l’occasion.<br />
– En étant suffisamment prudent, ton plan pourrait bien porter ses fruits, mais il faudra des mois, peut-être même des années, avant que nous ne soyons capables d’inverser la tendance. Si nous sommes trop efficaces mais trop lents à convertir concrètement nos victoires, ils feront venir des renforts rien que pour nous écraser. N’oublie pas que les armées de Guzruns sont inépuisables !<br />
– Elles ne le sont pas, imbécile ! Je suis sûr que c’est une légende colportée par l’ennemi pour nous terrifier !<br />
– Et pourtant, je vis cette guerre depuis dix ans, neveu, et je puis t’assurer que je n’ai rien vu qui contredise cet état de fait. A chaque fois que le royaume a défait une armée ennemie et repris une position, le <em>double</em> d’ennemis tués est rapidement arrivé sur les lieux pour nous en extirper. Et ce, <em>systématiquement</em> ! C’est comme si les battre les rendait plus forts !<br />
– Ça ne m’impressionne pas. Aucune armée n’a de ressources illimitées, et celle-ci ne fait sûrement pas exception à la règle.<br />
– Mais enfin, Minos…<br />
– Rien du tout ! J’ai raison, point.<br />
– Même quand tu as tort ?<br />
– Surtout quand j’ai tort, car je suis le chef !<br />
– Pourquoi cet argument, le plus stupide qui soit, est-il toujours invoqué dans ce genre de cas ?<br />
– Je ne sais pas, mon oncle, mais il n’en reste pas moins efficace. Bon, écoutez-moi tous. Nous allons manger un morceau. Ensuite, Etotté, tu vas aller en reconnaissance jusqu’à la ravine de Desper ; même si tu ne connais pas trop le coin, tu es un forestier, donc si on te donne sa direction approximative, tu devrais la trouver facilement, elle est suffisamment grande pour cela. Tu sauras que tu es arrivé quand tu manqueras de tomber dans un précipice ! Parnos, tu retourneras vers la forteresse et le tunnel que nous avons pris. Si quelque chose bouge, tu nous rejoins et on lève aussitôt le camp, direction la ravine. Kentos, repérage plus avant dans la forêt, pour nous dégotter un bel endroit où nous installer. Sitôt fait, tu nous rejoins, soit ici, soit à Desper. Des questions ? Non ? Alors, bon appétit ! conclut-il en fouillant dans un sac à la recherche d’une pomme et du dernier bout de lard salé issu des provisions qu’ils avaient emmenés avec eux en débarquant.<br /></p>
<p>A peine une demi-heure plus tard, Parnos surgit, hors d’haleine : des centaines de Guzruns avaient pris position dans la forêt, qu’ils ratissaient systématiquement à la recherche des intrus. Ils levèrent le camp et Parnos les guida en direction de la ravine de Desper. Ils finirent par tomber sur Etotté, qui en revenait, et ils reprirent la route.<br />
Arrivés devant le large précipice, ils entreprirent de descendre, ce qui ne fut pas une tâche facile, les ronces omniprésentes ne leur facilitant pas la vie. Ils s’installèrent au bord de la rivière, au fond de la ravine, cachés par de grands sapins qui poussaient là, tandis que Parnos et Etotté restaient en haut pour surveiller les mouvements ennemis.<br />
Alors que la nuit commençait à tomber, les deux éclaireurs revinrent avec de bonnes nouvelles : les Guzruns avaient fait demi-tour arrivés à la ravine, sans chercher à l’explorer plus avant. Soit ils ne voulaient pas aller plus loin, soit la nuit tombante les en dissuadait, auquel cas ils reviendraient le lendemain.<br />
Tandis que le groupe s’installait pour la nuit, un système de guet fut mis en place pour la nuit, au cas où. Elle fut calme. Les trois jours suivants, aucun Guzrun ne pointa le bout de son nez. Kentos non plus. Pendant ce temps, la vie du campement s’organisait : ils bâtirent des huttes sommaires et firent l’inventaire des ressources à leur disposition, qui s’avérèrent nombreuses. Il y avait de nombreuses variétés de fruits, et la rivière était poissonneuse, ce qui fit grimacer Parnos de dépit.<br />
Au bout d’une semaine, Kentos n’était toujours pas revenu. Le cœur serré, Minos se demanda s’il ne l’avait pas envoyé à la mort. Il eut alors un grand sentiment de perte, non pas parce qu’il s’agissait de Kentos en particulier, mais parce qu’il venait sans doute de perdre un membre de sa Maison. Il ne restait donc désormais que lui et Parnos, et il se rendit compte que sa Maison n’avait jamais été aussi proche de son extinction.<br />
Une noble Maison dont l’existence remontait à avant la libération de Lul par Lommé ! Minos voulait libérer ses terres car il considérait que tel était son devoir, et voilà qu’une nouvelle pensée, à laquelle il n’avait jamais accordé le moindre instant, se faisait jour en lui : il devait pérenniser la Maison d’Ertos afin que celle-ci ne sombre pas dans l’oubli !<br />
Mais cela s’avérerait-il possible un jour ? Minos eut l’impression soudaine que le temps jouait contre lui, et ce depuis qu’il avait embrassé la carrière de pirate. Il avait la sensation d’être continuellement en sursis, et cela ne durerait pas éternellement.<br />
Ils se tinrent tranquilles au fond de la ravine une semaine de plus, et Minos mit à profit ce répit pour continuer à entraîner ses troupes : combats à l’épée pour les « combattants », et tir à l’arc pour les « non combattants ». Tous partaient également en reconnaissance, tour à tour, afin de se familiariser avec le pays.<br />
Au soir du quatorzième jour de cette vie recluse, Minos se fit une raison. Kentos Vildetos Ertos ne reviendrait pas. Le valeureux Enkar devait avoir rencontré son destin. Il envoya tout le monde se coucher tôt, car le lendemain, la Maison d’Ertos allait véritablement entrer en guerre contre les armées d’Isenn, avec à sa tête Minos Kardanos Ertos, au poing duquel se dresserait Tremnu la Sanglante !<br /></p>Minos, chapitre XV : Le Détroit de Remegaurn:md5:d1a2a7c4fe626cd1a389eb33bf83f8912008-01-20T23:05:00+01:002010-01-10T12:57:40+01:00SrédéricMinosdelimanoresfantasyMinosromanécriture<p>La route qui mène aux Marches de Lul ne saurait être de tout repos…</p> <p><strong>Chapitre XV : le détroit de Remega</strong></p>
<p>Bientôt, chacun des dix hommes se retrouva vite à vaquer à ses occupations.<br />
Parnos et Kraeg s’accoudèrent au bastingage, malades comme souvent.<br />
Corfilanné était recroquevillé dans un coin, tremblant de tous ses membres, une couverture passée sur ses épaules pour le réchauffer de sa douche forcée, et l’air maussade.<br />
Noïtté et Eliniloccé grelottèrent eux aussi de froid, mais moins longtemps car ils s’accrochèrent bientôt aux basques de Saug et LozaTing Etral, qui s’occupaient de diriger le navire. Les deux nouveaux, désireux de s’intégrer, firent preuve d’un intérêt certain pour la conduite d’un navire.<br />
Ils furent vite interrompus par Kentos qui, sur ordre de son neveu, entreprit de leur enseigner les rudiments du combat à l’épée. Comme de juste, Corfilanné et Eliniloccé commencèrent par ricaner, puis pâlirent en voyant Kentos les désarmer une demi-douzaine de fois, avec une facilité déconcertante. Ils commencèrent à s’échauffer et entreprirent de l’attaquer tous deux en même temps, ce qui ne changea rien. Ils devinrent encore plus blêmes, si cela était possible, en apprenant que leur professeur était un Enkar, et leurs ricanements se turent définitivement pour laisser place à une attitude très studieuse, adoptée par l’inexpérimenté Noïtté dès le départ.<br />
De son côté, Ototté prit en charge Saug : comme il était trop jeune pour pouvoir se débrouiller une arme de poing à la main, Minos avait décrété qu’il apprendrait à tirer à l’arc. Et autant Ototté était quelqu’un de très doux par nature, autant son entraînement était aussi rigoureux qu’impitoyable : il fit lancer à son jeune élève des dizaines de flèches sur un coffre qu’il avait lancé à l’eau, attaché au navire par une corde, au grand dam de Kentos, qui voyait la provision trop importante de flèches qu’il avait tenu à emmener avec eux diminuer à une vitesse qu’il jugea alarmante.<br />
Quand à Minos, il passa beaucoup de temps assis en tailleur au milieu du navire, les yeux fermés, comme s’il était plongé dans une profonde méditation. Si ces camarades pirates furent assez impressionnés par cette attitude, qui ressemblait si peu à leur bon vieux Wintrop, aucun ne se permit de lui faire la moindre remarque. Parnos et Kentos, eux, le regardèrent d’un œil plus dubitatif, surtout Kentos. Il comprit vite que son neveu concentrait des forces magiques en lui, les siennes comme celles de son environnement.<br />
En tant qu’Enkar, Kentos maîtrisait certaines facultés liées à la magie, mais la Maison d’Ertos abhorrant la magie depuis des générations, il ne pouvait s’empêcher de laisser cet antique préjugé reprendre le dessus de temps à autre. Dans le même temps, il suivait l’évolution de son neveu avec beaucoup d’attention : leur ancêtre Verenos avait quasiment fondé l’usage de la magie à lui tout seul, et Kentos en vint à se demander si Minos n’était pas de la même veine. Ces réflexions le laissaient partagé : autant il avait du mépris pour la multitude de petits mages qui hantait Dilats, autant il éprouvait un certain respect, malgré lui, envers les mages puissants, dont il était bien obligé de reconnaître la valeur.<br />
Ils n’oubliaient pas non plus de rester attentifs à leur cap, au fur et à mesure qu’au fil des jours ils progressaient dans le détroit de Remega. Les anciens de l’équipage donnaient la fausse impression d’être sereins et blasés, autant pour impressionner les nouveaux que pour se montrer dignes de leur passé de pirates, ce qui amusa tellement Minos qu’il fut le premier à montrer l’exemple. C’est ainsi qu’ils se lancèrent dans d’interminables parties d’un jeu drotite auquel LozaTing Etral les initia, et qui portait le nom de jeu des osselets. Ils y jouèrent avec passion, comme si c’était la chose la plus importante du monde, comme s’ils ne risquaient pas à tout moment de tomber sur une frégate isennienne forte de centaines de Guzruns.<br />
Jusqu’au moment où, forcément, le jeune Saug, juché en haut du mât, cria soudainement, dans l’après-midi de leur huitième jour de voyage :<br />
– Navire droit devant ! Plus grand que le nôtre, à priori !<br />
– Plus grand comment ? demanda Minos, aussitôt sur le qui-vive.<br />
– Difficile à dire, reconnut Saug. Deux voire trois fois.<br />
– Il faut les éviter, décréta Kentos. LozaTing, à la manœuvre !<br />
– Du calme, Kentos, le coupa Minos. Ici, c’est moi qui décide. Pour le moment, que chacun enfile sa tenue de combat. Je vais réfléchir à la situation.<br />
Bien qu’il ait cessé ses méditations magiques depuis quelques jours déjà, l’énergie qu’il avait emmagasiné était encore suffisamment présente pour qu’il puisse la projeter vers le navire ennemi afin d’évaluer sa force, comme Belalian le lui avait appris avant sa mort. Il ne fut pas surpris de sentir environ soixante-dix personnes à bord, mais une chose en vint vite à l’intriguer : il distinguait clairement deux sortes de présence. L’une était indubitablement humaine, à hauteur d’une quarantaine d’éléments, et l’autre, qu’il ressentait comme brouillée ou parasitée, se composait d’une trentaine d’éléments.<br />
Affinant ses perceptions jusqu’à se rendre compte que les dernières forces magiques qu’il avait emmagasiné l’abandonnaient, il put percevoir l’état d’esprit des deux groupes qu’il sentait : les humains étaient tristes, résignés à mourir ou s’insurgeant contre leur inévitable mort prochaine. L’autre groupe, en revanche, était désireux de se battre et de faire valoir sa force sur le petit navire qu’ils avaient à leur tour détecté. Minos finit par identifier ce groupe comme étant Guzrun.<br />
– Des esclavagistes, dit Minos sur un ton neutre, en rouvrant les yeux et en sentant les dernières parcelles d’énergie magique le quitter. On se les fait.<br />
Aussitôt, les anciens entreprirent de se préparer, et aidèrent les nouveaux à le faire.<br />
– On se les fait ? demanda Corfilanné, incrédule. Ils doivent être deux ou trois fois plus nombreux que nous, c’est de la folie !<br />
– Il y a une trentaine de Guzruns encadrant une quarantaine d’esclaves humains, selon moi, répondit Minos. Rien de bien insurmontable.<br />
– Je suis d’accord avec cette estimation, appuya Kentos, qui avait à son tour <em>sondé</em> le navire ennemi. Lui aussi savait faire appel à certaines techniques magiques, et était capable, contrairement à son neveu, de s’en garder une petite réserve en permanence, au cas où, même s’il n’aimait pas cela.<br />
– Comment procède-t-on, comte Minos ? demanda cérémonieusement Kentos.<br />
– Appelle-moi Minos ou neveu si tu veux, mais oublie le titre de comte. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, on n’est pas à la Cour de Lul, ici.<br />
– Très bien, répondit Kentos calmement, en s’inclinant légèrement. Que fait-on ?<br />
Minos expliqua brièvement son rôle à chacun, et tous se mirent en position. Noïtté paraissait déjà prêt à flancher, et Corfilanné n’en menait pas large, malgré les airs bravaches qu’il tentait de se donner mais qui ne trompaient personne. Eliniloccé était également étrangement calme, et ses mains crispées sur son épée indiquaient clairement à quel point il était tendu. Les autres étaient prêts, même Kraeg et Parnos, qui se sentaient revivre quelque peu à l’idée de pouvoir enfin agir et échapper pour un moment aux tourments que leur infligeait la mer.<br />
Les anciens de la troupe se connaissaient tous et savaient qu’ils pouvaient compter les uns sur les autres, mais aucun d’eux ne faisait confiance aux nouveaux : ils avaient vite compris que les vantardises de Corfilanné et d’Eliniloccé concernant leurs exploits guerriers sortaient tout droit de leur imagination, et Noïtté n’avait pour sa part même pas tenté de dissimuler sa terreur grandissante.<br />
Minos était bien conscient de cette situation, et c’est en partie à cause de cela qu’il avait décidé d’attaquer l’ennemi : il tenait à ce que lui et ses hommes se fassent le plus rapidement possible une opinion sur les nouveaux, et la résistance à laquelle ils allaient être confrontés serait l’occasion idéale pour les tester.<br />
Ils lancèrent leur navire sur le vaisseau ennemi qui, après un moment de flottement, changea à son tour de cap pour se diriger droit sur ce petit navire arrogant qui prétendait s’en prendre à lui.<br />
La tactique de Minos était simple : submerger l’ennemi en le prenant d’entrée de jeu à la gorge. Ce furent donc Ototté et Saug qui ouvrirent le bal, en arrosant de flèches le pont ennemi. De temps à autre, l’équipage humain entendait avec satisfaction les glapissements de douleur et d’agonie des Guzruns touchés.<br />
Kraeg prit le relais : il fit tournoyer au-dessus de sa tête un grappin, avant de le lancer avec sa force surhumaine en direction du mât ennemi, autour duquel il s’enroula à à peu près un mètre cinquante de hauteur. Le géant banda alors ses muscles afin de tendre la corde, et fit un signe de tête à Kentos, qui attendait derrière lui, une dague uzaï dans chaque main.<br />
L’Enkar bondit sur la corde tendue et se mit en courir vers l’ennemi, avec un équilibre parfait, comme s’il courait à même le sol. Les Guzruns furent si stupéfaits par un assaut aussi improbable qu’ils n’eurent pas la présence d’esprit de réagir avant qu’il ne soit sur eux. Aussi nombreux étaient-ils, ils n’étaient et ne seraient jamais de taille face à un homme tel que lui, rompu à tous les types de combats et fort d’une expérience inégalable.<br />
Même ses compagnons humains eurent un instant de déconcentration en le voyant en action. Il ne semblait même pas se battre mais exécuter une danse, frappant partout où une faille se dessinait, roulant par-dessus des adversaires, s’appuyant dessus et les poignardant avec grâce au passage. On était bien loin de la boucherie habituelle des assauts de pirates : c’était un ballet mortel. Kentos était toujours au bon endroit au bon moment ; les deux premières fois, l’observateur non averti pouvait estimer que ce n’était que de la chance, mais au bout de six ou sept, tout un chacun comprenait qu’il était parfaitement capable d’anticiper les mouvements de ses adversaires, et de se positionner à chaque fois de manière à frapper d’une façon aussi mortelle qu’idéale.<br />
Au moment où les deux navires se retrouvèrent bord à bord, Parnos et LozaTing Etral, les trois nouveaux sur les talons, se jetèrent à leur tour sur le pont ennemi.<br />
Minos voulait aussi profiter d’un certain effet de surprise, et avait décidé d’attaquer par le haut. Tant qu’à déstabiliser l’adversaire, autant y aller jusqu’au bout ! Il avait donc attaché une corde en haut du mât du navire et comptait s’en servir pour se balancer jusqu’au bâtiment ennemi, afin d’atterrir au milieu de leurs ennemis. Minos n’avait que modérément apprécié les expressions dubitatives de Kentos et Parnos, mais ils avaient heureusement eu le bon goût de ne pas dire ce que leur inspirait cette technique, que lui même jugeait brillante.<br />
Malheureusement pour lui, sa technique d’assaut n’eut pas l’effet escompté, loin s’en fallut : son bras se prit dans la corde au moment où il voulut sauter sur le pont du navire ennemi, et il ne parvint à s’en dégager qu’au deuxième passage, alors qu’il était au-dessus de l’eau. Il coula quasiment aussitôt, ses deux sempiternelles épées dans les mains, sous les yeux désabusés de Parnos, qui eut le temps de remarquer au passage son expression furibonde. Parnos n’eut même pas le temps de lever les yeux au ciel d’un air désabusé, car il dut s’occuper de pourfendre leurs ennemis, mais il n’en pensait pas moins.<br />
Les Guzruns se faisaient allègrement balayer par la troupe de Minos, mais seuls les anciens et Kentos servaient à quelque chose : Noïtté avait beaucoup de mal à se forcer à frapper, Eliniloccé y mettait du cœur mais manquait cruellement de technique, et Corfilanné avait tout simplement jeté son épée au bout de deux ou trois passes et s’était recroquevillé dans un coin, la tête dans les mains, en gémissant de terreur.<br />
Mais les choses changèrent brusquement pour l’équipage humain quand un Guzrun aux écailles vertes, plus grand que ses congénères, surgit de l’entrepont, une sphère translucide entre les mains. Il psalmodia quelques mots que personne n’entendit dans le brouhaha, et un éclair surgit de la sphère qui s’était brusquement obscurcie, en direction de Kentos et des cinq Guzruns à qui il tenait tête. L’Enkar évita l’éclair en exécutant un saut périlleux arrière, tandis que ses adversaires se faisaient carboniser, et le Guzrun reprit ses incantations.<br />
Kraeg, Parnos et LozaTing Etral, au mépris du danger, se jetèrent sur le mage ennemi en hurlant, mais Kentos sut instinctivement qu’ils n’arriveraient pas sur lui avant qu’il ait pu lancer un nouvel éclair. Tous trois allaient se faire tuer, et il était désormais trop loin pour y faire quoi que ce soit !<br />
C’est alors qu’il remarqua un mouvement derrière le mage. Une main surgit sur le bastingage, suivie d’une silhouette dégoulinante d’eau qui sauta sur le pont. Minos ! Déconcentré par son saut bruyant sur le pont, le mage tourna la tête vers lui, et resta stupéfait en voyant l’humain qui se dirigeait vers lui, épée aiger crispée dans les deux mains : dans ses yeux, il ne vit non pas une simple promesse de mort, mais la mort tout court, et ne parvint pas à bouger, comme s’il était tétanisé, quand Minos, l’air furieux, s’avança lourdement et implacablement vers lui. Le Guzrun ne réussit jamais à sortir de son mutisme, et Minos lui fracassa le crâne d’un coup d’épée asséné avec toute sa force.<br />
Il ne s’arrêta pas là et fonça aussitôt sur les autres Guzruns en poussant un cri de guerre sauvage. Le reste de l’équipage et lui n’eurent aucun mal à se débarrasser des derniers ennemis, totalement démoralisés par la mort de leur meilleur atout.<br />
Kraeg et Kentos tuèrent les derniers ennemis, restés dans la cale pour surveiller les prisonniers. Ceux-ci furent bientôt libérés et les plus en forme émergèrent sur le pont en titubant, affamés et assoiffés. Kentos vit avec un pincement au cœur qu’à peine une dizaine de prisonniers avait eu la force de se lever. Les autres restèrent au fond de la cale, prostrés, certains gémissants de douleur. Trois étaient même morts.<br />
Après que Minos eut donné quelques ordres, les cadavres des Guzruns furent lancés par-dessus bord par Corfilanné, qui obéit en silence et sans chercher à croiser le regard de quiconque, et les vivres des deux navires furent distribués aux prisonniers. LozaTing Etral et Kentos s’occupèrent du mieux qu’ils purent des blessés les plus graves.<br />
Minos rassembla ensuite les prisonniers les plus alertes en vue de les interroger, afin de savoir ce qui se passait dans les Marches du royaume, que devenait la population locale et quelle était l’importance des forces guzruns.<br />
Il apprit que les Luliens étaient parqués dans de vastes camps en plein air la nuit, et travaillaient aux champs le jour, afin de produire la nourriture nécessaire à l’entretien des troupes d’Isenn. Il fut ulcéré d’apprendre que les Guzruns ne considéraient leurs prisonniers que comme du bétail, et qu’ils les obligeaient à avoir des enfants afin d’être sûrs d’avoir toujours de la main d’œuvre.<br />
Des massacres à grande échelle avaient été perpétrés dans les premiers temps de l’invasion, et il semblait que la population lulienne des Marches ne se montait plus qu’à quelques milliers d’individus, contre trente mille avant l’invasion, selon Parnos et Kentos.<br />
Le navire que l’équipage avait arraisonné amenait des esclaves dans le Delnas, qui en manquait cruellement d’après les bruits que les prisonniers avaient entendus.<br />
Ils furent en revanche incapables de donner une estimation du nombre de Guzruns occupant leurs terres mais, à les entendre, ils étaient innombrables. Ils étaient si sûrs de leur force qu’ils n’avaient même pas pris la peine de construire des forteresses : ils se contentaient d’occuper les résidences comtales, qui avaient été préservées, au grand soulagement de Minos, et surtout disposaient de nombreux camps s’étendant sur des centaines de mètres, composés de baraquements de bois ou de toiles. Toutes les routes étaient quadrillées et de nombreux postes de guet avaient été créés pour mieux contrôler l’environnement.<br />
Bref, rien de bien réjouissant pour Minos et sa minuscule troupe. Quand il expliqua aux prisonniers ses intentions, seul le fait qu’il venait de les sauver les empêcha de crier au fou. Ayant conscience de leur réaction, Minos demanda tout de même des volontaires pour les accompagner, sans grand espoir, et il fut agréablement surpris de voir que cinq des prisonniers étaient d’accord pour se joindre à eux.<br />
Il commençait néanmoins à se poser des questions sur la quête qu’il avait décidé d’entreprendre. La situation semblait encore pire que tout ce qu’il avait imaginé, et il en vint rapidement à se demander ce qu’ils allaient bien pouvoir faire une fois sur place. Naturellement, il cacha soigneusement ses pensées pessimistes, les dissimulant derrière un masque de confiance en soi qui confinait avec de l’arrogance. Parnos et Kentos n’en furent pas dupe, mais eurent une fois de plus le bon goût de ne faire aucun commentaire.<br /></p>
<p>Puis vint le moment de la séparation : Minos donna des indications aux ex-prisonniers quant à la conduite de la frégate, en espérant qu’ils parviennent à rallier Balkna. Une fois les cinq nouveaux membres d’équipage embarqués, ils se retrouvèrent bien serrés dans le petit navire.<br />
Une fois l’interrogatoire des prisonniers terminé et alors que chacun se préparait à reprendre sa route, Minos prit Corfilanné à part et lui dit calmement mais fermement :<br />
– Prend tes affaires. Tu repars avec eux et tu rentres à Balkna.<br />
Corfilanné regarda longuement Minos d’un air impassible, puis lui répondit sur un ton neutre :<br />
– Je suis désolé pour ce qui s’est passé, comte Minos.<br />
– Je m’en moque, <em>comte</em> Corfilanné, fit Minos en prononçant le titre de son interlocuteur avec mépris. Contrairement à ce que laissaient sous-entendre toutes tes bravades, tu n’as rien à faire sur un champ de bataille, et donc avec nous. Je ne veux que des hommes capables de nous tirer vers le haut, pas des fantômes comme toi à qui on ne peut faire confiance. On est là pour se protéger les uns les autres, et je n’ai pas de temps à perdre avec un lâche qui pleure au premier coup d’épée.<br />
– Ecoute, Minos, je t’assure que je suis sincèrement désolé. On m’a toujours appris que le titre de comte impliquait d’avoir l’air noble et blasé, et qu’il consistait à faire croire qu’on était capable de faire face à n’importe quelle situation.<br />
– C’est bien ça le problème, Corfilanné. Je ne te demande pas de jouer un rôle mais d’agir. A partir du moment où tu es incapable de le faire, je préfère, dans ton intérêt comme dans celui des hommes et moi, que tu te contentes de faire de l’esbroufe à la Cour. Ce sera moins dangereux pour tout le monde.<br />
– Je comprends, Minos. Mais ce que je veux dire, c’est que j’aimerai quand même rester avec toi et les autres. Je…je mesure le chemin qu’il me reste à parcourir pour être à la hauteur de la réputation que j’aimerai me tailler, et que je fais semblant de posséder. Et la seule manière pour moi d’y arriver, c’est de te suivre.<br />
– Dans ce cas, écoute-moi attentivement. Je vais dire à Kentos de t’entraîner tout particulièrement. Tu finiras à moitié mort ou sur les rotules, je m’en fiche, mais tu sauras te battre, comme tu le sais d’ailleurs déjà en théorie. Mais une chose est certaine : au prochain affrontement, si je vois chez toi le moindre signe de faiblesse, je te fracasse le crâne moi-même, en traître et sans le moindre remords, tout comte que tu sois. Est-ce bien clair ?<br />
– C’est clair, Minos. Merci.<br />
<em>C’est ce qu’on verra</em>, bougonna Minos en tournant les talons. En son for intérieur, Minos était persuadé que Corfilanné s’écroulerait à nouveau à la première occasion, et était déjà résigné à le tuer, comme il le lui avait promis.<br /></p>
<p>Les quelques jours suivants furent bien plus calmes : les cinq nouveaux venus restaient timidement dans leur coin, sauf quand Kentos et Ototté tentaient de leur inculquer quelques bases de combat à l’épée ou à l’arc, tâche difficile à accomplir vu l’inexpérience de leurs élèves, et vu les conditions déplorables dans lesquelles ils pouvaient les former. Ils se cantonnèrent donc à leur apprendre des choses simples, et souvent théoriques.<br />
Corfilanné subit les conséquences de sa lâcheté : nul à bord ne lui parlait plus, et il passait de longues heures à contempler l’horizon, perdu dans les méandres de ses sombres pensées.<br /></p>
<p>Alors que, selon Kentos, il ne leur restait plus que quelques heures avant d’accoster, Saug, juché en haut du mât, cria soudainement :<br />
– Il y a un gros truc dans l’eau !<br />
– Quel genre de truc ? cria aussitôt Minos.<br />
– On dirait une baleine, ou un grand serpent !<br />
– Un serpent ? fit Minos. Eh, Kraeg, ricana-t-il, tu fais l’appât ?<br />
Le pauvre Kraeg, accroché au bastingage et l’air pâle et malheureux comme jamais, ne releva même pas le sarcasme.<br />
Redevenant soudainement sérieux, Minos donna ses ordres :<br />
– Saug, descend de là ! Que tous ceux qui savent manier un arc s’arment, on ne sait jamais. Kentos, avec moi pour un éventuel corps à corps.<br />
Alors qu’ils finissaient de se mettre en position, ils distinguèrent plus précisément la silhouette de la créature, qui se dirigeait droit sur le navire, ou plutôt en-dessous.<br />
LozaTing Etral s’approcha du bord plus que de raison pour observer la créature, qui passa effectivement sous le navire, provoquant un roulis important, et il tourna sa tête étonnée vers ses compagnons :<br />
– Ayala-tabah ! ça yonqir !<br />
– Ça m’avance pas beaucoup, LozaTing, rétorqua Minos. J’ai jamais entendu parler de ce truc.<br />
– Yonqir vient de chez moi. Seigneurs des mers, tétestent navires et les colent. Savais pas vivent aussi ici.<br />
– Il n’y en a jamais eu sous ces latitudes, intervint Kentos, celui-là a sûrement été amené ici.<br />
– Tu crois que c’est un coup des armées d’Isenn ? demanda Minos.<br />
– Possible, concéda LozaTing. Pays Gozron à côté du mien. Et armées t’Isenn ont imagination ces temps-ci. Yonqir va revenir et nous coler, plonger dessous bateau et casser lui violemment avec sa tête !<br />
Tandis que tous les yeux étaient tournés vers la sombre silhouette sous les eaux, qui commençait à amorcer un demi-tour pour revenir vers la Flèche des Mers, Minos demanda, un brin d’anxiété dans la voix :<br />
– LozaTing, dis-moi que tu connais un moyen de tuer cette bestiole !<br />
– Drotites ont conjurateurs dans bateaux pour les reposser. Mais moi pas conjurateur, tésolé.<br />
– A-t-il un point faible ? demanda calmement Kentos.<br />
– Possible tuer lui sous la tête, co partie fragile. Mais très tangereux.<br />
– Si quelqu’un peut y arriver, c’est sans doute moi, dit Kentos sur un ton égal.<br />
Il se débarrassa prestement de sa tunique et s’apprêta à plonger, tandis que le yonqir commençait à revenir sur eux.<br />
– Je te suis, fit Minos en empoignant ses deux épées et en se préparant à son tour.<br />
En fait, il ne voyait absolument pas à quoi il serait utile, mais il n’avait tout simplement pas l’habitude de rester en arrière tandis que d’autres combattaient à sa place. Et plonger avec son oncle empêcherait les autres de remarquer que ses mains s’étaient mises à trembler légèrement.<br />
Les deux membres de la Maison d’Ertos furent pourtant devancés : ils virent avec stupéfaction Corfilanné passer devant eux et sauter à l’eau, une hache d’une belle taille à la main. Ils plongèrent aussitôt à sa suite sans émettre le moindre commentaire. Minos eut le temps de penser que le comte lulien ne faisait que rechercher une mort un tant soit peu honorable afin de se rattraper de l’attaque précédente.<br />
Dès qu’il fut sous l’eau, Minos se rendit compte que cela faisait très longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion de nager. Il perdit donc un temps précieux à reprendre ses marques, handicapé qui plus est par ses armes. Il vit avec frustration Corfilanné, un peu moins maladroit que lui, progresser vers le yonqir, dont la silhouette impressionnante fondait sur eux.<br />
Il éprouva une pointe de jalousie en voyant Kentos nager rapidement et avec grâce, avant de dépasser facilement Corfilanné.<br />
Alors que seulement quelques mètres le séparait du yonqir, Kentos cessa d’avancer et se mit en position de combat du mieux qu’il put, une épée aiger à la main.<br />
Il regarda calmement la créature qui se rapprochait rapidement de lui : couvert d’écailles brunes, le yonqir avait une longue tête effilée aussi grande qu’un Seitran de bonne taille. Quand il ouvrit sa large gueule, Kentos distingua des crocs longs comme un avant-bras humain. Il se prépara à frapper.<br />
Le yonqir stoppa soudainement sa course, et des nageoires immenses se déployèrent de chaque côté de son crâne, contre lequel elles étaient restées plaquées, invisibles, jusque-là. Kentos vit avec stupéfaction de longs tentacules jaillir de derrière ces nageoires et plonger sur lui à la vitesse de l’éclair.<br />
Tout Enkar qu’il fut, il n’eut pas le temps de les éviter et les tentacules s’enroulèrent autour de ses bras, les immobilisant pour le compte. Tout en ouvrant sa large gueule, il attira sa proie vers lui, prêt à la déchiqueter, insensible aux efforts inutiles de Kentos pour se libérer.<br />
Alors qu’à peine un mètre séparait Kentos de la gueule du monstre, ce dernier vit une silhouette sombre arriver d’au-dessus du yonqir et abattre violemment la hache qu’il tenait à deux mains sur le haut de son crâne. La créature tressaillit à peine sous le choc mais cela suffit à détourner son attention de Kentos, qu’elle ne relâcha pas pour autant.<br />
Le yonqir lança violemment sa tête vers le haut, et percuta dans un grand choc Corfilanné, car c’était lui, qui fut expédié vers la surface et lâcha sa hache suite à ce formidable coup de boutoir.<br />
Le monstre reporta aussitôt son attention vers Kentos, quand il remarqua une nouvelle silhouette un peu plus bas, celle de Minos, qui commençait déjà à manquer d’air alors qu’il lui fallait encore nager quelques bons mètres. Il eut le temps de voir la gigantesque queue du yonqir fouetter les eaux en se dirigeant vers lui, mais ne put rien faire pour l’éviter.<br />
Il eut l’impression que son crâne explosait et ses poumons se vidèrent aussitôt de leur air, tandis qu’il était violemment projeté vers le fond de l’eau, complètement groggy, peut-être même déjà mort, pour ce que Kentos put en voir. Il coula lentement mais sûrement et n’esquissa pas le moindre geste.<br />
L’Enkar maudit son impuissance : il connaissait sa force et avait beaucoup de mal à admettre qu’il ne pouvait rien faire face au yonqir, mais pourtant la terrible vérité lui apparut. Il allait mourir là, anonyme, dans les eaux froides du nord de son royaume natal, et leur mission allait lamentablement échouer avant même d’avoir véritablement commencée.<br />
Refusant d’abdiquer, alors que le yonqir l’attirait à nouveau vers sa gueule grande ouverte, Kentos se servit de ses jambes, restées libres. Il posa un pied sur la mâchoire supérieure du yonqir, juste au-dessus des crocs, et l’autre sur la partie inférieure. La créature, face à son incapacité à croquer cet impudent moucheron, ouvrit le plus possible sa gueule pour que les pieds de l’humain, écartelé, lâchent prise, mais Kentos se rendit compte avec soulagement qu’il n’eut pas besoin de réaliser un grand écart complet entre les mâchoires du yonqir, dont la gueule ne parvint pas à s’ouvrir suffisamment !<br />
Conscient que cela n’était qu’un simple répit, Kentos n’avait toujours pas la moindre idée pour se sortir de cette situation précaire, et il ne s’en fallait plus pour très longtemps avant qu’il ne commence à manquer d’air. Dès que le yonqir aurait compris qu’il lui suffisait de bouger ses tentacules pour amener d’abord la tête de Kentos vers sa gueule, c’en serait fini de l’Enkar !<br />
Tout à sa lutte contre Kentos, le yonqir ne vit pas arriver le protagoniste suivant, LozaTing Etral, qui se précipita vers les tentacules en brandissant ses dagues uzaïs, et entreprit de les découper le plus vite possible en comptant sur l’effet de surprise pour empêcher une réaction immédiate du monstre.<br />
Il avait presque fini de couper les tentacules qui retenaient le bras désarmé de Kentos quand le yonqir réagit enfin, l’envoyant valser d’un coup de queue phénoménal, tout en resserrant son étreinte sur le bras armé de Kentos. Ce dernier crut que son bras allait se broyer, tellement la douleur fut fulgurante, mais sa longue expérience guerrière fit qu’il se contenta juste <em>d’enregistrer</em> cette douleur, avant de la reléguer au rang de simple sensation éprouvée.<br />
LozaTing ayant fait du bon travail sur les tentacules, un bras de Kentos était désormais libre, ce qui changeait absolument tout à la situation : l’Enkar allait pouvoir passer à l’attaque !<br />
Il lâcha son épée, tenue par sa main entravée, et la rattrapa de l’autre, tout en rassemblant l’intégralité de ses forces magiques et en en drainant le plus possible aux alentours. Il fit passer ces forces dans la lame de son épée tandis qu’il en fouettait l’eau en direction du yonqir, reprenant la technique que Minos avait utilisé contre lui lors de leur combat dans l’auberge.<br />
Il vit l’onde de choc percuter le yonqir et ouvrir une large entaille verticale dans sa tête, profonde d’au moins une trentaine de centimètres. Un sang noirâtre s’écoula bientôt de la terrible blessure, tandis que le yonqir fut pris de tremblement. Ce faisant, il ne lâchait toujours pas le bras de Kentos, et entreprit au contraire de le serrer encore plus.<br />
Un simple coup d’épée de Kentos libéra son bras prisonnier des tentacules restants. En un éclair, il vit que son bras était en sang et totalement engourdi, peut-être même définitivement, mais classa cette information avant de repartir à l’attaque.<br />
La bête semblait souffrir énormément et ne cessait de secouer la tête, ce qui ne facilitait pas la tâche de Kentos car le « nuage » de sang du yonqir commençait à s’étendre sérieusement, et l’Enkar n’arriverait pas à l’approcher s’il ne le voyait pas !<br />
Qui plus est, sa résistance avait été mise à rude épreuve et il était au bord de la rupture : il n’aurait pas la force de frapper plus d’une fois ou deux avant de devoir renoncer et d’aller chercher de l’air à la surface.<br />
Il nagea résolument dans le « nuage », l’épée en avant, et se retrouva nez à nez avec le yonqir. Celui-ci recula brusquement la tête avant de la porter encore plus vite vers l’avant, comme pour écraser Kentos. Mais cette fois-ci, l’Enkar était prêt et il put anticiper le mouvement : roulant sur lui-même, il glissa le long de la tête du yonqir et plongea son épée jusqu’à la garde dans le cou de la créature, en priant Akeydana pour que LozaTing ne se soit pas trompé quant au point faible de la bête.<br />
Le yonqir se contracta brusquement et resta immobile une minuscule paire de secondes, exploitée par Kentos qui avait déjà lâché son épée et s’était emparé d’une l’une des dagues uzaï dissimulées dans ses manches. Il l’enfonça profondément de part et d’autre de son épée et activa les pointes cachées de la lame, qui s’ouvrirent dans le cou du yonqir, occasionnant de nouvelles blessures au monstre qui se cabra brusquement et qui fut pris de convulsions violentes. Il balaya furieusement l’eau, de la queue comme de la tête, projetant un nouveau grand nuage de sang, duquel Kentos s’extirpa le plus vite possible en remontant au plus vite vers la surface, les poumons en feu.<br />
Ses dernières forces n’allaient pas tarder à l’abandonner et il se moquait de savoir si les coups qu’il avait porté étaient ou non mortels : il avait fait de son mieux et ne pouvait rien de plus, sinon tenter de survivre. Que lui importait si le yonqir avait encore la force de revenir sur lui et le happer, il ne pourrait de toute manière rien faire pour s’y opposer.<br />
En pensant à la mort qui le talonnait peut-être et qui pouvait s’emparer de lui à chaque instant, il n’avait jamais été aussi calme de toute sa vie. Une fois encore, il avait fait son devoir, et quoi qu’il dut se passer désormais, il en était, comme à chaque fois, fier de lui.<br />
Quand il émergea enfin, il eut l’impression qu’il combattait sous l’eau depuis des heures, et des cris lui indiquèrent qu’il avait aussitôt été repéré. Quelques instants plus tard, alors qu’il s’efforcer de flotter, des bras puissants s’emparèrent de lui et entreprirent de le ramener sur le navire. Il ne se permit pas de s’évanouir, même si la tentation était grande, mais il resta inerte, comme en état de choc. En fait, il évitait sciemment le moindre mouvement, le moindre effort, afin que son corps se concentre d’ores et déjà sur la restauration de ses forces.<br />
Tout au plus marmonna-t-il à Parnos, qu’il vit le surplombant alors qu’on l’avait allongé sur le pont :<br />
– Alors ?<br />
Parnos était extrêmement agité, mais le sourire radieux qu’il fit à Kentos et ses yeux pétillants lui apprirent avant même que le vieux serviteur de la famille n’ouvre la bouche qu’en fin de compte, tout s’était bien passé.<br />
– Relax, Kentos. La bestiau a coulé à pic, d’après LozaTing, qui y est retourné. Il va bien. Quant à Minos, il serait mort noyé si Corfilanné n’avait pas été le chercher pour le ramener. On arrivera peut-être à faire quelque chose de ce gars-là, finalement ! Il a quelques côtes cassées et Minos continue à cracher la moitié de l’eau du détroit, bref rien de grave. Par contre, c’est ton bras qui m’inquiète, fit-il en le désignant du doigt, couvert de sang et ayant pris une mauvaise teinte violette.<br />
Kentos tenta vainement de le bouger, haussa mentalement les épaules et décida qu’à ce stade-là des événements, il pouvait s’offrir le luxe de s’évanouir : il était entre de bonnes mains. Il sombra aussitôt dans les ténèbres qui lui tendaient les bras depuis un bon moment.<br /></p>
<p>Trois jours plus tard, sans autre incident, ils arrivèrent en vue des Marches du royaume et la nuit suivante, ils débarquèrent dans une petite crique. Minos fut le premier du groupe à poser le pied sur sa terre natale, pour la première fois depuis une bonne dizaine d’années. Il se baissa et ramassa une grosse poignée de sable, qu’il serra longuement dans son poing, à s’en faire blanchir les jointures.<br />
Il finit par laisser le sable couler entre ses doigts, frappa ses mains l’une contre l’autre pour se débarrasser des grains qui y collaient, se tourna vers ses camarades et leur dit :<br />
– Allez, les gars, on se bouge ! Fini de rire !<br /></p>Minos, chapitre XIV : A la Cour du roiurn:md5:0739d9aa2dbf5b30d5bdbd6015398dce2008-01-20T09:49:00+01:002010-01-10T12:57:24+01:00SrédéricMinosdelimanoresfantasyMinosromanécriture<p>Le projet de reconquête du comté d’Ertos se met en place…</p> <p><strong>Chapitre XIV : à la Cour du roi</strong></p>
<p>Dès que leur navire fut mis à quai, Minos et ses lieutenants s’empressèrent de se diriger vers le palais, aux portes duquel leurs premiers ennuis commencèrent : si les gardes ne firent aucune difficulté à laisser passer Minos, il n’en était pas de même pour ses compagnons. Ils apprirent ainsi qu’un porteur d’une bague de commandement pouvait entrer, mais accompagné de deux hommes au maximum, pour des raisons de sécurité.<br />
<em>Ça commence bien</em>, fulmina intérieurement Minos, qui préféra ne pas déclencher de scandale. Il n’était pas encore très connu, et son nouveau statut l’obligeait à marcher sur des œufs, du moins au départ : il avait désormais un rôle de représentation et se devait de faire usage d’un minimum de diplomatie.<br />
En tant que comte du royaume, et surtout d’ancien chef pirate, tous ses faits et gestes risquaient d’être décortiqués, et il pouvait être certain que plus d’un membre de la Cour du roi l’attendrait au tournant au moindre manquement à l’étiquette, concept qui le faisait grimacer.<br />
Il envoya LozaTing, Kraeg et Ototté leur chercher un logement sur le port, ou plutôt ce qu’il en restait après l’attaque des frégates isenniennes : Minos n’avait aucune intention de se séparer de ses compagnons, et détestait déjà le palais. Puis il entra, suivi comme son ombre par Parnos.<br />
Ils se retrouvèrent dans une grande salle au haut plafond, appelée le Hall, et de laquelle partaient une bonne quinzaine de grands escaliers couverts de moquette dorée. Au bas de chacun des escaliers se tenaient deux gardes armés en faction, et un bureau en bois rouge, derrière lequel trônait un quelconque fonctionnaire royal se débattant avec bien des parchemins. Un écriteau de bois était accroché devant chaque bureau, sur lequel on pouvait lire l’endroit où aboutissait l’escalier.<br />
Un peu perdus, même s’ils étaient déjà venus pour la cérémonie à laquelle Minos avec pris part, ils prirent le temps de lire les écriteaux avant de prendre une direction : « Conseil Exécutif », « finances », « ressources », « intendance », « logistique », « quartier général de l’armée », « aile royale », etc. Ils optèrent finalement pour les « renseignements ».<br />
Le vieil homme qui se tenait derrière le bureau des « renseignements » avait une peau extrêmement parcheminée, due à son grand âge. Il avait de longs mais rares cheveux blancs, et sa silhouette voûtée et penchée sur ses parchemins paraissait minuscule. Il ne daigna pas relever la tête quand Minos et Parnos arrivèrent devant son bureau.<br />
– Bien le bonjour, mon brave, commença Minos d’une voix forte, au cas où le grand âge de l’homme ait altéré son audition. Nous cherchons les comtes Tervallé ou Atanihel.<br />
Les yeux perçants de l’homme se réduisirent à de minces fentes tandis qu’il les scruta tous les deux du regard. Il leur lâcha sèchement :<br />
– Vous êtes qui ?<br />
– Comte Minos et son serviteur, répliqua Minos sur le même ton.<br />
– Minos ? Ah oui, l’ancien pirate ? ajouta l’ancien avec mépris.<br />
– Oui, l’ancien pirate qui a contribué à briser la flotte d’Isenn dans cette ville le mois dernier. C’est un problème, vieux débris ?<br />
– Veuillez changer de ton quand vous vous adressez à moi, jeune impertinent ! répondit l’ancien tandis que son visage prenait une teinte pourpre.<br />
– Quand tu auras changé le tien, vieux machin. Depuis quand d’obscurs petits fonctionnaires royaux parlent-ils de cette manière à un comte du royaume ?<br />
– Je suis le comte Ropilias, jeune homme. Et je n’apprécie guère d’être traité de <em>vieux débris</em> ni de <em>vieux machin</em>, est-ce bien clair ?<br />
– Ce sera clair quand vous vous souviendrez que vous vous adressez au comte Minos, et pas à un <em>jeune impertinent</em> ou un <em>jeune homme</em> !<br />
Le vieil Aiger esquissa un mince sourire, et répondit plus doucement :<br />
– Tu as la grande gueule de ton père, petit, à moins que ce ne soit celle de ta mère. J’espère simplement que tu as aussi hérité de leur courage.<br />
– N’ai aucune crainte à ce sujet, Ropilias, intervint Parnos.<br />
Pour la première fois, les yeux du comte Aiger se posèrent sur Parnos, et son visage s’éclaira de joie :<br />
– Alors comme ça tu es encore en vie, toi ?<br />
– Tu devrais savoir, depuis le temps, que je suis plutôt dur à tuer.<br />
– Mouais, c’est vrai : je n’ai jamais compris comment tu as survécu à mon coup de hache. J’étais pourtant persuadé qu’il serait mortel !<br />
– Ça doit être mon fameux « diable au corps » qui m’a sauvé !<br />
– Sans rire, Parnos, puis-je espérer connaître la réponse à cette énigme avant de mourir ?<br />
– De quoi vous parlez, tous les deux ? intervint sèchement Minos, surpris de voir qu’ils avaient l’air de bien se connaître, et vexé de ne rien comprendre à leur conversation.<br />
– Disons que, dans ma jeunesse, j’ai serré d’un peu trop près l’une des filles de Ropilias, avoua Parnos avec un sourire mélancolique, et…qu’il y a eu des suites.<br />
– Quoi ? s’exclama Minos, abasourdi. Tu veux dire que tu lui as fait un gosse ?<br />
– Tu comprends pourquoi j’ai essayé de lui fendre le crâne, maintenant, petit ? dit Ropilias, goguenard.<br />
– Que devient-il, maintenant ? s’enquit poliment Parnos.<br />
Ropilias se renfrogna.<br />
– Mes fils sont morts lors de l’invasion. Cillia et son petit sont désormais mes seuls descendants en vie. Un jour, ton fils va se retrouver comte à ma place, si la guerre ne le tue pas avant : il sert dans l’armée de Lul.<br />
– Te succéder ne sera pas une chose facile, dit pensivement Parnos.<br />
– Oh, c’est un brave petit gars, je ne doute pas qu’il s’en tirera bien. Si tu veux le rencontrer, à l’occasion…<br />
– Non merci, Ropilias. Il n’a été qu’un accident, et je ne l’ai pas vu grandir. Je n’ai jamais été son père et n’ai pas l’intention de le devenir aujourd’hui qu’il est adulte.<br />
– Comme tu veux, vieux. Alors, tu vas me dire comment tu as survécu à mes coups ?<br />
– Ton fils Terfas était mage et guérisseur. Il était au courant pour Cillia et moi et savait que si tu l’apprenais, tu essaierais d’avoir ma tête. Par chance, il a été prévenu dès que tu as découvert le pot aux roses. Il nous a rejoint sur-le-champ, et nous a trouvé après que tu m’ais laissé pour mort. C’est lui qui m’a remis sur pied et aidé à filer.<br />
– Sale gosse, fit Ropilias affectueusement.<br />
– Bon, c’est bien beau, tout ça, reprit Minos, mais on aimerait bien savoir où trouver Tervallé ou Atanihel.<br />
– Ça dépend de ce que vous voulez exactement.<br />
– Faire savoir au roi que je suis revenu : il avait émis le souhait – à moins que ce ne soit un ordre – d’entendre le plan que j’ai concocté pour récupérer mes terres. J’aurai aussi besoin d’un lieu où tenir des réunions, et savoir quels sont les nobles des Marches qui sont présents à Balkna.<br />
– Dans ce cas, ce n’est ni l’un ni l’autre qu’il faut voir, répondit le vieil Aiger. Tervallé est le héraut et aide de camp du roi : il se contente de transmettre les ordres du roi et de veiller à ce qu’ils soient exécutés. Atanihel ne s’occupe surtout pas de ce genre de questions, il est un membre important du Conseil Exécutif du pays. Non, c’est Girgonddé qu’il vous faut voir : il est l’un des adjoints de Tervallé, plus spécialement chargé de l’intendance du palais. Je vais voir où il est, ajouta-t-il en se retournant et en frappant du poing un petit gong suspendu au mur, derrière son bureau.<br />
Un jeune page d’une dizaine d’années ne tarda pas à arriver en courant, avant de se mettre au garde-à-vous devant le bureau. Le comte Ropilias écrivit quelques lignes sur un petit parchemin et le remit au jeune, qui s’en fut au courant.<br />
– Voilà, nous n’avons plus qu’à attendre, conclut Ropilias. Au fait, Parnos, as-tu des nouvelles de Roda Vhil, depuis le temps ?<br />
Minos pesta intérieurement et s’éloigna en faisant les cent pas. La peste était de ces deux imbéciles plongés dans leurs souvenirs datant de la préhistoire ! Quand il pensait que Parnos, un simple serviteur, avait fait un enfant à une fille de comte et était parvenu à y survivre ! Et le pire dans tout ça, c’était que tous deux riaient comme de vieux camarades, discutant tranquillement du fait qu’ils avaient essayé de s’entre-tuer ! Heureusement que Parnos lui faisait tout le temps la leçon et lui avait répété pendant des années de cesser de faire n’importe quoi sans se soucier des conséquences de ses actes !<br /></p>
<p>Au bout d’une demi-heure, ils purent enfin rencontrer Girgonddé, un petit Seitran qui ne payait pas de mine : il parlait tout seul, son visage était continuellement agité de tics nerveux, mais ils se rendirent vite compte qu’il était très efficace dans son travail. Il s’éclipsa dès qu’ils lui eurent fini de lui présenter leurs doléances, et il ne fallut que cinq minutes pour qu’un détachement de quatre gardes royaux ne se porte à leur rencontre pour les emmener voir Darssé.<br />
En chemin, ils furent arrêtés deux fois par des pages, qui leur tendirent à chaque fois un parchemin : sur le premier, il y avait un plan d’une aile du palais, avec une croix portée sur une pièce. Ils avaient désormais leur lieu de réunion, et le page leur remit également la clé qui l’ouvrait. Sur le deuxième parchemin était notée la liste de toutes les Maisons des Marches du royaumes, avec le nom des comtes ainsi que ceux présents à Balkna : Minos constata rapidement que sur la trentaine de noms, seuls six se trouvaient au palais.<br />
Alors qu’ils n’allaient pas tarder à atteindre les quartiers du roi, un Enkar surgit du coude d’un couloir. Leur escorte se figea sur place et fit montre de beaucoup de nervosité. Minos se contenta de hocher la tête en disant :<br />
– Bien le bonjour, Kentos.<br />
– Merci, neveu. Le roi m’a chargé de vous amener à lui, toi et Parnos, et souhaite que j’assiste à votre conversation.<br />
– Très bien, nous te suivons, fit Minos d’un ton égal.<br />
Avoir vu Kentos à visage découvert avait changé le comportement de Minos vis-à-vis de son oncle : désormais, il voyait plus en lui un être torturé que la froide image d’un Enkar stéréotypé et conditionné pour tuer.<br /></p>
<p>Quand tous trois eurent été introduits dans les quartiers de Darssé, confortablement installés dans de larges fauteuils, ils ne manquèrent pas de remarquer l’air préoccupé de leur souverain.<br />
– Bien, messieurs, allons tout droit à l’essentiel, je vous prie. Des rumeurs inquiétantes sont parvenues aux oreilles de nos éclaireurs, comme quoi l’ennemi rassemble ses navires pour revenir tenter sa chance contre nos défenses, et je dois m’assurer que nous ayons une flotte à leur opposer. Comte Minos, qu’en est-il du recrutement de pirates pour la flotte royale ?<br />
– J’ai exposé à l’un de mes lieutenants la proposition que je vous ai soumise, et il l’a acceptée. Il amènera avec lui ma frégate, que je lui ai confiée, et qui porte le nom de notre premier capitaine, Valieri. Ce lieutenant a à peu près mon âge et se nomme Vilinder : c’est un bon marin et il est respecté par nos hommes.<br />
– Parfait, fit Darssé en écrivant quelques lignes sur un parchemin. Et en ce qui vous concerne, j’aimerai savoir comment vous comptez vous y prendre pour récupérer vos terres.<br />
– C’est très simple, sire : à la tête d’un petit groupe déterminé, je reprends la forteresse d’Ertos, ou ce qu’il en reste s’ils l’ont rasée, nous libérons les esclaves luliens des alentours, nous les armons et nous battons les Guzruns, qui fuient la queue entre les jambes !<br />
Parnos leva les yeux au ciel, secoua la tête et émis un grand soupir, tandis que Darssé écarquillait les yeux de stupeur, sidéré par ce qu’il venait d’entendre. Pour sa part, Kentos se contenta de froncer les sourcils et de dire :<br />
– Si par miracle ton petit groupe reprenait la forteresse de mon frère, les Guzruns enverront vague d’assaillants sur vague d’assaillants pour vous écraser.<br />
– Je n’ose supposer, comte Minos, que vous soyez assez idiot pour procéder d’une telle manière, parvint à dire Darssé d’un ton incrédule.<br />
– Faites-moi confiance, sire, je sais ce que je fais et ce que je dis. N’oubliez pas que je me suis appelé Wintrop <em>le Rusé</em>, et ce surnom n’a rien d’usurpé, les Guzruns vont l’apprendre à leurs dépens ! Mon petit groupe de guerriers triés sur le volet sera très mobile et indécelable. Nous frapperons fort et disparaîtrons tout de suite après : ce sera une guerre larvée, insidieuse, bref une guérilla. Nous libérerons les esclaves petit à petit et les regrouperons à la forteresse, d’où nous pourrons nous organiser tranquillement et surtout cacher nos troupes.<br />
– Tu penses aux grottes, n’est-ce pas ? demanda Kentos.<br />
– En effet. Sire, il existe sous la forteresse d’Ertos un réseau de cavernes, grottes et autres tunnels naturels, aisément défendable et dont l’existence n’est pas de notoriété publique. On y trouve même des sources d’eaux souterraines. Et pour ce qui est de la nourriture, nous la volerons tout d’abord – les Guzruns aussi mangent ! – avant de pratiquer l’agriculture, dans la ravine de Desper, je pense. On devrait pouvoir y pratiquer une agriculture en paliers, comme cela se fait couramment dans les montagnes de l’Uvnas.<br />
– Il y a un détail qui cloche dans votre plan, jeune maître, intervint Parnos.<br />
– Lequel ?<br />
– Quand nous avons fui la forteresse, il y a dix ans, nous sommes partis par la route car les grottes avaient été investies par les Guzruns. Déjà, à ce moment-là, ils en connaissaient l’existence. C’est peut-être même par là qu’ils sont entrés dans la forteresse.<br />
– Comment est-ce possible ? demanda Kentos une fraction de seconde avant que Minos n’ouvre la bouche pour poser la même question. Seuls les membres de notre Maison et quelques personnes de confiance en connaissaient l’existence.<br />
– Je crois que nous avons été trahis ce jour-là, mais je crains que nous n’en ayons jamais la preuve.<br />
– Ça ne change rien à mon plan, décréta Minos. Ils ne s’attendront pas à être attaqués, surtout par les grottes, où nous pourrons aisément nous cacher.<br />
– Je ne sais pas quoi dire, dit Darssé, décontenancé. Je ne connais pas ces grottes dont vous parlez, ni la ravine en question. Nous ne savons même pas s’il y a des esclaves à libérer, comme vous l’espérez. Vous pourriez tout aussi bien être morts au bout de deux jours de voyage dans les territoires occupés. Kentos, qu’en pensez-vous, vous qui êtes un expert en stratégie militaire et qui connaissez le terrain ?<br />
– Ce plan comporte beaucoup trop de risques et d’impondérables. Jamais je ne me risquerai à le suivre. Et je déconseille fortement son application. Pour moi, il n’y a réellement rien à faire : seul le gain d’une grande bataille déterminante, faite avec des dizaines de milliers d’hommes, peut nous mettre sur la voie qui mène à la victoire finale, sire.<br />
– Et bien, comte Minos, je crains de ne pas pouvoir vous autoriser à mettre votre plan à exécution, après un tel avis d’expert.<br />
– Très bien, répondit tranquillement Minos en s’enfonçant confortablement dans son fauteuil. Dans ce cas, combien de temps vous faudra-t-il pour monter l’armée de dizaines de milliers d’hommes dont parle Kentos ?<br />
– Voyons, comte Minos, c’est tout bonnement impossible et vous devriez le savoir !<br />
– Dans ce cas, sire, s’exclama Minos en se redressant soudainement, nous allons perdre cette guerre, c’est inévitable ! Il est peut-être déjà trop tard pour réagir, mais nous avons quoi qu’il en soit le devoir de tenter quelque chose, et c’est ce que je veux faire !<br />
– Mourir pour une noble cause est une chose, comte Minos, mais survivre pour cette cause est autrement plus difficile, et plus efficace : je préfère un guerrier vivant qui peut frapper qu’un guerrier mort dont on ne peut que louer le souvenir et le sacrifice !<br />
Entendre ces paroles irrita Minos au plus haut point, car il s’était tenu le même raisonnement avant de se décider à venir défendre Balkna avec sa flotte. Il avait beau en défendre le principe, une combinaison de facteurs favorables avait tout de même fini par leur assurer la victoire !<br />
– Dans ce cas, sire, puis-je respectueusement vous demander quels sont vos plans pour libérer le pays ?<br />
Darssé eut l’air d’avoir reçu un coup violent, tellement il se figea, l’air interloqué. Finalement, il prit la parole, livide, d’une voix atone.<br />
– Tenir, attendre et espérer, c’est tout ce qui nous reste, je le crains, comte Minos.<br />
– Je ne suis pas un mouton, sire ! cria Minos en jaillissant de son fauteuil et en abattant violemment son poing sur le bureau du souverain. Je ne me laisserai pas égorger sans rien faire, et mon plan a beau être loin d’être parfait, il a au moins le mérite d’exister ! Je refuse d’attendre bêtement qu’une opportunité se présente, si tant est qu’elle se présente. Je préfère forcer moi-même la chance !<br />
– Calme-toi et rassieds-toi, Minos, on ne parle pas sur ce ton au roi de Lul, fit Kentos d’une voix dure.<br />
– C’est quoi ton problème, Kentos ? Tu crois peut-être qu’en refusant d’admettre un problème, on l’empêche d’exister ? Si c’est le cas, tu es un crétin, et…<br />
Minos interrompit brusquement sa diatribe, se rendant compte qu’il venait de se tourner vers le roi pour lui appliquer le même qualificatif. Il se rassit aussitôt, l’air boudeur.<br />
– Veuillez excuser le comte Minos, votre altesse, dit Parnos de son air le plus innocent possible, je l’ai élevé pour la guerre et non pas pour la diplomatie.<br />
Minos le fusilla du regard, furieux, tandis que Kentos les regarda tour à tour, perplexe : qu’est-ce que ces deux-là avaient dans le crâne, au nom d’Akeydana ?<br />
Minos reprit la parole :<br />
– De toute manière, sire, vous n’avez rien à y perdre, sauf la vie d’un petit groupe d’hommes, une dizaine au maximum.<br />
– Dix hommes pour reprendre un comté… murmura Darssé, perdu dans ses pensées. J’ai déjà entendu ces mots par le passé, et je crois que les comprends aujourd’hui.<br />
Se tournant vers Minos, il lui dit d’un air déterminé :<br />
– Ecoutez-moi bien, comte Minos. Pour cette mission que vous vous êtes assigné, vous devrez être dix, vous m’entendez ? Pas un de plus, pas un de moins ! Est-ce clair ?<br />
Ses trois interlocuteurs ne manquèrent pas d’être surpris par cette soudaine volte-face, mais Minos y voyant l’autorisation de mettre son plan à exécution, il se pressa de répondre :<br />
– A vos ordres, votre altesse. Dix, pas un de moins, pas un de plus.<br />
– Très bien, vous pouvez aller vaquer à vos préparatifs. Tenez le comte Tervallé informé de vos préparatifs et faites ce que vous avez à faire, dit-il en ajoutant un geste leur signifiant leur congé.<br />
Mais Minos avait encore un détail à régler et il l’estimait d’importance :<br />
– Sire, avant de nous retirer, j’aimerais savoir si vous verriez un inconvénient à ce que l’Enkar Kentos Vildetos Ertos nous accompagne dans notre quête ?<br />
– Un Enkar est exclusivement au service du roi, comte Minos, ce que vous n’ignorez pas. Néanmoins, si Kentos désire quitter sa charge pour se mettre à votre service, sachez que je ne m’y opposerais pas.<br />
– Je vous en remercie, sire. Kentos, as-tu le désir de nous suivre dans notre dessein ?<br />
Kentos hésita longuement, pesant le pour et le contre. D’un côté, son vœu le plus cher depuis sa plus tendre enfance avait été de rejoindre les rangs des Enkars, la crème de l’élite en ce qui concernait l’art de la guerre, ce qu’il était parvenu à accomplir. D’un autre côté, il était également très attaché à sa Maison natale, au souvenir de ses ancêtres, de ses parents, de son frère et de sa belle-sœur. Il pouvait presque voir son frère froncer les sourcils à l’idée que Minos parte à la mort pour libérer le comté ancestral, alors que Kentos resterait tranquillement en retrait au palais royal, même si la vie d’Enkar n’avait rien de reposant.<br />
– Si Erksool de Menianet, chef des Enkars, n’y voit pas d’inconvénient, alors Kentos Vildetos Ertos, membre du clan Ertos, mettra sa vie au service du comte de sa Maison.<br />
Sur ces mots, les trois derniers membres de la Maison d’Ertos prirent congé du roi Darssé de Lul. Kentos partit en quête de son supérieur Erksool, tandis que Minos et Parnos hélèrent des pages afin de prendre contact avec des nobles des Marches.<br />
<em>Bizarre que le roi tienne absolument à ce que nous soyons dix</em>, se dit Minos en récapitulant leur nombre : lui-même, Parnos, Ototté, Kraeg et LozaTing Etral, voilà qui faisait cinq. Avec Kentos, ils seraient six. Restait à trouver quatre autres hommes, et Minos espérait bien les recruter parmi les six nobles des Marches se trouvant au palais. Finalement, il décida d’inclure le jeune Saug à leur groupe : le petit était intelligent et débrouillard, et susceptible de s’introduire là où eux autres adultes ne le pourraient pas. Ainsi, il ne lui restait plus qu’à convaincre trois nobles de se joindre à eux.<br /></p>
<p>Une fois que Erksool eut permis à Kentos de quitter les Enkars, les trois organisèrent des rendez-vous avec les six nobles des Marches. Ils mirent trois jours à les voir tous, partageant leur temps entre le palais et l’auberge miteuse dans laquelle leurs camarades leur avaient trouvé un gîte.<br />
Sur les six, deux occupaient d’importantes fonctions pour le compte du royaume et ne voulurent pas les abandonner pour une quête que l’un d’eux qualifia de « fantasque ».<br />
Deux autres étaient, de l’avis de Minos, des bons à rien très arrogants et à l’ego hypertrophié, simplement parce qu’ils étaient nés nobles : comme ils étaient trop fiers pour accepter un travail qui ne leur paraissait pas digne d’eux, ils étaient totalement désœuvrés quand les membres du clan d’Ertos les rencontrèrent, et ils acceptèrent aussitôt de les accompagner dans leur quête. A les entendre, ils étaient capables de vaincre à eux deux l’intégralité des armées d’Isenn. Minos les incorpora à leur groupe à contrecœur, estimant que soit ils mourraient à cause de leur incommensurable bêtise, soit ils évolueraient assez pour se rendre utiles. Leurs noms étaient Eliniloccé et Corfilanné. Mais désormais, leur groupe comptait neuf membres.<br />
Les deux derniers se nommaient Noïtté et Carbalas. Tous deux occupaient des fonctions subalternes au sein de l’administration royale, et Minos se rendit vite compte que leurs activités physiques les plus intenses consistaient à gratter des parchemins avec des plumes, du matin au soir. Le genre d’énergumènes à pousser de hauts cris de terreur en présence d’une araignée, et à s’estimer gravement blessé en cas d’ampoules ou d’ongles retournés.<br />
Evidemment, ni l’un ni l’autre n’avait la moindre envie de se joindre au groupe de Minos. Celui-ci insista plutôt du côté de Carbalas, en faisant appel à sa fierté d’Aiger, descendant d’impitoyables guerriers, mais il s’aperçut vite qu’il avait affaire un lâche pusillanime. Noïtté, par contre, avait l’air plus intéressé, regardant Minos et Parnos avec beaucoup d’admiration. Il était visiblement très impressionné par les deux hommes et leurs projets, mais n’osait pas se décider, trop peu sûr de lui. Bien sûr, il aurait bien voulu devenir un héros. Bien sûr, il aurait adoré contribuer à libérer ses terres, mais s’il l’avait fait des centaines de fois, ce n’était qu’en rêve.<br />
Minos et Parnos, sentant leur proie hésiter, le tannèrent et le harcelèrent jusqu’à ce qu’il accepte de se joindre à eux. Dès qu’il eut dit oui, il lui firent quitter son poste sur le champ et ne le lâchèrent pas d’une semelle, afin de l’empêcher de changer d’avis. Et ils s’empressèrent de faire parvenir au comte Girgonddé la liste des dix compagnons. Noïtté ne pouvait désormais plus reculer, même si Minos et Parnos virent rapidement, à plusieurs reprises, qu’il regrettait déjà d’avoir cédé. Heureusement pour eux, il était trop intimidé pour oser l’avouer.<br /></p>
<p>Leur groupe composé, ils s’attelèrent ensuite à une tâche importante, à laquelle Minos n’avait pas pris le temps de réfléchir : comment atteindre les Marches de Lul sans se faire tuer au bout de deux cent mètres ? Ils se rendirent vite compte que traverser le pays occupé serait un suicide, aussi optèrent-ils, au grand désespoir de Parnos et Kraeg, par la voie maritime : ils allaient emprunter le détroit de Remega, qui séparait Lul du Delnas.<br />
Dans ce goulet d’étranglement, ils risquaient de se retrouver entre deux feux : tout le Delnas était occupé par les Guzruns depuis près de dix ans, ainsi que tout le nord de Lul, de l’autre côté du détroit. Sans parler des frégates isenniennes qui sillonnaient le secteur, peut-être pour se regrouper en vue d’une attaque prochaine de Balkna.<br />
Néanmoins, ils savaient que c’était sur mer qu’ils avaient le plus de chances de passer inaperçus, d’autant qu’ils avaient un bon navire à leur disposition.<br />
Les trois jours suivants furent consacrés à l’approvisionnement du navire, en vivres et en armes surtout. Ils hésitèrent à prendre des selles puis y renoncèrent : ils n’étaient pas certains de trouver des chevaux une fois à terre, et si jamais ils arrivaient à mettre la main dessus, il y avait de grandes chances pour qu’ils trouvent également des selles avec. Surtout s’ils se débarrassaient des éventuels cavaliers.<br />
S’ils avaient écouté Kentos, le navire aurait été bondé d’armes de toutes sortes. Minos dut y mettre bon ordre : certes, ils avaient l’intention de soulever le pays et d’armer les gens qu’ils libéreraient, mais il était irréaliste de croire qu’ils pouvaient embarquer des centaines d’armes à bord du navire dans ce but.<br />
Kentos se chargea d’équiper Noïtté en armure et armes. Celui-ci était tellement excité à l’idée de <em>se déguiser</em> – c’était le sentiment de Kentos – en guerrier qu’il était prêt à acheter n’importe quoi, du moment qu’il ait l’air d’un guerrier. L’ancien Enkar le ramena vite à la réalité et l’équipa de protections efficaces, à défaut d’être esthétiques.<br />
Quand à Saug, il fut ravi de les suivre quand Minos le lui demanda : l’ancien esclave n’était pas loin d’aduler Minos, ce qui mettait ce dernier particulièrement mal à l’aise. Qui était-il pour être ainsi admiré à ce point ?<br />
La veille de leur départ, suivant une antique tradition pirate, Minos, Kraeg, LozaTing et Parnos décidèrent de se saouler à bord du navire. Saug et Kentos s’abstinrent de boire, le premier parce qu’il était trop jeune, le second parce qu’il ne buvait pas. Concernant les nouveaux, les deux grandes gueules Corfilanné et Eliniloccé se sabordèrent allègrement en jouant aux durs, et furent évidemment les premiers couchés, malades. Noïtté but peu mais vite, et cela suffit à l’envoyer rejoindre les deux autres nouveaux du groupe. Quand à Ototté, il se contenta de boire avec parcimonie, mais toute la nuit, tranquillement.<br />
Peu avant l’aube, Minos fut réveillé par Kentos, premier levé et, avec l’aide de ses anciens pirates, il jeta les trois nouveaux par-dessus bord, pour être sûr qu’ils soient bien réveillés.<br />
Dès qu’ils furent remontés à bord à bord, il donna l’ordre de départ, le regard tourné vers le large. C’était parti ! Destin glorieux, mort misérable dans un trou sans nom, ou succès mitigé : quel allait être leur sort à partir de cet instant ? Minos n’en savait rien et s’en fichait éperdument : au moins, il n’aurait pas le moindre regret, car il aurait tenté quelque chose !<br /></p>Minos, chapitre XIII : Reconversionurn:md5:c2b52e8b3e03ca950130457c6e1cef5a2008-01-19T23:56:00+01:002010-01-10T12:57:07+01:00SrédéricMinosdelimanoresfantasyMinosromanécriture<p>Un nouveau destin s’ouvre pour Minos…</p> <p><strong>Chapitre XIII : reconversion</strong></p>
<p>Tandis que Darssé, tout sourire, s’avançait vers les chefs de la flotte qui avait libéré Balkna, quatre Enkars bardés d’armes l’escortaient, deux devant, deux derrière, tous de noir vêtus et dont le visage était caché par une cagoule. L’un d’eux portait un bandeau de métal doré sur le front : leur chef, Erksool.<br />
Le roi de Lul, d’un pas alerte, alla tout d’abord serrer dans ses bras le chef des navires uvnasiens.<br />
– Keridaso, mon cher cousin, c’est un honneur et un plaisir incommensurable de vous voir ici, dit-il, rayonnant. Je suis honoré de la présence d’un Grand-Duc de l’Uvnas.<br />
– Tout le plaisir est pour moi, votre altesse. L’alliance de nos nations est un bien précieux que nous nous devons de préserver et de renforcer : ce n’est qu’à ce prix que vous ferons reculer l’envahisseur.<br />
Darssé acquiesça vigoureusement de la tête, puis se tourna vers le Cavarnasien.<br />
– Général Ugtigeirn, c’est également une immense joie de rencontrer enfin le grand stratège que vous êtes, et dont j’ai entendu dire tant de bien ! Votre roi a bien de la chance de pouvoir compter sur un homme tel que vous. Sans votre vaillante contre-attaque à tous les deux, j’ai bien peur que Balkna ne serait tombée.<br />
Les deux dignitaires échangèrent un coup d’œil gêné, et Keridaso reprit la parole, peu à l’aise.<br />
– En fait, sire, cette victoire ne saurait nous être entièrement imputée. A vrai dire, nos deux flottes conjuguées n’auraient pas pesé bien lourd dans cette bataille si nous avions dus la mener seuls.<br />
– Allons, vous êtes trop modeste, mon ami !<br />
– Non, sire, je vous assure : la majorité de la flotte qui a remporté la bataille était conduite par ces trois hommes, dit-il en désignant Plaevoo, Minos et Gonarias.<br />
Darssé s’approcha d’eux lentement, une expression proche de la perplexité s’affichant sur son visage. Qui étaient donc ces gens, ces alliés inconnus qui avaient assez de pouvoir pour monter une flotte de guerre ?<br />
Il se planta devant le plus proche des trois, un homme relativement petit avec un nez en trompette et une tête de fouine, et aux yeux quelque peu inquiétants.<br />
– A qui ai-je le plaisir de tendre la main ? dit Darssé en joignant le geste à la parole.<br />
Son vis-à-vis eut un sourire carnassier et s’empressa de serrer la main tendue, tout en répondant :<br />
– Mon nom est Plaevoo, votre altesse, et certains me surnomment <em>le Requin</em>.<br />
– Mais…mais…vous êtes un pirate ! bredouilla le roi, interloqué. Un ennemi des royaumes !<br />
– Je suis l’ennemi de tous ceux qui prétendent m’empêcher de vivre ma vie comme j’en ai décidé, sire. Jusqu’ici, à mes yeux, les royaumes étaient mes proies et moi le prédateur, mais avec l’arrivée des troupes d’Isenn sur les mers, nous voilà tous autant que nous sommes devenus des proies. D’où cette alliance quasiment contrainte et forcée contre un ennemi commun, qui aurait fini par me menacer quand il en aurait eu fini avec vous !<br />
– Oh, je vois. Seules les circonstances font que vous vous êtes rallié à la cause des royaumes.<br />
– Oui, votre altesse et, avec tout le respect que je vous dois, j’aime autant vous prévenir tout de suite que cette alliance contre nature cessera d’exister dès que les dernières frégates d’Isenn auront été coulées. Alors, la vie reprendra son cours normal.<br />
– Je suis désolé d’entendre de telles paroles, seigneur Plaevoo. Peut-être pourrons-nous trouver un terrain d’entente pour une paix durable entre les pirates et les royaumes ?<br />
– Ne comptez pas là-dessus, sire. Cela ne m’intéresse pas le moins du monde : je suis et je resterai toujours un pirate, car j’adore cette vie. Mais en attendant que je puisse reprendre mes activités habituelles, vous pouvez me considérer comme un allié fiable.<br />
– C’est déjà ça, dit Darssé, décontenancé. Si jamais vous changez d’avis par la suite, ma porte vous est ouverte.<br />
Plaevoo ne répondit rien : il se contenta de s’incliner devant le roi de Lul.<br />
Celui-ci se tourna vers le deuxième « allié », plus grand que lui d’une bonne tête et très musclé. Son visage impassible, limite renfrogné, était indubitablement Aiger, avec ses longs cheveux blonds qui lui tombaient sur les épaules.<br />
– Et vous, seigneur du nord, quel est votre nom ?<br />
– Je suis Gonarias, l’un des chefs de guerre du Brodenas.<br />
– Le…Brodenas ? Je ne me souviens pas avoir jamais eu d’alliés au Brodenas, et votre roi et moi n’avons jamais été très proches.<br />
– Arzas <em>le Cruel</em> n’est plus, monseigneur, je suis au service du nouveau roi.<br />
– Un nouveau roi ? Vraiment ? J’avais entendu dire que la situation était devenue chaotique au Brodenas depuis quelques temps, mais je n’imaginais pas qu’Arzas ait pu être déposé.<br />
– Depuis le mois dernier, c’est son frère Carolas qui a pris le pouvoir, après lui avoir détaché la tête des épaules.<br />
– Diantre ! Voilà qui est pour le moins…radical.<br />
– Et surtout efficace, sire. Depuis des années nous attendions qu’un chef de guerre digne de ce nom se lève pour nous débarrasser de ce fou. Le roi Carolas serait venu ici en personne si sa présence n’avait pas été nécessaire pour stabiliser le pays, dans cette période de transition difficile.<br />
– En tout cas, je suis ravi de compter le Brodenas parmi les alliés des royaumes libres, et je compte sur vous pour répéter ces paroles à votre noble roi !<br />
– Cela sera fait, sire, mais j’ignore si une telle alliance se fera.<br />
– Comment cela ? En envoyant une flotte nous aider, les intentions de votre roi me semblent claires !<br />
– A vrai dire, mes instructions étaient de me mettre au service des pirates en général, et de Wintrop <em>le Rusé</em> en particulier.<br />
A ces mots, Darssé se tourna brusquement vers le troisième homme, Minos, et lui dit :<br />
– Je présume que vous êtes le dénommé Wintrop ?<br />
– En effet, votre altesse, répondit Minos en s’inclinant. Carolas fait partie de mes amis : nous avons écumé les mers ensemble.<br />
– Le nouveau roi du Brodenas a été pirate ? Voilà qui n’est pas très reluisant pour le prince d’un royaume, dit dédaigneusement Darssé, sans prêter attention au froncement de sourcils de Minos ni à la crispation de tout le corps de Gonarias.<br />
– Au contraire, sire, rétorqua Minos, il était plus en sécurité avec les pirates que n’importe quel endroit dans les royaumes où il se serait installé en exil. Il était le sixième frère, et ses quatre aînés n’ont pas pu préserver leur vie. Lui, si.<br />
– C’est un point de vue, seigneur Wintrop. Je suppose que, à l’instar de votre ami Plaevoo, vous n’êtes là que par nécessité et que dès que la menace isennienne aura disparu, vous reprendrez vous aussi votre vie de pirate ?<br />
– Non, votre altesse, dit Minos en secouant la tête. Ma vie de pirate prend fin ici et maintenant.<br />
– Vraiment ?<br />
– Je me suis en effet battu aujourd’hui par nécessité, mais je considère également que c’était mon premier geste en tant que défenseur du royaume de Lul, sire.<br />
– Que voulez-vous dire par-là ? Vous voulez rejoindre les rangs de mon armée ?<br />
– En quelque sorte, sire. Explique-lui, Kentos ! dit-il en tournant la tête vers l’un des Enkars qui se tenait en retrait de Darssé.<br />
En entendant cette dernière phrase, les quatre Enkars furent interloqués, surtout Kentos et Erksool. Comment ce gamin arrogant avait-il pu identifier Kentos, cagoulé comme il l’était ? Erksool se rapprocha imperceptiblement, prêt à réagir au moindre problème : ce gosse semblait avoir des dons cachés, et Erksool se méfiait de l’inconnu comme de la peste. C’était toujours de là que venait le danger. Il autorisa Kentos à prendre la parole en lui faisant un geste discret de la main, et l’oncle de Minos s’avança vers Darssé.<br />
– Votre altesse, l’homme dont vous avez entendu parler sous le nom de Wintrop <em>le Rusé</em> est né dans les Marches du royaume, sous le nom de Minos Kardanos Ertos.<br />
– Minos <em>fils de</em> Kardanos <em>de la Maison d’</em>Ertos ? Comment est-ce possible ? Je pensais que vous étiez le seul survivant de cette noble Maison ?<br />
– Je le pensais moi aussi jusqu’à il y a peu, mon roi, mais le doute n’est pas permis : cet homme est bien le fils de mon frère Kardanos, que nous croyions mort depuis dix ans. Il est le véritable héritier du comté d’Ertos.<br />
– Quand les Guzruns ont envahi le pays, expliqua Minos, mes parents m’ont confié à leur plus proche serviteur afin qu’il m’amène à Balkna, où je devais me faire reconnaître et me placer sous votre protection. Mais vos gardes n’ont jamais cru à notre histoire et Kentos était en mission. Mon serviteur et moi avons alors estimé que puisque le royaume nous abandonnait à notre sort, nous l’abandonnerions nous aussi au sien, et nous avons mené notre vie sans plus nous en préoccuper.<br />
Minos crut bon de taire qu’en fait, cette décision avait été prise par Parnos seul. Même si ce n’était que la pure vérité, il était hors de question qu’il se désolidarise de son vieil ami. Leurs vies s’étaient liées à ce moment-là, et cela ne changerait jamais !<br />
Darssé resta longtemps perdu dans ses pensées, puis sourit faiblement en répondant :<br />
– Si le comte présumé d’Ertos affirme que vous êtes le vrai titulaire de cette charge, je ne vois bien sûr aucun inconvénient à ce que vous récupériez vos droits, privilèges et autres charges. De plus, je serai ravi de vous octroyer un poste de commandement dans la marine lulienne, où vous et vos hommes trouverez une juste place pour défendre notre cause.<br />
– Je suis désolé, sire, mais cela n’entre pas dans mes projets.<br />
– Je vous demande pardon ? répliqua Darssé sur un ton agressif.<br />
Ce morveux commençait à l’énerver : comment osait-il parler à son roi avec tant de désinvolture ?<br />
– Premièrement, mes hommes me suivent librement : je n’ai pas d’ordre à leur donner. S’ils m’obéissent, c’est parce qu’ils le veulent bien. Il est donc impossible que je leur ordonne d’intégrer la… flotte de Lul.<br />
Le ton dédaigneux sur lequel il prononça ses dernières paroles hérissa au plus haut point Darssé, qui serra la mâchoire pour ne pas exploser. Son visage vira néanmoins au rouge écarlate et une lueur de colère brilla dans ses yeux.<br />
– Deuxièmement, continua Minos en feignant d’ignorer la réaction de son roi, le service en mer ne m’intéresse pas, sire. Je suis le comte Ertos et je me dois en premier lieu à mes sujets.<br />
– Vos sujets ? Vous plaisantez, je suppose ? Ils sont soit morts, soit en exil, comme vous avez pu l’être, ou soit sous le joug des armées d’Isenn pour ceux qui vivent encore dans les Marches.<br />
– Je le sais bien, sire, et c’est précisément à ceux des Marches que je pense : j’ai l’intention de reprendre mon comté par la force !<br />
Darssé n’en croyait pas ses oreilles !<br />
– Vous êtes complètement fou ! Votre comté se trouve dans la zone occupée du pays, à plusieurs centaines de kilomètres de notre frontière actuelle ! Dès qu’on entre sur leur territoire, on peut être certain que chaque buisson, chaque arbre, chaque centimètre carré de terrain dissimule un Guzrun ! Toute armée assez folle pour y pénétrer y est impitoyablement massacrée, nous en avons assez fait l’amère expérience pour le savoir !<br />
– Je ne suis pas fou du tout, sire, répondit tranquillement Minos. A vrai dire, j’ai quelques idées sur la manière de s’y prendre, et je serai ravi de vous en entretenir en privé. Ici, il y a un peu trop de monde aux alentours à mon goût.<br />
– Très bien, comte Ertos, répondit solennellement Darssé, qui ne voulait surtout pas donner l’impression qu’il était dépassé par les événements. Nous vous accorderons une audience plus tard.<br />
Puis, se tournant vers ses « alliés », il ajouta :<br />
– Vous êtes bien évidemment tous invités à profiter du palais, tandis que vos hommes pourront se reposer dans l’une des garnisons. Le comte Tervallé va prendre en charge vos blessés, si vous le désirez. Comte Ertos, je laisse votre oncle à votre disposition.<br />
Kerisado et Ugtigeirn s’empressèrent d’accepter ces propositions.<br />
Gonarias accepta de laisser ses blessés mais ordonna à une bonne moitié de sa flotte de rentrer au pays : la situation n’était pas stabilisée là-bas à son départ, et son roi pouvait avoir besoin de lui. Il laissa ses hommes restants sur le pied de guerre, au cas où.<br />
Plaevoo n’accepta de laisser que ses blessés graves puis annonça son intention de partir sur-le-champ à Darssé :<br />
– Mes hommes ont besoin d’avoir leur chef à leurs côtés et j’ai beaucoup de choses à organiser, sire, c’est pourquoi il me faut regagner sur le champ le quartier général des pirates. Surtout si Wintrop nous abandonne, ajouta-t-il sur un ton méprisant en toisant Minos froidement.<br />
A ces mots, Minos sentit la moutarde lui monter au nez et il faillit lui lancer une réplique cinglante. Mais dans le même temps, il se rendit compte que c’était sans doute l’une des dernières occasions qu’ils auraient tous deux de se voir. Leurs destins respectifs les appelaient dans des directions différentes.<br />
Il rattrapa Plaevoo alors que celui-ci s’éloignait et il lui mit la main sur l’épaule. Plaevoo s’arrêta mais ne se retourna pas. Minos lui dit :<br />
– Plaevoo, je compte rallier Drisaelia dès que possible pour voir avec mes hommes ce que va devenir ma bande. J’espère te retrouver là-bas.<br />
– Je ne sais pas, <em>comte</em> Wintrop. Le monde des pirates s’amenuise à vue d’œil, entre les morts et les trahisons, et …<br />
– Ecoute-moi bien, crétin, explosa Minos, je ne me suis retrouvé pirate que par un hasard de la vie, et n’oublie pas une chose : ma carrière de pirate a peut-être été brève, mais en tout cas elle a augmenté notre puissance. Dois-je te rappeler qui a détruit la flotte cavarnasienne ? Et grâce à qui tu as une frégate ? Qui a monté et entraîné l’armée de Drisaelia, si ce n’est Parnos et moi ? J’ai fait ce que j’avais à faire, et j’estime l’avoir bien fait ! Si maintenant tu choisis de me faire un caca nerveux parce que je change ma manière de vivre, que je « t’abandonne », comme tu dis, tant pis pour toi, mais je tiens quand même à te dire que j’ai été fier de ce que j’ai accompli en tant que pirate ! Et je suis fier de te compter parmi mes amis, termina-t-il d’une voix radoucie.<br />
Plaevoo le contempla longuement sans rien dire, puis lui tendit la main en souriant :<br />
– Excuse l’orgueil d’un vieux pirate, Wintrop. Tu m’as énervé plus d’une fois depuis qu’on se connaît, mais ça ne m’empêche pas d’avoir de l’estime pour toi. Beaucoup d’estime. Tu es un type bien, Wintrop, fais en sorte que ça continue.<br />
– Compte sur moi, répondit Minos en arborant un sourire sauvage. De ton côté, si la vie de pirate devient trop problématique et que tu cherches une porte de sortie, je serai honoré de t’accueillir sur mes terres.<br />
– Si tu parviens à les récupérer, rétorqua Plaevoo d’un ton dubitatif. D’après ce que j’ai entendu, ça ne va pas être une partie de plaisir.<br />
– Oh, ne t’en fais pas pour ça, fit Minos d’un ton désinvolte. Tu trouvais que j’étais un bon stratège sur les mers ?<br />
– L’un des meilleurs, et je m’y connais.<br />
– Et bien j’ai tout appris sur le tas ! Par contre, cela fait dix ans que Parnos (oui, c’est son véritable nom) m’inculque tout ce qu’il y a à savoir sur la guerre terrestre. Il m’a toujours préparé à commander et à diriger des troupes, et m’a fait subir d’innombrables récits de bataille en m’expliquant quelles erreurs avaient été commises par les généraux, ou au contraire quelles manœuvres géniales ils avaient accompli. Sans parler des reconstitutions de bataille que nous avons fait, dans notre appartement, à l’aide de fruits et de légumes ! Tu peux me croire sur parole, il y a un sacré paquet de science militaire dans ce qui me sert de crâne ! Mais surtout ne le répète pas à Parnos, je détesterai admettre devant lui qu’il a réussi à m’apprendre quelque chose !<br />
– Compte sur moi, Wintrop. Avec ce que tu viens de me dire, je ne suis plus inquiet : tu récupéreras ton comté. Tous tes plans et toutes tes idées paraissent complètement fous, et pourtant tu parviens toujours à tes fins. Fais attention à toi, conclut-il en le serrant dans ses bras, et mène-leur la vie dure !<br />
– Aucun problème, vieux, assura Minos, bravache, alors même qu’il n’avait pas le moindre commencement d’idée au sujet de la récupération de son comté ! <em>Comte Ertos…et roi de la poudre aux yeux</em> ! pensa-t-il amèrement. Quand donc cesserait-il de vouloir épater la galerie à tout prix ? Etait-il possible d’être aussi stupide ? Apparemment, oui…<br />
Quand ils se séparèrent, Minos fit transmettre à Parnos, Vilinder, Kraeg, Ototté et LozaTing Etral qu’il voulait les voir. Il soupira. Garolddé et Belalian étaient morts, Carolas et Telmas rentrés chez eux, et Tertté sur Drisaelia. Plus le temps passait, plus leur bande originelle se délitait : à tel point qu’aujourd’hui, elle ne risquait rien moins que l’explosion pure et simple. Minos n’avait jamais eu d’amis avant de devenir pirate, mais il se rendait aujourd’hui compte à quel point ce type de relation pouvait être enrichissant. L’exception était évidemment Parnos, mais il avait du mal à le considérer comme un simple ami, il était bien plus que cela. Une sorte de mentor, d’oncle, de père de substitution peut-être même. Quelque chose d’indéfectible les liait tous les deux, qu’il ne savait pas nommer. Et il n’avait pas envie de le faire : leur relation était quelque chose qui allait de soi et qui se passait de mots.<br />
Pendant qu’il parlait avec Plaevoo, Kentos était resté discrètement en retrait. Cela ne l’avait pas empêché de ne pas perdre une miette de leur conversation, ses sens étant très affûtés. Il fut rassuré d’entendre que Parnos avait tout fait pour que Minos soit à même de tenir son rang un jour, alors qu’il aurait pu en être tout à fait différemment, au vu de son histoire personnelle. Derrière sa façade se cachait un être extrêmement complexe à l’histoire tourmentée, et Kentos doutait fort que Minos soit au courant de quoi que ce soit le concernant. De toute manière, ce n’était pas à lui de révéler quoi que ce soit sur ce sujet somme toute douloureux pour toute la Maison d’Ertos.<br />
Concernant les allégations de Minos quand à la récupération de son comté, il ne demandait qu’à le croire : s’il était aussi fin stratège que son défunt père et à moitié aussi tortueux que son ex-frère aîné, il n’y aurait aucun problème. Kentos n’était pas loin d’admirer la volonté farouche et indomptable dont son neveu faisait preuve.<br />
Il le vit se tourner vers lui et lui dire d’un ton agressif :<br />
– Un commentaire, Kentos ?<br />
– Je suis satisfait de la tournure des événements, avança prudemment l’Enkar, se demandant où son neveu voulait en venir.<br />
– Quelle est la situation du comté d’Ertos aujourd’hui ?<br />
– Je l’ignore, mon neveu. Nul ne sait ce qui se passe dans les terres contrôlées par Isenn.<br />
– Cela fait dix ans que tu portes le titre de comte Ertos. Qu’as-tu fait pour ton fief pendant tout ce temps ? reprit-il d’un ton froid.<br />
– Voyons, Minos, tu as entendu le roi. Il n’y avait tout simplement rien à faire.<br />
– Donc, pendant tout ce temps, tu ne t’es préoccupé de rien ?<br />
– Pendant tout ce temps, j’étais un Enkar au service du roi. Nous avons tenté en vain pendant deux ans de reprendre les provinces que nous avions perdu, dont les Marches, mais rien n’a jamais marché.<br />
– Donc, tu ne sais pas comment va le comté aujourd’hui ?<br />
– Non.<br />
– Tu ignores si nos sujets vivent encore ou s’ils ont tous été massacrés ?<br />
– La rumeur dit qu’il y a encore beaucoup de Seitrans dans les territoires occupés, mais il est extrêmement difficile d’avoir des informations fiables.<br />
– Tu es un Enkar, t’infiltrer ne te poserait pas de problème, pourtant, je me trompe ?<br />
– Non, mais je te l’ai dit, je suis avant tout au service du roi.<br />
– Pendant des siècles, nos sujets ont vécu sous la protection des comtes Ertos, et voilà qu’au moment où ils ont désespérément besoin de nous, nous leur faisons faux bond ?<br />
– Ce n’était pas aussi simple que ça, Minos, répondit Kentos en se surprenant à éprouver des difficultés à se justifier. C’était tout le pays qui était mis à mal : l’invasion nous a pris par surprise, et nous avons du avant tout parer au plus pressé, à savoir préserver ce que nous possédions encore. Les premiers mois suivant l’invasion, l’accent a donc été mis sur la défense du sud du royaume.<br />
– Et ?<br />
– Le temps de mettre nos défenses en place, le mal était fait : tout le nord du royaume était perdu pour nous. Chaque tentative pour récupérer nos terres s’est soldée par un échec cuisant, alors nous avons fini par nous résigner à sauvegarder ce qui pouvait l’être encore.<br />
– Bref, Balkna ?<br />
– Entre autre, oui. Mais depuis, nous sommes capable de les contenir : ils n’ont pas gagné un pouce de terrain depuis plus de deux ans.<br />
– Et nous, en avons-nous regagné ?<br />
– Non.<br />
– Donc, tu as abandonné le comté ?<br />
– Si c’est ainsi que tu choisis de voir les choses, oui, admit Kentos.<br />
– Et qui es-tu aujourd’hui ?<br />
– Que veux-tu dire par là ?<br />
– Es-tu Kentos l’Enkar, ou Kentos le membre de la Maison d’Ertos, qui va accompagner son suzerain dans la reconquête de son fief ?<br />
– Tu sais très bien que mon engagement va avant tout à la protection de la famille royale. Je suis un Enkar, et il faudrait une raison primordiale pour que je renonce à ma charge.<br />
– A mes yeux, celle-ci en est une. Te mettras-tu au service au comte Ertos ou continueras-tu à servir Darssé ?<br />
– Je peux servir les deux : ici, je peux être un relais politique important et…<br />
– Politique ? fit Minos en haussant le ton. Politique ? Tu te fous de moi ou quoi ? Ce dont notre comté a besoin c’est d’actions militaires, que je vais mener le plus tôt possible ! Ta politique, c’est de la merde, de la fiente d’orikani ! Ce n’est pas ça qui va nous rendre nos terres ! Alors, je te repose la question, et ce sera la dernière fois, Kentos : quelle cause choisis-tu de servir : celle du comté ou celle du royaume ?<br />
– Je…je suis un Enkar, répondit Kentos, ébranlé.<br />
– Très bien, c’est tout ce que je voulais savoir, fit froidement Minos en lui tournant le dos pour diriger son regard vers la baie d’Erebnar.<br />
Décidément, pensa Kentos, le petit avait de la répartie et l’orgueil de son sang. Ceci dit, il n’avait pas tort sur une chose : Kentos avait toujours considéré que son comté était perdu, et que toute action menée pour le récupérer conduirait à un massacre côté lulien. Kentos estimait qu’il avait eu raison en privilégiant son rôle d’Enkar, mais il devait bien avouer qu’il ne s’était pas investi plus que de manière symbolique dans son rôle de comte Ertos. Et voir le petit décidé à libérer le comté le lui rappelait douloureusement, même si Minos n’avait rien fait non plus jusque-là pour les siens.<br /></p>
<p>Minos emmena ses hommes à l’écart après avoir fait signe à Kentos, qui commençait à leur emboîter le pas, de rester là où il était. Il se sentait étrangement gêné et ne savait pas par où commencer. A ses yeux, aujourd’hui, la cause de son comté comptait plus que celle des pirates, ce qu’il refusait de leur dire, mais il ne voulait pas que ses hommes pensent qu’il les abandonne. Il se lança, dans un grand soupir, et en n’osant pas regarder quiconque dans les yeux.<br />
– Bon, les gars, voilà la situation : mon véritable nom est Minos, et Parn s’appelle Parnos. Je suis l’héritier d’un comté de Lul et Parnos est mon serviteur. J’ai demandé au roi de me rendre mes titres, droits et autres privilèges, ce qu’il m’a accordé, et je compte partir à la reconquête de mes terres, sur la frontière nord, en plein territoire Guzrun. Bref, j’abandonne la carrière de pirate.<br />
Au bout d’un long moment de silence, il se décida à rencontrer le regard de ses camarades. Les yeux de Parnos brillaient de fierté et il arborait un discret sourire de satisfaction. Vilinder avait l’air plongé dans de sombres pensées, l’air lugubre. Les yeux de Kraeg brûlaient de curiosité, comme s’il attendait la suite du discours. Ototté ne masquait pas sa stupéfaction et regardait ses compagnons tour à tour, comme s’il attendait qu’ils réagissent avant d’arrêter sa conduite. Tout en jouant machinalement avec la dague uzaï qui quittait rarement sa main, LozaTing Etral observait Minos d’un œil scrutateur, puis finit par prendre la parole, après avoir dévoilé ses dents dans un rictus de satisfaction.<br />
– Reprentre tes terres en plein territoire Gozron ? Ça t’arrive te ne pas être complètement fou, Wintrop ? To es le pire <em>djegano</em> que j’ai jamais rencontré, et ce n’est pas peu tire, crois-moi ! Mais ce qui est bien, avec toi, c’est qu’on n’a jamais le temps te s’ennoyer. Si to as besoin te main-t’œuvre, je suis ton Drotite !<br />
Son accent exotique et sa voix de crécelle fit sourire Minos, qui se demanda pour la millionième fois comment faisait LozaTing pour ne pas réussir à prononcer le son « d », alors que jamais il n’écorchait le nom de son pays. Il hocha la tête et répondit :<br />
– Je te remercie, LozaTing. Bien sûr que j’apprécierais ton aide et ta compagnie.<br />
S’éclaircissant la gorge, Kraeg prit à son tour la parole :<br />
– Je suis on ne peut plus d’accord avec LozaTing : un fou passerait pour normal à côté de toi ! Moi qui suis souvent malade en mer, je suis aussi intéressé pour la quitter, et je serai ravi de continuer à te servir.<br />
– Tu n’est pas un serviteur, Kraeg, aucun de vous ne l’est, rétorqua Minos en secouant la tête. Vous êtes des alliés et des amis.<br />
– A la base, je suis un forestier. Ça m’intéresse aussi, dit à son tour et simplement Ototté.<br />
Enfin, après un nouveau long silence, Vilinder dit d’un ton lugubre :<br />
– Je ne marche pas, les gars. Je suis un homme de la mer et je me sentirais totalement déplacé dans des plaines ou des forêts. Et puis je ne sais même pas monter à cheval !<br />
– Ce n’est pas difficile à apprendre, répondit Minos. Parnos et moi ne savions pas non plus nager avant que ton oncle ne nous recrute !<br />
– Oui, et Parn ne le sait toujours pas, répliqua Vilinder.<br />
– Et ne le saura jamais, mon vieux, intervint Parnos. Après un an de cette vie maritime, je peux t’assurer que je n’ai jamais autant aimé la terre ! Enfin, je ne serai plus dégoûté à l’idée de manger du poisson !<br />
– Comment ça, dégoûté ? demanda Vilinder.<br />
– C’est pourtant évident : dans un bateau, je passe un quart de mon temps à vomir. Tu crois peut-être que les poissons que nous pêchons et mangeons sont si regardants que cela en ce qui concerne leur nourriture ?<br />
A ces mots, Kraeg blêmit et LozaTing ricana.<br />
– Quoi qu’il en soit, une telle vie ne m’intéresse pas, continua Vilinder. Je suis un marin et n’aspire à être rien d’autre.<br />
– J’ai une idée ! s’exclama Minos, sous les soupirs de ses camarades : ses idées avaient une trop fâcheuse tendance à déclencher des catastrophes.<br />
Il s’isola avec Vilinder et ils eurent une longue conversation animée. Quand ils revinrent vers les autres, tous deux avaient l’air très satisfaits.<br />
– Adieu ces maudits roulis et tangages, Kraeg ! s’écria Parnos de joie. Que je sois pendu si on me fait encore monter dans ces maudites coques de noix qu’on appelle bateaux !<br />
– Alors, prépare la corde, Parnos, fit Minos avec désinvolture. Je règle deux ou trois détails ici et nous rentrons directement à Drisaelia, où nous allons annoncer aux autres notre départ.<br />
Pendant que Parnos gémissait de souffrance anticipée, Kraeg demanda d’une voix peu sûre :<br />
– On sera vraiment obligé de monter à cheval ?<br />
– Il y a de grandes chances, pourquoi ?<br />
– J’ai un peu peur des chevaux, marmonna-t-il, penaud.<br />
– C’est quoi un cheval ? enchaîna LozaTing.<br />
Minos soupira, tout en levant les yeux au ciel. Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir faire de ces énergumènes-là ? En même temps, il ne les aurait échangé pour rien au monde !<br /></p>
<p>Ils finirent par regagner le <em>Valieri</em> pour panser leurs blessures et engloutir des litres de Remonte Tripes et de torfen, avant de s’endormir où ils finirent par tomber, vers le milieu de la nuit. Kentos les ayant suivi sans en avoir demandé la permission à Minos, celui-ci se vengea en lui donnant le commandement pendant que lui-même allait prendre du bon temps.<br />
Mais dès l’aube d’une journée qui s’annonçait très belle, contrairement au crâne de Minos dans lequel rugissait la reine des tempêtes, une escorte militaire conduite par un comte du nom d’Atanihel vint chercher Minos. Le roi allait lui donner officiellement ses titres une heure plus tard, au cours d’une courte cérémonie, mais qui serait assez solennelle puisqu’une bonne partie de la noblesse du pays présente dans la capitale y assisterait.<br />
Pour Minos, cette cérémonie fut interminable : il était dans le brouillard complet, tandis que Parnos, qui semblait frais comme un gardon, lui présentait des gens dont il oubliait aussitôt le visage et le nom. De plus, on lui avait fait enfilé une superbe tunique en soie du Merlhand, digne de son rang, lui expliqua-t-on, mais qui lui irritait la peau et provoquait des démangeaisons. Comme il eut fort déplacé de se gratter devant ce public, malgré la furieuse envie qu’il en avait, il dut endurer ce supplice en faisant bonne figure, tout en priant pour être débarrassé de ce déguisement ridicule le plus vite possible.<br />
Plus tard, il eut envie d’étrangler Parnos quand celui-ci, aussi sérieux que la Gardienne de Lul, expliqua que l’état d’hébétude de son jeune maître était imputable aux blessures reçues la veille lors de la bataille.<br />
Le seul moment où Minos sortit de sa léthargie fut quand il vit son oncle Kentos arriver, revêtu de nobles atours et à visage découvert. Il n’avait pas vu ce visage depuis dix ans, et le trouva énormément vieilli. L’air de famille lui sauta aux yeux tout de suite. Son front haut, ses yeux bleus et la forme de ses pommettes étaient les mêmes que ceux de Kardanos. Mais ce qui le frappa surtout fut son air fatigué, usé, et l’incommensurable tristesse qu’il lut dans ses yeux. Minos le trouva presque touchant, et avait du mal à se faire à l’idée que cet homme soit également l’impitoyable guerrier qu’il avait combattu quelques mois plus tôt. Autant l’Enkar était arrogant et sûr de lui, et marchait d’un pas félin, autant son oncle était un être humain, déférent sans être servile, et tenant son rôle parmi la noblesse avec un naturel impressionnant.<br />
Le plus grand choc fut pour Parnos : la ressemblance entre Minos et Kentos était frappante, à part les yeux couleur noisette que Minos avait hérité de sa mère, et les cheveux de Kentos, qui étaient relativement longs et bouclés tandis que ceux de Minos étaient coupés très courts.<br />
Après la cérémonie, Minos fut reçu par Darssé pour un entretien privé. Il lui expliqua qu’il était encore trop tôt pour dévoiler ses plans pour reprendre ses terres (ce qui était la stricte vérité, se justifia-t-il intérieurement, vu qu’il n’avait pas la moindre idée de comment procéder), et que pour l’heure il devait rentrer au quartier général des pirates mettre ses affaires en ordre. Il lui parla néanmoins de l’idée dont il avait fait part à Vilinder et le roi s’empressa de l’accepter. Puis son congé lui fut accordé et une bague de commandement lui fut remise par le comte Tervallé, héraut du roi : grâce à elle, nul garde n’oserait l’empêcher d’entrer au palais.<br /></p>
<p>Le retour vers Drisaelia fut mélancolique, car c’était le dernier voyage de la bande de Valieri, qui allait se disloquer : tous avaient le sentiment d’abandonner Vilinder, mais celui-ci, contre toute attente, paraissait très content de lui.<br />
Comme convenu, Plaevoo était déjà là et avait expliqué la situation à la communauté des pirates. En fin de compte, la bataille d’Erebnar eut pour conséquence de disloquer cette communauté.<br />
Certains, minoritaires, revinrent en arrière, décidant qu’ils se moquaient éperdument de la guerre que menaient les royaumes, et se déclarèrent prêts à attaquer n’importe qui pourvu que cela leur permette de s’accaparer des richesses.<br />
Une autre minorité voulut se ranger aux côtés de Minos pour l’aider à reprendre possession de son fief, espérant obtenir des terres en échange. Il dut calmer bien des ardeurs : il ignorait combien de terres n’avaient plus d’occupants, et n’avait aucun moyen de l’estimer. En conséquence, il refusa de faire de vaines promesses à ceux qui se déclarèrent prêts à se battre en son nom. Son embryon d’idée était plutôt une opération d’infiltration en territoire Guzrun et une technique de guérilla à partir de la forteresse d’Ertos, s’ils parvenaient à la reprendre, et surtout si elle existait encore. De ce fait, il dut modérer les ardeurs des dizaines de pirates qui ne demandaient qu’à marcher sur le nord de Lul.<br />
Une autre frange de la communauté voulut abandonner la piraterie et se contenter de la vie de pêcheurs : Tertté et Idabola furent les fers de lance de ce mouvement, et plusieurs familles leur emboîtèrent le pas.<br />
Un autre groupe, Aiger, affréta des navires pour rejoindre Carolas au Brodenas, là aussi avec l’espoir de récupérer des terres.<br />
Enfin, la majorité qui restait se rallia à Plaevoo, qui avait décidé de consacrer ses ressources à la lutte contre les navires d’Isenn, en attendant qu’ils soient éradiqués. Ensuite et ensuite seulement, estimait-il, ils pourraient reprendre leurs activités de piraterie.<br />
Minos confia tous ses partisans à Vilinder, afin qu’il supervise leur entraînement au combat : il se doutait d’ores et déjà qu’il aurait besoin d’une armée à un moment ou à un autre, et commencer à la mettre sur pied lui parut être une très bonne idée. Et en attendant de pouvoir le rejoindre, ses troupes garniraient les navires de Vilinder dans son nouveau métier : contrairement à Plaevoo qui tenait à conserver son indépendance, Vilinder avait accepté l’idée de Minos, qui consistait à entrer officiellement au service du roi Darssé de Lul, contre la promesse qu’un port du nord du royaume soit octroyé à Vilinder, port qui serait géré par des dirigeants roturiers, comme cela se faisait déjà notamment à Endalië. Minos avait obtenu cette concession du roi lors de son entretien privé avec lui.<br />
Enfin, après avoir fait ses adieux à ses anciens camarades au cours d’une nuit mémorable qui s’apparenta plus à une orgie qu’autre chose, il reprit la mer à bord d’un navire de même gabarit que la <em>Flèche des Mers</em>, que lui offrit Vilinder, et regagna Balkna avec à son bord Ototté, Parnos, Kraeg et LozaTing Etral.<br />
Quand ils entrèrent dans la baie d’Erebnar, Minos eut une pensée mélancolique pour Wintrop <em>le Rusé</em>, qui n’existait désormais plus. Ne restait plus désormais que le comte Ertos, et il espérait que son nouvel avatar, ou plutôt son véritable <em>lui</em>, serait à la hauteur de la tâche qu’il s’était fixé. De plus, il avait eu le temps de réfléchir à la question de savoir comment il allait récupérer son comté. Il avait une idée, et savait pertinemment, avant même de l’avoir expliquée à ses camarades, quelle serait leur réaction : ils allaient vite se rendre compte que le comte Ertos était au moins aussi fou que Wintrop <em>le Rusé</em> !<br /></p>Minos, chapitre XII : La Bataille d'Erebnarurn:md5:e9b42d88ea4cfdb2d207d6d5b1df53bf2008-01-17T22:59:00+01:002010-01-10T12:56:48+01:00SrédéricMinosdelimanoresfantasyMinosromanécriture<p>Les pirates comme les royaumes jouent leur survie lors dans ce chapitre…</p>
<p>…chapitre qui clôt la première partie du bouquin ! (ou en d’autres termes, on arrive à la moitié ! ).</p> <p>Chapitre XII : La Bataille d’Erebnar</p>
<p>A partir du moment où les pirates se mirent d’accord pour entrer en guerre contre Isenn, Plaevoo et Minos furent consignés à Drisaelia : il était en effet hors de question de prendre le moindre risque de les perdre.<br />
En même temps, tous deux se mirent à agir avec la grande prudence : ils avaient beau être les plus puissants des pirates, aucun d’eux, ni aucun autre, ne pouvait se permettre de prendre formellement la tête de l’armée pirate. Tous les chefs devaient agir de concert s’ils ne voulaient pas voir leur communauté éclater.<br />
Mais de part leur position, ils étaient amenés à donner des ordres, même si cela leur déplaisait souverainement. Ils tournaient ces ordres en suggestions, et leurs interlocuteurs laissaient croire que ce n’était rien de plus, qu’ils pouvaient réellement dire non s’ils le désiraient. Mais personne n’était dupe de cette comédie : il y avait désormais deux dirigeants à la tête des pirates, qui devaient désormais faire preuve de diplomatie et d’humilité, et des dirigés qui, malgré leur statut officiel de chef, ne devaient pas laisser leur orgueil leur dicter leur conduite.<br />
De tous les peuples de Dilats, il était communément admis que les plus fiers étaient les Aiger, or une bonne moitié des pirates l’était. Le rôle de Carolas fut déterminant pour leur faire accepter cette tutelle : il leur ordonna tout simplement d’obéir, et il fut écouté.<br />
Dès le lendemain de la réunion, il prit Minos à part.<br />
– Wintrop, il faut que je parte.<br />
– Ah…qu’est-ce que tu as en tête ?<br />
– Je rentre chez moi, dans le Brodenas.<br />
– Maintenant, alors que nous sommes à l’aube d’une guerre impitoyable ? Ne me dis pas que tu veux rentrer pour renverser ton frère, parce que sinon laisse-moi te dire que je trouve que ce n’est vraiment pas le moment !<br />
– Non, rassure-toi, j’ai bien conscience que ce n’est pas le moment. Je me dis simplement que les Aiger sont les meilleurs marins du monde, et de grands guerriers, et je veux retourner au pays pour nous recruter des hommes. Beaucoup seront prêts à me suivre aveuglément : je leur promettrai des batailles et des terres dans le Brodenas, et la meilleure raison qu’ils auront de me suivre, c’est que je suis un prince Aiger, tout simplement. Si j’ordonne, beaucoup obéiront.<br />
– Mouais, mais fais gaffe avec ce dernier moyen : il vaut mieux avoir peu d’hommes qui te suivent de leur plein gré que beaucoup d’hommes qui te lâcheront à la première occasion.<br />
– Ne t’en fais pas pour cela, j’ai déjà une bonne idée des clans qu’il me faut contacter : mon frère s’est fait beaucoup d’ennemis au cours de son règne, et sa paranoïa ne peut que jouer en ma faveur.<br />
– Les Aiger ont de grands navires ?<br />
– Aussi grands qu’une frégate, tu veux dire ? Non. Par contre, le navire de guerre « standard » des Aiger est aussi effilé que notre <em>Flèche des Mers</em>, sauf qu’il est deux fois plus grand. C’est un navire fait pour fondre sur sa proie, incomparable en vitesse.<br />
– Très bien. Toute aide supplémentaire est bonne à prendre. Tu comptes partir quand ?<br />
– Sans doute demain. Je vais aller de ce pas réquisitionner un navire Aiger pour m’y faire emmener.<br />
– Réquisitionner ?<br />
– Ma parole fait loi, ici, pour mon peuple.<br />
– Prend garde de ne pas devenir trop arrogant, Carolas. N’impose pas si tu peux demander ou, mieux, attend qu’on te propose les choses.<br />
– Nous n’avons pas le temps d’attendre, Wintrop. Ni toi ni moi ne sommes assez idiots pour croire qu’on peut gagner contre Isenn avec les forces dont nous disposons. Nous devons absolument les renforcer le plus vite possible, et c’est pourquoi je suis résolu à aller droit au but, avec tout le monde.<br />
– Prends la <em>Flèche des Mers</em>.<br />
– Quoi ?<br />
– Prends la <em>Flèche des Mers</em>, plutôt que d’aller priver un de tes compatriotes de ses deux biens les plus chers : son navire et son indépendance. Et emmène Telmas avec toi, s’il le désire : avec lui pour te guider, tu ne devrais pas risquer grand chose.<br />
– Wintrop, ce navire est le symbole de notre bande, il ne devrait pas avoir à naviguer sans toi, notre chef…<br />
– Si tu veux me faire pleurer, c’est raté. C’est juste un truc en bois qui reste à la surface de l’eau, rien de plus. Ceci dit, il est assez bien pour t’amener rapidement chez toi et t’en faire revenir.<br />
– Je te remercie beaucoup, Wintrop. Pour ce qui est de Telmas, je ne pensais pas l’emmener. Il a beau être le meilleur sur la mer, je m’en voudrais de te priver de deux de tes hommes à ce moment crucial.<br />
– La mission dont tu as décidé de t’acquitter peut elle aussi s’avérer cruciale pour nous, il est donc normal que tu mettes le plus d’atouts possible de ton côté pour réussir.<br />
– Merci encore, Wintrop. Je t’assure que je ferai le plus vite possible, conclut-il en serrant vigoureusement la main de son ami.<br /></p>
<p>Après bien des pourparlers entre les différents chefs, il fut convenu que la majorité des petites bandes pirates irait espionner toutes les côtes et tous les ports du sud, de l’Uvnas à l’Isennas. Ils avaient besoin d’en savoir plus sur les forces navales de l’ennemi : de combien de navires disposait-il, et d’où allait-il les lancer ? Avait-il des mages dans chaque navire, qui plus est équipés d’artefacts ?<br />
Entrer en guerre était bien beau, mais il fallait absolument que les pirates sachent le plus rapidement possible à quoi ils seraient confrontés. Le nombre de soldats d’Isenn semblait illimité sur terre, et il fallait qu’ils sachent ce qu’il en était sur mer, et de combien de navires l’ennemi pouvait disposer.<br />
Minos n’était guère optimiste : les pirates ne possédaient que deux frégates, et même s’ils s’alliaient à des Etats, ce qu’ils ne pouvaient faire, trop de sang ayant coulé, les flottes conjuguées de l’Uvnas, de Lul et du Vilizel ne devaient pas en compter plus de vingt-cinq ou trente. Les pays Aiger, Brodenas, Cavarnas, Barneas, et Raternas pouvaient sûrement mobiliser des dizaines de navires, peut-être même des centaines, mais ils n’avaient pas un gabarit suffisant pour lutter contre une flotte de frégates.<br />
Le plus grave était que Minos n’avait pas la moindre idée de comment mener cette guerre : allaient-ils se diriger vers une sorte de guérilla navale, en tendant des embuscades à des ennemis isolés ? A moins qu’il ne faille mener de grandes batailles navales, ce que Minos se savait pertinemment incapable de faire ?<br /></p>
<p>Pour chasser ses doutes, comme ceux de ses hommes, il se lança à corps perdu dans l’entraînement militaire des pirates. Il provoqua une belle pagaille quand il décréta que dans les rangs de sa bande, même les femmes qui le désiraient pourraient apprendre à manier des armes. Il avait toujours trouvé étrange que seuls les hommes se battent, et avait gardé un souvenir très fort de sa mère en tenue de combat, qui l’avait serré dans ses bras avant de partir protéger leur fuite, à Parnos et à lui, en allant se sacrifier l’arme à la main aux côtés de son mari Kardanos.<br />
Il tint bon et s’opposa fermement à tous les discours misogynes qu’il entendit à cette occasion : les femmes n’étaient pas faites pour se battre mais pour faire des enfants et les élever, elles n’avaient pas la force des hommes, etc.<br />
Quand une délégation de petits chefs se présenta devant lui pour lui faire changer d’avis, il leur répondit hargneusement :<br />
– Quand Drisaelia sera envahie et que nous autres les hommes seront tous tués, qu’est-ce qui restera à vos femmes pour défendre leurs vies ? Elles ne pourront que supplier l’ennemi, qui se fera un plaisir de les tuer en ricanant, s’il ne les viole pas avant ! Alors que si elles se battent, elles auront le contrôle direct de leur destin, et le nombre de nos défenseurs sera doublé !<br />
Certaines des femmes qui assistèrent à cet échange plutôt vif approuvèrent bruyamment ses paroles, d’autant que la plupart étaient Aiger et de ce fait déjà familiarisées avec les violences de la guerre.<br />
Les chefs durent s’incliner. Beaucoup interdirent à leurs femmes de prendre les armes, et bien des hommes regardèrent avec mépris les femmes s’entraîner au combat. Mais ce mépris diminua au fur et à mesure des progrès qu’elles accomplirent, et ils furent nombreux.<br />
Un arc à la main, elles se révélèrent aussi précises que les hommes. Comme elles avaient moins de puissance, il fut vite décidé que lors d’envois de volées de flèches sur l’ennemi, les hommes tireraient les premiers, à longue portée, et les femmes à une distance suffisamment courte pour être certaines de provoquer autant de dégâts. Un concours de tir à l’arc fut même organisé, qui vit trois femmes se classer parmi les dix meilleurs, ce qui remplit plus d’un homme de honte, eux qui s’entraînaient depuis bien plus longtemps ! Minos eut la satisfaction de voir qu’Ototté remporta ce tournoi, tandis que lui-même fut éliminé au premier stade et Parnos au deuxième.<br />
Les combats à l’épée donnèrent également lieu à des surprises : certaines femmes avaient une carrure impressionnante et, l’entraînement aidant, ne se privèrent pas de ridiculiser des hommes rachitiques qui se prenaient tous pour de grands guerriers pour la simple et bonne raison qu’ils portaient une arme. Ils déchantèrent vite, et les bleus et les diverses blessures qu’elles leur infligèrent eut rapidement raison de leur autosuffisance et de leur supériorité préconçue.<br />
Enfin, les femmes prouvèrent que la force brute ne suffisait pas : elles eurent tendance à se spécialiser dans les épées droites et légères, faites pour transpercer, et apprirent vite à trouver les failles des armures de leurs adversaires.<br />
A leurs yeux, Minos devint un héros. Mais aux yeux de certains pirates, ce jeune imbécile trop sûr de lui ne méritait que leur mépris : les femmes n’avaient rien à faire sur un champ de bataille, quelle que soient les raisons invoquées pour qu’elles s’y trouvent ! C’était comme ça et il n’y avait même pas à en discuter !<br /></p>
<p>Brégan le Pouilleux était à mille lieues du débat qui agitait Drisaelia quand au statut des femmes. A vrai dire, si on lui avait posé la question, il aurait sans nul doute répondu que ça aurait été une drôle d’idée que d’armer une femme : elles ne savaient pas se battre. De toute façon, il ne se posa pas la question, car quand Minos lança le débat, lui et sa bande étaient déjà partis en mer, filant droit vers l’Isennas pour reconnaître et estimer la force de l’ennemi.<br />
C’était une mission très périlleuse, mais il n’avait pas hésité une seconde, pour la principale raison qu’il n’était pas assez intelligent pour se rendre compte du danger. C’était un inconscient par nature, et son équipage lui ressemblait : ils étaient des parias parmi les parias, de leur propre fait. Ils ne vivaient qu’entre eux, avaient une hygiène déplorable et passaient leur temps libre à boire et à jouer aux osselets.<br />
Ils n’auraient sans doute même pas su dire pourquoi ils étaient pirates : ils avaient emprunté cette voie un beau jour, et avaient continué à la suivre par habitude. Dépourvus d’imagination, ils n’étaient désormais plus capables de faire autre chose mais à force, ils le faisaient bien et prenaient les choses à cœur. Cette mission, par exemple.<br />
Brégan ignorait ce que Plaevoo et Wintrop allaient bien pouvoir faire du rapport des forces isenniennes qu’il ne manquerait pas de leur adresser à son retour, et ne chercha même pas à le savoir : cela le dépassait totalement et ne l’intéressait même pas. Tout ce qu’il avait à faire était de voir des choses intéressantes.<br />
Trois chefs pirates croisaient au large du Xulgus, le pays des Guzruns, tandis que sept autres, dont lui, surveillaient l’Isennas. Il s’était réservé l’extrême sud de leurs côtes, avec une drôle d’idée derrière la tête, car il lui arrivait d’en avoir, raison pour laquelle il était le chef de sa pitoyable bande.<br />
Certains prétendaient que Dilats était ronde, ce que lui trouvait particulièrement stupide. Néanmoins, si cette folle idée s’avérait exacte, en mettant le cap plein est à partir des côtes de l’Isennas, il tomberait à un moment ou à un autre sur Drisaelia. Mais son navigateur n’en était pas sûr car il avait déjà beaucoup de mal à diriger le navire dans les multiples récifs qui entouraient Drisaelia : ils y avaient déjà laissé quatre navires.<br />
Sous le coup d’une impulsion soudaine, Brégan était bien capable d’abandonner sa mission pour se lancer dans cette aventure, mais pour l’heure, il l’avait remisé dans un coin de sa tête. Ils n’avaient pas trouvé la moindre trace de port parmi les anses qu’ils avaient exploré et les bras de mer qu’ils avaient remonté.<br />
Ils étaient pourtant là pour trouver quelque chose, et Brégan, têtu, donna l’ordre de remonter la côte est de l’Isennas. Ils n’eurent pas à aller bien loin : débouchant de derrière une avancée de falaise qui allait mourir dans la mer, ils manquèrent de se retrouver au beau milieu de la flotte d’Isenn. Ils immobilisèrent leur navire et tentèrent de compter le nombre impressionnant de frégates qui stationnaient non loin de leur position.<br />
Brégan était fier de savoir compter jusqu’à vingt, mais il maudit Isenn quand il se rendit compte que son érudition ne suffisait pas pour dénombrer le nombre de ses navires. Mais l’un des hommes était un malin, et intelligent de surcroît : lui savait compter jusqu’à trente-cinq, et il trouva un moyen de contourner leurs limites en mathématiques. Il dénombra trois fois trente-cinq frégates, plus quatre.<br />
Si aucun à bord n’était capable de savoir quel chiffre exact cela représentait, ce qu’ils avaient eu sous les yeux avait largement suffit à les convaincre que c’était beaucoup, voire même énorme.<br />
Au bout de trois jours, quand ils furent à peu près certains du nombre de frégates qu’ils avaient compté, ils envisageaient de faire demi-tour quand une agitation certaine s’empara des frégates. Des centaines de tonneaux furent montées à bord, ainsi que d’innombrables Guzruns. Cela sentait le branle-bas de combat, et tous les navires semblaient devoir être ravitaillés et équipés. L’intégralité de cette flotte allait-elle prendre la mer ?<br />
Brégan n’avait aucune intention de rester s’en assurer : mieux valait qu’il s’en aille maintenant, tranquillement, que poursuivi par une flotte entière. Plaevoo et Wintrop devaient être mis au courant le plus vite possible de ce qui se tramait ici. Il donna ses ordres, et fit mettre le cap directement sur Drisaelia.<br /></p>
<p>Plus de cent frégates ! Quand Brégan le Pouilleux avait fait son rapport aux deux chefs pirates de Drisaelia, ceux-ci étaient soudainement devenus blêmes. Ce n’était pas possible ! Pas autant que cela ! Brégan n’était pas à leurs yeux l’homme le plus fiable du monde, mais il devait tout de même y avoir un fond de vérité dans ce qu’il avait vu.<br />
Mieux valait attendre d’autres rapports avant d’entreprendre quoi que ce soit. Et de toute manière, que faire ? Ils auraient éventuellement, de l’avis de Minos, put l’emporter face à une vingtaine de frégates, en mobilisant toutes leurs ressources et en n’hésitant pas à sacrifier leurs vies, mais une centaine ! A part raser les murs en priant Akeydana et Lommé que l’ennemi ne les remarque pas, il ne voyait pas du tout quelle attitude adopter.<br />
Malheureusement, les autres pirates vinrent à leur tour au rapport, les uns après les autres, au fur et à mesure de l’avancée de la flotte ennemie. Elle s’était d’abord arrêtée au Xulgus pour faire le plein d’hommes, puis une partie d’entre elle s’était engagée dans le chenal d’Opaldi pour attaquer les ports du Vilizel. Le reste de la flotte avait continué vers l’ouest, longeant les côtes du Delnas déjà occupé depuis des années : des frégates s’arrêtèrent dans ses ports, et les autres, environ soixante, reprirent leur route. Leur destination suivante ne pouvait être que Lul : la moitié sud du royaume résistait encore à l’envahisseur, mais cette moitié était tournée vers les mers. Les défenseurs du royaume risquaient donc de se retrouver pris entre deux feux : des attaques terrestres venues du nord, et des attaques maritimes venues du sud. Lul allait tomber, Minos en acquit vite la conviction.<br />
Dès que les premiers rapports étaient arrivés, Plaevoo et Minos avaient dû, la mort dans l’âme, se résoudre à prévenir les royaumes de Lul et de l’Uvnas, par l’intermédiaire de leurs nombreux contacts dans ces pays. La chute de Lul serait la première étape de la fin des royaumes et, bien qu’il ne l’aurait jamais avoué, même sous la torture, Minos éprouvait une oppression dans la poitrine à l’idée que son pays natal tombe.<br />
Il envoya Parnos à Balkna pour contacter Kentos, afin d’être sûr que le roi Darssé soit mis au courant et prenne des mesures pour défendre ce qui restait de son royaume, et Plaevoo envoya un équipage Aiger au Brodenas, afin de presser Carolas de revenir le plus vite possible avec le plus d’hommes mobilisables.<br />
Minos décida qu’il enverrait ses troupes combattre la flotte d’Isenn dans la baie d’Erebnar, face à la capitale de Lul. Plaevoo ne put le décider à changer d’avis, et fut extrêmement irrité de voir Wintrop être si intraitable sur la question. Si Wintrop y allait avec ses seules troupes, il serait balayé et en avait bien conscience. Et Plaevoo ne tiendrait pas longtemps, par la suite, sans lui et son organisation. Contraint et forcé, il se résigna donc lui aussi à affréter ses navires : ils auraient – peut-être – une petite chance de l’emporter s’ils présentaient un front uni, mais Plaevoo était très inquiet. Leurs préparatifs se faisaient dans l’urgence et ils partaient sans même avoir un plan bien défini en tête.<br /></p>
<p>Un des derniers matins de mai, la flottille disparate de pirates quitta Drisaelia. Beaucoup ne reviendraient pas. Deux frégates, vingt-deux navires de même gabarit que la <em>Flèche des Mers</em>, et sept navires intermédiaires, versions plus grandes de la Flèche, ce fut tout ce qu’ils purent rassembler. Tous les navires étaient bourrés à craquer : tous les hommes valides, et même certains invalides, étaient là, ainsi qu’un bon tiers des femmes de Drisaelia.<br />
Seuls les plus vieux, le reste des femmes et les enfants restaient en arrière. Pour eux, l’interminable attente commençait. Reverraient-ils ne serait ce qu’un seul des pirates qui s’en allaient combattre ? Ils n’en étaient pas certains du tout.<br />
Minos ressassait toutes les données du problème, inlassablement. Il échafaudait des plans compliqués, qu’il abandonnait aussitôt. Il fut en proie à des doutes tellement importants qu’il faillit même renoncer à aller affronter la flotte d’Isenn.<br />
Finalement, à force de cogitations forcées, il échafauda un embryon de plan. Il décida que la bataille n’en serait pas une, mais une opération de harcèlement et de guérilla : frapper vite et fort, et disparaître. Plaevoo fut d’abord sceptique, puis accepta du bout des lèvres quand Minos lui ait expliqué la procédure qu’il comptait mettre en place : ils n’attaqueraient que de nuit (nuit sans lune, bien sûr), ce qui leur permettrait de fondre sur leurs ennemis sans qu’ils puissent les détecter. Dans la confusion qui s’ensuivrait, et en lançant toutes leurs forces, ils pouvaient espérer s’occuper d’une bonne dizaine de frégates isenniennes, ce qui serait déjà un bout début.<br />
Si la flotte ennemie se constituait d’une soixantaine de navires, il n’en resterait alors qu’une cinquantaine : c’était encore beaucoup trop, et Minos doutait fortement que l’ennemi soit assez stupide pour se faire prendre deux fois à ce type d’attaque éclair.<br />
La suite était trop aléatoire pour vraiment y réfléchir : <em>si</em> les royaumes faisaient converger leurs flottes respectives…ou <em>si</em> Carolas parvenait à ramener beaucoup de monde…sauf si bien sûr sa tête se promenait déjà au bout d’une pique d’un guerrier de son frère Arzas.<br />
Une seule chose était certaine à ses yeux : il faudrait au moins un miracle pour qu’ils l’emportent…et Minos ne croyait pas aux miracles. Pour autant, il était hors de question à ses yeux de se sacrifier bêtement : il ne risquerait sa vie et celle de ses hommes que contre un espoir de victoire. Mourir pour une cause était trop facile, surtout si celle-ci était désespérée. Il lui faudrait sûrement prendre des décisions déchirantes, comme battre en retraite face à une supériorité numérique ou stratégique, voire les deux, mais le bon sens (ô Lommé que ce mot le faisait grimacer !) devait prédominer. Mieux valait un guerrier blessé dans son orgueil mais prêt à repartir au combat, qu’un guerrier mort vainement à cause d’une stupide fierté qui l’empêcherait de reculer face à la mort : autant poser tout de suite sa tête sur un billot et attendre que la hache du bourreau ne s’abatte !<br /></p>
<p>Un point satisfaisait néanmoins Minos, c’était la communication au sein de leur flottille : Ototté, en plus de ses talents d’archer émérite, était un amoureux des pigeons et, avec quelques Aiger partageant cette passion, il en avaient embarqué des dizaines, qui portaient des messages d’un navire à l’autre. Ce système, très simple, se heurta pourtant à quelques difficultés « techniques » qu’ils découvrirent au fur et à mesure de leurs essais : sur certains navires, nul ne savait lire, sur d’autres, les pirates ne lisaient pas la langue du message. Ils dressèrent la liste des navires, des lettrés qui s’y trouvaient, et quelle langue ils lisaient. Le <em>Requin</em> de Plaevoo et le <em>Valieri</em> de Minos servaient de plaques tournantes à ce système de communication : leurs frégates comptant chacune deux cent hommes, ils avaient à leur bord toutes les ethnies des pirates, et étaient ainsi à même de déchiffrer tous les messages, et même à servir de relais si Machin voulait envoyer un message à Truc alors qu’il ne connaissait pas sa langue. A bord d’un des navires amiraux, le message était traduit et renvoyé au destinataire.<br />
Ce système s’avéra surtout utile pour les navires envoyés en reconnaissance pour épier l’avancée de la flotte ennemie : grâce aux informations ainsi récoltées, les pirates se rendirent compte qu’ils avançaient plus vite que l’ennemi, et risquaient de se retrouver à croiser dans les eaux luliennes avant lui. Ils ralentirent donc l’allure, de manière à se positionner en poursuivants, peut-être même pour attaquer un navire ennemi isolé. Minos était tenté par une telle attaque, mais une certaine prudence réfrénait ses ardeurs belliqueuses. Il avait l’impression de marcher sur des œufs, et détestait ça.<br />
Ah ! Qu’il aurait voulu n’avoir rien à penser, juste se retrouver face à un ennemi et lui exploser le crâne à grands coups d’épée ! Sa vie s’était décidément bien compliquée depuis que, un an auparavant, il était devenu le pirate Wintrop. Mais il se rendait compte avec une certaine allégresse qu’il ne regrettait rien du tout, et il n’avait pas l’intention de commencer aujourd’hui !<br /></p>
<p>La flottille des pirates jeta l’ancre à deux heures de Balkna et une longue attente commença. Les rapports continuaient d’affluer : une partie de la flotte ennemie s’était engagée dans le détroit séparant le Delnas de Lul, visiblement pour débarquer des troupes dans le nord de Lul. Le reste, encore composé d’une cinquantaine de frégates, se dirigeait droit vers le sud, droit vers Balkna.<br />
Parnos les rejoignit à ce moment : il avait pu joindre Kentos et avait pu constater que beaucoup de préparatifs étaient en cours pour défendre la capitale. Celle-ci n’était défendue que par quatre malheureuses frégates, mais des émissaires avaient été envoyés de toute urgence en Uvnas et en Cavarnas pour requérir de l’aide. Bien que Lul fut un carrefour maritime important, ses rois n’avaient jamais été attiré par la mer, à cause du vieux préjugé qui associait les Aiger et les marins. Certains Seitrans se méfiaient encore aujourd’hui des guerriers du nord de Dilats, et cette tendance était encore accentuée chez les Luliens, héritiers et compatriotes de Lommé, leur libérateur : ils ne voulaient en rien ressembler à leurs ex-envahisseurs, et avaient donc négligé le monde de la mer. Ils risquaient de le payer au prix fort aujourd’hui.<br />
Mais comme les Luliens profitaient du commerce maritime mené par les royaumes voisins, ceux-ci avaient trouvé logique de demander à Lul de financer une partie de leurs flottes. Les rois luliens avaient accédé à cette requête, et Darssé, aujourd’hui que le reste de son royaume était en grand danger, n’était pas loin d’exiger de ses alliés qu’ils volent à son aide, sous le prétexte que leurs flottes n’existeraient pas sans les efforts consentis par ses prédécesseurs et lui-même.<br />
Malheureusement, Parnos n’avait pas eu vent de la moindre nouvelle des deux autres royaumes. En revanche, il avait entendu des rumeurs venues du Brodenas : apparemment, le retour de Carolas avait tout bonnement plongé le pays dans une guerre civile aussi violente qu’impitoyable, et il semblait donc qu’ils pouvaient oublier une aide éventuelle de ce pays. Peut-être pouvaient-ils même faire une croix sur Carolas lui-même, mais cela, seul l’avenir le leur dirait.<br />
Minos n’en finissait plus de broyer du noir. Il aurait adoré faire les cent pas sur le pont du <em>Valieri</em>, mais il fallait qu’il donne l’exemple à ses troupes. Et comme il n’avait pas la place dans sa cabine pour aller et venir, il eut le sentiment qu’il devenait fou à force d’attendre. Devant ses hommes, il n’avait jamais autant fait le bravache, mais dès qu’il était seul ou en compagnie de Parnos ou de Plaevoo, cette façade s’envolait et il extériorisait ses doutes et sa contrariété.<br />
Pour ne rien arranger, même son plan d’attaquer une nuit sans lune s’avérait impraticable : selon les dernières estimations, la flotte d’Isenn serait en vue de Balkna trois jours plus tard, soit deux jours avant la pleine lune suivante. Si les pirates suivaient leur plan et attaquaient, ce serait après la bataille entre les forces d’Isenn et la pitoyable ligne de défense lulienne or, en fait de bataille, il y avait de grandes chances pour que ce soit plutôt un massacre.<br />
La veille de l’arrivée de la flotte d’Isenn au large de Balkna, des nouvelles arrivèrent du Cavarnas et de l’Uvnas : ces deux pays comptaient respectivement quatre et sept frégates, et elles se préparaient à prendre la mer pour défendre leur allié lulien. Non seulement ils réagissaient trop tard, mais eux aussi seraient balayés vu la disproportion entre les forces en présence, estima Minos. De plus, il se voyait plutôt mal combattre aux côtés des Cavarnasiens, qui vouaient une haine féroce aux pirates, qui de leur côté le leur rendaient bien.<br />
Tout allait décidément de mal en pis.<br /></p>
<p>La flotte d’Isenn pénétra dans la baie d’Erebnar à l’aube : seules dix frégates y entrèrent, les autres restant en arrière. Les frégates de Lul menèrent un assaut désespéré, accompagné d’une flottille disparate de dizaines de petits navires. La débâcle lulienne, qui fut rapportée à Minos par ses espions, fut bien pire que tout ce qu’il avait imaginé.<br />
Les agresseurs avaient à leur bord des catapultes, grâce auxquelles ils bombardèrent les Luliens de deux sortes de projectiles : des grosses pierres, qui fracassaient tout sur leur passage, et des jarres gigantesques, qui s’explosaient sur les navires en répondant leur contenu, le liquide noir magique qui avait la capacité de brûler. L’ennemi enflammait le liquide avec la troisième surprise qu’il avait emmené avec lui : d’immenses flèches enflammées tirées de non moins grands arcs activés mécaniquement. Selon Ototté, ces arcs tenaient plus de l’arbalète, mais Minos était si déprimé et dégoûté des nouvelles qu’il ne songea même pas à lui demander des explications sur ces « arbres à lettres », dont il n’avait jamais entendu parler.<br />
Les quatre frégates luliennes furent rapidement envoyées par le fond, ainsi que la moitié de la flottille. Le reste des navires s’enfuit à qui mieux mieux. La flotte isennienne n’avait de son côté pas perdu un seul navire, ni même un seul homme, et elle put tranquillement entrer dans la baie nettoyée.<br />
Avant que le soleil n’ait atteint son zénith, les frégates se mirent en position de lancer leurs projectiles sur Balkna, et les Dix-Huit Enfers se déchaînèrent le reste de la journée : des pans entiers des murailles séculaires de la ville s’écroulèrent, et les Bas Quartiers comme les Quartiers Maritimes ne furent bientôt plus que ruines.<br />
Minos crut devenir fou en entendant cela : allait-il donc rester caché là alors que ses compatriotes mouraient ? Allait-il devoir assister à la chute de Balkna sans rien pouvoir faire, totalement impuissant ?<br />
Au crépuscule, l’attaque cessa, mais des incendies durèrent une bonne partie de la nuit. La journée suivante fut calme, les agresseurs ayant visiblement décidé de mettre un terme à leurs attaques, au moins temporairement. L’explication fut apportée à Minos par un équipage seitran qui était rester croiser près des côtes ouest du Delnas : les ports occupés regorgeaient d’activités, et des convois entiers de chariots venus des terres y amenaient des arbres élagués et des grosses pierres. L’ennemi avait-il donc épuisé ses munitions ?<br />
Cette nouvelle galvanisa Minos et une idée germa aussitôt dans son esprit. Il prit une chaloupe et alla rejoindre Plaevoo à bord du <em>Requin</em>, afin de lui expliquer son plan.<br />
– Brillant, Wintrop, très brillant, fut le commentaire du peu expansif Plaevoo, dont les traits d’ordinaire placides laissèrent place à un sourire cruel qui n’augurait rien de bon pour leurs ennemis.<br />
Ils le mirent aussitôt en route : le <em>Valieri</em> et le <em>Requin</em> quittèrent la flotte, accompagné de deux navires plus petits qui allaient leur servir d’éclaireurs, et mirent le cap sur le Delnas. Trois jours plus tard, leur première bataille navale contre les forces isenniennes eut lieu.<br />
Le calcul de Minos était simple : la flotte dans la baie d’Erebnar n’attaquant plus, elle était décidément à court de munitions, et donc dépendante de son ravitaillement en armes. Les pirates allaient donc s’attaquer aux ravitailleurs, si ceux-ci commettaient l’imprudence de se déplacer sans escorte ; et c’est ce qui arriva.<br />
Même à deux contre dix, Minos n’était pas inquiet : les ravitailleurs étaient bondés de pierres et d’arbres, ce qui ne laissait pas de place pour leurs catapultes ni pour leurs arbalètes géantes, et encore moins pour beaucoup de soldats. De plus, leurs cales remplies les alourdissaient fortement, limitant par-là même leur manœuvrabilité. Normalement, ils seraient impuissants.<br />
Ils fondirent sur la dernière frégate de ravitaillement, toutes les voiles au vent, en espérant avoir le temps de s’en occuper avant que les autres ne réagissent. La technique des pirates était bien rodée : leurs archers firent des ravages dès qu’ils furent à portée de tir, désorganisant la frégate isennienne, et les grappins du <em>Requin</em> furent lancés avec précision. Les deux navires furent vite bord à bord et les guerriers de Plaevoo investirent la place en hurlant des imprécations et cris de guerre.<br />
Le <em>Valieri</em> se contentait de les couvrir, prêt à s’en prendre à un autre ennemi qui aurait dans l’idée de voler au secours de l’agressé. Minos constata avec la plus grande satisfaction que les navires lourdement chargés avaient décidément énormément de mal à manœuvrer, et ses dernières inquiétudes s’envolaient : la victoire ne pouvait pas leur échapper !<br />
Un quart d’heure à peine après l’abordage, les hommes de Plaevoo rembarquaient déjà sur le <em>Requin</em>, abandonnant la frégate ennemie débarrassée de ses occupants, et ce fut au tour du <em>Valieri</em> de s’attaquer à une autre proie. L’ennemi était trop désespérément lent pour être efficace, et Minos et ses hommes n’eurent aucun mal à se débarrasser des Guzruns qui leur firent face.<br />
Restaient huit navires ennemis, qui avaient enfin compris qu’ils allaient perdre s’ils ne changeaient pas de tactique : ils se rapprochèrent donc les uns des autres, pour pouvoir se secourir plus rapidement. Mais Minos avait prévu la parade, et avait une arme secrète : le mage Latcherine Belalian, armé du globe magique arraché à l’ennemi. Le mage avait prévenu Minos qu’envoyer des éclairs grâce le globe entraînait une dépense d’énergie très importante, et qu’il ne pourrait de ce fait le faire que deux voire trois fois, mais cela suffisait amplement à Minos.<br />
L’ennemi était presque regroupé. Le <em>Requin</em> fondit sur un groupe de trois frégates ennemies, et le <em>Valieri</em> fit de même. Les deux derniers ennemis étaient à la traîne et avaient du mal à recoller aux autres.<br />
Au signal de Minos, Belalian concentra ses forces magiques et une lueur aveuglante naquit dans le globe, qu’il brandit en direction du groupe de navires vers lequel se dirigeait le <em>Requin</em>. Les instructions de Minos avaient été claires : Belalian devait mettre toutes ses forces dans cette première attaque, dans l’espoir de transpercer la coque, et donc de couler, non pas un mais deux ennemis. Si cela marchait, le <em>Requin</em> n’aurait aucun mal à se débarrasser du dernier.<br />
Belalian était immobile, son visage tendu par l’effort. Le globe qu’il tenait à la main brillait tellement que Minos ne pouvait le regarder en face, comme si le soleil lui-même s’y était concentré. De petits éclairs se mirent à s’en échapper, enveloppant Belalian et courant sur le pont ; l’un d’eux atteignit Minos et remonta dans son bras, lui occasionnant des picotements désagréables.<br />
Tout en poussant un cri déchirant, Belalian fit jaillir un éclair aveuglant du globe, à une vitesse telle que Minos ne put le suivre des yeux. Mais il constata vite que le but escompté était atteint : l’éclair traversa la coque du premier navire dans un brouhaha d’enfer et, sur sa lancée, en atteignit un deuxième. Le dernier était légèrement en retrait et fut épargné, jusqu’à ce que le <em>Requin</em> ne l’atteigne et ne lance ses grappins. Les deux navires touchés, lestés comme ils l’étaient, ne mirent pas longtemps à couler. N’en restait plus que six.<br />
L’effort fut trop violent pour Belalian, qui s’écroula inconscient sur le pont, le front couvert de sueur et le corps agité de tremblements. Tandis que Parnos allait s’assurer de son état, Minos remarqua du coin de l’œil que le mage tenait toujours fermement le globe dans sa main crispée.<br />
Il aurait préféré pouvoir compter sur le mage pour lancer une nouvelle attaque, mais dut se rendre à l’évidence : ils allaient devoir s’attaquer sans aide extérieure au groupe de trois navires qui leur faisait face.<br />
Soudain, Minos se figea et se maudit intérieurement : il était le dernier des ânes ! Les veaux qui leur servaient d’ennemis avaient du mal à manœuvrer mais ils étaient tout de même capables de le faire. Il aurait du penser à faire brûler leurs voiles avec des flèches enflammées pour les immobiliser ! La technique leur avait si bien servi pour s’emparer de leurs propres frégates !<br />
<em>Peut-être n’est-il pas trop tard</em>, se dit-il en courant vers Belalian. Il s’agenouilla et réussit difficilement à lui arracher le globe. Il tenta de concentrer ses forces magiques, comme le mage le lui avait appris, et tendit tout son esprit dans un vœu : « <em>je veux une flamme, je veux une flamme…</em> ». Une vague lueur apparut dans le globe, mais malgré tous les efforts de Minos, il n’obtint pas d’autre résultat.<br />
– Archers, en position !<br />
La voix de Parnos, qui venait de beugler cet ordre, ramena Minos à la réalité et, dépité, il abandonna ses efforts avant de relever la tête. Il vit les flèches, <em>dont le bout était enflammé</em>, jaillir par-dessus bord et atteindre les voiles ennemies. Incrédule, il crut qu’il avait réussi à accomplir un miracle, mais il déchanta vite en voyant Parnos s’activer autour de deux de leurs hommes, armés de briquets à amadou, qui s’échinaient fébrilement à mettre le feu à des torches, que d’autres amenaient aux archers. Un groupe d’hommes et de femmes déchiraient des tissus, sans doute une voile de rechange, et en bandaient le bout des flèches, très vite, avant que les porteurs de torches ne les enflamment.<br />
Croisant le regard toujours incrédule de Minos, Parnos haussa les épaules, comme pour s’excuser d’avoir improvisé une telle idée. Cette improvisation faillit leur coûter cher : non seulement les tirs de leurs archers ne se concentraient plus sur les Guzruns, mais leur précipitation leur coûta beaucoup en précision. Les voiles ennemies ne s’enflammèrent pas.<br />
– Grappins ! hurla Minos, qui voyait la situation lui échapper.<br />
Seuls trois grappins fusèrent, tandis que quelques trop rares flèches étaient envoyées sur l’ennemi : voilà que les pirates eux-mêmes étaient désorganisés !<br />
<em>C’est pas vrai</em> ! pensa rageusement Minos. Les Guzruns attendaient les pirates, armés, casqués et portant des boucliers : cette fois-ci, les pirates n’auraient pas l’avantage de la surprise, et ils allaient devoir batailler ferme pour l’emporter. Cela risquait de tourner à la bataille traditionnelle, c’est-à-dire à la boucherie !<br />
Il s’imagina sauter au milieu de leurs adversaires et les mettre en déroute, avant de s’insulter intérieurement et copieusement pour avoir eu une idée aussi stupide. Et pourtant…elle lui plaisait bien, cette idée ! Pendant les quelques secondes que mettraient les deux navires à s’aborder, il tenta à nouveau de concentrer ses forces magiques, mais cette fois-ci pour réaliser quelque chose qu’il savait faire : les faire passer par le tranchant de ses lames pour taillader l’ennemi à distance et se donner un peu de champ pour aborder.<br />
Il ignora la petite voix moqueuse – qu’il s’aperçut être la sienne – qui se mit à lui répéter dans sa tête « <em>tu n’y arriveras pas, tu n’y arriveras pas…</em> », et il sauta vers le pont adverse, hurlant et tentant de faire jaillir l’énergie emmagasinée par ses lames. Tandis qu’il s’affalait comme un sac à patates sur le pont ennemi, il eut le temps de voir les premiers Guzruns s’écrouler, tailladés par les ondes de choc de son énergie.<br />
Le temps qu’il se relève, le souffle coupé, Parnos et d’autres pirates l’avaient déjà rejoint et menaient une charge furieuse. Il ne se joignit pas à eux et sauta à nouveau sur le pont du <em>Valieri</em> pour remettre de l’ordre dans tout ce bazar, en espérant qu’il n’était pas trop tard pour cela.<br />
Ses cheveux se dressèrent sur sa tête : la deuxième frégate ennemie était presque sur eux, suivie de près par la dernière !<br />
– Ototté et les archers, concentrez votre feu sur l’autre navire ! hurla-t-il.<br />
– Groupes un, deux et trois, avec moi, cria Ototté. Groupe de soutien, les flèches !<br />
Les équipes d’Ototté étaient bien rodées : ses groupes d’archers, chacun composé de dix hommes ou femmes, se mirent en position, tandis que le groupe de soutien en question se chargeait d’amener des flèches à leurs camarades.<br />
– Vingt hommes armés avec moi, les autres rejoignent Parnos ! continua Minos.<br />
Dès qu’il eut ses hommes, il se désintéressa de l’assaut de Parnos et se plaça avec son groupe derrière les archers, prêt à lancer l’attaque sur le nouvel assaillant. Parnos avait assez d’hommes pour s’occuper de la première frégate, et Minos espérait juste qu’il serait assez rapide pour pouvoir revenir lui prêter main forte rapidement, car ce n’était pas avec sa malheureuse vingtaine de guerriers qu’il allait aller bien loin.<br />
Par ailleurs, il était persuadé d’avoir pris la bonne décision : s’il avait formé deux groupes d’attaquants de force égale, le risque aurait été grand de les voir perdre sur les deux fronts.<br />
Les archers d’Ototté avaient fait un certain vide sur le pont ennemi, et Minos ordonna de lancer les grappins. Cet ordre fut promptement exécuté, mais les pirates tirèrent vainement sur les cordes : la deuxième frégate ne se rapprocha pas d’un iota.<br />
Minos se maudit intérieurement. Le <em>Valieri</em> était déjà arrimé à la première frégate, et il lui parut évident que leurs poids conjugués rendraient impossible d’aborder la deuxième frégate en tirant sur les cordes des grappins : cette fois-ci, il n’avait pas tous ses hommes à la manœuvre, et même s’il les avait eu, il douta fortement que cela aurait suffit. La deuxième frégate était elle aussi lourdement chargée.<br />
Ils n’auraient pas l’initiative. Il donna l’ordre de laisser tomber les grappins et se prépara, une fois n’était pas coutume, à être abordé. Même ses archers étaient impuissants : les Guzruns s’organisaient, eux aussi, et ils se servaient de leurs boucliers pour se protéger des flèches qui pleuvaient sur eux. Minos remarqua qu’un groupe de Guzruns protégeait de la même manière leur timonier, qui amenait tranquillement la frégate contre le <em>Valieri</em>.<br />
Le jeune chef pirate profita de cet instant de répit pour jeter un œil sur la frégate qui talonnait celle qui allait les attaquer : il vit, incrédule, qu’elle changeait de cap et ne cherchait plus à les rejoindre. Il eut vite l’explication : le <em>Requin</em> fonçait droit dessus !<br />
<em>Ah, ah, on dirait que les affaires reprennent</em>, se dit-il en souriant.<br />
Se souvenant de l’existence des deux dernières frégates ennemies, qui dès le départ avaient pris un peu de retard sur les autres, il les chercha du regard et son moral continua à remonter : l’une d’entre elles n’avançait plus, et il vit des combats faire rage sur leur pont. Les deux petits navires qui avaient servi d’éclaireurs au <em>Valieri</em> et au <em>Requin</em> l’avaient abordé, dans une tentative téméraire pour les arrêter, ou au moins de les freiner.<br />
Il fit reculer ses hommes, de manière à laisser les Guzruns aborder : ils lui semblaient trop bien armés et former une masse trop compacte pour attaquer les premiers. Autant se donner du champ pour mieux se défendre. Quand les Guzruns montèrent à bord du Valieri, Minos entendit des bruits de multiples bottes derrière lui. Sa première pensée fut qu’ils étaient aussi attaqués par-derrière, mais un coup d’œil rapide lui apprit que c’était Parnos, l’air farouche et couvert de sang noirâtre, qui arrivait à la rescousse avec ses troupes.<br />
Une joie sauvage l’envahit, et il se lança dans la mêlée en oubliant tout le reste. Enfin, il pouvait frapper et taillader sans plus s’occuper de rien d’autre ! Jamais ses hommes ne l’avaient vu aussi galvanisé, tandis qu’il évacuait toutes les frustrations qu’il avait accumulé ces derniers temps, qu’il se défoulait sans arrière-pensée. Il était animé d’une telle énergie que les boucliers, les armures et les casques ennemis ne parvenaient pas à arrêter le ballet mortel de ses deux lames, qui firent merveille comme jamais ce jour-là.<br />
Quand enfin ils vinrent à bout de leurs derniers ennemis, il tenta de remettre de l’ordre dans son esprit surexcité, et se préoccupa du reste de la bataille. Le <em>Requin</em> s’était débarrassé de sa frégate et filait vers la dernière, qui tentait désespérément de s’enfuir, vaine tentative vu son poids.<br />
L’équipage des petits navires était lui aussi venu à bout des défenses de la frégate qu’il avait attaqué.<br />
Ils avaient gagné ! Minos avait du mal à y croire, tellement il lui avait semblé qu’ils avaient cafouillé !<br />
Les pertes humaines firent grimacer Minos : sur les quatre cent quarante pirates qu’ils étaient au départ, environ cent cinquante avaient perdu la vie lors de la bataille. Tandis que les blessés commençaient à être soignés, Minos et Plaevoo, satisfaits mais ayant perdu trop d’hommes pour se sentir exubérants, supervisèrent l’envoi par le fond des huit frégates ennemies désormais abandonnées. La flotte postée dans la baie d’Erebnar allait attendre ses munitions pendant longtemps !<br />
Plaevoo aurait voulu vider les frégates de leur contenu et les garder pour leur propre usage, mais il finit par se rendre compte qu’il faudrait trop de temps pour les vider, sans compter qu’ils ne disposaient pas d’assez d’hommes pour les manœuvrer.<br />
Autre mauvaise nouvelle : Ototté s’aperçut que les voiles ennemies étaient magiques. Elles ne brûlaient pas, même quand on faisait un feu dessus. Minos les fit recycler en capes, ça pouvait toujours servir.<br />
Puis ils repartirent rejoindre leur reste de la flotte pour reprendre leur surveillance et voir comment la situation évoluait.<br /></p>
<p>Ils mirent quatre jours à rejoindre leurs camarades, et des mauvaises nouvelles les attendaient. D’une part, il n’y avait toujours pas le moindre signe de vie de Carolas, et d’autre part les forces conjuguées de l’Uvnas et du Cavarnas convergeaient vers la baie d’Erebnar, et elles seraient là en moins d’une semaine. Onze malheureuses frégates contre la cinquantaine d’Isenn : de l’avis de Minos comme de beaucoup d’autres pirates, c’était du suicide, et peu d’entre eux étaient motivés pour aller leur prêter main forte. Même en ajoutant les forces pirates, une bataille traditionnelle tournerait en faveur de l’envahisseur.<br />
Les frégates d’Isenn avaient beau être désarmées, ses occupants n’en restaient pas moins dangereux. Minos et Belalian apprirent avec intérêt que des éclairs surgissaient de temps en temps d’une dizaine de navires différents, et frappaient la ville. Ils auraient visiblement encore affaire à des mages Guzruns armés de globes magiques.<br />
Minos commençait à penser qu’ils n’avaient fait que gagner un répit à Lul. La victoire demeurait toujours hors de portée.<br />
Minos revint à son premier plan, qui consistait à attaquer de nuit à l’aide des petits navires : cela ne marcherait qu’une seule fois, l’ennemi prendrait ses précautions par la suite, mais tout ce qui pouvait contribuer à l’affaiblir était bon à prendre.<br />
Les douze frégates d’où partaient les éclairs avaient été clairement identifiées, et elles seraient les cibles de l’attaque. Pour des raisons de discrétion, seuls les petits navires de la flotte pirate furent utilisés. Ils en avaient vingt-deux sous la main, et en réquisitionnèrent deux autres auprès de leurs éclaireurs espions, à qui ils confièrent en échange deux de leurs navires intermédiaires.<br />
Vingt-quatre navires pirates partirent donc à l’assaut, deux par cible, et chacune emportait vingt-cinq guerriers. Parnos et le lieutenant le plus proche de Plaevoo commandait chacun douze navires, et ils s’étaient répartis les cibles.<br />
Plaevoo et Minos voulaient absolument prendre part à cette attaque, mais leurs hommes furent intraitables et ne voulurent rien entendre : hors de question de mettre leurs chefs en danger. La nuit précédant l’attaque, tous deux se saoulèrent de dépit.<br />
La force d’attaque pirate partit alors que le crépuscule laissait lentement place à la nuit. Minos avait longuement serré Parnos dans ses bras. Pas un mot n’avait été prononcé entre les deux hommes, et ils auraient farouchement nié l’émotion qui leur oppressait la poitrine. Cette étreinte ressemblait trop à des adieux, et tous deux espéraient que cette impression ne prendrait pas un caractère prémonitoire. Les navires disparurent dans la nuit, et une interminable attente commença pour le reste de la flotte.
Au bout de quatre heures, Plaevoo et Minos déclenchèrent le branle-bas de combat. Dans le pire des cas, il était possible que pas un de leurs hommes ne revienne, et que l’ennemi fonde sur eux. C’était donc une mesure de prudence extrême car il aurait été très étonnant, de l’avis quasiment unanime, que les choses en arrivent là. Minos, qui commençait à être envahi par des superstitions qu’il jugeait ridicules mais contre lesquelles il ne parvenait pas à lutter, eut soudainement peur que leurs préparatifs ne déclenchent les événements qu’ils redoutaient. Il tenta vainement de chasser ces pensées illogiques et l’attente reprit, dans une tension presque palpable.<br />
Avec les premières lueurs du jour, des navires furent repérés à l’horizon. Il s’avéra vite qu’il s’agissait de leur force d’attaque, mais ils préférèrent déployer la flotte dans une manœuvre d’encerclement, au cas où. Sur les vingt-quatre navires qui étaient partis, seuls treize revenaient.<br />
Quand Parnos, dont le casque à pointes merlhandais était presque fendu, et Galianné, le lieutenant de Plaevoo, vinrent au rapport, ils étaient las et épuisés. Non, personne ne les avait suivi. Non, les navires manquants ne reviendraient pas. Oui, la mission avait été presque couronnée de succès : Parnos avait réussi à aborder et à couler six navires ennemis, et Galianné quatre, sans doute cinq, mais ils n’avaient pas eu le temps de rester traîner sur place pour s’en assurer.<br />
Une fois encore, Minos eut un terrible pincement au cœur en voyant le prix qu’ils avaient payé, mais il ne restait désormais plus qu’une quarantaine de navires ennemis dans la baie d’Erebnar.<br />
Jamais à court d’idées, Minos avait décidé de monter une nouvelle attaque. Elle ne comporterait que peu de risques et permettraient peut-être de se débarrasser de la dernière frégate équipée d’un globe magique, même s’il n’y croyait pas. L’ennemi n’était sûrement pas assez stupide pour laisser le globe dans le même navire qu’au départ, vu que c’était tous les autres navires en ayant un à leur bord qui avaient été attaqués. Quoi qu’il en soit, ils couleraient un navire de plus.<br />
Il envoya donc l’un de leurs petits navires aborder sur les côtes de Lul, avec Belalian à son bord. Lui et l’équipage qui l’accompagnerait iraient à pied jusqu’aux côtes de la baie d’Erebnar et de là, le mage pourrait couler un navire à l’aide de son globe. Dès l’attaque effectuée, ils devraient se replier en toute hâte avant que le coin ne grouille de Guzruns, retourner à leur navire et rejoindre les pirates en haute mer.<br />
Ils furent absents trois jours et revinrent le sourire aux lèvres : pour une fois, tout s’était déroulé à la perfection, et ils n’avaient subi aucune perte.<br />
Plus tard dans la même journée, des éclaireurs apportèrent les dernières nouvelles : il y avait précisément quarante frégates isenniennes dans la baie, et la flotte uvnaso-cavarnasienne avait jeté l’ancre à deux heures à l’ouest de Balkna. Visiblement, ils attendaient avant d’attaquer. Restait juste à savoir quoi : d’improbables renforts, ou tout simplement le lendemain pour attaquer ?<br />
La réponse arriva dès l’aurore du jour suivant, quand les éclaireurs envoyèrent des pigeons pour prévenir les pirates que la flotte des alliés de Lul avaient levé l’ancre et faisaient résolument route vers Balkna.<br />
Minos, Plaevoo, Parnos et Galianné se réunirent sur le champ. Ils avaient une décision très simple à prendre, mais celle-ci serait très lourde de conséquences : se joindre aux alliés de Lul pour espérer une hypothétique victoire, ou les laisser se faire détruire en attendant leur heure…heure qui ne viendrait peut-être jamais !<br />
Les Guzruns avaient du mettre en place un système de surveillance à l’entrée de la baie, afin de repousser une attaque surprise de nuit, comme celle que leur avait fait subir les pirates. De la même manière, toutes les côtes devaient être quadrillées pour éviter qu’un mage tel que Belalian ne réitère son exploit. Enfin, il était évident que les convois de ravitaillement en armes seraient désormais escortés.<br />
La mort dans l’âme, ils décidèrent de se joindre aux alliés de Lul : c’était peut-être la seule chance qu’ils auraient jamais de briser les reins d’Isenn sur les mers, au moins provisoirement. Ils dépêchèrent un navire auprès de leurs « alliés », afin de les prévenir de leurs intentions, et se mirent à leur tour en route : deux frégates, treize navires de même type que la <em>Flèche des Mers,</em> et cinq navires de taille intermédiaire. Mais même en ajoutant les onze frégates des alliés, ils seraient loin du compte et toujours en nette infériorité numérique.<br />
Ils allaient se retrouver dans la situation même dont Minos ne voulait pas entendre parler : se sacrifier pour rien. Malheureusement, il commençait à se rendre compte que ce type de manœuvre désespérée était dans certains cas la seule et unique chance, aussi infime soit-elle, de changer le cours des choses. Et la situation actuelle correspondait exactement à cela : ils n’avaient quasiment aucune chance, mais c’était quand même la meilleure qu’ils auraient jamais.<br />
Les alliés de Lul furent peu enthousiastes à l’idée de s’acoquiner avec des pirates, surtout les Cavarnasiens, mais quand les pirates leur eurent décrit l’opposition qu’ils allaient rencontrer, ils se firent une raison, même si en fin de compte cette alliance ne plaisait à aucun des deux camps. Prévenue par les pigeons, la flotte pirate attendit ses « alliés », et c’est ensemble qu’ils convergèrent vers la bataille déterminante qui allait suivre, qui serait plus tard connue dans les livres d’histoire sous le sobre nom de « Bataille d’Erebnar ».<br /></p>
<p>Un groupe de pirates fut chargé spécifiquement de protéger Belalian. Comme il était à lui seul capable de couler un navire ennemi, il était impératif de veiller sur lui. Les attaques magiques qu’il était capable de pratiquer étaient dévastatrices mais le laissaient épuisé. Sa garde rapprochée devait faire en sorte qu’il survive, le temps de récupérer de ses efforts.<br />
Le reste risquait de n’être qu’un simple massacre : celui qui frapperait le plus fort gagnerait, et seule l’énergie du désespoir paraissait capable de les aider à l’emporter. mais ça, Minos n’y croyait pas une seconde !<br />
La première partie de la bataille fut conforme à ce qu’il avait estimé : une boucherie ! Les pirates abordaient un navire et entamaient le combat. L’opposition était très forte, d’autant plus qu’en raison de leur supériorité numérique, il ne fut pas rare que des frégates isenniennes se mettent à deux pour lutter contre celles des alliés.<br />
Les humains parvinrent à faire jeu égal avec les Guzruns jusqu’au milieu de l’après-midi. Minos était dans une sorte d’état second : il se battait comme un automate, avec l’impression d’avoir passé sa vie à cela. Il avait perdu Parnos de vue des heures auparavant, et ne s’occupait même plus du sort de la bataille en général. Seuls comptaient les ennemis qui lui faisaient face.<br />
Il fut finalement sorti de cette « transe » par l’un des pirates, qui l’emmena à l’écart pour lui parler. Minos revint à la réalité et le regarda an clignant des yeux, comme s’il sortait d’un rêve éveillé.<br />
– Quoi ? demanda-t-il d’une voix rauque.<br />
– Les tambours, Wintrop ! Tu n’entends pas les tambours ?<br />
A ces mots, Minos reprit vraiment conscience de l’endroit où il était, et de ce qu’il y faisait. Il n’eut pas besoin de tendre l’oreille pour entendre le chant d’innombrables tambours, que son esprit transforma inconsciemment en mots : « <em>Pirates…Ordres</em> ? ».<br />
Encore un peu hébété, il fixa son regard sur l’entrée de la baie, et ce qu’il vit le plongea dans une grande stupeur : des dizaines et des dizaines de navires filaient vers eux, aussi vite que le vent. Ces navires étaient indubitablement Aiger, plus grands que leurs navires intermédiaires et plus effilés. Des navires taillés pour la course.<br />
Se tournant fébrilement vers le pirate qui l’avait accosté, il lui lança :<br />
– Trouve-moi un tambour et quelqu’un qui sache s’en servir, ou Ototté avec ses pigeons !<br />
<em>C’est incroyable ! Un… un miracle !</em> se dit Minos. <em>Carolas a-t-il réussi, en fin de compte ? Vient-il en renfort, à la tête de ces impressionnants navires ?</em><br />
Le pirate mit plus de cinq minutes à revenir, un tambour sous le bras et traînant Vilinder par le col.<br />
Sans s’expliquer, Minos montra les nouveaux pirates à Vilinder et lui cria :<br />
– Qui sont-ils ?<br />
Le jeune pirate comprit où Minos voulait en venir et, s’emparant du tambour, se mit à le frapper avec ardeur. Le chant des nouveaux arrivants cessa aussitôt.<br />
La réponse se fit entendre, relayée par des dizaines de tambours :<br />
« <em>Aiger…Carolas…Ordres</em> ? ».<br />
Minos cria la réponse dans le même code rudimentaire mais efficace :<br />
– <em>Anéantir…Guzruns…Aider…Alliés…Chef…Aiger…Ici…Avec…Moi !</em><br />
Vilinder s’empressa de convertir les mots en litanies, et lui et Minos eurent l’immense satisfaction d’entendre une réponse positive leur parvenir par l’intermédiaires des tambours aiger.<br />
Minos tenta de compter les nouveaux arrivants, mais il perdit le fil arrivé à environ quarante, quand trois de ces navires abordèrent le <em>Valieri,</em> auquel s’était arrimé une énième frégate Guzrun. Les Aiger grimpèrent silencieusement à bord et, sur un signe de celui qui semblait être leur chef, ils chargèrent les Guzruns en beuglant furieusement.<br />
Ô Lommé qu’ils étaient grands, musclés et imposants ! Ne put s’empêcher de penser Minos en les voyant entrer en action. Ils nettoyèrent le pont du navire de Minos avec une détermination farouche, et une facilité déconcertante. L’un d’entre eux, aux traits durs entourés de longs cheveux blonds, s’avança vers lui d’une démarche féline. Ses traits étaient impassibles, et il s’inclina profondément devant Minos.<br />
– Salutations, Wintrop.<br />
– Salutations, euh…<br />
– Je suis Gonarias, chef de cette expédition, et mon roi m’a ordonné de me mettre, ainsi que mes troupes, au service de Wintrop le Rusé.<br />
– Ton…roi ?<br />
– Arzas n’est plus, Carolas l’a tué et pris le pouvoir en Brodenas. Il a préféré ne pas prendre le risque de s’absenter de son royaume si peu de temps après l’avoir conquis, mais m’a délégué en son nom.<br />
Une joie immense envahit Minos, tandis qu’il demandait à Gonarias :<br />
– Combien de navires as-tu ?<br />
– Vingt-sept.<br />
Un sourire ravi transfigura le visage de Minos, tandis qu’il répondait difficilement en luttant contre l’émotion :<br />
– On a gagné. Maintenant, c’est certain ! Retourne à bord de ton navire et suis-moi vers la victoire, Aiger ! Aucun Guzrun ne ressortira vivant de la baie d’Erebnar !<br />
Gonarias se contenta d’opiner du chef, puis tourna les talons pour regagner son navire.<br />
<em>Quelle noblesse, quelle prestance, ces Aiger</em> ! pensa encore Minos, émerveillé, avant de se jeter à nouveau dans la mêlée avec une énergie renouvelée, une petite voix répétant dans sa tête : « <em>on a gagné, on a gagné !</em> ».<br />
Les combats se poursuivirent toute la nuit mais, comme l’avait ordonné Minos, pas un Guzrun n’en réchappa. Les Aiger furent aussi méthodiques qu’impitoyables, investissant les navires ennemis les uns après les autres et tuant tout le monde à bord.<br />
A l’aube, les choses se calmèrent enfin et les blessures purent commencer à être pansés, et les morts dénombrés. Parmi eux, on compta Belalian, le mage Latcherine, qui avait coulé quatre navires avant de succomber, apparemment d’épuisement.<br />
Les Aiger étaient d’un calme à faire peur : l’excitation du combat ne semblait pas avoir prise sur eux, tout juste daignaient-ils sourire face aux démonstrations de joie des pirates, des Uvnasiens et des Cavarnasiens. Et pourtant, quels guerriers ils faisaient !<br />
Ils étaient tous coulés dans le même moule, avec leur haute taille, leurs muscles saillants et leurs longs cheveux, souvent blonds : plus d’une femme pirate les regarda avec une lueur dans l’œil qui rendit vite jaloux les pirates hommes, souvent Seitrans, et de ce fait plus petits et plus râblés.<br />
Minos finit par retrouver Parnos, dont un bras pendait inerte, et ils donnèrent l’ordre de rejoindre le <em>Requin</em>. Quand ils arrivèrent, Plaevoo était déjà en grande conversation avec Gonarias.<br />
Les quatre prirent place dans l’un des navires Aiger, qui les amena au port, où les délégations uvnasienne et cavarnasienne attendaient déjà l’arrivée d’officiels luliens. Ils ne furent pas déçus : l’un des portes massives de la ville s’ouvrit, laissant aussitôt place à une vingtaine d’Enkars, suivis par une dizaine de dignitaires de Lul, dont le Roi A la Cape Dorée, Darssé.<br /></p>Minos, chapitre XI : La flotte d'Isennurn:md5:365dce82127029372dd1f88b68e9da6d2008-01-17T15:36:00+01:002010-01-10T12:54:36+01:00SrédéricMinosdelimanoresfantasyMinosromanécriture<p>La guerre des pirates prend un nouveau tournant…</p> <p><strong>Chapitre XI : la flotte d’Isenn</strong></p>
<p>Après cet incident, les pirates ne tinrent plus de réunions à Balkna. Minos et Parnos avaient assuré à Jagtroll et Plaevoo qu’il n’y aurait sûrement pas de suite à l’apparition de cet Enkar, mais comme ils refusèrent de s’expliquer quand à sa présence et au sujet du combat qui s’en était ensuivi, les deux chefs pirates eurent du mal à leur faire entièrement confiance.<br />
Une autre conséquence fut l’humeur de Minos : il ne fut que rage et colère pendant des jours entiers, et commença même à s’attirer la défiance de ses propres hommes. Il avait beau être Wintrop le Rusé, rien ne l’autorisait à traiter ses camarades comme des moins que rien.<br />
Alors qu’ils retournaient à Drisaelia, une semaine plus tard, il alla jusqu’à décocher un coup de poing dans la mâchoire de Parnos, intervenu pour le calmer en plein milieu d’une crise de colère. Minos regretta ce geste une fraction de seconde avant que son poing ne touche sa cible, mais trop tard pour s’arrêter. Il venait de franchir une limite qui pouvait changer toutes ses relations avec Parnos, et tous deux en eurent aussitôt conscience.<br />
Alors que Parnos, tombé à terre sous la violence du coup, se frictionnait la mâchoire afin de s’assurer qu’il y avait plus de peur que de mal, la colère de Minos tomba instantanément, et il commença à reprendre ses esprits.<br />
Mais à ce moment, Carolas s’interposa entre les deux amis et dit durement :<br />
– Wintrop, tu dépasses toute mesure. Tu te souviens de ce que tu as dit quand tu as accepté de remplacer Valieri ? Tu as affirmé que si l’équipage ne voulait plus de toi comme chef, il n’aurait qu’à le dire. Nous n’avons jamais été aussi proches de cet instant, sache-le. Quoi qu’il en soit, si frapper quelqu’un peut faire s’envoler ta folie, tente ta chance avec moi, et je te conseille de frapper fort car pour ma part je n’ai pas l’intention de me ménager, conclut-il en se frottant les poings.<br />
A ces mots, Minos fut à nouveau envahi par la fureur, et un sourire à faire peur apparut sur ses lèvres. Tous deux se mirent en garde et commencèrent à se tourner autour. Un cercle de marins les entoura aussitôt, mais sans enthousiasme. Aucun pari ne fut pris, aucun encouragement ne se fit entendre : ils étaient trop dégoûtés par la situation.<br />
Ces derniers temps, avec tout l’entraînement qu’il s’était imposé, Carolas avait pris du volume : il était plus fort que Minos. Mais ce dernier avait une meilleure technique, acquise contre son gré grâce à l’entraînement forcé que Parnos lui avait imposé au cours des dix dernières années.<br />
Leur combat dura longtemps : ils frappaient pour faire mal, et chacun était trop orgueilleux pour déclarer pouce. Minos avait toujours considéré que son point fort était sa vitesse, mais il s’aperçut à sa grande surprise que sur ce plan, Carolas n’avait rien à lui envier. En conséquence, chacun joua sur ses atouts : les coups de Minos, plus précis que ceux de son adversaire, faisaient des ravages, mais la force brute de Carolas n’était pas en reste.<br />
Ce corps à corps s’éternisa une demi-heure, au terme duquel les deux protagonistes étaient épuisés, haletants, et couverts de sang. Minos, malgré la douleur, se sentait quelque peu euphorique. Il finit par décocher un sourire à Carolas, qui eut l’impression de contempler à nouveau le vrai Wintrop.<br />
Minos fut pris d’un fou rire, et l’expression de Carolas se fit elle aussi hilare : il avait réussi à atteindre l’âme de son chef ! Ils s’en allèrent bras dessus dessous et soignèrent leurs blessures à grands coups de Remonte Tripes.<br />
Minos fit des excuses publiques à ses deux cent membres d’équipage rassemblés sur le pont, et leur donna ordre de le jeter par-dessus bord si jamais d’aventure il se reprenait à les traiter de la sorte.<br />
– Hum…c’est une bonne idée, et qui pourrait être mise en pratique dès maintenant ! lança Carolas, un large sourire aux lèvres.<br />
Minos n’eut pas le temps de réagir, que Kraeg, Carolas et Vilinder lui tombaient dessus et le jetaient à l’eau. Parnos et Saug lui lancèrent prestement une corde, tandis que Minos, faussement ulcéré, abreuvait son équipage d’injures colorées. Dès qu’il fut remonté à bord, toute la tension de ces derniers jours s’évanouit et chacun retourna vaquer à ses occupations, le cœur plus léger.<br />
Après avoir foudroyé du regard ses lieutenants, Minos fit signe à Parnos de le suivre dans leur cabine. Dès qu’ils y furent entrés, il tomba le masque et tous les regrets du monde purent se lire sur son visage quand il s’adressa à son vieux serviteur, d’une voix légèrement tremblante d’émotion.<br />
– Parnos, je ne sais pas quoi dire. Jamais une telle chose n’aurait du se produire, et je ne pourrais jamais la rattraper.<br />
Parnos le fixa d’un air impénétrable, en se tenant coi.<br />
– Tu sais, depuis ses dernières années, tu as subi mes caprices sans fin, en râlant parfois mais en finissant tout le temps par me suivre. J’ai souvent été infect avec toi, et pourtant tu ne m’as jamais abandonné, et je me rends compte aujourd’hui que si j’avais été à ta place, je n’aurais pas pu supporter tout ce que je t’ai fait endurer. J’ai été le dernier des ingrats et le roi des imbéciles, et je te présente pour cela mes plus plates et mes plus humbles excuses. Tu as été tout ce temps d’une loyauté indéfectible, tu as donné bien plus que quiconque est en droit d’attendre d’un serviteur. D’ailleurs, je veux que tu saches qu’à mes yeux, tu n’es pas un serviteur : tu es un ami, le seul véritable ami que j’ai jamais eu, et tu as été le meilleur des mentors. Je suis fier de ce que tu as fait de moi. Je te dois tout. Tu vaux mille fois mieux que moi, Parnos. Au moins. Je ne suis qu’une entrave pour toi, et je ne veux plus l’être : tu peux cesser de me subir si tu veux, et aller de ton côté. Je ne suis pas digne que tu me suives et que tu me protèges comme tu l’as toujours fait.<br />
Pour la première fois depuis dix ans, Minos sentit des larmes d’émotion lui monter aux yeux. Il avait improvisé tout ce long discours mais, au fur et à mesure qu’il le prononçait, il s’était rendu compte de sa véracité. Qui avait-il osé être pour empêcher Parnos d’accomplir son propre destin ?<br />
Parnos, de son côté, n’était pas dans un meilleur état : des larmes coulaient silencieusement sur ses joues. Il prit la parole, d’une voix rauque.<br />
– Je refuse de vous abandonner, Minos. Je ne me considère pas comme un simple serviteur de la Maison d’Ertos mais comme un membre à part entière, tout comme vous. <em>Nous</em> sommes la Maison d’Ertos, nous en sommes les derniers représentants, car à mes yeux, Kentos ne compte pas, toute sa loyauté étant acquise à la Couronne avant tout. Je vous ai vu grandir et je vous vois évoluer, jeune maître, et cette évolution va selon moi dans le bon sens. J’ai plus que jamais envie de voir jusqu’où vous vous élèverez, quel que soit le chemin que vous prendrez.<br />
– Mon chemin…plus le temps passe, plus je le discerne, mon vieil ami. Tu crois que la résidence de mon père est encore debout ?<br />
– Qui peut savoir, jeune maître ? Cela fait dix ans que pas un Seitran n’a mis les pieds dans le comté d’Ertos, sauf les serfs qui y vivent. S’ils sont encore en vie…<br />
– Nous avons abandonné notre peuple, Parnos. Akeydana sait ce qu’il a dû endurer pendant toutes ces années.<br />
– Nous n’avions pas le choix, Minos, et même les armées du roi n’ont pas pu reconquérir la moindre parcelle de terrain sur l’envahisseur.<br />
– Ça va changer, vieux compagnon, oui, ça va changer, affirma Minos d’un ton véhément. Tu avais raison depuis le début, avec tes histoires de devoir sur lesquelles j’ai trop longtemps craché. Je suis né pour diriger le comté d’Ertos, et la désaffection de Kentos à ce sujet a achevé de me convaincre.<br />
– Vous allez donc aller à la Cour réclamer votre titre, Minos ? demanda Parnos avec espoir.<br />
– Non, j’ai une autre idée, répondit Minos, énigmatique, un sourire torve aux lèvres. Quoi qu’il arrive, une chose est certaine : Wintrop le Rusé va bientôt disparaître !<br />
Suivant une impulsion subite, Minos prit Parnos dans ses bras avec force, et son étreinte lui fut rendue avec les intérêts. Puis, s’écartant, il dit :<br />
– J’ai réussi à choper du torfen à Balkna et j’ai envie de m’arracher la tête, tu me suis ?<br />
Parnos leva les yeux au ciel, en secouant la tête d’un air désespéré, mais répondit avec un sourire :<br />
– Comme toujours, jeune maître, comme toujours…<br /></p>
<p>Le lendemain fut une drôle de journée à bord. Minos avait plutôt tendance à raser les murs, afin de ne froisser personne. Il traitait tout le monde avec la plus grande déférence et ne se permit aucune de ses remarques ironiques habituelles. De plus, sa gueule de bois monumentale lui donnait presque le mal de mer.<br />
De son côté, Parnos n’avait jamais aussi bien supporté le roulis, et il promenait un sourire béat partout où il mettait les pieds, prenant les décisions là où Minos n’osait plus que donner de timides conseils.<br />
Carolas, dont le prestige ne finissait plus de monter, prit Minos à part. Il avait « des choses essentielles » à lui dire. Intrigué et redoutant que cela ait quelque chose à voir avec sa conduite récente, Minos l’emmena à sa cabine, où ils seraient tranquilles.<br />
– Ecoute, Carolas, si c’est à propos de moi et de ma conduite…<br />
– Non, Wintrop, cela n’a rien à voir. Pour ma part, je considère que tu as craqué sous la pression, et je suis heureux de voir que tu es redevenu toi-même : à mes yeux, cet incident est désormais clos. Ce que j’ai à te dire ne concerne que moi…et les Aiger.<br />
– Je t’écoute, fit Minos, intrigué.<br />
Allait-il enfin à apprendre plus sur le Carolas qui était revenu transfiguré du territoire des Latcherine ?<br />
– Je tenais à t’informer que je ne vais pas tarder à monter mon propre équipage.<br />
– Tu veux devenir chef pirate, Carolas ?<br />
– Non. Mais j’ai besoin d’une frégate et d’un équipage.<br />
– Puis-je m’enquérir de tes projets, ou ceux-ci ne me regardent-ils pas ?<br />
– Ils ne te regardent pas, mais je veux tout de même te fournir une explication. Que sais-tu sur mon pays d’origine, le Brodenas ?<br />
– Pas grand-chose, en fait, admit Minos, hormis que c’est un pays Aiger. Je ne crois pas avoir entendu dire grand bien du dirigeant actuel du pays, une espèce de paranoïaque xénophobe surnommé <em>le Cruel.</em><br />
– Son nom est Arzas, et la description que tu en as entendue est juste. Il était le fils aîné du roi, et avait cinq frères. Il les a toujours considéré comme une menace pour son futur règne, et n’a pas attendu que son père meure pour se débarrasser de ses rivaux. Quand le vieux Tarminas est mort, d’une manière par ailleurs suspecte, quatre des fils cadets avaient déjà disparu, eux aussi dans des circonstances pour le moins bizarres. Le dernier des frères partit alors en exil, pour sa propre protection, en attendant…il ne savait quoi. Je suis ce sixième frère, et je veux mettre un terme aux exactions et à la tyrannie que mon frère exerce. Je compte donc mettre sur pied un équipage d’Aiger et aller renverser Arzas.<br />
– Hum…il y a une chose qui m’échappe, Carolas : qu’est-ce qui t’es vraiment arrivé sur le territoire des Latcherine ?<br />
– J’ai vaincu la mort, tout simplement, répondit l’Aiger d’un ton nonchalant. Jusque-là, j’avais toujours eu peur de mourir de la main d’un séide de mon frère, empoisonné, poignardé, que sais-je encore ? Je vivais dans une terreur perpétuelle. Et puis j’ai fait un choix qui a changé ma vie : j’ai décidé d’utiliser une antique magie qu’on m’avait enseigné à la Cour du Brodenas, le genre de magie destinée à forger les légendes des grands rois Aiger, qui sont censés mourir avec panache en se riant de la mort. J’en avais assez de ma vie misérable, et je trouvais que c’était une fin honorable pour moi que de mourir en sauvant mon chef, c’est-à-dire toi. Mon nom aurait été loué, j’y aurais peut-être gagné le surnom posthume de Carolas le Brave.<br />
“C’était stupide mais j’estimais que de toute manière, j’avais d’ores et déjà raté ma vie. Et là, reprit-il après un long silence, j’ai eu une révélation. J’ai ressenti pleinement le sentiment de mon invulnérabilité quand je suis allé te chercher, quand j’ai constaté l’impuissance de tous les mages Latcherine à me faire le moindre mal. Oh, je savais bien que la puissance de ce sortilège me coûterait la vie, mais je n’en avais cure. Pour la première fois de ma vie, j’avais pris une décision primordiale, seul, et je m’étais donné les moyens de l’accomplir.<br />
“Alors quand, contre toute attente, j’ai survécu, j’ai vu toute ma vie sous un autre angle. Je me suis juré de ne plus rien subir, Wintrop, et la peur m’a quitté à tout jamais. Je suis de par ma naissance un prince Aiger, et j’agis désormais comme tel. Je me dois d’être un exemple et de guider mon peuple. Quant à mon frère, qui maintient le pays sous la terreur, ses jours sont désormais comptés. Pour le bien de mon peuple et pour venger mes frères morts par sa faute, il doit mourir, et je serais son bourreau !<br />
– Donc, si j’ai bien compris, ton équipage sera Aiger ?<br />
– C’est ce que je me disais au départ, mais mon opinion a évolué depuis. Certes, tous les Brodenasiens me suivront aveuglément, et beaucoup d’Aiger d’autres pays également. Mais comme nous sommes des pirates, nous sommes des parias, Aiger, Seitrans ou autres, et j’ai bien l’intention d’offrir un bout de terre à tout guerrier qui me suivra, quelle que soit son origine. La vie de pirate ne peut au bout du compte que mener à une mort violente, et l’échappatoire que je compte proposer peut en intéresser plus d’un. Bref, d’ici peu de temps, je compte m’emparer d’une frégate, en mon nom propre, et je partirai à la conquête de mon pays avec ceux qui accepteront de m’y suivre !<br />
Minos réfléchissait furieusement au fur et à mesure que son interlocuteur parlait. Il vit une certaine ironie du destin chez les deux soi-disant pirates qu’ils étaient, l’un voulant un navire pour quitter la piraterie, et l’autre quitter et son navire et la piraterie. Cette heureuse coïncidence allait les servir tous deux. Il ouvrit la bouche pour répondre quand des coups violents furent frappés à la porte de la cabine, accompagnés de la voix pressante de Parnos qui dit :<br />
– Wintrop, Carolas, sortez de là, il se passe de drôles de choses sur la mer !<br /></p>
<p>Parnos et plusieurs membres d’équipage regardaient dans une direction bien précise, et Carolas et Minos les rejoignirent prestement. Ce qu’ils virent leur firent froncer les sourcils : il y avait de la brume à l’est, d’un noir d’encre totalement inhabituel.<br />
– Quelqu’un a déjà vu ce genre de chose sous ces latitudes ? demanda Minos, tendu.<br />
– Ni sous ces latitudes ni sous d’autres, répondit calmement Telmas. Cette brume n’a rien de naturel, et elle se déplace.<br />
– Vers nous ?<br />
– Non, elle s’est légèrement rapprochée mais tend désormais à s’éloigner. Nous allons tout droit mais elle suit une trajectoire légèrement courbe, pour autant que je puisse le déterminer.<br />
– Qu’est-ce qu’on fait, Wintrop ? s’enquit Carolas. On y va ?<br />
– Ce ne serait pas une bonne idée, intervint Parnos. On n’a aucune idée de ce que cette brume cache.<br />
– Si elle cache quelque chose, ce qui est loin d’être sûr, fit Vilinder.<br />
– Voilà la réponse ! cria Telmas.<br />
A ce moment, ils virent une grande masse sortir de la brume. Ils s’aperçurent en fait que la masse ne bougeait pas, mais que c’était la brume qui, comme l’avait dit Telmas, s’éloignait. La masse était un gros navire, apparemment de même taille que le <em>Valieri</em>.<br />
– Fais ralentir le navire, Telmas, je préfère une approche circonspecte, commanda Minos.<br />
Au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient, ils purent distinguer peu à peu des détails sur ce navire. Il ressemblait à un vaisseau fantôme : ses voiles étaient déchirées, comme si elles avaient subi la reine des tempêtes, et deux de ses trois mâts étaient brisés à leur base. De la fumée montait de deux endroits cachés par le bastingage, peut-être des incendies.<br />
Telmas, dont la vue était la plus perçante de tous, s’écria soudain :<br />
– Regardez en haut du dernier mât : il y a un pavillon or et pourpre !<br />
– Or et…tu en es sûr, Telmas ?<br />
– Je le distingue aussi, dit Vilinder. Ce sont bien les couleurs de Jagtroll le Fort !<br />
Minos ne resta pas irrésolu longtemps. Il se mit à beugler :<br />
– Tous à la manœuvre, vitesse maximum : on y va ! Tout le monde en tenue de combat, prêt à l’abordage ! Et plus vite que ça !<br />
Pendant que tout le monde courait autour de lui, Minos constata que l’étrange brume sombre continuait de s’éloigner, lentement. Qu’est-ce que c’était que ce truc, bon sang ?<br />
Il ne leur fallut que quelques minutes pour atteindre le <em>Rutilant</em>, nom que Jagtroll avait donné à sa frégate. Aucun signe de vie ne se voyait à bord. Allaient-ils trouver tout l’équipage mort ?<br />
Quand ils ne furent plus qu’à quelques dizaines de mètres, Telmas donna de nouveaux ordres, et le <em>Valieri</em> se mit à suivre une trajectoire parallèle à celle du <em>Rutilant</em>, tout en continuant à se rapprocher peu à peu.<br />
– A vos grappins, les, gars, dit Minos d’une voix forte.<br />
Il se sentait crispé et anxieux : quoi qu’il soit arrivé, il fallait prévenir les autres pirates le plus vite possible…ou se lancer à la poursuite de cette brume afin de savoir quels dangers s’y cachaient. Mais leur simple frégate pouvait-elle affronter seule un tel adversaire, quelle que soit la forme qu’il revêtait, quand on voyait ce qu’il restait du <em>Rutilant</em> ? Rejoindre Drisaelia et former une flotte pourrait bien ne servir à rien : comment être sûr de retrouver la brume ? S’ils revenaient en force, peut-être resterait-elle à l’écart ?<br />
Secouant la tête de dépit face à tant d’incertitudes, il se concentra à nouveau sur le <em>Rutilant</em>, et vit ce qu’il avait redouté : des cadavres gisaient sur le pont. Il ajusta son casque, que Parnos avait été lui chercher, et empoigna fermement ses deux épées habituelles. Il en leva une et l’abaissa brusquement, et les grappins de ses hommes jaillirent dans les airs avant de s’arrimer dans un grand fracas. Ils tirèrent sur les cordes et les deux navires se retrouvèrent collés l’un à l’autre.<br />
Minos sauta sur le pont du <em>Rutilant</em>, suivi de près par ses marins. Partout où leurs yeux se posèrent, ils ne virent que des cadavres de pirates, dont certains visages leur étaient familiers. Tous avaient été tués à l’arme blanche. Alors que l’équipage se dispersait à l’intérieur du navire, Minos, suivi par ses proches lieutenants, se dirigea vers ce qu’il supposait être la cabine de Jagtroll : les deux frégates étaient jumelles et Minos s’étant approprié la cabine du capitaine Cavarnasien qui l’avait précédé, il estimait que Jagtroll avait du faire de même.<br />
Il hésita imperceptiblement devant la cabine, et poussa de l’épée la porte entrebâillée. Il y avait trois cadavres à l’intérieur, dont celui de Jagtroll. Il avait été sérieusement mutilé, mais ses habits pourpres se devinaient encore par endroits, tout comme quelques mèches de cheveux roux grisonnants sur ce qui restait de son crâne défoncé.<br />
Un frisson parcourut le dos de Minos. Lui et Jagtroll n’avaient jamais été très proches, mais tous deux éprouvaient du respect l’un pour l’autre. Le monde des pirates venait de recevoir un rude coup, et Minos espéra qu’il ne serait pas fatal. La communauté des pirates comptait en effet quatre forces : celle de Jagtroll, celle de Plaevoo, la sienne et celle de tous les autres réunis. Avec la perte de Jagtroll, c’était un quart de la puissance des pirates qui venait de disparaître.<br />
Parnos fit le tour de la cabine et ramassa un objet à terre.<br />
– Guzrun, dit-il en tendant à Minos une dague aux reflets métalliques bleus, et dont la garde était ornée de ce qui semblait être des écailles.<br />
A ce simple mot, un nouveau frisson secoua Minos. Il sentit son cœur s’emballer instantanément et ne répondit rien. Il croisa brièvement le regard de Parnos, avant de porter très vite son attention vers le sol, mais Parnos avait eu le temps d’y lire ce que jamais il n’aurait cru y trouver un jour : de la terreur !<br />
Carolas, qui avait pris la tête d’un groupe de marins, vint les rejoindre et leur annonça en grimaçant de dégoût que quasiment tous les cadavres avaient été mutilés : il leur manquait des doigts, des oreilles ou des yeux.<br />
Parnos leur expliqua que les Guzruns adoraient exhiber des trophées de leurs victoires, que ce soit des armes d’ennemis tués, ou plus simplement des bouts de corps.<br />
Minos n’entendait pas leur conversation. Il était ailleurs. Dix ans plus tôt. Des scènes de morts et de poursuites lui dansaient dans la tête : il revivait la fuite éperdue de Parnos et lui-même, traqués par les Guzruns qui lui avaient paru ce jour-là être les êtres les plus abominables qu’il ait jamais rencontré. La terreur qu’il avait alors ressenti, du haut de ses neuf ans, il pouvait à nouveau la ressentir, dans cette cabine, comme une vieille amie qui revenait le visiter. Il n’avait jamais oublié cette sensation, comme si elle n’avait pas disparue mais était restée tapie, n’attendant que l’occasion de se remontrer en plein jour. Et ce jour était arrivé.<br />
Il retrouva subitement ses esprits, inspira bruyamment et se tourna vers ses compagnons ; Parnos lui trouva l’air défait, mais les autres n’eurent pas l’air de remarquer que quelque chose clochait chez leur chef.<br />
– On y va, articula-t-il lentement d’une voix rauque, méconnaissable.<br />
– Où, Wintrop ? demanda doucement Parnos.<br />
– Nous n’avons peur de rien, nous sommes des pirates : Carolas, fais mettre le feu au <em>Rutilant</em>, que nous offrions un semblant de sépulture à nos défunts camarades. Telmas, prépare les hommes : nous allons rentrer dans cette maudite brume et détruire ce qui s’y cache. Il n’y a pas à hésiter : ces crimes doivent être punis, et tout de suite ! assena-t-il avec force.<br />
Il affichait une confiance en lui et un calme impressionnants, mais Parnos devina que ce n’était qu’une façade ; ce qui l’inquiéta, en revanche, fut de ne pas réussir à deviner ce que Minos cachait derrière cette attitude. Minos, lui, le savait bien et éprouvait le besoin de donner le change, d’agir pour ne pas s’écrouler : il ne devait surtout pas prêter attention aux images qui ne cessaient de tourner dans sa tête. Déjà, ses mains tremblaient et il ne parvenait pas à lutter contre. Il dut se contenter de les cacher dans son dos en priant pour que personne ne le remarque.<br />
Il ne parvint pas supporter l’atmosphère plus longtemps et sortit à grands pas, l’air sombre. Une sensation d’oppression lui compressait la poitrine, il avait l’impression d’étouffer. Il alla se réfugier directement dans sa propre cabine. Il se laissa alors tomber dans un coin, recroquevillé sur lui-même, tremblant comme une feuille et les dents s’entrechoquant nerveusement. Des larmes se mirent à couler le long de ses joues, et il sanglota un long moment sans pouvoir s’arrêter.<br /></p>
<p>Parnos donna le commandement à Telmas et Carolas et se mit en faction devant la porte de Minos : quoi qu’il se passe à l’intérieur, il n’osait pas entrer mais préférait rester à proximité en cas de problème. Il savait que l’invasion du pays par les Guzruns, dix ans plus tôt, avait été un grave traumatisme pour le jeune Minos. Deux ans plus tard, à Balkna, l’armée lulienne avait exhibé des prisonniers Guzruns qui furent exécutés en public et en grande pompe. Alors que Parnos pensait que Minos s’était remis de leur fuite à travers le pays, devant les troupes d’Isenn, il avait perdu tous ses moyens en voyant les prisonniers : il avait été agité de tremblements incontrôlables, s’était mis à vomir plusieurs fois et avait fait des cauchemars pendant toutes les nuits du mois suivant.<br />
Aujourd’hui, le petit était adulte, mais Parnos commençait sérieusement à se demander si Minos se remettrait vraiment de ce choc un jour. Il espérait de tout cœur qu’ils ne puissent pas rejoindre la brume ni se retrouver face à face avec des Guzruns, de peur que Minos ne s’effondre devant eux. Il sentait confusément qu’il n’aurait peut-être pas la force de s’en relever. Il pria pour qu’Akeydana la Douce vienne en aide à son jeune maître, bien que lui-même ne crut plus à rien ni à aucun dieu depuis l’âge de sept ans.<br />
Sous la direction de Telmas et avec la détermination de l’équipage, bien décidé à venger leurs camarades morts, la brume fut bientôt à nouveau en vue, et le <em>Valieri</em> fondit droit dessus, toutes ses voiles au vent.<br />
Parnos attendit le plus longtemps possible avant de déranger Minos, mais il finit par entrer dans la cabine : l’équipage avait besoin des exhortations de son chef. Il trouva Minos roulé en boule par terre, dans un coin, le regard vide. Il lui posa doucement la main sur l’épaule et lui chuchota :<br />
– Jeune maître, nous allons bientôt rattraper la brume. Il faut que vous veniez sur le pont.<br />
– On va mourir, n’est-ce pas, Parnos ? demanda Minos d’une voix blanche.<br />
– Non, on ne mourra pas, Minos, c’est hors de question. Nous avons des camarades à venger.<br />
– On ne sera pas de taille face à eux. Nous ne l’avons jamais été. Les royaumes vont tous tomber les uns après les autres, et après ce sera notre tour.<br />
– Reprenez-vous, Minos, s’énerva Parnos en secouant son protégé. Vous allez vous lever et mener l’assaut contre ses chiens ! Nous allons les anéantir tous jusqu’au dernier, et leur montrer que nous ne sommes pas de la race des moutons. Aujourd’hui, nous allons faire honneur à tous les gens qui sont morts de leur main, et montrer que la victoire est possible ! Aujourd’hui, nous allons refaire découvrir l’espoir à tous ceux qui comptent sur nous, et ils sont nombreux ! Aujourd’hui, nous allons faire honneur à deux êtres chers qui ont donné leur vie afin que ce jour arrive ! Oui, aujourd’hui nous allons nous battre au nom de votre père, le comte Kardanos, le Lion du Nord, et de votre mère, Dame Nevella ! C’est grâce à eux si nous sommes là aujourd’hui, et nous ne laisserons pas passer la chance qui nous est offerte de nous montrer dignes d’eux et de leur sacrifice !<br />
“Et si c’est au-dessus de vos forces, Minos, continua-t-il en criant presque, c’est que vous ne valez finalement pas tous les efforts que j’ai fait pour vous ! Auquel cas je ne vous laisserai pas salir la mémoire de feus vos parents !<br />
Il sortit de sa ceinture la dague guzrun qu’il avait gardé et la tendit par le manche à Minos.<br />
– Si vous avez décidé que nous sommes déjà tous morts, allez jusqu’au bout de votre logique et enfoncez-vous ça dans le cœur, si vous en avez le courage !<br />
Lui-même ne savait plus trop où il en était : furieux face au découragement de son jeune maître, mais voulant le soutenir de toutes ses forces. Il espéra de toutes ses forces que les paroles très dures qu’il venait de prononcer allaient provoquer un déclic, un choc psychologique qui permettrait à Minos de sortir de cet état d’abattement qui lui ressemblait si peu. A tout prendre, il préférait encore la vieille arrogance dont il faisait si souvent montre !<br />
Minos contempla longuement la dague, l’air absent, puis la prit lentement dans sa main. Une flamme de détermination, ou de sauvagerie, peut-être même de folie, estima Parnos, brilla soudainement dans ses yeux et, tout en ne quittant plus Parnos des yeux, il enfonça brusquement la dague dans la paume de sa main gauche, jusqu’à la garde. Il ne cilla pas sous la douleur.<br />
Il retira brusquement la dague, faisant jaillir du sang de sa main, et laissa négligemment tomber la dague sur le sol. Il referma son poing ensanglanté et, le tournant vers Parnos, cracha quelques mots :<br />
– Ils vont payer, Parnos ! Je te jure sur mon sang qu’ils vont payer !<br />
Et ce disant, toute trace de doute envolée, il remonta sur le pont avec la sensation d’être invincible.<br /></p>
<p>– La brume a-t-elle réagi d’une manière ou d’une autre depuis que nous l’avons prise en chasse ?<br /> demanda Minos d’un ton froid en rejoignant ses lieutenants.
– Non, dit Telmas, elle n’a pas incurvé sa trajectoire, ni ralenti, ni accéléré.<br />
– Wintrop, cette brume n’a rien de naturel, dit Belalian sentencieusement.<br />
– Merci pour tes lumières, ironisa Minos, on ne s’en doutait presque pas.<br />
– Non, non, ce que je veux dire, c’est qu’elle est d’origine magique. Je perçois des énergies qui ne laissent aucun doute à ce sujet.<br />
– Et bien, s’ils utilisent la magie, opposons-leur la nôtre, répliqua Minos, soudainement intéressé, pendant que Parnos, qui les avait rejoint, enveloppait sa main blessée dans un bout de tissu. Peux-tu dissiper la brume ?<br />
– Non. Je te l’ai dit lors de nos leçons, la magie, c’est comme tout apprentissage : il faut d’abord acquérir les connaissances de base puis les perfectionner par l’entraînement et la mise en pratique. Même si je parvenais <em>à créer</em> une manière de dissiper la brume, je serai capable de le faire sur un ou deux mètres, pas plus.<br />
– Bref, ce que tu me dis ne nous sert à rien, rétorqua Minos d’un ton mordant.<br />
– Ce que je veux simplement dire, c’est que ces types sont protégés par une magie puissante : tu n’imagines pas la quantité d’énergie demandée pour produire un tel effet. Nous allons être en grand danger : soit nous avons affaire à plusieurs mages, soit ils disposent d’un artefact très puissant. Quoi qu’il en soit, je préfère que vous soyez avertis que l’affrontement ne sera pas un simple combat physique, et qu’il va falloir redoubler de vigilance.<br />
– Compris, fit Minos.<br />
Voyant qu’il ne s’en fallait que de quelques secondes avant qu’ils ne rentrent dans la brume, Minos ordonna à ses archers de se mettre en position. L’ennemi devrait être aussi aveugle qu’eux dans cette mélasse, et une bonne volée de flèches pourrait peut-être les désorganiser. Au pire, ils gagneraient de précieuses secondes pour aborder l’ennemi.<br />
– Telmas, nous risquons d’avoir très peu de temps pour réagir quand nous serons à portée visuelle : tu t’occuperas de nous amener bord à bord comme tu pourras.<br />
– Compris.<br />
– Ototté, tu t’occupes des archers : à toi de juger combien de bordées de flèches pourront être lancées sur l’ennemi de manière efficace. Tu crieras « stop » quand les arcs seront devenus inutiles.<br />
– Très bien.<br />
– Je mène la première vague d’assaut avec Parnos. Carolas et LozaTing, la deuxième. Kraeg et Vilinder la dernière.<br />
Tous acquiescèrent.<br />
– Belalian, commence ton entraînement sur cette brume. Vois si, au contraire de la dissiper, tu ne peux pas la renforcer. En ciblant un ennemi, tu peux peut-être le plonger dans le noir total pendant que nous l’attaquons.<br />
– Je m’y mets tout de suite.<br />
– Bien, on n’a plus qu’à attendre de les trouver. <em>En espérant ne pas les dépasser sans les voir,</em> ajouta-t-il <em>in petto.</em><br />
Ils eurent de la chance. La poupe d’un grand navire apparut devant eux, déchirant soudainement les volutes du sombre brouillard. Telmas s’empressa de donner ses ordres : le <em>Valieri</em> voguait plus vite que l’autre frégate et ils risquaient d’entrer en collision si les deux continuaient sur leur trajectoire respective. Il fit légèrement modifier le cap, de manière à passer à côté du navire, tout en faisant réduire les voiles pour ne pas le dépasser.<br />
Dans le même temps, Ototté fit lancer une première bordée de flèches, dès qu’il vit à bord de l’autre vaisseau des petites créatures noueuses à l’aspect grisâtre : ils avaient bien affaire à des Guzruns.<br />
L’ennemi fut totalement surpris par l’assaut des pirates : il leur fallut quelques secondes de trop pour réagir à l’attaque surprise, et beaucoup tombèrent, criblés de flèches. Tandis que les Guzruns tentaient de s’organiser, Ototté fit lancer deux autres bordées de flèches, avant de faire signer à ses archers de reculer pour laisser place aux équipes d’abordage.<br />
Les grappins furent promptement lancés et les deux navires se retrouvèrent vite bord à bord. D’innombrables Guzruns surgirent des entrailles de leur navire, lourdement armés, protégés par des boucliers, et se dirigèrent au pas de course vers le bastingage où Minos sautait déjà, suivi de près par Parnos et le reste du groupe d’assaut.<br />
Minos ne se posa pas la moindre question quand il se retrouva devant deux Guzruns : il tenta d’en embrocher un de son épée droite et fendit l’air de son épée courbe. Il vit avec satisfaction que les protections ennemies étaient minables, et que ses lames traversaient leurs armures légères comme si elles n’existaient pas. Dans un coin de son esprit, il fut surpris de constater à quel point ils étaient faciles à tuer, lui qui les avait toujours perçus comme le mal incarné, comme des démons invincibles surgis des Dix-Huit Enfers. Le gosse totalement terrifié qu’il avait été disparut alors définitivement, et le guerrier implacable que ses compagnons connaissaient si bien se mit à l’œuvre, ses lames exécutant une danse de mort que ses ennemis ne parvenaient pas à suivre des yeux en raison de la vitesse à laquelle il les maniait.<br />
De son côté, Parnos s’était muni de son habituelle hache à double tranchant, qu’il tenait à deux mains, et il se mit à trancher méthodiquement tous ceux qui eurent la folie de le serrer d’un peu trop près.<br />
Bien que toujours plus d’ennemis arrivaient pour les arrêter, ils parvinrent à progresser petit à petit, et le deuxième groupe d’assaut, celui de Carolas et LozaTing, se lança furieusement dans la bataille, au pas de course, pour briser net toute tentative de regroupement ennemi. Ils firent des ravages.<br />
Enfin, le groupe de Kraeg et Vilinder arriva à son tour, poussant l’avantage des pirates. Le pont n’était plus que cris de souffrances et tintements métalliques.<br />
Aucun Guzrun ne surgissait plus des entrailles du navire : toutes leurs troupes devaient donc se trouver là, se dit Minos allègrement, vu que la bataille semblait tourner en leur faveur. Il remarqua pourtant du coin de l’œil un nouvel arrivant.<br />
Il était Guzrun, mais visiblement d’un autre espèce que les autres : la couleur de sa peau était plus foncée, et sa taille le rapprochait plus de celle d’un Seitran. Son armure semblait être d’une meilleure facture que celle des autres.<br />
Minos tenta de se rapprocher de lui, suivant un vieil instinct de combat qui faisait qu’un chef de guerre digne de ce nom cherchait à abattre son homologue de l’autre camp. Il n’eut pas le temps d’arriver jusqu’à lui : il vit jaillir la lourde hache de Parnos, lancée à une vitesse folle, et la vit s’enfoncer entre les deux yeux du chef Guzrun, malgré son casque. Il s’écroula en grommelant.<br />
Ce n’est qu’à partir de ce moment que les Guzruns survivants, qui n’avaient jamais réussi à prendre l’avantage sur les pirates, furent pris de panique.<br />
Belalian, bien que resté à bord du Valieri, du fait de son manque total de familiarité avec les armes, avait renoncé à influer sur la brume : il avait vite compris que ce n’était pas en quelques minutes à peine qu’il arriverait à un résultat. Il se contentait de suivre attentivement l’attaque. Il se réjouit quand il vit le chef adverse tomber, mais sa joie fut de courte durée quand il vit émerger d’une ouverture quatre nouveaux Guzruns, différents de leurs congénères comme de leur chef.<br />
Leur peau tirait plutôt sur le vert, et surtout ils n’étaient apparemment pas armés, ce qui fit tinter un signal d’alarme dans la tête du mage Latcherine. Le Guzrun de tête tenait à la main un globe de verre, empli d’une couleur dorée scintillante. Belalian sut aussitôt qu’il avait affaire à des mages, non seulement plus nombreux que lui mais qui plus est muni de ce qui semblait être un artefact. Or les artefacts magiques avaient souvent pour but d’accroître la puissance des mages qui les utilisaient, ou disposaient de leurs propres pouvoirs, que des mages pouvaient activer comme ils le voulaient.<br />
Les picotements dans sa tête ne cessaient pas de le prévenir qu’un danger menaçait, et il se creusait furieusement les méninges pour trouver un moyen de lutter contre. Il arriva vite à la conclusion qu’il devait impérativement s’emparer de ce globe : ce n’était qu’à cette seule condition qu’il pouvait espérer lutter à armes égales contre eux.<br />
Il trouva vite une solution, qu’il n’avait lui même jamais pratiquée mais qui était une spécialité de son ami Daran. Il concentra les énergies magiques sur son être et les emmagasina en lui, le plus rapidement possible. Puis il ouvrit la bouche et ce qui semblait être de la fumée verte en sortit. Elle s’évanouissait dans les airs au fur et à mesure qu’il l’exhalait, jusqu’à ce qu’une forme bien précise apparaisse : une sorte d’oiseau de proie, lui aussi composé de fumée verte. L’oiseau se tint immobile devant lui, battant des ailes, et Belalian fit un geste de la main, tout en se retenant au bastingage, les jambes flageolantes sous l’effort qu’il venait d’accomplir. Pendant ce temps, l’oiseau avait pris son envol, dans la direction opposée des combats.<br />
Il retourna son attention vers les mages Guzruns, et s’aperçut qu’il avait été trop lent à réagir. Une lueur aveuglante émana du globe et un éclair en jaillit, qui vint percuter de plein fouet un groupe de pirates et de Guzruns, sans discernement. Il y eut beaucoup de cris, de surprise et de douleur. Certains, dont les vêtements s’enflammèrent, sautèrent par-dessus bord. D’autres, carbonisés sur le coup, avaient été réduits en tas de cendres. Il y avait au moins une vingtaine de corps sur le pont.<br />
Une flèche, suivie de trois autres, fusèrent vers les mages, mais ceux-ci ne semblèrent en avoir cure : et de fait, les flèches s’arrêtèrent en plein vol à deux mètres d’eux, comme si elles venaient de percuter un mur invisible, avant de retomber, inoffensives.<br />
<em>Forcément</em>, se dit Belalian : <em>l’un active les éclairs, et les autres sont juste là pour le protéger</em>. Il reporta son attention sur son oiseau de fumée, à qui il avait fait décrire une large boucle juste au-dessus des eaux, afin qu’il puisse s’en prendre aux mages par derrière. Il le vit surgir brusquement au-dessus de la poupe du navire Guzrun, ou plutôt il le perçut, la brume étant trop épaisse pour qu’il puisse réellement le distinguer.<br />
Tandis qu’un deuxième éclair fauchait un nouveau groupe de combattants, Belalian observa son oiseau, se demandant anxieusement si son plan allait fonctionner : l’oiseau pourrait-il franchir l’écran de protection des mages ? Pourrait-il s’emparer du globe et le lui amener sans qu’ils puissent réagir ? Rien n’était certain.<br />
Belalian crut d’abord que son oiseau ne passerait pas la barrière : il s’arrêta brusquement et fit du surplace en continuant à agiter ses ailes. Puis, dans un grésillement, il parvint à passer. Les mages se tournèrent vers lui, alertés par le bruit, mais la surprise les empêcha de réagir suffisamment vite : l’oiseau avait déjà attrapé le globe dans son bec.<br />
Belalian retint son souffle : il avait oublié un détail qui allait tout faire capoter ! Son oiseau serait bloqué en essayant de sortir du champ protecteur, au moins pendant trois secondes, ce qui serait amplement suffisant pour les mages reprennent leurs esprits et réagissent ! Mais à sa grande surprise, l’oiseau le franchit comme s’il n’existait pas, alors même que des flèches lancées par des archers pirates continuaient de tomber au pied de la barrière invisible.<br />
L’un des mages tendit la main vers l’oiseau, qui se précipitait vers son créateur, et un éclair jaillit de sa paume : l’oiseau disparut dans le rayon. Mais dès que l’éclair cessa, l’oiseau de Belalian était toujours là. Il se posa sur son épaule et lâcha le globe dans sa main.<br />
Il poussa un long soupir de soulagement et se tourna vers les mages ennemis. Ceux-ci n’avaient pas attendu pour agir et des éclairs fusèrent de leurs mains, droit vers lui. Par réflexe, il interposa le globe entre eux tout en l’activant d’une pichenette mentale. Il absorba les éclairs en un clin d’œil.<br />
Les mages furent décontenancés, d’autant plus que Belalian activa à nouveau le globe, mais cette fois-ci pour passer à l’attaque. L’éclair qui surgit passa par-dessus les têtes des combattants et s’abattit sur le bouclier protecteur des mages. Le Latcherine vit leurs visages se crisper sous l’effort tandis qu’ils puisaient dans toutes leurs forces pour faire tenir leur bouclier, seule chose qui les séparait de la mort. Belalian accentua sa poussée en se demandant qui allait craquer en premier.<br />
Il eut vite sa réponse, quand l’éclair parvint enfin à passer, carbonisa les corps et détruit la partie du pont sur laquelle se trouvaient les mages Guzruns. Le temps qu’il suspende son effort, il entendit l’éclair trouer la coque ennemie, dans un grand fracas, jusqu’à ce qu’un geyser de vapeur n’émerge du trou quand l’éclair atteignit la mer et disparut.<br />
Galvanisés par cette fulgurante contre-attaque, les pirates se jetèrent sur les Guzruns avec une énergie renouvelée, et les petits guerriers d’Isenn furent vite balayés. Suivant les ordres de Minos, ils ne s’éternisèrent pas : le navire ennemi commençait à pencher sur bâbord. Avec le trou provoqué par l’éclair, il ne lui restait plus qu’à sombrer. Il leur fallut donc rejoindre très vite le <em>Valieri</em>, en prenant soin de décrocher tous les grappins. Belalian admira la discipline des pirates quand le dernier d’entre eux, Minos, sauta à bord de son navire, à peine une minute après avoir donné ses ordres.<br />
Le chef pirate ne prêta aucune attention aux vivats de ses hommes, au contraire. Il leur beugla de redoubler de vigilance, le navire qu’ils venaient de couler n’étant peut-être pas le seul ennemi caché dans la brume. Quand à Telmas, il donna ses propres ordres afin que le <em>Valieri</em> soit éloigné le plus possible du lieu du naufrage.<br />
A ces mots et comme les autres, Belalian se mit à scruter la brume avec peur, comme si des navires ennemis allaient soudainement apparaître, mais un changement à la périphérie de sa vision retint son attention : le globe venait de changer de couleur. La lumière dorée qui l’habitait avait disparue, pour laisser place à de la fumée noire.<br />
Un éclair de compréhension traversa le cerveau de Belalian : ce globe ne servait pas uniquement à lancer des éclairs mais donnait un certain pouvoir sur des éléments météorologiques ! Il tenta de dissiper la brume en se concentrant sur le globe, et celle-ci disparut dans le néant en quelques secondes à peine.<br />
Ils étaient seuls sur les mers. Quelques rayons de soleil daignèrent les caresser à travers les quelques nuages qui traversaient le ciel, et tous levèrent les yeux, surpris : ils avaient l’impression d’avoir passé une éternité dans la brume.<br />
– Cap sur Drisaelia, ordonna simplement Minos, d’un ton si lugubre que l’équipage oublia vite l’idée de fêter leur victoire.<br /></p>
<p>Un mois plus tard, à Drisaelia, se tenait un Conseil extraordinaire de tous les chefs pirates, sans exception. Du moins ceux qui avaient survécu aux nouveaux adversaires, redoutables, auxquels ils devaient maintenant faire face. En un mois, quinze des cinquante chefs avaient disparu. Treize avec certitude, les deux autres probablement, n’ayant pas donné le moindre signe de vie.<br />
Minos avait été l’instigateur de ce Conseil, car il avait d’importantes déclarations à faire, avait-il dit aux émissaires chargés de retrouver ses pairs, dès son retour sur l’île des pirates.<br />
La grande salle du palais les accueillait une fois de plus pour qu’ils prennent des mesures face aux dangers qui menaçaient leur mode de vie. Comme en pareil cas, des coussins avaient été disposés à terre, entourant d’innombrables petites tables. Là, ceux qui le désiraient pouvaient se restaurer ou festoyer, mais ce soir-là, c’était bien le cadet de leurs soucis.<br />
Jagtroll, l’un des plus puissants parmi eux, était mort, et d’autres l’avaient suivi sur ce chemin depuis lors. Etaient-ils donc tous condamnés à périr les uns après les autres, jusqu’au dernier ? L’inquiétude était presque palpable dans la salle, et les chuchotements plus nombreux que d’habitude. On sentait également beaucoup de tension dans l’atmosphère.<br /></p>
<p>Quand Minos se leva, le silence se fit instantanément. Il prit la parole, posément et d’une voix calme.<br />
– Mes amis, je vous remercie d’avoir répondu à mon appel. L’heure est extrêmement grave pour nous, car ce n’est pas seulement notre mode de vie qui est remis en cause, mais nos existences, tout simplement.<br />
“Nous n’avons pas énormément d’options face à la situation nouvelle que nous devons affronter. Nous pouvons changer de carrière, ce que personne ici n’acceptera, je le sais bien. Nous pouvons également continuer vaille que vaille, comme si rien n’avait changé : dans ce cas, je pense que nous mourrons tous les uns après les autres. Une fois de plus, je pense que nous allons devoir nous adapter, comme quand nous nous sommes mobilisés contre les Cavarnasiens. Je ne vois pour ma part qu’une seule à faire : pour survivre, nous devons éliminer nos ennemis.<br />
“Attention, je ne parle pas simplement de partir plus nombreux sur les mers ou mieux armés, en cas de bataille, mais je parle de déclarer une guerre totale aux armées d’Isenn tant que celles-ci nous disputeront le contrôle des mers.<br />
– Tu suggères que nous nous engagions dans la guerre des royaumes ? demanda l’un des chefs d’un ton véhément. C’est inacceptable, nous sommes indépendants par nature ! Les royaumes peuvent tous tomber tant que nous, nous survivons !<br />
– Et quand tous les royaumes seront tombés, quelle sera sa prochaine cible, à ton avis ? demanda doucement Minos. Qui sinon les derniers êtres qui défieront encore son autorité, c’est-à-dire nous ?<br />
“Tu dis que nous devons garder coûte que coûte notre indépendance, mais tu oublies un peu vite qu’Isenn nous met dans une situation telle que nous n’avons plus d’autre choix que de choisir notre camp. Nous sommes à l’heure de ce choix. Et le mien est fait : je compte lancer toutes mes forces dans la guerre contre Isenn. Non pas main dans la main avec les royaumes, mais plutôt d’une manière parallèle. Je ne leur demande rien et ne veux rien avoir affaire avec eux, mais il est indéniable que nos intérêts convergent, à savoir se débarrasser d’Isenn. Nous avons un ennemi commun, que nous le voulions ou non. Celui qui ne l’admet pas à un sacré paquet de merde dans les yeux, ceci dit sans vouloir offenser qui que ce soit ici.<br />
Sur ces mots, il se rassit et attendit la suite. Ce fut une explosion de cris et d’exclamations, et Minos constata avec soulagement qu’aucun d’entre eux ne faisait mine de quitter la salle. Quand il avait préparé son intervention, il avait estimé que quelques-uns seraient blessés dans leur orgueil (et Akeydana savait à quel point les pirates pouvaient être des gens fiers !) et seraient sortis, vexés et la tête haute. Dans le pire scénario qu’il avait imaginé, tous seraient sortis et ses hommes l’auraient tous abandonné.<br />
Il comprit soudain que la seule raison qui faisait qu’ils étaient encore tous là était la peur. Jamais ils n’avaient affronté un ennemi aussi puissant, disposant d’un nombre de soldats qui semblait parfois illimité. Ils étaient désemparés, sans oser se l’avouer, et aucun d’eux ne se faisait d’illusions sur leurs chances de survie en cas de guerre contre Isenn.<br />
Mais les paroles de Minos faisaient peu à peu leur chemin, et la conclusion des longs débats qui suivirent les laissa perplexes. Ils finirent par se rendre à l’évidence : il leur fallait se battre et <em>probablement</em> mourir, ou ne pas se battre et mourir <em>à coup sûr</em>.<br />
Minos ne parvint pas à se réjouir quand tous aboutirent à la même conclusion que lui. En effet, entrer en guerre, contre son gré et avec si peu de chances de gagner, n’avait absolument rien de réjouissant. C’était pourtant une nécessité, leur devoir, se dit Minos ironiquement : avant qu’il ne devienne pirate, il s’était toujours moqué de cette notion de devoir, lié à une prise de responsabilités. Aujourd’hui moins que jamais, il ne pouvait renouer avec l’égoïsme forcené qui avait guidé sa vie pendant si longtemps. Cela non plus ne le réjouissait pas, mais il savait qu’accomplir son devoir et prendre ses responsabilités était la seule attitude <em>adéquate</em> à adopter.<br />
Puis ses pensées dérivèrent vers Isenn. Il ne put s’empêcher d’éprouver une certaine admiration pour cet homme qui, drapé dans son infinie mégalomanie, s’était permis de déclarer la guerre à tous les Dilatsiens sans exception. Et le pire, c’était que rien ni personne ne semblait être capable de l’arrêter !<br />
En définitive, ce que Minos n’avouerait jamais à ses camarades pirates, ni même à Parnos, c’était qu’à son avis, leur guerre n’aurait qu’un résultat : ils allaient tous mourir et servir de nourriture aux poissons des sept mers !<br /></p>Minos, chapitre X : L'Enkarurn:md5:1091618d708615d73a1eb31c664727fb2008-01-16T21:21:00+01:002010-01-10T12:54:16+01:00SrédéricMinosdelimanoresfantasyMinosromanécriture<p>Ce chapitre occupe une place spéciale dans le bouquin. Il est le seul et unique que j’ai été capable de pondre des années avant d’écrire l’histoire du début à…où elle en est actuellement. Bon, évidemment, il y a eu des refontes depuis, pour faire coller le texte avec les dévelopements ultérieurs qui y ont été apportés.
Bref, dans ce chapitre, retour à Balkna, avec une rencontre familiale pour Minos…</p> <p><strong>Chapitre X : l’Enkar</strong></p>
<p>Les trois mois suivants le retour du Valieri à Drisaelia, aucune autre sortie en mer ne fut organisée, sauf pour des manœuvres menées par Telmas, soucieux que l’équipage soit à l’apogée de sa forme.<br />
Minos y prenait parfois part, mais passait également beaucoup de temps avec Belalian. Tous deux restaient très secrets concernant ces entrevues, qui avaient lieu loin de tous les regards. Comme il n’avait que peu à faire concernant la gestion de son village, Tertté étant un excellent administrateur, il passait également des heures à participer à des manœuvres militaires auprès des troupes de l’île.<br />
Enfin, les Conseils des chefs pirates lui prenaient aussi de son temps. Avec l’arrivée des frégates et la redistribution des navires, c’était toute l’organisation de leur petit monde qui avait été à revoir. Ils avaient fait en sorte de ne plus mélanger leurs activités légales, la pêche, et la piraterie : il aurait été beaucoup trop dangereux pour eux que des pêcheurs soient arraisonnés par un navire étatique et qu’on y découvre des armes.<br />
De ce fait, les non-combattants se chargeaient désormais de la pêche, et les combattants s’occupaient de l’acheminer vers les principaux ports marchands encore libres. Pour des raisons de sécurité, ils ralliaient ces ports tous ensemble, et il était désormais devenu courant de voir accoster des dizaines de navires en même temps : il leur fallait deux à trois jours pour tous arriver, ils faisaient escale une semaine environ et repartaient.<br />
Ils avaient en outre des espions et des points de ralliement dans ces ports, afin de pallier à toute mauvaise surprise et être capable d’anticiper d’éventuelles attaques. Les points de ralliements leur servaient à se retrouver entre eux, et des chefs en profitaient parfois pour tenir des réunions.<br />
Après ce qui était arrivé avec les mages Latcherine, le comportement de Carolas changea du tout au tout. Fini l’Aiger discret et bien obéissant, essayant laborieusement de tenir son rang de pirate, caché dans l’ombre de Telmas. Il marchait désormais la tête haute et semblait sûr de lui et de ce qu’il devait faire.<br />
Certains pirates avaient toujours aimé se moquer de lui, dès que Telmas n’était pas à ses côtés. Ils apprirent à leurs dépens que le nouveau Carolas savait se servir de ses poings, et ils n’oublièrent pas cette leçon. Les chefs pirates Aiger commencèrent à lui demander conseil, ce qui ne manqua pas d’interloquer les autres ethnies présentes sur l’île, les Seitrans en premier lieu. C’était comme s’il s’était conféré une autorité que personne n’osait remettre en cause.<br />
Quand des Aiger vinrent lui demander de régler leurs litiges, il improvisa un lit de justice et rendit ses verdicts. Les plaignants s’inclinèrent devant sa volonté et lui manifestèrent un profond respect. En fin de compte, tous les Aiger passèrent par lui pour résoudre leurs problèmes. On aurait dit qu’il était devenu le roi des Aiger sur Drisaelia.<br />
Il alla jusqu’à critiquer le comportement de certains de ses congénères, violents sans raison, ivrognes, fainéants ou lâches, les traitant de tous les noms, les maudissant et leur déclarant qu’ils n’étaient pas dignes d’être les serviteurs de Raieuc, l’omnipotent dieu de son peuple. Il ordonna que tous les Aiger tiennent leur rang de guerriers pétris d’honneur.<br />
Néanmoins, il ne faisait peser cette arrogance toute nouvelle que sur les Aiger, et s’exprimait avec déférence avec tout autre, qu’il fut homme ou femme, chef ou miséreux. Même s’il n’hésitait plus à donner son avis, y compris quand il n’était pas demandé, il s’inclinait de bonne grâce quand il n’était pas écouté.<br />
Il passa également beaucoup de temps avec Minos et Parnos, désireux de se perfectionner une lame à la main mais aussi en matière de stratégie militaire. Tous deux se firent un devoir de lui apprendre tout ce qu’ils pouvaient : Minos parce qu’après ce que Carolas avait fait sur l’île des mages, il ne pouvait plus rien lui refuser (et n’en aurait jamais eu idée), et Parnos parce qu’il avait deviné les projets de l’Aiger.<br /></p>
<p>Quand les armées d’Isenn avaient envahi les royaumes, dix ans plus tôt, une bonne moitié nord du royaume de Lul était tombé entre ses mains. Malgré tous les efforts du roi Darssé, aucun pouce de terrain ne put être regagné. Au contraire, les défenseurs locaux furent peu à peu repoussés vers le sud, vers la capitale, Balkna. Même si les progrès ennemis étaient lents, comparés aux avancées des premiers jours de la guerre, il paraissait inéluctable que Lul finirait par tomber, tout comme les autres royaumes qui tentaient encore de résister.<br />
Avec l’invasion, toutes les plaines céréalières du centre du pays furent perdues. Les Luliens durent alors se tourner vers les produits de la mer pour assurer leur subsistance. C’est ainsi que se développa la pêche.<br />
Les pêcheurs trouvèrent d’abord place dans le Quartier Commercial de la capitale. Mais nombre d’entre eux étaient querelleurs et avaient le vin mauvais, et les troubles qui s’ensuivirent firent que Darssé fit créer un Quartier spécialement pour eux, où ils seraient cantonnés quand ils seraient à terre : le Quartier Maritime, blotti entre le Quartier Commercial et les Bas Quartiers. Dès que ce nouveau Quartier fut ceint, comme les autres, par de grandes murailles imposantes, la garde royale se mit à y faire des patrouilles pour maintenir l’ordre. Las ! Elles y étaient autant les bienvenues que dans les Bas Quartiers, et Darssé dut là aussi la laisser devenir une zone de non-droit, après y avoir perdu des dizaines de patrouilles.<br />
Le roi de Lul ne pouvait en effet pas se permettre de trop se mettre les marins à dos, car sans eux, son peuple mourrait de faim. Une autre conséquence du développement maritime avait été l’apparition de la piraterie, menée par des chefs tels que Plaevoo le Requin, Jagtroll le Fort ou Wintrop le Rusé. Face aux appels à l’aide des royaumes voisins pour lutter contre ce nouveau fléau et à l’absence de bois dans Lul, les grandes forêts se trouvant dans la zone occupée du pays, Darssé avait du se contenter d’envoyer des hommes et des biens à ses alliés. Il n’avait pas les moyens de monter une flotte.<br />
Ainsi, en plus de la guerre terrestre menée contre Isenn, les pays du sud de Dilats durent en mener une deuxième, maritime celle-là, et tout aussi dramatique car elle les affaiblissait d’autant. Les pirates, eux, se moquaient bien de qui ils attaquaient, pourvu que leur activité reste lucrative, or elle ne l’avait jamais été autant qu’en ces temps agités.<br />
Un matin, au milieu du printemps, une certaine agitation s’empara soudain des remparts sud de la ville : les gardes royaux venaient en effet de repérer à l’horizon des petites taches de couleur à l’aide de leurs longues-vues , ce qui leur indiqua qu’à coup sûr, d’ici la nuit, toute une flottille de pêcheurs serait rentrée au port. C’était devenu une sorte de rituel immuable : le premiers navires visibles en appelaient d’autres, les appelaient en fait tous, et leur départ se ferait de la même manière. Une semaine plus tard, un ou deux navires s’en iraient alors que le soleil se lèverait, puis d’autres suivraient jusqu’à ce que tous s’en aillent, échelonnant leur départ sur toute la journée.<br />
Bientôt, un concert de cors venu des remparts prévint tout le monde de cette arrivée : les marchands, aubergistes et taverniers se frottèrent les mains et allèrent s’assurer que leurs stocks de boissons fortes étaient suffisants pour abreuver tous ces soiffards qui arrivaient, tandis que les officiers de la garde répartissaient leurs hommes et renforçaient la surveillance des points de passage de la ville. Les marins resteraient en ville une semaine en moyenne, et la garde serait sur le qui-vive pendant tout ce temps, prête à intervenir en cas de problème.<br /></p>
<p>Au même moment, au sein du palais royal, trois hommes, vêtus d’une tenue noire ne laissant voir aucun signe distinctif, menaient une veille vigilante sur la chambre de leur roi. Raides comme des piquets, ils restaient parfaitement immobiles, semblant faire partie du décor, d’autant que les traits de leur visage étaient dissimulés par des cagoules. Mais rien n’était plus trompeur que cette attitude : les Enkars étaient des tueurs, l’élite des gardes du royaume. Ils étaient tellement bons dans leur rôle que leur réputation avait dépassé les frontières de Lul depuis de nombreux siècles déjà, et leur mode de recrutement était unique. Nul besoin d’être Lulien, encore moins noble, pour entrer dans ce corps d’élite. Un seul critère comptait : être un virtuose des armes.<br />
Ce corps d’armes avait été créé sous le règne de Lommé, et en presque huit cent ans d’existence, il n’avait failli à sa mission de protéger le roi de Lul qu’une seule fois : en 63 après la création des royaumes, la Conspiration des Maudits était parvenue à tuer Lommé lui-même. Cette conspiration avait été menée par Arsanné, le propre frère de Lommé, et tous ses membres avaient été exterminés par les Enkars furieux d’avoir été pris en défaut. Seul Arsanné, du fait de son rang, avait été épargné, et enfermé jusqu’à sa mort dix ans plus tard. Le chef des Enkars de l’époque, Valmmé, vieux compagnon de Lommé, qu’il avait assisté depuis la Reconquête Seitranne, avait nommé son successeur et s’était suicidé, estimant ne pas pouvoir survivre à une telle défaillance.<br />
Quand les cors des gardes retentirent, deux des trois Enkars enregistrèrent machinalement l’information. Le troisième, en revanche, y prêta une attention toute particulière. Cette fois-ci, il comptait bien en avoir le cœur net : son neveu avait-il survécu et était-il devenu pêcheur voire pirate ?. Remisant ses réflexions dans un obscur recoin de son esprit, il remit toute sa vigilance au service de son rôle, jusqu’à ce que son tour de garde se termine, vers midi.<br />
Dès que lui et ses pairs eurent été relevés par trois autres Enkars, ils se dirigèrent sans un mot vers la garnison, dont une aile leur était réservée. Mais, tandis que les deux autres allèrent directement à leurs quartiers, le troisième prit résolument une autre direction, celle de l’Etat-major de l’armée de Lul. Il en franchit l’entrée sans que nul ne songe à l’arrêter, au contraire : les gardes de faction regardèrent ailleurs, en se dandinant nerveusement sur leurs pieds pendant qu’il passait silencieusement devant eux.<br />
Il arpenta des couloirs au luxe ostentatoire, dont les sols étaient recouverts de lourds tapis exotiques finement ouvragés et les murs ornés de fresques épiques relatant les exploits de la Maison régnante de Lul. Il croisa des membres de l’Etat-major, pour la plupart nobles, et les ignora royalement. La réciproque n’était pas vraie : les conversations agitées se transformaient en murmures, voire cessaient tout à fait sur son passage. Enfin, il déboucha sur un énième couloir, dont l’une des portes était gardée par un Enkar. Il s’arrêta à environ trois mètres de la porte et prit la parole.<br />
– Crivelon, Kentos demande audience à Erksool.<br />
Le dénommé Crivelon tourna à peine la tête vers lui, puis frappa lentement à la porte qu’il gardait. Une voix s’éleva de derrière :<br />
– Oui ?<br />
– Seigneur Erksool, Kentos est là et demande une audience.<br />
– Qu’il entre.<br />
Crivelon libéra alors le passage, et Kentos ouvrit la porte des appartements du chef des Enkars, Erksool de Mensiad.<br />
Les quartiers du chef des Enkars étaient dépouillés de tout faste inutile, mais assez représentatifs du guerrier qu’il était : sur trois des quatre murs de sa chambre, des dizaines d’armes étaient exposées, de la classique épée <em>tyrlis</em> à des armes dont même Kentos n’avait jamais entendu parler et dont il aurait été bien en peine de deviner l’utilisation, malgré son impressionnante science de la guerre, toutes plus propres et brillantes les unes que les autres, semblant n’attendre que l’occasion de servir, et Kentos ne douta pas une seconde que cet arsenal était en parfait état de fonctionnement, entretenu avec le plus grand soin. Sur le quatrième mur, en revanche, au-dessus du lit qui y était adossé, une longue étagère contenait des ouvrages et autres parchemins, dont des ouvrages incontournables de l’art de la stratégie guerrière, que Kentos reconnut immédiatement aux enluminures ornant leurs tranches. Bien que la grande majorité de ces ouvrages ne lui dise rien, il ne douta pas un instant qu’ils contenaient tout ce qui avait jamais été imaginé en matière de sciences de la guerre sur toute la planète.<br />
– Et bien, Kentos, que t’arrive-t-il ?<br />
Le chef des Enkars était âgé d’une cinquantaine d’années ; il avait des cheveux blonds coupés courts, qui commençaient à grisonner, et portait une moustache, dont chaque bout étaient tressé, à la mode de son pays d’origine, l’Ubikeirn. Ses traits évoquaient ceux d’un faucon, et son regard était très vif.<br />
– Lors de l’invasion du nord du pays, il y a dix ans, le fief que mon frère Kardanos détenait au bord de la frontière avec le Stellas a été pris par les forces d’Isenn. Mon frère et sa femme ont disparu depuis ce jour. Ils avaient deux fils : l‘aîné était Karlmos, incarnation de tous les bas instincts de la race humaine, qui fut en son temps banni et déchu de tous ces droits pour des exactions diverses et répétées. Le cadet portait le nom de Minos et je pensais jusqu’à il y a peu qu’il était mort en même temps que ses parents. Mais voilà que depuis quelques temps, je <em>sens</em> sa présence. Je ne sais trop comment l’expliquer : c’est comme si un signal s’allumait dans ma tête, comme si une connexion s’établissait, et à chaque fois, je vois son jeune visage qui apparaît devant mes yeux.<br />
Erksool fronça les sourcils, intrigué. Les Enkars étaient tous capables de <em>ressentir</em> la présence de personnes autour d’eux, même sans les voir, mais il était extrêmement rare qu’ils puissent y associer une personne en particulier.<br />
– Et il t’arrive souvent de ressentir sa présence ? S’enquit Erksool.<br />
– Seulement depuis deux mois, et seulement quand les pêcheurs rallient Balkna.<br />
– Et les cors annonçant leur arrivée ont retenti ce matin. Que comptes-tu faire ?<br />
– En tant qu’Enkar, je suis avant tout lié à la Maison régnante de Lul. Mais depuis les morts présumées de mon frère, de ma belle-sœur et de mon neveu, j’ai reçu en plus les droits et privilèges de Comte Ertos. Comme ce comté est entre les mains des armées d’Isenn depuis dix ans, cette suzeraineté n’est que théorique, mais si mon neveu est réellement en vie, c’est à lui qu’échoient ces droits. J’aimerai donc avoir ta permission de le ramener au palais.<br />
– Je te l’accorde, Kentos. Selon toi, il se trouverait donc dans le Quartier Maritime ?<br />
– Je le pense, oui.<br />
– Bien. Dans ce cas, il est superflu que je demande à quiconque de t’accompagner. Cela ne devrait guère être dangereux.<br />
– En effet, Erksool, ce serait du gaspillage. Quel que soit le nombre de ces pêcheurs, ou pirates, je n’aurai aucun mal à m’en débarrasser.<br />
– Bien sûr. Après tout, tu es un Enkar, conclut Erksool en acquiesçant d’un signe de la tête.<br /></p>
<p>Kentos se drapa dans une large cape verte foncée avant de franchir le poste de garde de la garnison. Il souhaitait ne pas attirer l’attention, pressé de remplir la mission qu’il s’était fixé. Tout en arpentant les ruelles crasseuses du Quartier Maritime, il ne put s’empêcher de ressentir de l’exaltation : Ô Lommé, le petit Minos avait survécu ! C’était incroyable autant qu’inespéré ! La Maison d’Ertos n’allait donc pas s’éteindre à sa mort, comme il l’avait longtemps cru !<br />
Il ne croisa pas grand monde en chemin, ce qui était normal : à cette heure, en début de soirée, les marins avaient déjà massivement investis les auberges et les bouges. Ce n’était qu’à partir du milieu de la nuit qu’ils se répandraient dans la nuit en cherchant noise à tous ceux qui leur sembleraient plus saouls qu’eux, ou plus simplement moins nombreux.<br />
Concentré sur la présence de son neveu, qu’il percevait plus que jamais, Kentos laissa ses pas l’en rapprocher. Il se retrouva devant une auberge qui déparait dans les alentours miteux : solidement bâtie, elle était en pierre et, ce qui paraissait incongru dans ce Quartier, elle était propre. Dès qu’il fut en vue, il jeta machinalement un coup d’œil à la pancarte indiquant le nom de l’établissement, et il ne put s’empêcher de trouver quelque peu incongru de venir chercher le véritable comte Ertos dans un endroit nommé <em>La Pustule Purulente</em>.<br />
Même de dehors, Kentos sut qu’il y avait foule à l’intérieur. La solide porte close qui en barrait l’accès laissait filtrer un brouhaha sourd. Les deux mastodontes qui l’encadraient ne lui posèrent pas la moindre question, mais son accoutrement dut leur faire bon effet, car ils y tambourinèrent. Une minuscule fenêtre s’ouvrit et un œil inquisiteur regarda partout autour, pendant quelques secondes. Elle fut brutalement fermée, avant que Kentos n’entende pas moins de sept verrous être déclenchés, et que la porte s’ouvre.<br />
Il en franchit le seuil et s’arrêta, s’imprégnant de l’atmosphère. Il était entouré par un chaos indescriptible. L’atmosphère était saturée de fumée, venant de ces drôles d’objets appelés <em>pipes</em>, que seuls les marins utilisaient, pour <em>fumer</em> une plante séchée appelée <em>tabac</em>. Il avait de plus l’impression de s’être invité à un concert de beuglements, dans lequel il entendait des bribes d’histoires plus fantaisistes les unes que les autres, de navires qui volaient, de passages s’ouvrant miraculeusement dans les mers, de magiciens invincibles, de captures de frégates par de simples navires de pêcheurs.<br />
Il ne prêta pas grande attention à toutes ces affabulations et se concentra sur la présence de Minos. Il la décela rapidement, à l’étage. D’après ses perceptions, il était en compagnie de deux autres personnes. Il lui fallut plusieurs minutes pour se frayer un passage, jusqu’au grand escalier qu’il voyait à l’autre bout de la grande pièce.<br />
Dans ce tumulte, il bouscula accidentellement un pêcheur aux muscles saillants, et qui lui rendait une bonne demi tête. Celui-ci se tourna aussitôt vers lui, les yeux brillants de la soif d’en découdre.<br />
– T’as un problème, fiente d’orikani ? Parvint-il à articuler laborieusement, déjà bien enfoncé dans les vapeurs de l’alcool.<br />
Un cercle se fit alors autour d’eux, comme par enchantement. Kentos se contenta de lui asséner un coup de coude sur le nez, tout en lui décochant un coup de poing magistral dans l’estomac avec son autre main. Il avait agi si rapidement que personne ne put suivre ses gestes des yeux. Tandis que le pêcheur ivre s’affalait par terre en geignant, un passage s’ouvrit dans la foule pour laisser passer l’Enkar.<br />
Arrivé au pied de l’escalier, il avisa un homme bien plus grand que la moyenne, très musclé et au teint hâlé, assis au milieu de l’escalier. Il le regardait fixement. Déployant ses sens, Kentos apprit que deux autres hommes se trouvaient en haut de l’escalier, dissimulés dans l’ombre.<br />
Lorsqu’il commença à monter les marches, le géant se leva et lui dit :<br />
– Halte. Ce soir, l ’étage est réservé.<br />
– Je dois parler à l’une des personnes qui se trouvent là-haut. C ‘est important.<br />
– Mes instructions sont claires : personne ne passe.<br />
– Soit, mais peut-être peux-tu au moins porter un message ?<br />
– Non, désolé. Les personnes qui sont en haut ne veulent être dérangées sous aucun prétexte moins important que la fin du monde.<br />
– Il faut pourtant que je vois Minos sur-le-champ.<br />
– Minos ? Tu te trompes, il n’y a aucun nommé Minos là-haut.<br />
Kentos hésita à passer en force. Non pas qu’il ne soit pas certain d’y réussir, mais il ne sentait pas d’agressivité particulière émanant de l’homme étrange qui lui faisait face : sa manière de parler, calme et sereine, jurait avec son physique très impressionnant. Il sentit en outre que l’homme ne faisait que son devoir, et obéirait aux ordres qu’il avait reçu, coûte que coûte. Kentos révisa à la hausse son opinion des marins : tous n’étaient pas que des imbéciles ivrognes et querelleurs. Celui avec qui il discutait portait une certaine noblesse de caractère en lui. Un homme d’honneur…et donc digne d’estime.<br />
Kentos soupira. Il n’était pas venu jusque-là pour renoncer dans cet escalier. Il reprit la parole.<br />
– Je te respecte en tant qu’homme de devoir, l’ami, mais sache que rien ni personne ne m’empêcheront de monter.<br />
– C’est ce qu’on va voir, rétorqua l’armoire à glace en haussant le ton.<br />
Alors qu’il se préparait à passer à l’action, Kentos sentit que les deux autres présences qu’il avait perçu en haut des escaliers s’approchaient, alarmées par le ton de leur acolyte. Il leur jeta ce qu’il voulut n’être qu’un simple coup d’œil, mais ne put détacher ses yeux du premier des deux hommes, d’un âge mûr, qui se dirigeait vers lui, l’air décidé et la main posée fermement sur la hache accrochée à sa ceinture.<br />
– Il y a un problème, Kraeg ? dit-il d’un ton autoritaire.<br />
– Parnos ? dit l’Enkar, hésitant.<br />
Parnos sursauta, comme s’il avait été piqué par un insecte, et tenta de dévisager l’intrus dissimulé sous sa large capuche.<br />
Kentos dévoila son visage, ou plutôt la cagoule qui le dissimulait, révélant par-là même son appartenance au corps des Enkars.<br />
Parnos écarquilla les yeux, incrédule, et bafouilla à son tour :<br />
– K…Kentos ?<br />
– Bon sang, enchaîna Kentos d’un ton joyeux, alors j’avais raison : c’est bien la présence de Minos que j’ai décelé ! Et toi, vieux frère, tu es en vie également ! C’est un grand jour pour la Maison d’Ertos, conclut-il en serrant Parnos dans ses bras.<br />
Abasourdi sur le coup, Parnos ne fut pourtant pas long à se reprendre. Il se dégagea et dit, sourcils froncés :<br />
– Qu’est-ce que tu fiches ici, Kentos ?<br />
– Comment peux-tu me poser une telle question ? Je viens chercher Minos, bien sûr. J’arrive à ressentir sa présence depuis quelques temps, et je suis venu ici m’assurer que mes sens ne me jouaient pas de tour. Où étiez-vous passés, bon sang ? Ça fait dix ans que je vous croyais morts !<br />
Parnos s’échauffa à ces paroles :<br />
– Tu te fous de moi ou quoi ? Qu’est-ce que tu crois qu’on a fait ? Kardanos et Nevella se sont sacrifiés pour que je puisse sauver Minos, et je l’ai emmené ici, à Balkna. Evidemment, personne ne m’a cru quand j’ai dit que le gosse était le comte Ertos, et quand j’ai demandé après toi, j’ai appris que tu étais parti en mission. Pendant trois mois, tu m’entends, trois mois ! Je suis allé voir les gardes tous les jours, espérant apprendre enfin ton retour, et à la fin ils en ont tellement marre de me voir qu’ils m’ont battu quasiment à mort pour être sûrs que je ne revienne pas les voir ! Alors après ça, môssieur l’Enkar, tu peux être certain que j’ai dit « merde » au royaume, et j’ai pris le petit sous mon aile. Et si ça t’intéresse tellement de savoir ce qu’on a fait depuis dix ans, et bien apprend que nous avons été voleurs et que désormais nous sommes pirates ! Pas mal, hein, pour le titulaire d’un comté du royaume et son serviteur ?<br />
– Je…je ne sais pas quoi dire, vieux frère. Je suis vraiment désolé. Mais tout ça est terminé, désormais : vous allez venir avec moi et Minos va récupérer ses titres et privilèges. Une nouvelle vie commence pour vous deux !<br />
– N’en sois pas si sûr, Kentos, dit Parnos, énigmatique.<br />
– Comment ça ?<br />
– Tu verras bien. Viens avec moi, je te conduis à ton neveu. Carolas, Kraeg, vous n’avez rien entendu de cette conversation.<br />
– Très bien.<br />
– Comme tu voudras.<br />
Il monta les marches de l’escalier, Kentos sur les talons, et frappa à la porte.<br />
– Wintrop, c’est Parn. Il faut que je te parle, c’est de la plus extrême importance.<br />
– Entre.<br />
– Kentos, attends moi là, je n’en ai pas pour longtemps. Et tu ne touches pas aux types qui vont sortir !<br />
Après avoir opiné du chef, Kentos attendit, stoïque. La porte s’ouvrit et deux hommes sortirent de la pièce, visiblement mécontents. Kentos crut qu’il allait s’étrangler de surprise : ces deux hommes, dont il avait entendu maintes fois la description, n’étaient autres que Plaevoo le Requin et Jagtroll le Fort. Il comprenait maintenant l’avertissement que lui avait donné Parnos. En tant que serviteur du royaume, la tentation fut forte de mettre la main sur ces deux criminels, mais il s’abstint : il n’était pas venu pour eux.<br />
Parnos sortit à son tour et dit :<br />
– Il t’attend.<br /></p>
<p>En entrant, Kentos jeta machinalement un coup d’œil à la pièce : spacieuse, elle n’avait pour mobilier qu’une grande table en bois d’ébène. Devant cette table se tenait son neveu, qui le regardait l’air furieux.<br />
Kentos le regarda longuement sans dire un mot. Aucun doute, il était bien le fils de son père : il en avait le même visage, ainsi que la même couleur de cheveux, d’un noir bleuté. En revanche, il n’avait pas hérité de sa corpulence massive ni de ses yeux bleus : il était mince et paraissait musclé, et ses yeux noisettes lui venaient de sa mère.<br />
Il était vêtu en guerrier, avec une tenue de cuir brun, et deux épées pendaient de part et d’autre de son corps, dans des ceinturons de cuir rouge. L’une des épées était droite et l’autre courbe.<br />
C’est finalement Minos qui rompit le silence :<br />
– Qu’est-ce que tu me veux, Enkar ?<br />
Kentos ne se laissa pas démonter par la froideur de l’accueil, après celui de Parnos.<br />
– Je suis venu te chercher, afin que tu me suives au palais du roi. Là, tu pourras te faire reconnaître, faire valoir tes droits et privilèges et mener une vie plus en accord avec celle que t’a accordé ta naissance.<br />
– Tu arrives trop tard, Enkar. Ma vie, je l’ai choisie tout seul et je la mène comme je l ‘entends.<br />
– Tu es l’héritier d’un titre comtal, il y a des responsabilités auxquelles tu ne peux échapper.<br />
Minos explosa :<br />
– Responsabilités ! Espèce d’imbécile, pauvre merdeux, larbin de palais à deux sous et demi ! Les responsabilités dont tu me parles, on me les a déniées il y a dix ans, quand je suis arrivé dans cette maudite ville dans les bras de Parnos !<br />
– Je sais, Parnos vient de me l’expliquer. Comme je le lui ai dit, je suis désolé d’arriver si tard, mais tout va s’arranger pour toi, désormais. Devant le…<br />
– Ferme-là et ouvre grandes tes oreilles, trouffion royal : la vie que je mène aujourd’hui ne te plaît peut-être pas, mais je l’ai gagnée, méritée, par mes seuls talents. C’est une chose que tu ne pourras jamais comprendre : je me suis fait tout seul et j’en suis fier !<br />
– Je ne vois aucune fierté à être pirate.<br />
– Je ne suis pas un simple pirate, crétin ! Je suis l’un des trois rois de la mer, avec mes amis, compagnons et parfois adversaires Plaevoo le Requin et Jagtroll le Fort ! Je suis Wintrop le Rusé !<br />
Kentos en resta sidéré. Wintrop le Rusé était Minos ! Comment n’y avait-il pas pensé en voyant les deux autres chefs sortir ? Il se rendit compte qu’il avait interrompu une conférence entre les trois chefs pirates les plus redoutés des mers du sud, et l’un des trois était son propre neveu, l’héritier légitime de la Maison d’Ertos ! Minos était un ennemi du roi ! Il devait mettre un terme à cette situation honteuse sur le champ.<br />
– Il suffit, Minos. Tes désirs passent après tes devoirs et il est plus que temps pour toi d’aller de l’avant. Laisse-moi finir, fit-il impérieusement en voyant que son neveu s’apprêtait à répliquer. Puisque je vois qu’il faut arriver là, je te signale que tu fais toujours partie de la Maison d’Ertos, or j’en suis le suzerain. A ce titre, je t’ordonne de me suivre. Est-ce clair ?<br />
Minos le fixa durement pendant quelques longues secondes, puis lui répondit calmement et froidement :<br />
– Tu joues avec les mots, Enkar. Mais tu reconnais que je suis le suzerain légitime du comté d’Ertos. Je n’ai donc pas à recevoir d’ordres d’un usurpateur. S’il te reste une once d’honneur, tu ne peux que t’incliner, tourner les talons et retourner au palais…sans moi. Je n’ai pas eu besoin de toi pendant toutes ces années et ce n’est pas maintenant que les choses vont changer. Mais si cela ne te convient pas, ajouta-t-il en sortant ses deux épées de leur fourreau, tu peux toujours essayer de me convertir à ta version des choses par la force.<br />
– Ce serait folie de ta part de prétendre me tenir tête une arme à la main. Mais si tu insistes, voyons si tu en es capable, Minos Kardanos Ertos.<br />
– Quand tu veux, Kentos Vildetos Ertos.<br />
Kentos sortit lentement de sous son manteau une longue dague effilée, à la garde en S. Allongeant le bras devant lui à l’horizontale, la pointe de son arme dirigée vers le sol, il hocha la tête. Si Minos reconnut le salut de la Maison d’Ertos, il n’en laissa rien paraître, se contentant de fixer son oncle d’un œil mauvais. Il ne lui rendit pas son salut. Kentos prit une pose détendue, voire nonchalante, qui indiqua à Minos qu’il ne voulait pas attaquer le premier.<br />
Ce dernier se rua alors, jouant de ses deux épées en même temps : il tenta d’embrocher son adversaire avec l’épée que tenait sa main gauche, tandis que de la droite il balaya l’air horizontalement d’un coup rapide et puissant porté en direction du cou de son oncle. Celui-ci ne recula pas d’un pouce, écartant la lame dirigée vers son ventre à l’aide de sa dague et se contentant d’opposer son avant-bras à l’autre lame. Le bruit métallique que Minos entendit lors du contact lui indiqua que l’avant-bras de l’Enkar était protégé par une fine armure cachée sous son manteau, sans doute une cotte de mailles de venue des forges de l’Uvnas.<br />
Repartant à l’assaut, il lança son pied droit vers le genou gauche de Kentos, mais celui-ci avait anticipé le mouvement : il écarta la jambe de Minos à l’aide de son pied, et lui décocha dans la foulée un puissant et sévère coup de pied dans l’estomac. Minos partit violemment à la renverse en direction de la large table. Donnant une impulsion avec ses pieds, il fit une roulade arrière sur la table et se retrouva debout dessus, prêt à frapper. Il ne vit personne devant lui et n’eut pas le temps de réagir quand Kentos, qui avait lui aussi roulé jusque sous le rebord de la table, surgit brusquement du bas et planta sa longue dague dans le pied de Minos : elle traversa non seulement le pied mais également les vingt centimètres de bois sur lesquels il était en appui.<br />
Grognant de douleur, Minos faucha l’air devant lui avec ses épées mais Kentos était déjà parti en roulade arrière, loin de la lame mortelle de son adversaire. Il se releva tranquillement et déclara à son neveu :<br />
– Ce combat est terminé et tu l’as perdu. Insister plus longtemps serait ridicule de ta part.<br />
L’ignorant, Minos voulut enlever la dague de son pied mais elle refusa de bouger, comme si elle était coincée. Examinant rapidement l’arme, il comprit : c’était une uzaï, une dague drotite, arme ô combien mortelle ! D’une pression sur le bout du manche, on faisait jaillir trois petites lames qui s’ouvraient en triangle vers le manche, empêchant ainsi la lame de ressortir. Les Drotites utilisaient ces trois lames après avoir réussi à embrocher un ennemi, qui ne pouvait alors retirer la dague qu’en se déchirant mortellement la chair.<br />
– Tu es trop sûr de toi, Kentos, et cela pourrait bien te jouer des tours, dit Minos en appuyant sur le bout du manche de la dague, tout en le tournant de quarante-cinq degrés : les trois lames réintégrèrent alors leur compartiment dans un claquement sec et Minos arracha l’arme de son pied prisonnier, faisant jaillir du sang. Examinant la dague, il dit :<br />
– JyaSang Pow m’a parlé des Enkars qui sont passés sur le territoire drotite pendant l’Interrègne. Il aurait dû me paraître évident que vous ramèneriez des souvenirs de votre périple au bout du monde.<br />
– Tu…tu connais les Drotites ? Comment est-ce possible ?<br />
– Tu n’es pas le seul à avoir bourlingué, Kentos. N’oublie pas que je suis l’un des rois de la mer. On continue ? demanda-t-il en arborant un sourire sauvage.<br />
– Je t’attends, répondit Kentos calmement en sortant deux nouvelles uzaïs de son manteau.<br />
Minos sauta souplement de la table et fit à nouveau face à Kentos, ses deux épées croisées devant lui. Du sang s’écoulait lentement de son pied, et la douleur était très forte, mais il en fit abstraction. Kentos était sur ses gardes, sentant sans se l’expliquer une grande confiance en soi chez son neveu. Etait-il possible que le gamin soit dangereux pour un Enkar ? Bien que cette idée lui parut totalement incongrue, il resta le plus vigilant possible : jamais un Enkar ne perdait de combat à cause d’un excès de confiance.<br />
Minos savait qu’il n’avait aucune chance de l’emporter face à Kentos : aussi bon soit-il, il avait affaire à l’élite de l’élite, ce qui n’était pas peu dire. Il était déjà beau qu’il ait pu résister jusque-là sans être trop amoché.<br />
Mais il ne voulait pas s’avouer vaincu : il avait bien l’intention de montrer à Kentos que personne ne pouvait le faire reculer ni l’intimider, pas même un Enkar. Il décida de passer aux grands moyens, ceux qu’il avait appris de Balalian. Connaissant l’aversion de la Maison d’Ertos pour la magie, il espérait surprendre son oncle en en faisant usage.<br />
Il se concentra intensément, recherchant au fond de lui cette indescriptible chose que Balalian nommait <em>l’étincelle</em>. Il la trouva et la sentit grandir en lui quand il entra en connexion avec elle. Grâce aux leçons de Balalian, il était capable de transformer cette <em>étincelle</em>, notamment en énergie dévastatrice. L’inconvénient de ce genre d’attaque était qu’elle drainait dangereusement les forces du corps, mais Minos voulait absolument gagner, quel qu’en soit le prix.<br />
Quand il sentit que l’énergie qui grondait en lui n’allait pas tarder à exploser, il la fit passer dans ses bras et l’expulsa violemment, tout en fendant l’air de ses deux épées. L’énergie engendrée se transforma alors en une onde tranchante et invisible qui allait tout déchirer sur son passage, sur trois mètres environ. Or Kentos était à cette portée : il n’avait aucune chance !<br />
Mais Kentos n’était pas un Enkar pour rien, et bien qu’il éprouva une aversion innée pour la magie, son apprentissage d’Enkar l’avait obligé à en apprendre certaines facettes. C’est ainsi qu’il détecta que Minos faisait appel à des forces magiques, et qu’il réussit à réagir promptement quand il sentit l’énergie dévastatrice déferler sur lui.<br />
Il croisa ses avant-bras devant lui pour se protéger son visage, et projeta sa force vitale autour de lui pour s’en faire un bouclier. Cela ne suffit pas. L’onde de choc lui lacéra les bras malgré son armure et il s’écrasa violemment contre le mur de bois et de torchis, dans lequel il s’enfonça d’une bonne cinquantaine de centimètres, avant de s’écrouler lourdement à terre en grognant.<br />
Minos ne resta pas les bras croisés pendant ce court laps de temps : il se précipita sur son oncle, la respiration haletante et des points noirs dansants devant ses yeux, ses épées prêtes à frapper. Mais Kentos récupérait déjà, et tandis qu’il commençait à se relever, un genou à terre, son esprit avait déjà retrouvé sa vivacité habituelle.<br />
Utilisant une technique similaire à celle de Minos, il concentra sa force vitale dans ses mains, et la fit jaillir en ondes tranchantes qui coupèrent net les épées qui allaient le mettre en pièces. Poussé par son irrésistible désir de gagner, Minos riposta aussitôt, lèvres serrées et regard enflammé, en dirigeant vivement les restes de ses lames vers les tempes de Kentos. Anticipant à nouveau, celui-ci plaça le dos de ses mains de chaque côté de ses tempes : du sang jaillit quand elles furent transpercées, mais il restait encore suffisamment de forces à Kentos pour résister à la pression de Minos, qui tentait vainement de pousser ses lames vers le crâne de son adversaire.<br />
Kentos fit passer toute sa force dans sa jambe dont le genou était à terre et, se redressant brusquement, il lança l’autre jambe au visage de Minos, qui ne put esquiver le coup et partit en arrière, sans lâcher ses armes mais libérant du même coup les mains de Kentos. Celui-ci pivota dans la foulée et détendit brusquement la jambe vers le ventre de Minos, qui ne put se protéger et alla s’écrouler à son tour contre un mur, le souffle coupé. Il n’avait plus la force de se relever.<br />
Kentos s’approcha lentement, jusqu’à dominer son neveu de toute sa hauteur.<br />
– Qu’est-ce que tu croyais, Minos ? Tu n’espérais quand même pas sérieusement pouvoir me vaincre ?<br />
– Bien sûr que si ! Quel intérêt de se battre si on part vaincu d’avance ?<br />
– En tout cas, et même si tu t’en fiches éperdument, sache que tu t’es bien battu : aucun adversaire n’avait été capable de me donner autant de fil à retordre depuis des années, et encore moins à m’infliger de telles blessures. Tu es devenu un homme plein de ressources.<br />
Tout en écoutant son oncle, Minos continuait à bouillir de colère. Kentos discutait tranquillement, comme s’ils prenaient le thé à la Cour, et paraissait aussi fringant que s’il venait de faire la sieste. Et pendant ce temps-là, lui, Minos, était étendu à terre, des douleurs atroces lui parcouraient tout le corps et il était incapable de faire le moindre geste ! Maudit Enkar !<br />
– J’espère que tu es revenu à la raison, maintenant, et que tu vas me suivre à la Cour ?<br />
– Je te l’ai dit et je te répète, répondit hargneusement Minos, je refuse ! Personne ne m’obligera à faire quoi que ce soit contre mon gré ! Ni aujourd’hui, ni jamais ! Je ne me soumettrais pas, Kentos ! Tue-moi si tu veux et récolte la gloire d’avoir tué Wintrop le Rusé, mais je ne deviendrais pas un larbin de l’incompétent qui te sert de roi !<br />
Kentos resta silencieux un long moment, puis reprit la parole.<br />
– Le roi n’est qu’un symbole, Minos, surtout celui-là. Je ne peux même pas te donner tort quand tu parles de l’incompétence de Darssé, mais elle est tempérée autant que faire se puisse par ses conseillers. Assumer ton titre peut te permettre de devenir un de ces conseillers, et d’aider ton souverain à prendre les bonnes décisions en ce qui concerne la marche du royaume.<br />
– Tu me fais rire avec ta marche du royaume ! La marche du royaume le conduit droit dans le mur, j’espère au moins que tu t’en rends compte ! Lul a-t-il vraiment une chance de survivre à la guerre ?<br />
– En continuant comme cela, non.<br />
– Et bien retourne crever avec ton royaume, Enkar !<br />
Après une éternité, Kentos tourna les talons et s’en fut. Il croisa Parnos sans un mot, qui se précipita au secours de son jeune maître, et se dirigea droit vers le palais. Il ne pouvait s’empêcher d’avoir été impressionné par la forte personnalité de Minos, et ressentit même envers lui quelque chose qui ressemblait à de l’admiration. Ce chiot avait un sacré culot !<br />
Il se remémora soudain ce jour lointain où le comte Vilas avait amené dans le fief d’Ertos sa fille Nevella, fermement décidée à épouser Kardanos, son frère aîné et héritier du comté. Leur mère, Dame Velinia, avait déclaré aux comtes Vildetos et Vilas que leurs petits-enfants risquaient d’avoir la tête dure : elle ne s’était pas trompée !<br /></p>Minos, chapitre IX : Les Mages Latcherineurn:md5:51917279a5912bbc60083ab4a0e1f13c2008-01-15T20:00:00+01:002010-01-10T12:54:59+01:00SrédéricMinosdelimanoresfantasyMinosromanécriture<p>Il existe plusieurs formes de magie, et nos héros vont y être confrontés dans ce long épisode…</p> <p><strong>Chapitre IX : les mages Latcherine</strong></p>
<p>Quand ils rallièrent Drisaelia avec leurs trois frégates remorquées chacune par trois navires pirates, ce fut du pur délire : Minos et ses lieutenants se retrouvèrent portés en triomphe, et une gigantesque beuverie fut improvisée. Mais il se moquait éperdument de tout ce tralala et n’avait qu’une hâte, rentrer chez lui. Minos n’avait pas du tout la tête à faire la fête, il avait l’estomac noué à l’idée du nombre d’hommes qu’il avait perdu lors des batailles récentes. Il pensait beaucoup à Garolddé. Il se força néanmoins à faire bonne figure le plus longtemps possible.<br />
Il fut sauvé par Plaevoo, qui arriva de sombre humeur, et prétexta à ses camarades de banquet avoir des choses importantes à voir avec lui. Le soulagement qui put se lire sur le visage de Minos disparut à la première phrase que lui dit Plaevoo d’un ton glacial.<br />
– Je suppose que tu es fier de toi, Wintrop ?<br />
– On a fait du bon boulot, lâcha l’interpelé d’un air détaché tout en haussant les épaules, alerté par la froideur de son interlocuteur. Il y a un problème, Plaevoo ?<br />
– A cause de toi, l’escalade de la violence sur la mer atteint un nouveau sommet. Même si je pense que c’était inéluctable. Mais les frégates, bon sang, Wintrop ! A quoi pensais-tu en les ramenant ici ? Tu comptes les garder ?<br />
– Pourquoi pas ? A priori, ce sont de beaux navires, si on est assez malin pour les garder.<br />
– Bin voyons ! Tu espères vraiment que tous les autres chefs pirates, Jagtroll et moi en tête, allons te les laisser sans dire un mot ?<br />
– Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Minos en fronçant les sourcils.<br />
– C’est évident, non ? Si tu gardes ces trois frégates pour toi tout seul, tu vas faire beaucoup de jaloux, et une guerre pourrait bien éclater au sein même de notre communauté, pour des questions évidentes de prestige et de puissance.<br />
– Franchement, je n’avais pas pensé à ça. Et de toute manière, je n’ai jamais eu l’intention de garder les frégates pour moi tout seul : tu te rends compte du nombre de marins qu’il faut pour les manœuvrer ? Je ne suis même pas certain de pouvoir en diriger une même en y affectant l’intégralité de mes hommes !<br />
– En tout cas, je te le dis, ça pourrait faire du vilain. Il faut convoquer le Conseil des pirates le plus tôt possible afin de définir une position commune. Heureusement que Jagtroll est présent actuellement, ça va faciliter les choses. Demain matin à la première heure, ça te va ?<br />
– Très bien, je fais passer le mot aux chefs que je croise.<br />
Ils se séparèrent sur ces paroles, et Minos retourna auprès des banqueteurs. Il avait encore moins envie qu’avant de faire la fête mais il avait au préalable remarqué quelques petits chefs qui devaient être mis au courant de la tenue de la réunion. En s’acquittant de cette tache, il put constater que Plaevoo risquait bien d’avoir raison : certains le regardaient désormais d’un air méfiant, qui s’adoucit un peu quand il leur parla de la réunion du lendemain.<br />
Quand il rentra, escorté par Parnos qui, malgré la liesse générale, ne l’avait pas perdu de vue une seconde, il était préoccupé. Il commençait à peine à se rendre compte qu’avec son statut, qui ne cessait d’aller en s’améliorant, des responsabilités nouvelles apparaissaient avec. Il devait prendre garde à ses actes, car les conséquences qu’ils engendraient pouvaient avoir des incidences sur la vie de beaucoup de monde autour de lui. La mort de Garolddé en avait la première preuve, aussi concrète que douloureuse.<br />
Il était harassé de fatigue quand ils arrivèrent au village, mais il prit tout de même la peine de s’arrêter voir Lonia, la sœur de Garolddé. Même si elle devait être au courant de ce qui lui était arrivé, Minos se sentit le devoir d’aller se présenter face à elle.<br />
Il frappa à la lourde porte de chêne de la petite maison en pierre qu’elle habitait avec son mari, un marin du nom d’Iliander, qui ne faisait pas partie de leur bande. Iliander ouvrit la porte, l’œil sombre.<br />
– Wintrop, Parn, fit-il en les saluant brièvement de la tête. Se tournant à l’intérieur, il appela doucement.<br />
– Lonia, Wintrop et Parn sont là.<br />
Elle s’approcha, d’une démarche hésitante. Elle avait les mêmes longs cheveux ondulés que son frère, mais son caractère d’ordinaire aussi rieur que celui de Garolddé avait laissé place à un masque de pâleur et de tristesse. Elle paraissait décomposée.<br />
Elle prit Minos dans ses bras en murmurant :<br />
– Telmas nous a dit.<br />
– Je…je suis tellement désolé, Lonia, bredouilla Minos, plus ému qu’il ne l’aurait cru possible. Je ne sais pas quoi dire…<br />
– Alors ne dis rien. Souvenons-nous de mon frère et louons ce qu’il était.<br />
Au bout d’un long moment, elle le lâcha et esquissa un bref sourire.<br />
– Bonsoir, Wintrop, bonsoir Parn, dit-elle en reculant dans la maison.<br />
Iliander referma la porte derrière eux quand ils s’en furent. Minos ne parvint pas à trouver le sommeil cette nuit là.<br /></p>
<p>Dans le port de Drisaelia existait un palais d’une taille respectable. La légende voulait que Judogin le Grand, un célèbre pirate qui avait vécu trois siècles plus tôt, l’avait fait bâtir au firmament de sa gloire, comme pour rappeler à tous que lui aussi était un souverain à sa manière.<br />
Après sa mort, des pirates s’entre-tuèrent pour en prendre le contrôle, pour asseoir leur souveraineté. Finalement, pour mettre fin aux tueries, les chefs pirates s’y réunirent et décidèrent que nul ne pourrait revendiquer le palais. Il appartiendrait à tout le monde et à personne, et des biens communs pourraient y être stockés. C’est ainsi qu’il devint une vaste réserve et que sa grande salle servit aux réunions du Conseil des pirates, inauguré par ces négociations.<br />
Trois cent ans plus tard, la fonction du palais n’avait pas variée, et une quarantaine de chefs se pressaient ce matin-là dans la grande salle. De nouvelles négociations allaient avoir lieu : que faire des frégates capturées par Wintrop ? Devaient-elles être confiées à de simples chefs ou, à l’instar du palais, devaient-elles être considérées comme l’apanage de tous ?<br />
Une chose était certaine : personne ne déniait à Wintrop le droit de garder l’une des frégates. Après tout, sans lui, ils n’en auraient aucune. Mais les deux autres chefs les plus puissants, Plaevoo et Jagtroll, exigèrent de récupérer les deux autres. A la tête d’une frégate, Wintrop serait incontestablement le plus puissant des pirates, et les autres devaient donc recevoir à leur tour quelque chose pour contrebalancer son nouveau pouvoir.<br />
Ce à quoi tous les petits chefs s’insurgèrent, argumentant qu’alors, ils seraient trois chefs à être plus puissants que les autres, à qui il resterait plus que des miettes. Mais ces mêmes petits chefs avaient également conscience que si les frégates étaient mises au service de la communauté pirate, plusieurs bandes devraient s’allier pour les diriger, vu le nombre élevé de membres d’équipage requis pour les manœuvrer, ce qui engendrerait de nouvelles tensions. Par exemple, si cinq bandes s’alliaient pour lancer une expédition avec une frégate, comment choisir parmi les cinq chefs le commandant du navire ?<br />
Au prix de débats houleux qui durèrent jusqu’à la nuit tombée, un compromis finit par se dégager. Wintrop aurait sa frégate, mais également Plaevoo et Jagtroll, qui étaient les seuls chefs à posséder suffisamment d’hommes pour diriger les frégates. En compensation, ils donnaient aux autres chefs de bande tous leurs petits navires, dont le gabarit et le tonnage se rapprochaient de ceux de la <em>Flèche des Mers.</em> Minos refusa d’abandonner cette dernière, mais promit de livrer son navire en cours de construction.<br />
Sur l’insistance de Minos, il fut en outre décrété que désormais, chaque bande qui capturerait un navire, quelle que soit son importance, en serait le seul maître et déciderait seul de son sort. Ainsi se voyait réglé le problème des plus gros navires capturés, pomme de discorde éventuelle.<br /></p>
<p>Pendant les trois mois suivants, les frégates furent préparées, équipées de nouvelles voiles, et surtout des centaines d’hommes furent formés à leur maniement. Minos avait baptisé la sienne <em>le Valieri</em>, et avait confié à Telmas la responsabilité des hommes d’équipage ainsi que leur rôle. Telmas avait tenté de lui inculquer le nom des multiples voiles de la frégate, mais il n’avait absolument rien retenu, avant de décider qu’il n’en avait nul besoin, du moment que Telmas ou un autre était capable de relayer ses ordres. Il ne se sentit jamais capable de comprendre l’utilité et le fonctionnement des beaupré, grand vergue, artimon et des dizaines d’autres noms barbares dont Telmas leur rabattait les oreilles.<br />
A la fin de ces trois mois, Idabola, femme de Tertté et sœur de Vilinder, accoucha d’un minuscule enfant qui suscita des inquiétudes tellement il paraissait frêle. L’enfant fut nommé Garolddé et les parents, sacrifiant à une coutume aiger, lui donnèrent un parrain et une marraine. Cette coutume allait de pair avec la mentalité guerrière des Aiger : ils menaient des vies si violentes qu’il préféraient prévoir des parents de substitution, au cas où les parents biologiques mouraient prématurément. Tertté et Idabola, bien que ni l’un ni l’autre ne fut Aiger, trouvaient que cette coutume était particulièrement bien indiquée pour qui menait la vie de pirate. Wintrop le Rusé fut le parrain, et Lonia la marraine.<br /></p>
<p>Une fois que sa bande eut la frégate bien en main, Minos annonça ses intentions : échaudé par le coût en vies de leurs derniers exploits, il décida de laisser un peu de côté les pillages et batailles. Ils allaient se lancer dans une expédition de tout repos : faire du commerce !<br />
Ses hommes furent abasourdis de l’entendre, et il s’en réjouit intérieurement : il adorait décidément prendre des directions où personne ne l’attendait. Il envoya tous les non-combattants de sa bande pêcher dans les eaux dangereuses mais poissonneuses de Drisaelia, et fit saler et mettre en tonneaux le plus de poisson possible. Il avait l’intention de faire route vers l’Uvnas, le pays des mines, où il espérait échanger son poisson contre des armes et des armures.<br />
Il avait envoyé Carolas et Parnos en éclaireurs, afin de nouer des contacts sur place : il n’était évidemment pas question de négocier avec les autorités locales, mais il existait des contrebandiers que seul le profit intéressait. C’était par leur intermédiaire qu’il comptait passer pour parvenir à ses fins.<br />
Minos était inquiet en envoyant ses deux lieutenants accomplir cette mission : et s’il ne les revoyait jamais ? De temps à autre, il repensait au sort de Garolddé, et avait peur que sa mort n’en entraîne d’autres.<br />
Tout se passa néanmoins bien pour eux : ils n’eurent aucun mal à trouver des interlocuteurs sur place, très intéressés par leurs projets, et revinrent en informer Minos, un mois après être partis.<br /></p>
<p>Telmas était inquiet : l’hiver arrivait à grands pas, et les mers risquaient de se déchaîner dans les semaines qui allaient suivre. Il tenta en vain de dissuader Minos de lancer une expédition en cette saison, mais celui-ci fut inflexible. Au contraire, il estima que rien ne valait un périple dans de mauvaises conditions pour tester les capacités du navire et des hommes.<br />
Ils partirent donc par un matin glacial de décembre, accompagnés par quelques flocons de neige qui tombaient paresseusement dans la grisaille. Il y avait deux cent hommes à bord : Minos avait du se résoudre à recruter de nouveaux membres d’équipage, malgré son désir de garder un nombre resserré d’hommes.<br />
Quand ils appareillèrent, les quais du port principal de Drisaelia étaient bondés : la moitié des habitants de l’île, au moins, étaient venus braver le froid pour leur souhaiter bon voyage. Ils étaient tous très excités. Wintrop le Rusé retournait en mer, qu’allait-il bien pouvoir lui arriver cette fois-ci ?<br />
Reviendrait-il avec un dragon en laisse ? (« <em>ça n’existe pas, arrêtez vos délires</em> », dut-il bougonner plus d’une fois). Allait-il capturer un roi pour extorquer une rançon faramineuse à son peuple ? (« <em>bin voyons ! Vous êtes stupides où quoi ? Je serai plus malin de le tuer et de prendre sa place !</em> »). Peut-être allait-il même retrouver la flotte perdue de Serpali, dont on disait qu’elle hantait les mers depuis plus de six cent cinquante ans, après avoir été maudit par Akeydana elle-même, la déesse tutélaire des Seitrans ? (« <em>non, non, en fait, je vais tout simplement trouver Akeydana elle-même et l’épouser, tas de crétins !</em> »).<br />
Ce fut pour lui un immense soulagement de reprendre la mer : être adulé comme il avait tendance à l’être de plus en plus ces derniers temps le mettait mal à l’aise. Il n’était qu’un homme comme les autres, un peu plus fou et un peu plus chanceux, peut-être, mais c’était tout. Mais ces imbéciles de pirates avaient du mal à se rentrer cela dans le crâne, sauf ses hommes, qui se contentaient de l’admirer en tant que chef, mais sans servilité, car ils avaient compris depuis longtemps que Minos ne jouait pas un rôle devant eux, qu’il restait naturel. Eux n’adulaient pas un mythe, mais se contentaient de respecter un homme.<br />
LozaTing Etral, qui parlait désormais couramment le seitran, en avait retiré une assurance toute nouvelle, après avoir longtemps affiché un profil bas. Il maniait même désormais un humour noir et féroce et ne manquait pas une occasion de tourner cette adulation en dérision, s’attirant les foudres de beaucoup de pirates mais faisant souvent rire Minos. Le petit Drotite s’était parfaitement intégré à sa nouvelle vie : il avait gagné le surnom de « serpent », du fait de sa souplesse et de la rapidité avec laquelle il maniait ses dagues uzaï, mais ce surnom le faisait grimacer car lui rappelait trop un autre serpent qui avait longtemps terrorisé son peuple.<br /></p>
<p>Les débuts de la frégate furent laborieux : faire des essais aux alentours de Drisaelia était une chose, mais naviguer en pleine mer en était une autre. Avec la mer souvent démontée, il n’était pas rare de voir certains membres de l’équipage vomir tripes et boyaux par-dessus bord, Parnos et Kraeg le plus souvent. L’enthousiasme de l’équipage en fut vite douché, au grand plaisir de Minos : il avait en effet redouté que ses hommes soient trop sûrs d’eux et qu’ils se croient invincibles. Ils commençaient enfin à redescendre sur terre.<br />
Ils n’étaient plus qu’à trois jours des côtes de l’Uvnas quand ils essuyèrent une violente tempête, de nuit : des voiles se déchirèrent et l’un des trois mâts de la frégate se cassa par le milieu. Ils luttèrent pied à pied pendant deux jours sans discontinuer, se demandant si leur dernière heure n’avait pas sonnée. De fait, quinze marins furent portés disparus. Totalement aveugles, ils ne savaient ni où ils étaient, ni où ils allaient. Même Telmas avait avoué son impuissance à les guider et à les sortir de cet enfer.<br />
Finalement, en pleine nuit, une énorme vague souleva la frégate, ainsi que l’estomac des deux cent hommes, et l’envoya s’empaler sur des récifs. Cette fois, tous crurent que c’était la fin quand ils entendirent la coque se rompre sous le choc, mais ils eurent de la chance dans leur malheur. La frégate resta immobile une fois plantée. Elle ne bougea plus malgré la force des vents.<br />
C’était tout le côté droit du navire qui était déchiqueté, vers l’arrière : pas moins de sept pitons rocheux l’avaient transpercé, et étaient parfaitement visibles dans la cale. Heureusement, peu d’eau embarqua, mais Telmas annonça d’un ton encore plus sombre que d’habitude que c’était la fin du voyage pour la frégate : jamais ils ne pourraient la sortir de là, et les dégâts étaient si mal placés qu’il serait impossible de réparer, sauf à se retrouver en cale sèche.<br />
Minos était blême : tout le monde attendait de grands exploits de sa part, et voilà qu’il perdait son nouveau navire à sa première sortie en mer ! Comment allaient-ils bien pouvoir rallier Drisaelia ? Et qu’allait-il bien pouvoir faire de ses hommes, maintenant qu’il ne possédait plus que la <em>Flèche des Mers</em> ? Autant l’adulation dont il était l’objet lui tapait sur les nerfs, autant il se rendait désormais compte qu’il venait de tomber brutalement de son piédestal, et que sa crédibilité et sa bande risquaient de ne pas survivre à une telle chute.<br /></p>
<pre></pre>
<p>La tempête se calma cette nuit-là, et l’équipage put enfin goûter un peu de repos. Minos se tourna et se retourna des heures dans sa couchette avant de sombrer enfin dans un sommeil très agité, mais qui ne dura pas longtemps.<br />
Il se redressa brusquement sur sa couchette, le cœur battant à tout rompre : il se passait quelque chose, il en avait l’intuition. Il fut surpris de constater qu’il était plongé dans le noir le plus total et qu’il n’entendait pas un bruit : pas de vagues se brisant sur la frégate, pas de vent, pas de grincement du navire, pas même les habituels ronflements sonores de Parnos.<br />
Soudain, il vit apparaître deux yeux, entièrement rouges, qui le fixaient d’un regard impénétrable. Il n’eut pas le temps de s’en étonner qu’il entendit une voix douce parler directement dans sa tête, et qui lui susurra de s’endormir. Il sentit ses paupières se fermer et sa tête dodeliner ; oui, il avait besoin de sommeil, d’énormément de sommeil, il fallait qu’il restaure ses forces, il en avait grand besoin. Mais du fond de son esprit s’éleva alors une autre voix, d’abord toute petite, mais dont les paroles grandirent en puissance et qui lui disait : « Non, Minos, ne t’endors pas, surtout pas ! C’est un piège, tu es en danger, bon sang ! ».<br />
Comme il avait par nature plus l’habitude d’écouter les braillards que les gens qui parlaient d’une voix calme et sereine, il écouta le braillard, se surprenant au passage à lui trouver une grande ressemblance de ton avec sa propre voix, et il se força à ouvrir les yeux et à redresser la tête.<br />
Les yeux rouges, qui n’avaient pas cessé de le fixer, s’écarquillèrent de stupeur, et de nouvelles paroles douces surgirent dans son esprit : « Surprenant. Mais pas gênant. »<br />
Minos vit alors apparaître deux autres paires d’yeux rouges, et cette fois-ci, il ne put résister à la triple litanie qui retentit dans sa tête en lui ordonnant de se rendormir. Comme un pantin dont on avait lâché les fils, il s’écroula dans sa couchette et tomba dans un sommeil sans rêve, froid comme la mort.<br /></p>
<p>Parnos ouvrit les yeux avant l’aube. Il était épuisé et se sentait encore très malade. Il haïssait la mer et les maux qu’elle occasionnait ! Il se redressa lourdement, le cœur au bord des lèvres. Ils étaient peut-être échoués, mais au moins cette maudite coquille de noix ne bougeait-elle plus, ou du moins pas suffisamment pour la décrocher de son perchoir !<br />
Il jeta un coup d’œil à la couchette de Minos et constata son absence. Evidemment, ce jeune imbécile n’était jamais malade en mer, lui ! Sale gosse ! Il se résolut à se lever et à le rejoindre.<br />
Sur le pont, il croisa quelques hommes. Lommé qu’ils avaient de sales têtes ! Mais Parnos se doutait que la sienne devait être pareille. Quand ils se mirent au garde-à-vous en lui donnant du « général Parn », il leva les yeux au ciel et leur ordonna de cesser de faire les pitres. Il prit une bonne rasade de Remonte Tripes, pour éviter de sentir son estomac se promener partout à l’intérieur de son corps. Il grogna de satisfaction quand le liquide franchit sa gorge. Oh oui, il n’y avait pas de doute : il avait bien un estomac et maintenant il s’était remis en place.<br />
– Où est Wintrop ? S’enquit-il auprès des sentinelles.<br />
– Il n’est pas encore monté, général.<br />
– Comment ça, pas encore monté ? Il n’est plus dans sa couchette !<br />
– Il est peut-être aller voir les dégâts dans la cale ? Suggéra l’un des hommes.<br />
– Impossible. Il n’y a qu’une seule porte à notre cabine et elle nous amène directement ici. Vous l’avez forcément vu, sauf si vous avez quitté votre poste ou vous êtes endormis !<br />
Ils parurent scandalisés par un tel soupçon, et Parnos ne vit rien d’autre que de la sincérité dans leurs dénégations. Fronçant les sourcils et sentant un mauvais pressentiment l’envahir, il redescendit quatre à quatre le petit escalier qui menait à leur cabine. Vu sa taille minuscule, il n’eut besoin que de deux minutes pour se rendre compte que son jeune maître n’y était décidément pas. Son mauvais pressentiment gonfla dans sa poitrine : il ressentit un il ne savait quoi qui remontait de son passé lointain, depuis… depuis Agamar ?<br />
Il sortit de la cabine en courant et ne ralentit pas en remontant l’escalier. Agamar ? Arsanné ! Il n’avait pas pensé à ce mage fou depuis des années : pourquoi s’imposait-il soudain à son esprit ? Il était mort de nombreuses années auparavant, de la main du père de Minos. D’ailleurs, ce dernier n’était même pas encore né, ces événements avaient eu lieu juste avant la naissance de son frère aîné.<br />
Arrivé sur le pont, il reprit son calme. Magie ou sorcellerie, telle était l’explication à son malaise, il en eut soudain la certitude. Il beugla :<br />
– Alerte ! Tout le monde en tenue de combat ! Les officiers au rapport sur le pont !<br />
Les quelques marins présents coururent vers différentes parties du navire pour mettre tout le monde sur le qui-vive. Pendant le remue-ménage provoqué par ses ordres, Parnos scruta attentivement tout ce qui l’entourait, cherchant quelque chose, un il ne savait quoi, qu’il ne trouva pas. Il repéra une bande de terre à quelque distance de la frégate : une île ? L’Uvnas ? Peu importait : son instinct lui souffla qu’il trouverait des réponses là-bas.<br />
Quand l’équipage au grand complet fut rassemblé sur le pont, il ordonna une fouille systématique du navire, afin de retrouver Wintrop et de voir si quelqu’un d’autre, ou quelque chose d’autre, manquait à l’appel.<br />
Ils ne trouvèrent aucune trace de leur chef.<br />
– Je dois te parler, Parn, lui glissa soudain Carolas à voix basse en le tirant à l’écart.<br />
Parnos acquiesça et ne montra pas la surprise qu’il ressentit : l’Aiger était un excellent séide mais il ne parlait pas beaucoup. Si Telmas était discret, Carolas, pour sa part, était mystérieux.<br />
Quand ils furent seuls à la poupe, l’Aiger reprit la parole :<br />
– Il y a de la magie à l’œuvre. Ne me demande pas comment que je le sais, mais je suis certain de ce que j’avance.<br />
Parnos le regarda longtemps sans piper mot. Carolas ne baissa pas les yeux.<br />
Finalement, Parnos eut un petit sourire en coin et répondit :<br />
– Maintenant, tout s’explique.<br />
– Pardon ?<br />
Parnos tendit la main et posa son index sous la clavicule gauche de Carolas.<br />
– Il y a quelque chose ici qui t’as prévenu, n’est-ce pas ?<br />
Les yeux de Carolas s’écarquillèrent de stupeur. Il bredouilla :<br />
– Co…comment le sais-tu ?<br />
– Toi et Telmas avez semé quelques indices, suffisants pour que quelqu’un qui sait lire les signes comprenne certaines choses.<br />
– Que veux-tu dire ?<br />
– J’ai compris beaucoup de choses quand nous avons rencontré les Aiger déments sur la petite île du sud il y a quelques mois. Ce jour-là, tu as parlé une langue que pas plus de dix personnes dans tout Dilats ne sont censées connaître. J’ai alors su que tu étais quelqu’un de bien plus important que les autres ne l’imaginaient. Quand Telmas a lâché que vous étiez originaires du Brodenas, j’ai eu ma réponse. Tu es le sixième frère, n’est-ce pas ? A ce titre, tu possèdes sous ta clavicule un de ces tatouages ensorcelés qui détecte l’usage de la magie.<br />
Il fallut un long moment avant que Carolas ne se recompose une attitude. Il finit par répliquer :<br />
– Mais qui es-tu, par Raieuc, pour connaître toutes ces choses ?<br />
– Un simple serviteur de famille. Mais disons que je parle le même langage secret que toi car j’en suis le dépositaire. Mon jeune maître le parle également mais il n’en connaît pas la signification. Il le saura quand il fera valoir ses droits.<br />
– Quel genre de droits ?<br />
– Oh, pas aussi importants que les tiens, bien sûr, mais il n’est pas non plus n’importe qui. Je ne pense pas me tromper en supposant que tu connais certaines familles des Marches de Lul, en particulier sur la frontière avec le Stelas ?<br />
– Exact. Je ne les ai jamais rencontrées mais je connais leur rang.<br />
– Mon jeune maître est Minos, fils du Lion du Nord. Et je suis son serviteur Parnos.<br />
Carolas en resta bouche bée.<br />
– Ça alors ! Je n’arrive pas y croire ! Enfin, je me doutais bien que vous étiez autre chose que ce que prétendiez, mais à ce point ! En tout cas, vous ne distillez pas les indices, tous les deux. Tout ce qui m’avait heurté les oreilles était le nom sous lequel tu nous a présenté ton jeune ami : « wintrop » veut dire « stupide » dans notre langue secrète, mais je suppose que tu le savais ?<br />
– Bien sûr ! J’avais une dent contre lui ce jour-là, et jamais je n’aurais imaginé que le dernier des frères d’Arzas le Cruel était parmi nous ! Et puis ce nom lui va très bien par moments !<br />
Tous deux se turent et se sourirent. Des liens nouveaux venaient de se créer entre eux, qui devaient rester secrets mais qui changeaient leur simple relation d’amitié en quelque chose de beaucoup plus profond. Ils rejoignirent les autres sans ajouter un mot.<br /></p>
<p>– Qu’est-ce qui se passe, général ? Demanda l’un des hommes. Où est Wintrop ? Vous…vous croyez qu’il est tombé à la mer ?<br />
– Non, aucune chance. Il n’est pas stupide à ce point-là. Nous allons devoir être très prudents. Tout me laisse penser que nous avons subi une attaque magique. Pourquoi il a été enlevé, je n’en sais rien, mais ce n’est pas ici que nous trouverons des réponses.<br />
– Mais où, alors ? Demanda Vilinder.<br />
– Là-bas, répondit Carolas en désignant la bande de terre.<br />
– Comment lutte-t-on contre des mages ? Demanda Kraeg. Et d’ailleurs, comment eux même attaquent-ils ?<br />
Parnos ne répondit rien et, à la surprise générale, ce fut un Carolas bien plus sûr de lui que d’habitude qui donna la réponse :<br />
– Je connais leurs méthodes. Suivez-moi et tout devrait bien se passer.<br /></p>
<p>Minos ouvrit les yeux. Il se sentit en pleine forme et était pleinement reposé. Sa bonne humeur dura dix secondes, le temps de se souvenir des derniers événements présents dans sa mémoire.<br />
Aussitôt aux aguets, il examina son environnement. Il était allongé dans un vaste lit de bois rouge qui n’aurait pas déparé dans une résidence comtale. Les murs de la chambre étaient de pierres apparentes, et une impression de confort s’en dégageait : un tapis rouge vif s’étalait dans toute la pièce, et les draps comme les rideaux pendant de chaque côté de la fenêtre étaient du même ton. Un feu flambait paresseusement dans la petite cheminée qui lui faisait face.<br />
Il se leva prudemment. Il était nu, mais constata en fronçant les sourcils que son corps n’avait jamais été aussi propre que depuis…peut-être jamais. Qui s’était donc amusé à le laver ? Qu’avait-il perdu d’autre, comme souvenirs ? Il avisa une robe de bure verte et bleue, posée sur un valet près du lit, ainsi qu’une ceinture et une paire de bottes. Il grogna en constatant qu’elles étaient à sa taille.<br />
Une fois habillé, il ajouta à son costume une cape, qu’il avait trouvée sur le lit, à ses pieds. Cette dernière se fermait par une broche qui lui était presque familière : le motif compliqué qu’elle arborait ressemblait beaucoup à l’emblème du Delnas, le pays des mages, mais légèrement différent tout de même, d’une manière que Minos était incapable de préciser.<br />
Il se dirigea vers la seule porte de la chambre et l’ouvrit doucement. Personne n’était en vue. Elle donnait sur une nouvelle pièce, semblable à la précédente, sauf qu’une table avec six chaises remplaçaient le lit. Là aussi, un feu flambait dans la cheminée.<br />
Il n’entendit pas un bruit avant qu’une personne n’entre, en face de lui, et maudit sa stupidité. Il aurait du avoir la présence d’esprit de foncer jusque-là et de s’y poster en embuscade. Maintenant, il était trop tard. La jeune femme qui entra lui sourit et se dirigea vers la table. Elle y posa un large plateau rond débordant de nourriture. Elle avait des yeux noisettes et de longs cheveux châtains qui lui descendaient jusqu’au bas du dos. Elle était vêtue d’une longue robe blanche qui ne laissait voir que ses pieds nus.<br />
Minos resta immobile. Elle lui dit simplement :<br />
– Votre repas, seigneur Minos.<br />
Puis elle sortit à reculons et referma la porte derrière elle.<br />
Il sortit enfin de sa torpeur et, dédaignant le repas, marcha d’un pas décidé vers la porte par laquelle la jeune femme était arrivée. Elle ne s’ouvrit pas. <em>Etrange</em>, pensa-t-il. <em>Je n’ai pourtant pas entendu le moindre cliquetis de clé dans la serrure</em>. Une idée lui traversant la tête, il se retourna et alla jusqu’à celle qui menait à la chambre. Elle resta close elle aussi.<br />
Grimaçant, il se rapprocha de la table, jetant un œil au plateau. Ô Lommé ! Tout ce qu’il aimait pour un petit déjeuner s’y trouvait : du lait, un pichet de bière, du pain noir et dur, du fromage de brebis, des œufs, du raisin et des crevettes !<br />
Il s’attabla mais ne toucha pas à la nourriture, tourmenté par les paroles de la jeune femme : elle l’avait appelé « seigneur Minos ». Comment était-ce possible ? Comment savait-elle ? Et comment ces gens, quels qu’ils fussent, connaissaient son petit déjeuner préféré ? Il y avait de la magie là-dessous, et Minos n’aimait pas la magie.<br />
Finalement, il soupira et se mit à manger : après tout, pourquoi ces gens prendraient-ils la peine de l’empoisonner puisqu’ils auraient pu depuis longtemps lui planter une dague dans le cœur ? Il n’en laissa pas une miette, et venait de finir son verre de lait quand la jeune femme entra à nouveau.<br />
Elle s’approcha en souriant, et Minos ne put détacher son regard d’elle. Ô Lommé qu’elle était belle ! A un point tel que Minos en resta tétanisé et n’esquissa pas le moindre geste pendant qu’elle débarrassait le plateau et repartait. Il ferma les yeux et inspira profondément, et il put sentir le parfum d’herbe fraîchement coupée qui avait accompagné la jeune femme. Il resta ainsi, rêveur, pendant quelques minutes, avant d’ouvrir brusquement les yeux.<br />
<em>Qu’est-ce que je fous, bon sang ? Quel crétin !</em> Se morigéna-t-il. Secouant la tête et grognant, il repoussa sa chaise et marcha à nouveau vers la porte. Elle ne s’ouvrit pas plus que précédemment. <em>D’accord, d’accord. Alors comme ça, ils espèrent me retenir ? Et puis quoi encore ? Ces crétins vont bien voir à qui ils ont affaire !</em><br />
Minos recula pour prendre de l’élan, et se rua sur l’ouverture de toutes ses forces. Un instant plus tard, il grognait de douleur, assis devant ce maudit panneau de bois hermétique qui n’avait même pas vacillé. Par contre, son épaule lui faisait un mal de chien. Il se releva, furieux, et empoigna une chaise, qu’il abattit sur l’hermétique panneau de bois. La chaise lui resta entre les mains, ainsi que les cinq suivantes, avec lesquelles il tenta aussi sa chance.<br />
Jusqu’au-boutiste, il se débarrassa des restes de la dernière chaise et voulut utiliser la table comme bélier. C’est au moment où il allait l’empoigner que l’objet de sa colère s’ouvrit.<br /></p>
<p>Cette fois-ci, quid de la jeune femme : deux hommes entrèrent. L’un avait une quarantaine d’années, petit et au teint hâlé, cheveux noirs coupés courts : une impression de profondeur et de calme émanait de lui. L’autre, en revanche, avait la peau plus pâle et le crâne rasé, et l’air furieux. Tous deux arboraient le même type de longue robe blanche portée par la femme.<br />
– Seigneur Minos, c’est un honneur de vous rencontrer, dit le premier homme en s’inclinant.<br />
– Mon nom est Wintrop, et je ne suis pas enchanté de vous rencontrer. Vous allez me laisser passer ou dois-je me servir de votre tête comme bélier pour défoncer cette porte ?<br />
– Les menaces ne sont pas d’actualité, seigneur Minos, dit-il poliment. Je vous en prie, asseyez-vous, que je vous explique la situation.<br />
– M’asseoir ? Mais…<br />
Minos avait dirigé son regard vers les débris des chaises, vaguement embarrassé, mais il constata avec stupéfaction qu’elles étaient en train de se reconstituer. Bientôt, les six furent comme neuves et lévitèrent jusqu’à leur places respectives autour de la table.<br />
L’homme s’assit et lui désigna la chaise qui lui faisait face. De mauvais gré, Minos s’y laissa tomber.<br />
– Alors, ces explications ? Aboya-t-il.<br />
– Il est vrai que nous vous avons enlevé, mais il n’a jamais été dans nos intentions de vous brutaliser, d’aucune manière que ce soit. Dès que notre entretien sera terminé, si vous le désirez, vous pourrez rejoindre vos hommes. Sinon, vous pourrez rester à nos côtés prendre la place qui vous revient.<br />
– J’en ai ras-le-bol des places qui me reviennent ! Toute ma vie j’ai entendu ce genre d’âneries, et aujourd’hui je m’en passe très bien ! La seule place qui me revient, c’est celle que je me fais moi-même ! Je n’ai besoin de personne pour me dire quoi faire ! Et maintenant, répondez à mes questions : qui êtes-vous ? Comment connaissez-vous mon nom ? Et de quelle place parlez-vous ?<br />
– Comme vous vous en doutez, nous sommes des mages.<br />
– Delnasiens ?<br />
– Oui.<br />
– Alors vous appartenez à l’une des cent huit écoles de magie du Delnas, et vous vivez ici, où que soit cet ici, en exil en attendant que la guerre prenne fin, c’est ça ?<br />
– Pas tout à fait. Nous savons que notre pays d’origine est tombé entre les mains d’Isenn et que toutes les écoles ont du fuir face à lui, même les Magister, mais nous sommes en exil depuis bien plus longtemps. Notre « école », même si ce terme est impropre, existe depuis plus de sept cent ans : elle est née un peu après la mort de Verenos, loué soit son nom. Nous nous nommons les mages Latcherine.<br />
– Vous êtes des renégats ! Des mages noirs, sans doute ?<br />
– Absolument pas. Nous avons contesté la création des cent huit écoles. Il nous paraissait grave de les cloisonner ainsi : chaque école ayant sa spécialité et devant l’interdiction qui était faite d’en changer, nous ne pouvions plus espérer atteindre notre potentiel magique réel. La création des écoles nous a bridé et nous avons refusé de l’accepter !<br />
– Nous n’aviez qu’à devenir Magister : leurs pouvoirs sont multidisciplinaires, si mes souvenirs sont bons ?<br />
– Quand bien même ! Les Magister eux-mêmes n’ont pas accès à énormément de pouvoirs !<br />
– De toute manière, quand on voit le cirque qu’ont provoqué les mages noirs, même quand Verenos était en vie, on ne peut que se féliciter de la création des écoles de magie, spécialisées et cloisonnées. D’ailleurs, elles ont été créées pour répondre à la multiplication des mages noirs ! Bon, j’ai compris qui vous êtes, maintenant. Deuxième question : comment savez-vous qui je suis ?<br />
– J’ai sondé votre esprit.<br />
– Hein ?<br />
– J’ai sondé votre esprit, répéta le mage.<br />
– J’ignorais que ce genre de pouvoir existait.<br />
– En aucun cas dans les écoles du Delnas. Cela fait plus de sept cent ans que nous cherchons à parfaire notre art magique, et nous avons fait plus d’une découverte en chemin. Ce pouvoir en est une.<br />
– D’accord. Mais pourquoi enlever un chef pirate ?<br />
– Que vous soyez chef pirate n’a rien à voir dans votre enlèvement. Vous avez l’étincelle en vous.<br />
– Qu’est-ce que c’est que ces âneries, encore ?<br />
– C’est très sérieux. Au tout début de notre exil, nous avions dans nos rangs un petit-fils de Verenos. Il irradiait de lui quelque chose de spécial, ce que nous avons appelé, faute de mieux, « l’étincelle ». Nous nous sommes plus tard aperçu que tous les descendants de Verenos portaient cette étincelle, et seulement eux. Nous n’avons malheureusement jamais pu en déterminer le pourquoi. En tout cas, nous avons détecté cette étincelle dans la tempête et remonté jusqu’à vous. Vous êtes issu de la noble lignée de Verenos.<br />
– Merci, je suis au courant. Et si vous voulez continuer avec vos histoires de nobles lignées, remontez encore plus loin dans le temps et vous verrez que je suis aussi un descendant d’Abras le Navigateur ! Et vous savez quoi ? Tout le monde s’en contrefiche ! Moi le premier !<br />
– N’empêche que pour nous, qui avons décidé de revenir aux enseignements fondamentaux de Verenos, c’est important, même de manière symbolique. Nous avons reconnu en vous une âme sœur, possédant un potentiel de magie intéressant, que nous sommes prêts à vous aider à développer. C’est la seule et unique raison qui fait que vous êtes ici à discuter avec moi. Mais si cela ne vous intéresse pas, nous vous reconduirons à votre navire et vous pourrez reprendre votre route.<br />
– Moi, avoir un potentiel de magie ? Voilà autre chose !<br />
– Je vous assure que c’est vrai. Lors de votre enlèvement, le fait même que vous soyez parvenus à résister au sortilège qui devait vous endormir devrait vous en convaincre.<br />
– Tout ça c’est bien beau, mais je n’aime pas la magie. Rien ne vaut une bonne lame pour fendre le crâne de mes adversaires.<br />
– Jouer au barbare ne vous sied guère, monseigneur. Néanmoins, si vous ne voulez pas rejoindre notre communauté, peut-être accepteriez-vous tout de même d’apprendre quelques sortilèges ? Certains pourraient vous être très utiles pour vous défendre en cas d’attaque magique.<br />
– Je ne sais pas ce que vous avez derrière la tête mais je suis certain que vous mentez. Je ne suis pas ici parce que descendant de Verenos.<br />
– Détrompez-vous. Cette raison est vraie. Mais je dois avouer qu’elle n’est pas la seule.<br />
– Et quelle est cette deuxième raison ?<br />
– Je crains de ne pas pouvoir vous le divulguer. Je ne voudrais pas mettre en péril votre avenir.<br />
– Ah, parce que vous connaissez mon avenir, en plus !<br />
– Non, non, personne ne le peut. Mais certains érudits ont le pouvoir d’obtenir des impressions en observant quelqu’un. Toute notre communauté a eu une impression vous concernant, au moment où nous vous avons « détecté », et comme cette impression nous a plu, nous avons décidé de vous aider dans la mesure de nos moyens. Et nos moyens englobent l’intégralité de la magie.<br />
Minos s’absorba dans ses pensées. Tout cela semblait trop tiré par les cheveux pour tenir la route. Depuis quand des gens offraient quelque chose, en toute gratuité, à d’autres gens qu’ils ne connaissaient même pas ? Minos s’était toujours méfié de l’altruisme, parce qu’il ne l’avait précisément jamais rencontré.<br />
Malgré ses doutes, il ne pouvait s’empêcher de trouver intéressante cette proposition d’apprendre quelques « trucs ». Après tout, si cela pouvait lui être utile, pourquoi pas ? Quant à sa sortie sur le fait qu’il n’aimait pas la magie, elle était plus une tradition familiale que le fruit de ses propres réflexions. Ses parents et Parnos l’avaient toujours eu en horreur, pour des raisons qu’ils n’avaient jamais voulu expliciter. Et Minos avait toujours trouvé que c’était un comble de la part des descendants de Verenos de détester la magie, alors que leur vénérable ancêtre avait été en son temps le premier d’une longue lignée de mages-rois au Delnas, et considéré par beaucoup comme le plus grand mage de tous les temps.<br />
Restaient plusieurs problèmes. Il était hors de question qu’il abandonne ses hommes, surtout dans la posture précaire dans laquelle ils étaient. D’ailleurs, il était hors de question qu’il les abandonne tout court. Non, décidément, il allait devoir refuser l’offre de ces mages. Le moment n’aurait pas pu être plus mal choisi pour faire défaut au monde des pirates.<br />
– Désolé. Aussi alléchante soit votre proposition, je dois la refuser. Je me dois avant tout à mes hommes.<br />
Lançant un regard noir à Minos, le second mage ouvrit enfin la bouche, et dit à son collègue :<br />
– Je l’avais bien dit, Daran ! Nous aurions du choisir l’autre descendant de Verenos ! Il est plus âgé et sûrement plus sage, comme je l’ai longuement argumenté : lui nous aurait écouté. « L’impression » est peut-être moins forte sur lui mais elle existe néanmoins.<br />
– De quel autre descendant parlez-vous ? Demanda Minos.<br />
Son premier interlocuteur le scruta longuement, l’air impassible, avant de se décider à répondre :<br />
– L’homme qui partageait votre cabine quand nous vous avons enlevé.<br />
– Parnos ? Murmura Minos, incrédule. C’est un descendant de Verenos, lui aussi ?<br /> Mais…comment est-ce possible ? Savez-vous à quel degré ?<br />
– Non. Je vous l’ai dit, une étincelle brille en vous…et en lui.<br />
Minos sentit le rouge lui monter aux joues. Après tout, Parnos était un serviteur de la famille, issu d’une lignée de serviteurs. Et Minos n’avait aucun mal à imaginer un de ses ancêtres batifoler avec une servante. Après tout, c’était un peu une tradition !<br />
– Balalian, j’entrevois un autre chemin, dit l’impassible mage en se tournant vers son bouillant collègue.<br />
– Qu’est-ce que tu veux dire ? grogna l’autre.<br />
– Nous sommes d’accord sur les « impressions » que nous avons ressenti en présence de ces deux descendants de Verenos.<br />
– Oui. Et ?<br />
– S’ils ne veulent pas rester parmi les Latcherine, peut-être pouvons-nous amener les Latcherine à eux ?<br />
– C’est-à-dire ? s’impatienta le dénommé Balalian.<br />
– Déléguons un de nos hommes pour les aider à exploiter leur potentiel. Le jeune est d’accord sur le principe, peut-être le plus âgé le sera-t-il également ?<br />
– C’est une possibilité, fit Belalian, pas tout à fait convaincu. Mais tout de même…nous risquons de nous dévoiler au grand jour, ce qui est en contradiction totale avec tous nos principes.<br />
– Prendre parti pourrait nous obtenir des avantages politiquement, peut-être même une réhabilitation officielle.<br />
– Tu rêves, Daran. Jamais les choses n’évolueront jusque-là, grogna Belalian. Mais on serait fou de laisser passer une telle occasion.<br />
A ce moment, la porte s’ouvrit et la jeune femme fit son retour. Semblant gênée, elle dit aux deux mages :<br />
– Nous avons un problème.<br />
– Quel genre de problème ? Demanda Daran.<br />
– Les pirates sont au pied de notre forteresse.<br />
– Et bien, qu’ils y restent ! Personne ne peut franchir nos défenses ! affirma Belalian.<br />
– Justement, si, poursuivit la femme. Il y en a un qui les franchit comme si elles n’existaient pas.<br />
– Et personne n’a eu idée de le griller sur place ? demanda Belalian.<br />
– Si, mais aucun sortilège ne l’atteint. Ils rebondissent tous. Personne n’a jamais vu une telle chose.<br />
– C’est impossible !<br />
– Veuillez nous suivre, fit Daran à Minos, et allons voir ce qu’il en est.<br />
– Ce qu’il en est, c’est que mes hommes ne partiront pas d’ici sans moi, claironna Minos avec fierté.<br /></p>
<p>Quand ils atteignirent un large balcon, ils virent une scène plutôt impressionnante : des dizaines de mages en robes blanches lançaient des sortilèges de couleur, qui jaillissaient de leurs doigts, sur une silhouette qui avançait tranquillement, franchissant des arches de pierres qui traversaient un jardin. Minos vit que la forteresse dans laquelle il se trouvait dominait le jardin. A chaque fois qu’un sortilège approchait de l’homme, il semblait glisser sur une bulle invisible.<br />
Minos reconnut avec stupéfaction Carolas : depuis quand l’Aiger hésitant était-il mage ? Et quand allait-il donc se passer quelque chose de normal dans sa vie ?<br />
Carolas avançait toujours, les yeux mi-clos. Il s’arrêta au pied de la forteresse, toujours indifférent aux sortilèges que les mages s’obstinaient à lancer, inlassablement, puis il se mit à s’élever dans les airs, lentement.<br />
Daran tendit la main vers l’Aiger et se concentra. Au bout de quelques secondes, il la laissa retomber le long de son corps et murmura :<br />
– Ça ne marche pas. C’est étonnant.<br />
– C’est fou ce que vos sept cent ans d’apprentissage de la magie vous ont servi ! dit perfidement Minos. Vous êtes sûrs que vous ne voulez pas devenir pirates pour apprendre un tour ou deux ?<br />
– La ferme, dit Balalian en pointant sa main à son tour. Impressionnant, reprit-il. Tu vois sa flamme, Daran ?<br />
Ce dernier sembla regarder Carolas d’une nouvelle manière et s’exclama, perdant son flegme :<br />
– C’est un sacrifice ! Il n’y a aucune peur chez cet homme ! Il va mourir mais il est sûr de réussir ce qu’il entreprend !<br />
– Comment ça, mourir ? s’écria Minos.<br />
– Son bouclier magique est infranchissable, expliqua Balalian, soudain très calme, car il l’a forgé avec sa force vitale. C’est une très ancienne forme de magie. Jusqu’à un certain point, il sera capable d’endurer des souffrances indescriptibles. Le bouclier subsistera tant que cet homme aura de la force vitale en lui. Dès qu’il n’en aura plus, il mourra.<br />
– Même s’il arrête son sort maintenant ? Demanda Minos d’une voix rauque.<br />
– Ce sortilège ne peut pas être arrêté. Il est imparable mais la personne qui le lance y laisse immanquablement la vie : tel est le prix à payer pour ce sortilège d’invincibilité.<br />
Minos ne parvenait pas à détacher son regard de Carolas, qui continuait à monter vers eux. Enfin, il arriva à leur hauteur, ouvrit les yeux et tendit la main à Minos :<br />
– Wintrop. Je suis venu te chercher. Viens avec moi, il n’y a rien à craindre.<br />
– Carolas…ce n’était pas nécessaire, fit Minos, ému. Ces gens ne sont pas dangereux. Ils voulaient juste… m’apprendre des choses.<br />
– Tu veux dire que ce que je fais est inutile ? demanda Carolas en souriant.<br />
– J’en ai bien peur, mon ami. Si tu savais à quel point je suis désolé…<br />
– Ce n’est pas grave, Wintrop, répondit Carolas sans se départir de son sourire. De toute manière, il y a longtemps que ma vie a tourné à la farce. Inutile dans la vie, inutile dans la mort. Jusqu’au-boutiste. Tu es sûr que tu n’as pas besoin de moi ?<br />
– Oui, vieux frère. Mais je t’accompagne quand même. Nous allons montrer à tous nos compagnons que Carolas le Brave a été jusqu’au bout, qu’il a défié des dizaines de mages et qu’il en a triomphé !<br />
Ce disant, il lui prit la main et se retrouva à son tour dans la bulle invisible, dans laquelle les couleurs venues de l’extérieur étaient assombries, et les sons assourdis. Ils descendirent aussi lentement que Carolas était monté.<br />
Arrivés en bas, Carolas fit une longue pause. Sa respiration se fit sifflante et il s’agrippa la poitrine en grimaçant de douleur.<br />
– Je crains de ne pas pouvoir aller plus loin, Wintrop. J’aurai décidément tout raté, même ma sortie.<br />
Quand il perdit connaissance, Minos le recueillit dans ses bras en tremblant. Il n’avait pas conscience des larmes qui coulaient le long de ses joues, et il maudit le destin. Garolddé hier, Carolas aujourd’hui. Tous ses amis étaient-ils donc condamnés à la mort ? Son destin serait-il de les voir tous succomber les uns après les autres ? Une rage comme il n’en avait jamais connu s’empara de tout son être et il serra fortement Carolas contre lui.<br />
Autour d’eux, la bulle scintillait de plus en plus faiblement. La fin arrivait.<br />
Minos murmurait des paroles dans l’oreille de Carolas, comme une litanie, sans pouvoir s’arrêter ni reprendre son souffle :<br />
– Tu ne peux pas finir comme ça, Carolas, je te l’interdis, tu m’entends. Je suis ton supérieur, tu me dois obéissance et je t’ordonne de ne pas mourir. Tu n’as pas le droit…je ne veux pas. Non, reste. On a besoin de toi.<br />
La bulle disparut. Carolas s’affaissa, sans force, dans les bras de Minos, qui se laissa tomber à genoux sans lâcher le corps de l’Aiger. Ils restèrent ainsi un long moment. Tout le monde, pirates et mages, s’était regroupé autour d’eux. Telmas pleurait à chaudes larmes.<br /></p>
<p>Comment les événements suivants purent-ils se produire ? Aucun mage Latcherine n’eut de réponse : tous les principes de la magie furent bafoués ce jour-là. Les pirates y virent la conséquence des murmures de Wintrop. Wintrop le Rusé, tellement rusé qu’il avait même roulé la Mort. Quoi qu’il en soit, tous surent qu’ils avaient assisté à un miracle.<br />
Car soudain, Minos desserra son étreinte autour du corps de Carolas et lui prit la tête entre ses deux mains. Incrédule, il s’exclama :<br />
– Il vit ! Il vit !<br />
Telmas et Parnos furent les premiers à atteindre les deux hommes, suivis de près par Daran et Balalian. Les autres mages formèrent aussitôt un cordon de sécurité pour leur laisser un peu d’espace.<br />
Les deux mages posèrent leurs mains sur le corps de Carolas, et échangèrent un regard ébahi.<br />
– Il est commotionné…commença Balalian.<br />
–…mais il survivra, termina Daran.<br /></p>
<p>Il n’y eut pas de beuverie pour fêter ça. Ce n’était pas dans les habitudes des mages Latcherine, et ils n’avaient pas d’alcool. De toute manière, les pirates étaient loin d’être dans une forme optimale : trop de choses étaient arrivées en trop peu de temps.<br />
Daran et Balalian proposèrent à Parnos de lui faire bénéficier d’un apprentissage de sortilèges. Il s’en fut furieux, comme si les mages l’avaient insulté. Il ne voulut pas expliquer sa réaction, même à Minos.<br />
Ce dernier demanda presque innocemment si c’était la jeune femme qu’il avait vu qui lui donnerait des cours. Balalian lui répondit en souriant :<br />
– Non, mon cher…Wintrop. Ma fille reste ici, elle est elle-même loin d’avoir terminé son apprentissage. Mais rassurez-vous, dit-il en souriant largement, à défaut, c’est son père que vous aurez.<br />
Minos grimaça un sourire et alla rejoindre Parnos. Il avait des choses à lui annoncer, qui ne lui feraient sûrement pas plaisir. Il le trouva debout, adossé contre un arbre, les yeux tournés vers l’océan.<br />
– Parnos, j’ai appris certaines choses.<br />
– Si c’est de magie dont vous me parlez, je ne veux rien savoir ! cracha-t-il, les yeux lançant des éclairs.<br />
– Non, non, il s’agit de nous. Enfin, de toi. Euh…comment dire…les mages m’ont dit que…ils étaient capables…de sentir si quelqu’un était…comme qui dirait descendant de…Verenos, or il se trouve que…en nous voyant arriver…ils en ont détecté deux…j’ai…j’ai pensé que tu devais le savoir, mon vieil ami.<br />
Parnos comprit où Minos voulait en venir et il retrouva aussitôt le sourire, même si une lueur de tristesse s’alluma dans ses yeux.<br />
– Je suis au courant, jeune maître. Mais c’est gentil d’avoir pensé m’en avertir.<br />
– Tu…tu le savais ?<br />
– Oui, depuis déjà longtemps. Avant votre naissance. Avant même le mariage de vos parents, d’ailleurs.<br />
– J’imagine qu’un de mes maudits ancêtres a profité d’une des tiennes !<br />
Secouant la tête, Parnos répondit :<br />
– Non, vous vous trompez, mon jeune ami, ça ne s’est pas passé du tout de cette manière-là.<br />
– Quoi ? Parce qu’en plus, tu connais les circonstances ? Tu sais duquel de mes ancêtres tu descends ?<br />
– Oui, cela m’a été expliqué il y a fort longtemps. Je vous conterai cette histoire un jour, ou plutôt au comte Ertos, si jamais il réapparaît un jour. C’est une histoire amusante, et un peu triste également.<br />
– Comment cela ?<br />
– Je suis venu au monde pour des raisons géopolitiques !<br />
Il refusa d’en dire plus et se contenta d’en rire. Un rire que Minos trouva bien amer.<br />
Cette nuit-là, les pirates dormirent dans les jardins de la forteresse. Une neige fine tombait tout autour d’eux, mais disparaissait au-dessus des jardins. La température qui y régnait était en outre presque estivale. Mais il semblait désormais que rien ne pourrait plus jamais les surprendre, après ce qu’ils avaient vécu.<br /></p>
<p>Pourtant, dès le lendemain, ils assistèrent à un nouveau miracle, bouche bée. Même Minos, qui aimait jouer au baroudeur blasé parce qu’il pensait que c’était ainsi qu’un chef devait se comporter, crut que sa mâchoire allait se décrocher.<br />
Tout le monde avait été rassemblé sur la plage, pirates comme mages, ces derniers formant un groupe compact. A quelques centaines de mètres de là, leur frégate était toujours pitoyablement encastrée sur les récifs. Comme en réponse à un signal invisible, les mages levèrent leurs mains en même temps. Certains psalmodiaient des paroles indistinctes.<br />
La frégate s’éleva lentement dans les airs et se dirigea vers la plage. Elle s’arrêta au-dessus des mages, tournant vers eux les profondes déchirures de sa coque. Celles-ci se mirent à se refermer, lentement. Les planches semblaient pousser lentement, s’étirant jusqu’à ce que plus aucune trace du naufrage ne soit visible. La frégate s’en retourna alors en mer et se posa lentement à côté des récifs. Passés les premiers moments d’ébahissement, les pirates explosèrent de joie et plus d’un mage eut à subir une étreinte si chaleureuse qu’elle en était douloureuse.<br />
Les adieux entre pirates et mages traînèrent un peu en longueur. Pour rallier la terre ferme, les pirates avaient nagé dans les eaux glaciales à la suite de Carolas, et ils n’avaient pas hâte d’y retourner. De plus, bien que désormais conscient, Carolas ne quittait pas une civière que lui avaient confectionné ses camarades. Il n’avait pas encore retrouvé la force de parler, et Telmas ne quittait pas son chevet.<br />
Balalian avait définitivement tourné le dos à sa mauvaise humeur de la veille. Il parlait bruyamment et ne cessait de rire : on aurait dit un gamin à qui on venait d’offrir un nouveau jouet. Quand sa fille s’approcha de Minos, celui-ci sentit ses entrailles se nouer. Il fit une grimace qu’il essaya de faire passer pour un sourire, ce dont elle ne s’émut pas. Elle lui baisa la joue et ne sourit même pas quand il devint écarlate, ce dont il lui fut reconnaissant. Elle le fixa un long moment et dit :<br />
– Vous pouvez oublier vos fantasmes, seigneur… Wintrop. Nous ne nous reverrons jamais. Je le sens.<br />
Elle lui adressa un pâle sourire et s’en fut faire ses adieux à son père.<br />
Minos se sentit stupide. Pour une fois, il avait ressenti autre chose qu’un simple désir pour une femme, et voilà que celle-ci le renvoyait comme un gamin. Pourtant, il était presque certain d’avoir lu une attente dans ses yeux. Il soupira. Mais comme il l’avait dit à Daran et Balalian la veille, il se devait avant tout à ses hommes. Il se le répéta intérieurement, comme pour mieux s’en convaincre, puis se traita de crétin.<br />
Si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait envoyé tous ces maudits pirates au diable et enlevé la donzelle ! Mais il se rendit aussitôt compte qu’il n’était pas capable d’une telle chose. Il n’en était plus capable. Il était Wintrop le Rusé, un chef responsable qui veillait autant que faire se puisse sur ses hommes. Comment en était-il arrivé là ? Il n’arrivait pas à s’en souvenir clairement, mais était fier de la voie qu’il empruntait, de l’homme qu’il devenait. Il y avait de la noblesse dans ce Wintrop, ce qui était loin de lui déplaire.<br />
Finalement, les pirates n’eurent pas besoin de nager. Un nouveau geste des mages et les eaux s’écartèrent devant eux en un couloir qui menait à la frégate. Ils pataugèrent dans le filet d’eau qui y menait, mais ce fut un ravissement pour leurs yeux émerveillés. La civière de Carolas, arrivée en bas de la frégate, s’éleva dans les airs, comme soulevée par des fils invisibles, et atterrit doucement sur le pont. Quand le dernier pirate fut remonté à bord, les eaux se refermèrent sur le passage.<br />
Minos, las, se tourna vers Telmas et lui dit simplement :<br />
– On rentre à la maison. Route directe. Et on y reste au chaud tout le reste de l’hiver.<br />
Et sous les vivats de ses hommes, il les rejoignit au bastingage pour dire adieu aux mages qui, de leur côté, leur faisait signe avec les mains.<br />
Parnos et Kraeg ne tardèrent pas à retrouver leur place <em>presque</em> habituelle, à la poupe, pour y vomir. Ils furent rapidement rejoints par Balalian.<br />
<em>Ça sait faire voler des bateaux mais c’est pas foutu de combattre le mal de mer !</em> pensa ironiquement Minos.<br /></p>Minos, chapitre VIII : Les navires marchands du Cavarnasurn:md5:ff921460f87e00041c05742f02d3e2cc2008-01-14T20:54:00+01:002010-01-06T23:10:30+01:00SrédéricMinosdelimanoresfantasyMinosromanécriture<p>Batailles navales à l’horizon…la guerre entre les pirates et les royaumes bat son plein…</p> <p><strong>Chapitre VIII : les navires marchands du Cavarnas</strong></p>
<p>Quand Minos et ses hommes rallièrent Drisaelia, le récit de leur périple leur valut vite le statut de héros : ils n’étaient pas loin de rentrer dans la légende. Les inévitables sceptiques furent rapidement réduits au silence à la vue des trésors dont était emplie la <em>Flèche des Mers.</em><br />
L’inventaire des richesses ramenées du pays drotite en surprit plus d’un, y compris les membres de l’équipage eux-mêmes. JyaSang Pow leur avait laissé quelques surprises sans leur parler. Trois coffres du navires avaient été remplies de pierres précieuses, cinq d’armes uzaïs, une de cartes maritimes et terrestres du pays drotite, ainsi que de parchemins historiques et légendaires (que seul LozaTing Etral aurait été capable de traduire, mais ses progrès en langue seitranne avaient été assez lents, sous l’égide de Vilinder, si bien qu’à leur retour sur l’île des pirates, il n’en était qu’à maîtriser à peu près les verbes), et le dernier coffre était empli de petites jarres en céramique, chacune contenant des graines.<br />
L’étoile montante des pirates, Wintrop, fut assailli par des dizaines de confrères, qui voulaient soit s’en faire un ami, soit rejoindre ses rangs. Son arbitrage fut même demandé pour résoudre des querelles qui ne le concernaient pas. Il était salué et loué partout où il mettait les pieds. C’était un héros, leur héros.<br />
Son ego grandit démesurément pendant les trois premières heures suivant son retour. Mais il réalisa vite à quel point cette situation était futile : il finit par trouver incongru d’être encensé pour avoir fait uniquement ce qu’il estimait devoir faire. Il tenta d’être diplomate, en jouant le jeu le plus longtemps qu’il lui fut possible de tenir, et finit par craquer au bout de deux jours. A partir de là, il s’enferma dans son village pour éviter d’envoyer sur les roses tous les solliciteurs.<br />
Parnos le suivit comme son ombre tout ce temps, perplexe et intérieurement très fier : selon lui, l’ancien Minos aurait accepté ce sentiment de supériorité sans problème et ce serait même vautré dedans allègrement. Son jeune protégé mûrissait à grand pas et semblait avoir intégré un sens certain des responsabilités.<br />
Carolas et Telmas étaient partis rejoindre leur famille respective, mais les autres membres de l’équipage, Kraeg, Vilinder, Saug et même LozaTing Etral, ne quittèrent eux non plus pas Wintrop, formant une garde rapprochée autour de leur chef afin qu’il ne soit pas importuné. A vrai dire, c’est surtout la carrure de Kraeg qui remplit cet office.<br /></p>
<p>Pendant les deux mois qu’avait duré leur absence, le monde des pirates avait continué son évolution : c’était désormais une véritable guerre qui faisait rage sur les mers. Les navires marchands étaient de plus en plus gros et lourdement armés, et les pirates suivaient le même mouvement afin de rester efficaces. Des atrocités commises d’un bord comme de l’autre arrivèrent aux oreilles de Minos, et cette nouvelle donne fut loin de lui plaire.<br /></p>
<p>Le jeune chef pirate eut à peine le temps de digérer toutes ces informations qu’il fit enfin la connaissance de Jagtroll, dit le Fort, considéré comme le plus puissant des pirates avec Plaevoo. Il se présenta au village de Minos trois jours après le retour de la Flèche des Mers, désireux de rencontrer ce Wintrop dont on n’arrêtait pas de lui rabattre les oreilles depuis quelque temps.<br />
Ils se serrèrent la main sans un mot et Minos les fit entrer, lui et ses deux gardes du corps, dans l’une des maisons du village, composée d’une seule pièce. Cette bâtisse servait d’endroit de stockage pour les denrées et produits à usage collectif, mais également de lieu de rassemblement. A ce titre, elle était également pourvue d’une longue table rectangulaire en chêne. Jagtroll prit place, ses gardes du corps restant en retrait, et Minos s’assit en face de lui, Parnos et Kraeg également en retrait derrière. Jagtroll prit la parole, d’une voix rauque et profonde.<br />
– On m’a beaucoup parlé de toi, Wintrop. Ta réputation est impressionnante, bien que tu ne sois pas pirate depuis bien longtemps.<br />
– Elle n’a rien à envier à la tienne, Jagtroll.<br />
– Ça reste à voir. As-tu eu le temps de savoir comment évolue la guerre ?<br />
– Celle des pirates contre les marchands, ou celle des royaumes contre Isenn ?<br />
– La nôtre, bien sûr. Je me moque éperdument de celle des royaumes.<br />
– Je n’en ai entendu que des bribes et des idées générales.<br />
– Très bien, alors je vais rentrer dans les détails sans plus attendre. Il y a eu plusieurs batailles sanglantes, de véritables boucheries. Nous sommes désormais en guerre totale et ouverte, car les flottes royales ne veulent plus qu’une chose : nous exterminer.<br />
– Comment est-ce arrivé ? Où est passé le temps où de petits groupes de pirates abordaient les navires marchands en montrant les dents, ce qui suffisait à dégonfler toute velléité de résistance chez eux ? Les pirates ne tuaient jamais, à moins d’y être vraiment obligé, ce qui, si j’ai bien compris, était extrêmement rare ?<br />
– En effet, mais tout a changé depuis. Selon les Luliens et surtout les Cavarnasiens, il y a eu des massacres perpétrés par des pirates sur des équipages de navires marchands.<br />
– Et c’est vrai ?<br />
Jagtroll haussa les épaules.<br />
– Je l’ignore. Aucun pirate de ma connaissance n’a reconnu avoir perpétré de tels actes, et ils ne sont pas nombreux à posséder l’infrastructure nécessaire pour les accomplir.<br />
– Qui en a les moyens ?<br />
– Plaevoo…et moi. Nous sommes à la tête des organisations les plus puissantes. Mais lui nie…et moi aussi bien sûr. Ma théorie est qu’il existe d’autres groupes de pirates, qui cachent leur existence encore plus que nous. Nous nous faisons passer d’être des pêcheurs, ce qui nous permet d’avoir accès aux royaumes et de sembler justifier notre mode de vie. Je pense que ces autres pirates ne vivent que de la piraterie, que ce sont des sauvages sans foi ni loi attirés uniquement par le profit, quel qu’en soit le prix. Et j’ajouterai qu’ils ne doivent pas avoir fait leur apparition depuis longtemps, car sinon nous serions au courant de leur existence.<br />
– Ce n’est pas une raison pour agir comme ces nouveaux pirates, si tant est qu’ils existent, fit Minos, dubitatif.<br />
– Nous n’avons pas le choix, Wintrop, s’irrita Jagtroll. C’est désormais une question de survie. C’est l’escalade de la violence, nous ne pouvons plus revenir en arrière. Les crimes qui ont été commis ne seront pardonnés ni d’un côté ni de l’autre.<br />
– Et ça donne quoi, ces crimes, concrètement ?<br />
– Ça donne des navires marchands vidés de toutes leurs marchandises et leurs équipages retrouvés décapités.<br />
– A part mettre de l’huile sur le feu, je ne vois pas à quoi une telle attitude rime.<br />
– Personne ne voit. De leur côté, les Cavarnasiens haïssent désormais assez les pirates pour vouloir les exterminer jusqu’au dernier. Ils s’en sont même pris à d’innocents pêcheurs. Dans une plaine près de Castinae Varil, leur principal port, ils pendent tous les pirates qu’ils capturent, vivants ou morts, et les laissent pourrir là en exemple.<br />
– C’est du délire !<br />
– En effet, mais je te le répète, nous n’avons pas le choix : nous devons nous défendre ou mourir. Nous autres pirates attachons une importance primordiale à notre indépendance, et nous nous battrons jusqu’à la mort pour la préserver.<br />
– Je vois, fit pensivement Minos, qui essayait d’intégrer toutes ces informations.<br />
– Désormais, les choses sont très claires : tout pirate doit prendre part à la guerre. Il n’est plus question de partir faire de grandes et longues expéditions de découverte comme toi et les tiens le faites. Ça me fait rire, mais rire jaune, quand je vois que tu es considéré comme un héros, une légende, alors que tu n’as rien fait dans cette guerre pour l’instant. A vrai dire, je ne suis même pas certain que tu sois un véritable pirate.<br />
Minos s’empourpra et répondit sèchement.<br />
– Je ne reconnais à personne le droit de juger mes actes, qu’il s’appelle Tartempion ou Jagtroll le Fort, célèbre pirate. Ceci dit, tu as la mémoire bien courte : c’est grâce à moi et Parn que tu as une armée.<br />
– Certes, mais je te parle d’actions maritimes, d’abordages et de batailles. A ce niveau-là, tu n’as pas prouvé grand-chose. Tu as beau te poser en chef d’une organisation de pirates, j’attends encore de voir ce que tu vaux à ce poste.<br />
– Ça, ça peut s’arranger. Puisque tu émets des doutes sur moi, je vais te montrer comment on gagne des guerres ! Ce sont les Cavarnasiens les plus virulents et les plus agressifs, dis-tu ? Parfait ! Quand j’en aurai fini avec eux, leur flotte de guerre ne sera plus qu’un souvenir ! Et maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai une guerre à préparer.<br />
Ces fortes paroles prononcées, Minos se leva et rentra chez lui, furieux, Parnos sur les talons. Une fois à l’intérieur, Parnos l’interpella :<br />
– Jeune maître, vous avez perdu la tête ?<br />
– La ferme, Parnos !<br />
– Non, je ne me tairais pas ! Détruire la flotte cavarnasienne ! C’est l’idée la plus folle que vous ayez eu de toute votre existence, et Lommé m’est témoin que vous en avez proféré de belles !<br />
Minos se laissa tomber dans un fauteuil plutôt que de répondre. Il soupira bruyamment et tomba dans un long mutisme, finalement rompu par Parnos qui lui demanda d’une voix tremblant légèrement :<br />
– Vous…vous allez vraiment le faire, hein ? Détruire la flotte cavarnasienne ?<br />
– Oui. Grâce à tes leçons, je suis théoriquement un expert en stratégie militaire terrestre…<br />
– Oui, théoriquement, comme vous dites. Je n’ai jamais vraiment eu l’impression que vous m’écoutiez quand j’essayais de vous inculquer ces notions.<br />
– J’en ai retenu beaucoup plus que tu ne le crois, vieux débris. Mais ici, il s’agit d’une chose tout à fait différente. Tu sais, toi, comment on mène des batailles maritimes avec de grands navires ?<br />
– Aucune idée. Lul n’a jamais eu de flotte de guerre, et notre comté natal n’est pas au bord de la mer.<br />
– Va me chercher Telmas. Lui peut sûrement nous aider. Et je veux voir Tertté aussi, conclut-il avant de replonger dans ses pensées.<br />
<em>Mais quel crétin</em>, se morigéna-t-il. <em>Comment est-il possible d’être aussi orgueilleux ? Tout ça pour rabattre son caquet à Jagtroll ! C’est exactement comme avec JyaSang Pow : il a émis des doutes sur moi et je lui ai dit que j’allais résoudre un problème insurmontable à ses yeux. Et voilà que je retombe aussi sec dans le panneau, avec ma folie des grandeurs et cette manie de toujours vouloir me démarquer des autres en leur faisant croire qu’aucun défi, assez fou puisse-t-il paraître, n’est hors de ma portée ! Sauf que cette fois-ci, je n’ai pas le moindre commencement d’idée quand à la manière de procéder…si tant est qu’il y en ait une</em> !<br /></p>
<p>– T’es vraiment un malade, Wintrop, fit Tertté en secouant la tête, après que son chef lui ait expliqué la situation. Et le pire, c’est que tu serais capable de réussir !<br />
– Pour ma part, je ne sais pas quoi dire, si ce n’est que c’est à l’évidence de la folie furieuse, enchaîna Telmas, les bras croisés et son air calme habituel affiché sur son visage grave.<br />
– Aucune problème, assura Minos avec un aplomb qu’il était loin de ressentir. J’ai juste besoin de connaître quelques détails sur notre futur navire et ses caractéristiques, ainsi que sur les mécanismes des vents. C’est pourquoi vous êtes là tous les deux.<br />
– Le navire ne sera pas opérationnel avant trois mois au moins, répliqua Tertté. Es-tu prêt à attendre jusque-là avant d’agir contre les Cavarnasiens ?<br />
– Non, c’est hors de question. Nous mettrons mon plan en place d’ici une quinzaine de jours, affirma Minos. Reste à le trouver, lui souffla une petite voix pernicieuse à l’intérieur de son crâne.<br />
– Dans ce cas, nous n’aurons que la <em>Flèche des Mers</em> à notre disposition, ainsi qu’une flottille d’une dizaine de petits navires, plus si on décide d’accepter quelques pirates supplémentaires dans nos rangs. Et je sais qu’ils sont nombreux à vouloir se rapprocher de nous, après vos derniers exploits, ajouta Tertté.<br />
– Mouais, fit Minos, pensif. De nouveaux pirates dans nos rangs…c’est une idée à creuser, mais je ne veux pas de barbares sans foi ni loi, ni d’abrutis à l’intelligence équivalente à celle d’une huître. Quoi qu’il en soit, nous ne mènerons pas une guerre traditionnelle : c’est trop dangereux et trop coûteux en vies. Non, ce qu’il faudrait, c’est…<br />
Minos se tut et s’enferma dans ses pensées. Au bout d’un long silence, il commença à s’agiter dans son siège et un signal d’alarme retentit dans l’esprit de Parnos, à la vue de la lueur qu’il vit apparaître dans les yeux de son jeune maître.<br />
Ce dernier frappa du poing l’accoudoir de son siège en s’écriant :<br />
– Ça y est, j’ai trouvé ! Je sais comment nous allons vaincre les Cavarnasiens ! Leur flotte ne sera vraiment plus qu’un souvenir, comme je l’ai affirmé à Jagtroll ! Convoquez l’équipage, j’ai besoin de tous les avis !<br />
– Quand tu dis l’équipage, tu veux dire tout le monde, familles incluses ? s’enquit Tertté.<br />
– Non, seulement les vrais membres de la bande, nous quatre, Carolas, Garolddé, Vilinder, Kraeg et Saug. Et LozaTing Etral également, même s’il ne devrait pas comprendre grand-chose compte tenu de ses faibles progrès en langue seitranne. J’ai l’idée générale du plan, et ce sera à vous tous de le rendre applicable sur le terrain.<br /></p>
<p>Une vingtaine de minutes plus tard, devant son équipage au complet, Minos exposa son « plan », qui tenait en une phrase :<br />
– C’est très simple : nous allons nous infiltrer dans le port où mouille la flotte de guerre cavarnasienne, et nous allons couler ou brûler tous leurs navires sauf deux ou trois que nous allons voler. Des questions ?<br />
– Ça ne marchera pas, Wintrop, fit Telmas en secouant la tête. Jamais nous ne pourrons voler leurs navires.<br />
– Pourquoi pas ? rétorqua Parnos. C’est assez simple et direct pour…<br />
– Simple d’esprit, tu veux dire, coupa Tertté en triturant nerveusement sa moustache tombante. Techniquement, ça ne marchera pas. Les navires cavarnasiens ne sont pas de simples versions agrandies de la <em>Flèche des Mers</em> : ils possèdent deux voire trois mâts, sans parler de toutes les petites voiles supplémentaires ajoutées récemment. Il faut des dizaines de marins pour les manœuvrer, sous les ordres d’un chef qui connaît sur le bout des doigts leur fonctionnement.<br />
– Tu veux dire que nous n’avons personne qui sache comment faire avancer ces mastodontes ? demanda Minos.<br />
– Exactement, Wintrop, répondit Telmas. Cela fait des années que j’entends parler de ces nouveaux navires : ils ont été développé par les Aiger, qui ont procédé à des centaines d’essais, jour après jour. Ceci dit, je ne pensais pas que ce nouveau type de navires était d’ores et déjà prêt. Notre <em>Flèche des Mers</em> est maintenant beaucoup trop petite pour aborder nos ennemis, et leurs voiles multiples leur donnent au moins la même vitesse que nous. Quand à leurs équipages, ils ont été formés spécifiquement : chacun a son rôle, leurs équipes sont obligées d’être rodées pour être efficaces. Le savoir qu’ils possèdent ne s’acquiert pas par la théorie mais par la pratique : pour nous mettre à leur niveau, il nous faudrait un de leurs navires et procéder à tâtons pour découvrir l’interaction des voiles. On en aurait pour des semaines !<br />
– A vrai dire, reprit Tertté, cela fait des semaines que je me demande si je dois continuer la construction du nouveau navire : il aura beau être à moitié plus grand que la <em>Flèche,</em> il sera encore beaucoup trop petit pour rivaliser avec les navires cavarnasiens. Mais bon, je n’ai pas pu t’en parler avant vu que vous étiez en mer, aussi ai-je continué.<br />
– Hum…nous pourrions commencer la construction d’un navire aussi grand que les leurs, dit Minos.<br />
– Nous en serions peut-être capables, Wintrop, mais il nous faudra une quantité faramineuse de bois, ainsi que des mois de travail avec une main d’œuvre abondante ! Nous ne maîtrisons pas assez leurs techniques de construction navale pour être efficaces rapidement.<br />
– Je vois. Laissons de côté ce problème, et continue la construction de la nouvelle Flèche : elle nous sera quand même utile pour nous faire passer pour des pêcheurs. J’ai une autre idée : puisqu’on ne pourra pas manœuvrer leurs navires si on les vole, est-ce qu’on ne pourrait pas les remorquer avec deux ou trois navires du gabarit de la Flèche ?<br />
– C’est aussi saugrenu qu’irréalisable, Wintrop, répondit Telmas. Les abords du port de Castinae Varil sont difficiles d’accès, pas autant que ceux de Drisaelia, mais assez pour être quasiment certains de voir leurs navires s’échouer sur des écueils en cas de remorquage.<br />
– C’est pas vrai ! fulmina Minos. Il doit bien y avoir une solution, bon sang ! Je veux un de leurs navires ! Il faut que…<br />
– Je sais ! s’écria Vilinder en se levant brusquement. Puisqu’on ne pourra pas voler un navire dans leur port, volons-en un en pleine mer !<br />
Les ricanements et grommellements de ses camarades le réduisirent au silence, avant que Minos ne s’exclame d’une voix forte :<br />
– Excellente idée, Vilinder ! C’est exactement comme cela que nous allons procéder ! En pleine mer, nous n’aurons aucun mal à en remorquer un !<br />
– Ça ne s’arrange pas dans ta tête, Wintrop, estima Tertté. Tu crois peut-être qu’on va pouvoir aborder et s’emparer d’un navire comptant une centaine de personnes à bord, dont la moitié sont des soldats ?<br />
– Tout est toujours possible, Tertté ! Et ce sont souvent les plans les plus inattendus qui ont le plus de succès.<br />
– Ça, pour être inattendu, c’est inattendu, grommela Tertté en triturant derechef sa moustache.<br />
– Moi, ça me plaît, fit Garolddé.<br />
– Je préfère me taire, geignit Parnos.<br />
– Ta capacité d’improvisation étant ce qu’elle est, j’ai hâte de voir cela, dit Telmas d’un ton moins froid qu’à l’accoutumée.<br />
– Je marche aussi, ajouta Carolas. Elargissons notre horizon !<br />
– Kraeg ? demanda Wintrop.<br />
– Tant qu’on ne me demande pas d’attirer un serpent géant dans un piège, je suis prêt à endurer tous les paquets de mer de Dilats, répondit le géant avec un sourire serein.<br />
– LozaTing Etral ?<br />
– Ishi teb arch hebet’…<br />
– Merci, fit Minos en levant la main pour le faire taire. Vilinder, je pense que tu as encore quelques progrès à lui faire faire avant qu’il ne comprenne le seitran. Saug, des commentaires ?<br />
Surpris qu’on lui demande son avis malgré son jeune âge, Saug se contenta de secouer la tête en signe de dénégation, tout en rougissant violemment.<br />
– Parfait, conclut Minos. Réunion demain matin à la première heure pour mettre notre plan d’action en place : j’ai déjà un tas d’idées et j’aurai décidé de la bonne d’ici là. En attendant, quartier libre pour tout le monde.<br /></p>
<p>A la fin de la réunion du lendemain, tous les avis furent unanimes : le plan de Wintrop était brillant. Ce dernier n’en rajouta néanmoins pas : il commençait à savoir par expérience que dresser des plans théoriques était une chose, mais que passer à la pratique pouvait réserver son lot de surprises.<br />
Parnos et Minos se chargèrent « d’emprunter » une centaine d’archers à l’armée de Drisaelia. Celle-ci en comptait plus d’une centaine et quasiment tout le monde s’était porté volontaire, fier de servir leur premier général, Parn, et pour voir le célèbre Wintrop en action. Cet emprunt fit grimacer Plaevoo et Jagtroll, mais l’engouement suscité par la promesse de Minos de débarrasser les mers des Cavarnasiens fit qu’ils ne purent s’y opposer.<br />
Afin de ne retenir que les meilleurs, Parnos se chargea d’organiser un tournoi. Dans un premier temps, cette nouvelle ravit les meilleurs archers, jusqu’à ce qu’ils apprennent la formule du tournoi : ils devraient certes atteindre des cibles à distance, mais les cibles seraient sur la plage et eux dans des navires. Minos aurait même préféré que ce tournoi ait lieu avec des conditions météorologiques déplorables, mais l’été battant son plein, il dut se contenter d’embarquer en plus des hommes chargés d’accentuer le roulis et le tangage des navires desquels les archers tentaient de toucher leurs cibles.<br />
Telmas, Carolas et Saug, de leur côté, partirent espionner les mouvements et les habitudes des navires cavarnasiens à la sortie de Castinae Varil.<br />
Kraeg et Vilinder partirent pour Balkna, où ils devaient utiliser une partie des émeraudes glanées en pays drotite pour acheter une énorme quantité de tissus.
Enfin, Tertté, Garolddé et LozaTing Etral s’embarquèrent pour le Xulgus, où ils devaient négocier des arbres. Minos avait en effet permis à Tertté de terminer la nouvelle version de la Flèche des Mers, mais était décidé à faire fabriquer un grand navire à trois mâts. Tertté s’arrachait les cheveux : lui qui était si fier de la nouvelle Flèche avait désormais l’impression d’avoir perdu son temps ces derniers mois. De plus, avant même de penser à construire un grand navire, il devait se préoccuper de l’édification d’une cale suffisamment grande pour l’accueillir, en bord de mer, avec tous les problèmes techniques que cela impliquait.<br />
Pendant ce temps, Minos tourna en rond une matinée, puis ressentit un puissant besoin d’action. Il se fit nommer général de l’armée de Drisaelia et entreprit de former les dernières recrues. Celles-ci furent d’abord fières d’avoir Wintrop comme instructeur, mais déchantèrent vite face à la dureté de son entraînement : des marches et des courses pendant des heures, de la nage en pleine nuit, l’apprentissage du combat à l’épée, droite ou courbe, et au bâton, sans parler du jet de lances et de dagues, du tir à l’arc et du combat à mains nues, surtout la lutte seitranne.<br />
Les anciens de l’armée commencèrent par ricaner en voyant les nouveaux trimer, puis les prirent en pitié face à la cadence infernale imposée par Minos. Ils finirent par les envier et les jalouser quand ils se révélèrent meilleurs qu’eux au cours de joutes improvisées ou organisées. Ce fut grâce à ces joutes que les nouveaux prirent conscience que leur général n’était pas un sadique voulant les briser mais un formateur exigeant qui leur inculquait à la dure des moyens de survivre à la guerre. Leur moral remonta alors en flèche et ils furent fiers de se proclamer du « bataillon de Wintrop ».<br />
Ils éprouvaient une grande admiration pour leur général, qui feignait de ne pas s’en rendre compte : il les haranguait sans arrêt, était toujours froid et exigeant. Il ne laissait tomber son masque que devant Parnos, une fois rentré au village. Pendant des heures, il s’envoyait alors des fleurs, proclamait son génie de général, étalait sa fierté et son orgueil, le tout largement arrosé de torfen.<br />
Parnos était heureux de voir son jeune maître s’investir autant dans le monde des armes, mais l’entendre se vanter tous les soirs le désespérait parfois. La question qu’il s’était posé un million de fois dans sa vie n’avait toujours pas réponse : qu’est-ce qu’allait devenir le petit et qu’allait-il faire de sa vie ? Il se refusait en effet à croire qu’ils resteraient pirates toute leur vie, même si Minos semblait y prendre beaucoup de goût.<br /></p>
<p>Il fallut un mois pour que les derniers membres de l’équipage rejoignent l’île. Toutes les missions avaient été couronnées de succès. Pendant ce temps, sur les mers, les massacres continuaient et la haine entre Cavarnasiens et pirates grandissait encore. Il était grand temps de passer à l’action et Minos piaffait d’impatience. Quand Tertté, Garolddé et LozaTing Etral rallièrent enfin Drisaelia, dans la soirée d’un des derniers jours d’août, Minos annonça que l’équipage embarquerait trois jours plus tard pour entrer en guerre.<br /></p>
<p>Une semaine après, la flottille de Wintrop <em>le Rusé</em>, comme de plus en plus de pirates l’appelaient, était en place. Telmas, entre autres informations de sa mission d’espionnage, avait établi que les navires cavarnasiens suivaient toujours la même route en quittant Castinae Varil, et que cette route passait près d’une petite île, à trois jours du port. Il fut donc décidé que l’embuscade aurait lieu à cet endroit.<br />
La flottille de Minos était composée de dix navires de même gabarit et tonnage que la <em>Flèche des Mers</em>, chacune comptant dix archers. Chacun avait revêtu une armure et coiffé un casque. Minos, Parnos, Garolddé, Tertté, Telmas, Carolas, Kraeg, Vilinder et LozaTing Etral, qui commençait enfin à intégrer la langue seitranne, était chacun à la tête d’un navire. Chaque navire, à l’image de la <em>Flèche des Mers</em>, arborait désormais un éperon à sa proue, ustensile indispensable au plan mis sur pied par Minos.<br />
Le jeune chef pirate avait trouvé sans mal un chef pour le dernier navire, un virtuose de l’arc qu’il avait remarqué dans le bataillon de Wintrop et qui avait pour nom Ototté. Ce Delnasien ressemblait plus à un Aiger qu’à un Seitran, avec sa grande taille, ses larges épaules, sa mâchoire carrée et ses cheveux blonds mi-longs qui, partagés par une raie, lui tombaient sur les épaules. Son caractère était en revanche à l’opposé de son apparence : il parlait d’une voix douce, avait un caractère égal et passait son temps libre à écrire de médiocres poésies et à élever des pigeons.<br />
Quant à Saug, il avait été déposé sur l’île derrière laquelle la flottille se cachait. Un tambour aiger lui avait été confié pour annoncer l’arrivée de la frégate cavarnasienne. Cela constituerait également le signal de l’attaque pour les pirates.<br />
Quand le tambour retentit, tout le monde était prêt et Minos donna le signal de l’attaque. La flottille se divisa en deux pour attaquer de deux côtés à la fois. Chaque chef de bord s’occupait du gouvernail et de la voile, et les archers embarqués étaient déjà prêts à tirer.<br />
Chaque navire avait embarqué un chaudron rempli d’un mystérieux liquide noir qui, aussi étrange que cela puisse paraître, <em>brûlait</em>. C’était Jagtroll qui avait ramené ce liquide d’une expédition du Delnas, ce qui en fin de compte n’avait pas étonné grand monde : le Delnas n’était-il pas le pays des mages ? Minos avait embarqué la quasi totalité du stock de Jagtroll, qui avait accepté à contrecœur de la lui échanger contre les dernières émeraudes drotites.<br />
Au signal de Minos, les archers enflammèrent le bout de leurs flèches et lancèrent une bordée sur les voiles ennemies, dans le but de les brûler : les frégates cavarnasiennes n’embarquant pas de rames, les priver de leurs voiles allait les immobiliser à coup sûr. Ce qui ne manqua d’arriver.<br />
Dès qu’il se rendit compte que rien ne pourrait sauver les voiles ennemies, Minos lança un nouveau signal : ses hommes prirent alors pour cible les membres d’équipage ennemis. Au bout de cinq minutes de tirs nourris, seuls avaient survécu ceux qui avaient pu se mettre à l’abri, dans les entrailles du navire. Un nouveau signal et sept des dix navires se lancèrent à l’abordage, couverts par les trois derniers qui continuaient à lâcher des bordées de flèches pour empêcher une riposte.<br />
Arrivés à quelques mètres de la frégate, les tirs de soutien cessèrent afin de ne pas blesser accidentellement des pirates, et les assaillants lancèrent des grappins vers le pont ennemi, avant d’y monter rapidement. C’était la partie la plus sale de leur besogne : les pirates devaient tuer tout le monde au corps à corps.<br />
Le combat fut un massacre en règle : les Cavarnasiens, privés de voiles, savaient quel sort les attendait. Bien qu’ils défendirent chèrement leur peau, ils furent balayés par les pirates, menés par les impitoyables Minos, Parnos, Kraeg et Carolas, ces deux derniers ayant accompli récemment beaucoup de progrès à l’épée. Cinq pirates laissèrent leur vie dans l’assaut, et un sixième mourut un peu plus tard de sérieuses blessures, malgré les soins prodigués par Vilinder et LozaTing Etral. Les autres blessures, bien que nombreuses, furent sans gravité.<br />
Les corps ennemis furent jetés à la mer et la frégate remorquée par trois bateaux pirates. Elle fut cachée derrière l’île, ancre jetée. Les pirates s’installèrent sur l’île pour y passer une bonne nuit de repos, sauf Telmas, Saug et une dizaine d’hommes qui reprirent la mer, déguisés en pêcheurs. Ils devaient retourner à Castinae Varil jusqu’à ce qu’une nouvelle frégate s’apprête à prendre la mer. A ce moment, ils reviendraient auprès de leurs camarades, qui se prépareraient à la bataille suivante.<br />
Celle-ci eut lieu trois jours plus tard et eut le même résultat que la première. Quatre pirates moururent. Minos ayant décrété qu’il voulait capturer trois frégates, ils attendirent la suivante, qui se présenta dix jours après la première.<br />
Cette fois-ci, les pirates payèrent un plus lourd tribut à la mort : pas moins de dix-sept pirates y restèrent. Minos et Kraeg récoltèrent chacun une blessure, le premier au bras et l’autre au dos, mais aucune ne s’avéra mortelle ni porteuse de séquelles. A chaque fois, le mot d’ordre des pirates restait le même : pas de quartier. Cette guerre était pour eux celle de la survie.<br /></p>
<p>La deuxième partie du plan pouvait désormais être mise en place : couler le reste de la flotte cavarnasienne, basée à Castinae Varil.<br />
Les investigations de Telmas avaient fait état de vingt frégates côté cavarnasien. Trois étaient désormais entre leurs mains et cinq étaient en mer, d’après les informations qu’ils avaient collectées. Ils avaient donc douze navires à envoyer par le fond.<br />
La trentaine de pirates blessés lors des affrontements fut chargée de veiller sur les trois frégates, et il fut en outre laissé à leur disposition deux navires pirates, au cas où ils devraient fuir leur position. Les frégates furent donc cachées derrière l’île et les cinquante pirates restants reprirent la mer, direction le principal port de Cavarnas, Castinae Varil.<br />
L’été touchant à sa fin, il n’était pas rare de voir de violentes tempêtes sévir sur les côtes des royaumes du sud, et Minos attendait avec impatience la première de ces tempêtes pour passer à l’action : les conditions seraient en effet extrêmes pour les défenseurs de la flotte, surtout si, comme Minos l’avait décidé, l’attaque avait de surcroît lieu de nuit.<br />
Dès qu’ils ne furent plus qu’à deux heures de leur destination, ils firent halte sur une île minuscule préalablement repérée par Telmas, et la longue attente commença.<br />
Telmas, qui possédait la navigation dans le sang, assurait être capable de prédire l’arrivée d’une tempête, et Minos se trouvait obligé de lui faire confiance. Par bonheur, ce ne fut qu’au bout de cinq jours que Telmas annonça l’arrivée du mauvais temps. Les heures passant, il affirma que c’était bien une tempête qui arrivait, sans pouvoir préciser pour autant son importance.<br />
Aussitôt, Minos donna l’ordre à chacun de se préparer : les rames furent mises en place et une répétition eut lieu, qui servit aussi d’échauffement.<br />
Quand le crépuscule arriva, les vents s’étaient levés et les nuages, menaçants, voilaient déjà une bonne partie du ciel. Des creux importants se formaient à la surface de l’eau quand Minos donna le signal du départ. Les vents tourbillonnants n’incitaient pas à la navigation à la voile, aussi chacun prit place devant une rame et se mit à souquer. Au fur et à mesure de leur avancée dans la nuit tombante, les conditions climatiques se détériorèrent, avec l’arrivée d’une pluie discontinue et glaciale.<br />
Ils eurent du mal à distinguer le port : la lumière du phare qui en signalait l’entrée était à peine visible. Ils perdirent beaucoup de temps à virer entre les esquifs défendant l’anse de Castinae Varil, sous les ordres de Telmas, avant de se remettre à ramer furieusement, droit sur les frégates qu’ils ne distinguaient pas encore.<br />
Au départ, Minos avait compté sur ce mystérieux liquide brûlant pour trouver un moyen de venir à bout des frégates, mais la quantité qu’ils en avaient obtenu et leur connaissance précise de ses propriétés avaient fait en sorte qu’ils avaient du changer d’option.<br />
Il avait donc décidé d’aller au plus simple : équiper sa flottille d’éperons et la faire percuter les navires ennemis. L’efficacité de cette technique ne lui laissait aucun doute, le seul danger étant que les navires pirates, une fois leurs proies éperonnées, n’arrivent pas à faire machine arrière, encastrés dans l’ennemi par le fait d’une vitesse excessive. Malheureusement, cette vitesse élevée était indispensable pour espérer percer les coques des navires cavarnasiens.<br />
Bien que relativement aléatoire, ce plan avait selon Minos de bonnes chances de fonctionner, surtout exécuté sous le couvert d’une tempête : les réactions ennemies n’en seraient que plus perturbées.
Une fois dans le port, les pirates formèrent trois groupes, filant très vite sur la mer démontée : deux groupes de trois navires et un de deux, formé des deux plus grands navires d’attaque, dont la <em>Flèche des Mers</em>. Chaque groupe s’était vu désigner une cible avant de partir.<br />
La <em>Flèche des Mers</em> et l’<em>Etoile Filante</em>, dirigées respectivement par Minos et Parnos, s’élancèrent vers leur cible : les pirates ramaient désormais frénétiquement, malgré les vents tourbillonnants et les paquets de mer qui semblaient n’être là que pour les empêcher de progresser. Cela n’entama pas leur volonté et ils percutèrent violemment la première frégate. Sous le choc, tous se retrouvèrent sens dessous dessus, avec l’impression que c’était leur propre navire qui s’était brisé sous le choc.<br />
Deux des hommes de Minos ne se relevèrent pas, tandis que lui constatait déjà avec satisfaction qu’ils avaient atteint leur objectif : un trou béant apparaissait désormais dans la coque du navire ennemi. Il se mit aussitôt à beugler après ses hommes afin qu’ils dégagent le navire de là avant de quitter avec l’ennemi. Montrant l’exemple, il s’échina à pousser sur la coque ennemie à l’aide d’une rame.<br />
Ils vécurent un avant-goût de ce qui les attendait après leur mort dans les Dix-Huit Enfers, tandis qu’ils s’acharnaient à arracher leur navire de l’étreinte de la frégate : leurs rames ne cessaient pas de glisser sur la coque ennemie, les empêchant de trouver une position équilibrée pour faire levier, d’autant que les vagues et les vents se déchaînaient plus que jamais.<br />
Ils parvinrent à se dégager au bout d’un temps qui parut interminable à Minos. Il était extrêmement tendu, d’autant plus qu’il ne pouvait pas voir où en étaient les autres assaillants : son attaque, si elle aveuglait l’ennemi, avait également l’inconvénient d’aveugler les assaillants.<br />
Dès qu’ils furent dégagés, ils remirent laborieusement les rames en place et s’échinèrent dessus aussitôt : il leur fallait maintenant accomplir une large boucle pour reprendre de la vitesse afin de fondre sur la cible suivante.<br />
Si tout se passait bien, trois frégates devaient être hors d’état de nuire à l’heure actuelle, ce qui en laissait tout de même encore neuf à envoyer par le fond. Et Minos n’avait aucun moyen de savoir si tout se passait bien du côté des autres. A vrai dire, il n’était même pas certain que les douze navires comptés par Telmas étaient réellement là : malgré ses observations, il était possible que l’un d’entre eux au moins soit reparti en mer, et peut-être même un certain nombre d’entre eux avait été déplacé pour s’abriter de la tempête.<br />
Avant de partir, Telmas leur avait néanmoins dressé un plan du port, avec les positions observées des frégates : ils avaient alors dressé leur plan d’attaque, décidant lesquels de leurs navires attaqueraient tel navire puis tel autre. Minos se rendait compte désormais à quel point cela avait été ridicule : dans les Enfers qui se déchaînaient autour d’eux, ils étaient dans l’incapacité totale de savoir si leur prochaine cible était bien celle qui leur avait été assignée. Pour tout dire, ils eurent même du mal à repérer cette cible suivante. Ils se contentèrent de fuser sur une grosse masse quasi indistincte que l’un des pirates à la vue perçante désigna. Minos ne voyait rien mais donna l’ordre de fondre dessus.<br />
Il parut à Minos encore plus difficile et plus long que la première fois de se retirer de cette frégate-là, mais ils finirent par y parvenir. Malgré leurs muscles épuisés et leurs corps transis de froid, Minos ordonna une nouvelle attaque : les trois groupes de pirates devaient en effet venir à bout de quatre frégates chacun s’ils voulaient couler l’intégralité de la flotte cavarnasienne présente.<br />
Les hommes présents à bord de la <em>Flèche des Mers</em> étaient sur les rotules quand Minos donna l’ordre de faire demi-tour, après avoir éperonné l’ennemi à cinq reprises, par précaution. A vrai dire, il n’était même pas sûr d’avoir éperonné cinq navires différents. Sa plus grande crainte était de s’être acharné sur le même adversaire pendant tout ce temps, même s’il était quasiment certain d’avoir attaqué au moins deux ennemis. Quand comment en être réellement sûr dans de telles conditions apocalyptiques ?<br />
Le moral en berne, il se résigna donc à rallier le point de rendez-vous préalablement défini par Telmas, à savoir l’entrée du chenal du port, et se surprit à prier pour qu’au moins Telmas ait survécu à l’assaut : il était le seul capable de les sortir de là !<br />
Quand ils arrivèrent au point de ralliement, Minos fut soulagé de voir que six autres navires attendaient déjà. Il n’en manquait plus qu’un. Pour cette mission, les huit chefs de navires étaient lui, Minos, accompagné de Saug, Parnos, Telmas et Carolas ensemble, Vilinder, Kraeg, LozaTing Etral avec Ototté, Garolddé et Tertté. Mais Minos était incapable de dire qui manquait à l’appel. Il parvint juste à distinguer Telmas, dont le navire s’était positionné de manière à ouvrir la voie.<br />
Telmas attendit ce qui parut être une éternité à tous les pirates, de plus en plus persuadés qu’ils ne survivraient pas à cette nuit, avant de se décider à ressortir du port, sans le huitième navire.<br /> Contrairement au plan originel, il ne tenta pas de rallier l’île située à deux heures de Castinae Varil par des conditions climatiques normales, mais se mit en quête d’une anse le long de la côte. Comme il n’était pas du genre à laisser le hasard et la chance décider pour lui, il avait auparavant effectué une reconnaissance aux alentours du port cavarnasien, et put ainsi mener le reste de la flottille à l’abri de la tempête, dans une petite crique abritée.<br />
Les navires furent tirés sur la grève et disposés en un cercle grossier. En son sein, ils purent tenir un semblant de réunion afin de tirer les premières conclusions de leur action, et savoir qui manquait à l’appel. Garolddé.<br />
Les comptes-rendus des uns et des autres concernant l’attaque ne furent pas d’un grand secours à Minos : personne ne savait s’il avait touché la cible qui lui était assignée, mais il s’avéra que chaque navire avait attaqué quatre fois, cinq en ce qui concernait la <em>Flèche des Mers</em> et même six pour le navire de Telmas et Carolas. Restait en revenir à Castinae Varil dès que le temps le permettrait, afin de s’assurer des dégâts occasionnés et du sort du huitième équipage.<br />
Minos et Parnos, incapables de dormir sous l’effet de l’adrénaline, et en repensant au lourd tribut humain qui avait été payé par les pirates, se chargèrent de veiller sur le sommeil de leurs troupes, avec six autres volontaires.<br />
La tempête fit rage tout le reste de la nuit et la journée suivante, avant de se calmer au crépuscule. Une nouvelle nuit de sommeil acheva de requinquer les pirates, sauf Minos et Kraeg dont les blessures, pourtant en voie de guérison, les faisaient souffrir énormément et les empêchaient de jouir d’un sommeil réparateur.<br />
Le matin suivant, le vent qui mugissait encore parfois violemment n’impressionna guère les pirates après ce qu’ils avaient vécu. Minos fit enlever l’éperon ornant l’avant de la <em>Flèche des Mers</em> afin de la faire passer pour un innocent navire de pêcheur, puis il y embarqua pour retourner à Castinae Varil, avec son équipage au grand complet.<br />
Son cœur s’emplit de fierté dès qu’ils eurent franchi le chenal d’entrée du port : une seule frégate tenait l’eau, et deux autres ne se distinguaient que par leurs mâts qui émergeaient lamentablement des flots. Ils étaient parvenus à en couler onze sur douze ! La guerre avec les Cavarnasiens était terminée ! Les routes maritimes seraient désormais plus sûres pour les pirates. Au moins pour quelques mois, le temps que Cavarnas se remette de ce désastre.<br />
Par contre, le cœur suffocant d’angoisse, il ne vit aucune trace du navire de Garolddé. Ils débarquèrent et se réfugièrent à l’auberge la plus proche : les indicateurs qu’ils y connaissaient leur apporteraient peut-être des nouvelles rassurantes. Las ! Rien n’y fit, ils durent se rendre à l’évidence : Garolddé et son équipage avaient bel et bien laissés leur vie dans le port ; nul n’avait vu la moindre trace de leur navire.<br />
Minos eut une longue conversation avec ces indicateurs, des pêcheurs que les pirates dépannaient de temps à autre contre du poisson tout frais pêché, à propos d’un tout autre problème, qui le tarabustait depuis sa conversation avec Jagtroll : comment la guerre entre Cavarnas et les pirates avait-elle débutée ? Jagtroll ou Plaevoo avaient-ils vraiment ouverts les hostilités, où étaient-elles le fait des seuls Cavarnasiens ? Minos était perplexe, chaque camp rejetant la responsabilité de l’escalade de la violence sur l’autre. Mais bien qu’il fut décidé à en avoir le cœur net, il ne put découvrir comment on en était arrivé là.<br />
Finalement, la mort dans l’âme, il donna le signal du retour, au grand soulagement de ses hommes. Ils rejoignirent les sept autres navires restés dans leur petite anse, puis rallièrent l’île où se cachaient leurs blessés et les trois frégates capturées.<br />
Ces dernières furent remorquées par trois navires pirates chacune, et il leur fallut ainsi trois semaines pour rallier Drisaelia à un rythme tranquille.<br />
Les archers adulaient désormais leur Wintrop, qui s’en fichait éperdument. Il ne voyait pas comment sa réputation aurait encore pu grandir. Evidemment, il se trompait. Sans s’en rendre compte, son dernier coup d’éclat avait fait de lui au moins l’égal des deux autres principaux chefs pirates. Désormais, aux côtés de Plaevoo le Requin et de Jagtroll le Fort, régnait sur le monde des mers Wintrop le Rusé.<br /></p>Minos, chapitre VII : Le Serpenturn:md5:5a2a478a99107ac9fdf8f2d39e5c857f2008-01-14T13:43:00+01:002010-01-10T12:54:35+01:00SrédéricMinosdelimanoresfantasyMinosromanécriture<p>Voilà déjà le chapitre 7, qui clôt les aventures de l’équipage en pays Drotite.</p> <p><strong>Chapitre VII : le serpent</strong></p>
<p>Malgré l’insistance de Minos, JyaSang Pow refusa d’en dire plus et leur enjoignit de profiter du banquet, qui fut somptueux et dura une bonne partie de la nuit. Le chef du peuple Uzaï leur offrit des chambres et poussa le sens de l’hospitalité jusqu’à mettre à la disposition des pirates des femmes pour leur tenir compagnie le reste de la nuit. Aucun membre de l’équipage n’accepta cette offre : avec leur étrange apparence, les femmes Uzaï étaient loin de correspondre à leurs critères de beauté.<br />
Minos dormit peu le reste de la nuit, et sortit prendre l’air peu avant l’aube. Repérant JyaSang Pow, déjà debout, à moins qu’il ne se soit pas couché, il le rejoignit. Le vieux chef était bien campé sur ses pieds mais s’appuyait des deux mains sur un long bâton. Sa vieille carcasse voûtée était tournée vers la jungle. Ils restèrent un certain temps l’un à côté de l’autre sans dire un mot, puis JyaSang Pow se tourna vers le jeune chef pirate en souriant.<br />
– Comment appréhendez-vous votre rôle de chef, jeune Seitran ?<br />
– Je donne des ordres et mes hommes y obéissent, répondit Minos, surpris par la question.<br />
– Ils obéissent à n’importe quel ordre ?<br />
– Oui, tant qu’ils ont confiance en moi et que je ne leur demande pas n’importe quoi.<br />
– Ce <em>n’importe quoi</em> dont vous parlez est primordial. Tout groupe obéit à des règles ou à des lois, et c’est le chef du groupe qui est chargé de veiller à ce que ces lois soient appliquées. Dès qu’il veut dévier de la loi, il se met en danger en tant que chef. N ’êtes-vous pas d’accord ?<br />
– Cela me paraît correct, fit Minos, intrigué : où donc voulait-il en venir ?<br />
– Mais le rôle du chef ne se limite pas à cela. Il a en outre la responsabilité de son groupe et doit veiller à son bien-être.<br />
– Mouais.<br />
– Vous n’avez pas l’air convaincu.<br />
– Si, en un sens. Mais personnellement, je ne suis chef que parce que mes hommes le veulent bien. Ils sont par ailleurs assez grands pour veiller sur eux tout seuls.<br />
– Ah oui ? Et si le gamin blond qui est avec vous s’attaquait à trois géants de la stature de votre Kraeg, vous le laisseriez faire ?<br />
– Ils ne sont pas assez fous pour faire une chose pareille.<br />
– Mais si cela arrivait ?<br />
– Je l’en empêcherais, et mettrais Kraeg, Parn et moi-même, les meilleurs combattants du groupe, en première ligne.<br />
– C’est bien, mon ami, c’est bien. Vous êtes un bon chef, car vous avez compris que vos responsabilités passent également par la protection de vos hommes.<br />
Ces paroles plongèrent Minos dans de sombres pensées. Le vieil Uzaï avait raison : alors qu’il était auparavant le chantre de l’égoïsme, ne se liant à personne hormis Parnos, il s’était fondu avec une aisance remarquable dans son rôle de chef, veillant à ce que chacun trouve sa place dans le groupe, au mieux de ses capacités. Plaevoo ne lui avait pas dit autre chose quant à l’organisation du monde des pirates.<br />
Et lui avait fait pareil : les meilleurs combattants en tête, Tertté en excellent intendant, la création de leur village pour renforcer leurs liens de groupe. Ils comptaient les uns sur les autres, confiants et loyaux envers leurs camarades. Les circonstances avaient donné à Minos un certain sens du devoir, même s’il commençait à entrevoir et à craindre les implications que cela entraînait : bien qu’il ait récemment affirmé à Parnos qu’il se fichait des pirates et qu’il les quitterait du jour au lendemain si l’envie l’en prenait, force lui était de reconnaître que les choses n’étaient pas aussi simples. Pour la première fois de sa vie, des gens comptaient sur lui et avaient réussi à lui faire prendre des responsabilités. Il ne les avait prises qu’à contrecœur, uniquement pour faire plaisir à ses camarades pour qui, bien qu’il s’en cachât, il s’était pris d’une réelle affection. Il s’était par la suite rendu compte qu’il était fait pour être chef : malgré ses réticences initiales, il exerçait cette fonction avec brio, comme s’il était fait pour cela. Il en était troublé, mais commençait à comprendre ses ancêtres, qui avaient tous tenu un tel rôle ces derniers siècles.<br />
– Mais là où les choses deviennent compliquées, reprit JyaSang Pow en interrompant le cours des pensées de Minos, c’est quand vous devez mettre en balance la sécurité de votre groupe et le respect des lois qui le régissent.<br />
– Que voulez-vous dire par là ?<br />
– Nous autres Uzaï avons toujours vécu à cet endroit, maîtres de la jungle. Elle est inscrite dans nos cœurs, et y vivre est le fondement de notre société. Mais aujourd’hui, en y restant, nous sommes condamnés à mort. Devons-nous rester fidèles à nous même et mourir, ou adapter nos lois et modes de vie afin de survivre ?<br />
– La survie est plus importante, c’est évident. Nous autres pirates ne faisons pas autre chose : les navires que nous abordons pour les piller tendent à s’armer de combattants pour se défendre. Nous sommes donc en train de nous doter d’une armée afin de nous adapter. Ce faisant, nous sortons de notre rôle strict de pirates, mais c’est notre survie qui est en jeu.<br />
– Et quand des équipages entiers de pirates seront anéantis, continuerez-vous à vous accrocher à votre mode de vie ? Quand vos expéditions de pillage facile laisseront place à de sanglants combats qui décimeront vos rangs, vos hommes vous suivront-ils encore ?<br />
– Je suppose que non.<br />
– Vous devrez donc vous adapter d’une autre manière, ou mourir.<br />
– Sans doute. Mais je ne vois toujours pas où vous voulez en venir.<br />
– C’est très simple. Suivez-moi.<br />
Minos suivit JyaSang Pow, qui entra d’un pas lent dans la grande maison au trône. Ils traversèrent la grande salle où ils avaient banqueté la veille et prirent un petit couloir qui partait de derrière le trône. Ils arrivèrent rapidement à un escalier à colimaçons, et en descendirent les marches, éclairées par des torches fixées aux murs. Là aussi, les murs étaient ornés de fresques de pierres précieuses, mais Minos ne les regarda que machinalement : il avait eu le temps de s’y habituer depuis la veille et sa convoitise s’était rapidement estompée, sans qu’il puisse se l’expliquer. Ils débouchèrent sur un palier, sur lequel il vit une porte fermée, en bois massif de couleur brune, et devant laquelle six gardes se tenaient en faction. Sur un ordre de leur chef, ils déverrouillèrent la porte, et JyaSang Pow y entra, après avoir fait signe à Minos de l’y suivre.<br />
L’endroit était plongé dans le noir le plus complet, mais l’un des gardes entra à la suite de Minos, une torche à la main. Il dirigea les flammes contre le mur, à un pied de hauteur, et Minos fut stupéfait de voir une ligne de feu apparaître le long du mur et faire horizontalement le tour des murs en pierre. Le garde recommença trois fois son manège, à chaque fois un peu plus haut que précédemment.<br />
Minos resta sans voix face au spectacle révélé par cet étrange éclairage. A même le sol s’étalaient des monceaux de bijoux et de pièces d’or, et des centaines, peut-être des milliers d’émeraudes et d’autres pierres précieuses. Le tout recouvrait le sol sur une bonne trentaine de centimètres, et cette cave carrée devait bien mesurer cinquante mètres de long. L’esprit de Minos s’emballa : avec de telles richesses, lui et Parnos pourraient abandonner la vie de pirates, tout aussi intéressante que Minos la trouvât, et pourraient s’installer n’importer où en tant que riches nababs qui n’auraient plus à se préoccuper de rien. Ils pourraient se trouver un endroit que la guerre n’atteindrait jamais, protégés par des compagnies entières de mercenaires, au besoin. Ils vivraient jusqu’à leur mort dans le plus vaste palais de tout Dilats, et aucun roi ne les égalerait en puissance et en richesse. Leur parole ferait loi. Ils seraient presque des dieux vivants, et toutes les femmes de la Création se battraient pour entrer dans leur harem !<br />
L’enthousiasme de Minos pour cette vision enchanteresse fut vite douché. Il imagina Parnos, le suivant fidèlement dans ce futur palais avec la sempiternelle expression de son visage qui voudrait dire : « jeune maître, quand donc comprendrez-vous ce qui est vraiment important ? ». Un regard où transparaîtrait beaucoup de déception, et tant de pitié pour son jeune maître qui s’obstinerait toujours à faire des mauvais choix dans sa vie, si peu en accord avec les aspirations que son serviteur avait pour lui. Minos avait superbement ignoré cette expression toute sa vie mais plus le temps passait plus il lui était difficile, derrière ses airs bravaches, de s’en affranchir. Une conscience et un sens du devoir certain s’étaient développés en lui, suite aux événements des derniers mois. Il se découvrait un sens de l’honneur, qu’il détestait parce qu’il l’obligeait à faire des choix difficiles et compliqués, beaucoup plus en tout cas que du temps où il n’avait à s’occuper que de lui et de Parnos. Comme il aurait été facile de revenir à leur vie d’avant, de ne plus sentir le poids de responsabilités sur ses épaules. Mais dans sa nouvelle et amère perception des choses, il savait que c’était impossible. Pour le meilleur ou pour le pire, il avait changé. Il n’était plus capable d’abandonner ses camarades d’un claquement de doigts : ils comptaient sur lui et lui sur eux, et les liens qu’ils avaient forgé entre eux n’étaient plus différents aujourd’hui de ceux qui unissaient Minos à Parnos.<br />
Après cette longue introspection, qui le laissa ébranlé, il tourna la tête vers JyaSang Pow, qui l’observait en silence, son sourire ayant disparu au profit d’une expression dure.<br />
– Vous et vos hommes êtes des pirates. En tant que tels, vous cherchez à amasser des richesses. Voici de quoi combler tous vos désirs. Servez-vous et repartez d’où vous venez.<br />
– Quoi ? Mais vous disiez hier soir que vous pensiez que nous étions là pour sauver votre peuple d’un danger mortel.<br />
– Oui, mais j’ai lu sur vos visages que vous me considériez comme un fou. Que vous importe la guerre que les Uzaï mènent pour leur survie. Ce n’est pas votre problème, vous risqueriez de mourir pour une cause qui ne vous concerne pas. Puisque vous vous présentez en pillards, pillez. De toute manière, si vous ne le faites pas, ce sont nos ennemis qui en profiteront, après qu’ils nous auront tous abattus. Vous n’avez qu’à vous baisser, avec vos hommes, pour devenir fabuleusement riches sans avoir le moindre effort à fournir. Une fois rentrés chez vous, vous pourrez vous moquer tout à loisir du peuple Uzaï, qui sera mort bêtement sur ses terres au lieu de les quitter pour survivre.<br />
Un long silence pesant suivit ses paroles. Minos avait l’impression que toute pensée cohérente avait déserté son esprit. Mais en son for intérieur, il savait que sa décision était d’ores et déjà prise. Comment en était-il arrivé là ? Comment était-il possible qu’il ne sente pas capable d’abandonner ce peuple de petits imbéciles gris à leur destin funeste ? JyaSang Pow l’avait souligné : cette guerre ne concernait en aucun cas les pirates. Ils n’avaient pas à s’en mêler, et il leur offrait la possibilité d’être vraiment les rois des mers, et même de tourner définitivement le dos à cette vie pour une bien meilleure. Au prix de la mort d’un peuple.<br />
Minos fronça les sourcils, cracha sur un tas d’or à ses pieds, mit les mains sur ses hanches et se tourna vers le vieux chef Uzaï, l’air farouche.<br />
– Garde tes richesses, vieil hibou, je n’en ai que faire. Ce que la vie me donnera, c’est ce que je lui aurais arraché grâce à mes seules capacités. Je ne suis ni un lâche ni un mendiant, grave bien ça dans ton vieux crâne. Ni ton or ni tous tes discours sur moi et mes hommes qui vont sauver ton peuple ne m’intéressent. C’est moi et moi seul qui décide de mon destin. Tout ce que je peux faire pour toi, c’est écouter ce que tu as à dire à propos de ta guerre, et si j’estime que je peux t’aider, je le ferai. Par contre, si je pense que je ne peux rien faire pour toi, moi et mes hommes repartirons les mains aussi vides qu’à notre arrivée.<br />
– Tu es un homme fier et honorable, comme je le pressentais, jeune chef. J’accepte tes conditions. Ecoute ce à quoi le peuple Uzaï est confronté et prend ta décision en ton âme et conscience.<br />
JyaSang Pow se lança dans une longue explication sur la situation. Tout avait commencé deux ans auparavant, quand des êtres presque humains avaient été repérés dans la jungle par les Uzaï. Ces êtres avaient une peau très blanche et des yeux jaunes en amande. Leurs corps étaient parsemés de taches écailleuses. Ils étaient vêtus de peaux de lézard de diverses couleurs, et armés de haches à un seul tranchant, dont ils commencèrent à se servir pour couper des arbres. Dans un premier temps, les Uzaï se contentèrent de les observer, avant de se rendre compte que les nouveaux venus étaient en train de s’installer au cœur de la jungle pour y vivre. Ils se construisirent des baraquements en bois, bientôt entourés de fortifications sommaires, avant de se lancer dans une exploitation intensive des ressources locales en bois. Il s’avéra que ces êtres reptiliens exportaient leur bois, à dos de kokréus, dont ils avaient des troupeaux entiers. A la connaissance des Uzaï, seuls les Guzruns utilisaient ces gros insectes noirs dont la forme rappelait celle de coccinelles, sauf qu’ils n’avaient pas d’ailes et mesuraient deux mètres de long comme de hauteur. Les nouveaux venus étaient donc peut-être des alliés des Guzruns, dont le royaume commençait quelques dizaines de kilomètres plus loin, là où s’arrêtait la jungle, auquel cas les Uzaï ne feraient pas le poids en cas de conflit.<br />
JyaSang Pow envoya quatre plénipotentiaires à la rencontre des nouveaux venus, afin de s’enquérir de leurs intentions. Caché dans la jungle voisine avec une garde rapprochée, il vit ses ambassadeurs se faire tuer. A leur vue, les reptiliens n’avaient exprimé aucune surprise, ni proféré le moindre mot. Ils s’étaient contentés d’avancer vers eux, tranquillement, tout en prenant leur hache à la main. Après avoir entouré les ambassadeurs, qui leur parlèrent sans jamais obtenir de réponse, ils les avaient massacrés à grands coups de hache, n’abandonnant leurs restes sanguinolents que longtemps après que tout souffle de vie ait quitté les infortunés.<br />
JyaSang Pow savait désormais à quoi s’en tenir à propos de ces êtres, et il décida d’entrer en guerre contre eux. Il rassembla tous les Uzaï disponibles, prenant contact avec toutes les colonies de son peuple disséminées dans la jungle, et bien peu ne répondirent pas présents. A la tête d’une colonne de guerriers forte de deux mille hommes, il marcha sur la forteresse ennemie, bien décidé à la raser et à passer tous ces envahisseurs au fil de l’épée, au plutôt de l’uzaï, les dagues de ses hommes, si appréciées par eux qu’il leur avaient donné leur propre nom.<br />
Mais ils n’atteignirent jamais le campement ennemi : ils furent décimés en route par un serpent géant surgi de la jungle, abomination dont ils ne connaissaient ni ne soupçonnaient l’existence. Son corps était si long qu’ils ne parvinrent pas à en estimer la taille, et il forma un mur de plus de deux mètres de haut quand ils se retrouvèrent confrontés à lui. Dès qu’il les repéra, il fit un massacre. Il écrasa des centaines d’entre eux, en envoya voler dans toutes les directions, brisant leurs corps, et en avala bien d’autres. Il fut impitoyable et poursuivit sans relâche ceux qui tentèrent de s’enfuir. A peine une cinquantaine d’Uzaï parvint à survivre. JyaSang Pow sut alors que lui et les siens ne pouvaient rien contre ces créatures et leur monstrueux gardien, et durent se contenter d’observer leurs avancées dans la jungle, qui se poursuivaient au fur et à mesure qu’ils en abattaient les arbres séculaires, rognant toujours un peu plus sur le territoire uzaï qui s’étiolait à vue d’œil.<br />
JyaSang Pow croyait fermement aux signes du destin. Une quarantaine d’années plus tôt, le péril qui menaçait son peuple d’extinction avait fait son apparition deux ans avant l’arrivée des Enkars, qui les avaient sauvé. Et voilà qu’aujourd’hui, deux ans après l’apparition de cette nouvelle menace, un groupe de Seitrans et d’Aiger arrivait à son tour. A ses yeux, l’histoire se répétait.<br />
Minos resta longtemps pensif.<br />
– Si le serpent géant disparaît, toi et ton peuple serez sauvés, je suppose ?<br />
– En effet. Sans lui pour les protéger, la jungle deviendra un tombeau pour eux. Jusqu’au dernier. Nous avons à plusieurs reprises tenté d’attirer cette bête immonde dans des embuscades, mais nous avons toujours échoué, en payant à chaque fois un lourd tribut à la mort.<br />
– Je vais voir ce que je peux faire, et surtout avertir mes hommes de ce qui se passe.<br /></p>
<p>Quand Minos eut fini d’exposer la situation à son équipage, il attendit leurs objections, sachant qu’il y en aurait. Vilinder ouvrit le bal, après un long moment de réflexion.<br />
– Excuse-moi, Wintrop, mais nous sommes avant tout des pirates. Déjà que faire de l’exploration, comme nous le faisons, devrait être en marge de nos activités habituelles, mais en plus, tu voudrais nous voir participer à une guerre qui ne nous concerne pas, aux côtés de gens que nous ne connaissons pas, contre des ennemis que nous connaissons encore moins, protégés par une bête gigantesque contre laquelle nous ne pourrons rien faire d’autre que mourir. Ça finit par faire beaucoup et je ne vois là aucun rapport avec la piraterie.<br />
– Ne me fais pas rire avec ta piraterie, Vilinder. Aucun de nous n’est véritablement un pirate, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. Ce sont juste les circonstances qui ont fait que nous tenons ce rôle. Toi, tu l’es parce que ton oncle en était un. Telmas est un navigateur, un marin. Carolas n’a pas l’air de savoir ce qu’il veut mais il n’a pas la piraterie dans le sang, c’est évident. Garolddé, avec son éternelle bonne humeur, est avant tout un aventurier. Kraeg et Saug ne sont pas plus des pirates par conviction que Parn et moi-même. Nous formons un groupe, je ne saurais pas dire de quoi, mais en tout cas sûrement pas de pirates ! Je pense que tous autant que nous sommes, nous cherchons avant tout quelque qui vaille la peine de s’investir, une cause à défendre. A mes yeux, le petit monde qui a été mis sur pied sur Drisaelia en est une bonne, tout comme aujourd’hui défendre et aider les Uzaï, aussi dangereux cela soit-il.<br />
Minos regarda ses hommes les uns après les autres, notant avec soulagement leurs hochements de tête approbateurs. Vilinder fut le dernier à acquiescer du chef et dès qu’il l’eut fait, Garolddé demanda d’un ton enjoué :<br />
– Alors, qu’est-ce qu’on attend pour se le faire, ce ver de terre géant ?<br /></p>
<p>Minos mit fin à leur réunion en leur enjoignant de réfléchir à un moyen de tuer le serpent. Il apprit de la bouche de JyaSang Pow que la peau du monstre était trop épaisse pour que les dagues uzaï puissent lui occasionner la moindre entaille. Quand Minos examina avec attention l’une de ses dagues, il s’aperçut qu’elle était faite dans un drôle de métal aux reflets verdâtres. Il en essaya une avec Parnos, et constatèrent que ce mystérieux métal était plus solide que l’acier employé traditionnellement pour forger des armes, même s’il ne soutenait tout de même pas la comparaison avec le métal <em>tyrlis</em>. Le soir tombait quand les pirates se réunirent à nouveau, en présence de JyaSang Pow cette fois-ci. Minos rayonnait et demanda à ses hommes d’un ton radieux s’ils avaient trouvé une solution au problème qui les préoccupait. Ils n’en avaient pas mais attendirent avec impatience que Wintrop expose la sienne, car tout dans son attitude montrait qu’il en avait une. Ils ne furent pas déçus.<br />
– Parn, tu te souviens de notre voyage entre Balkna et Endaïlé ?<br />
– Euh, oui.<br />
– Qu’avons-nous mangé alors ?<br />
– Pas grand-chose de bon.<br />
– Tu te souviens du lapin ?<br />
– Bien sûr. Je l’ai tué d’un jet de dague. Vous voulez faire pareil avec le serpent ?<br />
– Bien sûr que non, imbécile ! Mais la situation d’alors est identique à celle de maintenant : il s’agit juste d’attraper une bête.<br />
– Le moins qu’on puisse dire, jeune maître, c’est que ces deux bêtes n’ont pas grand-chose en commun.<br />
– Et pourtant, on peut les capturer de la même manière ! Avant que tu ne lances ta dague, j’avais pensé à attraper un lapin avec un collet, et j’ai maudis Arsanné de ne pas savoir en poser. Ici, la bête est plus grande, mais on peut sûrement la prendre de cette façon, grâce à un de ces nœuds qui se resserrent au fur et à mesure qu’on se débat dedans. Ce serpent de malheur s’étranglera tout seul et le problème sera réglé ! Simple et élégant, non ? conclut-il fier de lui.<br />
– Simple d’esprit, vous voulez dire ! rétorqua Parnos. Comment comptez-vous lui passer votre collet autour du cou ?<br />
– Facile ! L’un de nous lui sert d’appât et l’amène à l’endroit où le collet est préparé. Il passe sa tête, le collet se referme et c’est fini pour lui. Des questions ?<br />
Tous étaient trop abasourdis pour ouvrir la bouche. JyaSang Pow se fit expliquer ce qu’était le principe du collet, dont il n’avait jamais entendu parler, et une moue dubitative apparut sur son visage quand il eut saisi l’idée générale. L’équipage ne semblait pas plus enthousiaste que l’Uzaï, mais Minos insista :<br />
– Telmas, toi qui es le meilleur marin parmi nous, tu es capable de faire ce genre de nœud ?<br />
– Oui, certes. Mais avec quoi ?<br />
– Regarde autour de toi, il y a des lianes partout. Si on en tresse plusieurs ensemble, on aura une corde indestructible, même pour un serpent géant. Kraeg, tu cours vite ?<br />
– Pourquoi cette question, Wintrop ? s’enquit le géant d’un ton inquiet.<br />
– Avec ta carrure, tu me sembles parfait dans le rôle de l’appât. Suffisamment gros, j’espère, pour inciter le serpent à te poursuivre pour t’attraper et te manger.<br />
– J’aime de moins en moins ton plan, Wintrop. Mais pour répondre à ta question, oui, je cours assez vite. Et je pense même pouvoir ajouter que pourchassé par ce genre de créature, je crois être capable de battre tous les records de course à pied.<br />
– Et bien, tout cela me semble parfait. Des objections ?<br />
– Tu oublies un détail, Wintrop, objecta Carolas. Les collets sont faits pour étrangler des animaux, en se resserrant autour de leur cou. Or un serpent n’a pas de cou. Ça ne marchera pas.<br />
– Bah, rétorqua Minos, avec un contrepoids adéquat, cette bête sera prise au piège, et le nœud se resserrera, que ce soit sur son cou ou sur ses anneaux. Quoi qu’il en soit, une fois prisonnière, il ne lui restera plus qu’à crever, soit sur le coup, soit à petit feu.<br />
Personne n’en émit, n’ayant pas encore digéré ce qu’ils venaient d’entendre. Ils n’arrivaient pas à se décider : ce plan était-il brillant ou complètement débile ?<br />
– JyaSang Pow ?<br />
– C’est…inventif. Je suis sceptique, mais ce plan a au moins le mérite de mettre une seule personne en danger, et ça c’est une avancée majeure par rapport aux embuscades que nous avons montées par le passé.<br />
– Alors, c’est dit, on fait comme ça ! JyaSang Pow, faites préparer le collet, sous la direction de Telmas et Carolas. Et trouvez-nous un guide pour aller voir la bestiole de plus près. Parn et Kraeg, vous serez de la balade.<br />
Très content de lui, Minos alla se préparer gaiement. Comme de juste, rien n’allait se passer comme il l’escomptait.<br /></p>
<p>Minos, Parnos et Kraeg suivaient laborieusement leur guide dans la jungle, trébuchant sur des racines à chaque instant ou s’empêtrant dans des lianes et autres branches tombantes. Leurs corps ne furent bientôt plus que plaies et bosses, sans parler des démangeaisons provoquées par les piqûres d’innombrables moustiques qui semblaient les trouver très à leur goût. La chaleur, toujours aussi abrutissante, avait posé sa chape de plomb sur eux dès qu’ils avaient quitté les fraîches maisons de la cité. Leur guide se nommait DigaLad Tuw et était un fils de JyaSang Pow. Il comprenait le Seitran à défaut de le parler.<br />
Ils marchèrent dans d’inextricables sous-bois ombragés pendant une heure qui leur parut être une éternité, avant que leur guide ne leur fasse signe de s’arrêter, à leur grand soulagement : ils sentaient la fatigue entamer leurs forces, surtout Kraeg. Celui-ci avait été le premier à aller se coucher lors du banquet et il ne s’était levé qu’à la fin de la journée suivante, pour la réunion avec JyaSang Pow. Il avait en outre ingurgité des quantités extravagantes de nourriture, heureux de pouvoir enfin restaurer ses forces après toutes ces maudites journées passées en mer.<br />
– A partir de maintenant, ils nous faut être extrêmement prudents : je sens la présence du grand ver, fit DigaLad Tuw.<br />
– Vous la sentez ? fit Minos, dubitatif.<br />
– Ses relents agressent mes narines. Nous sommes désormais sur son territoire. Tâchons de ne pas nous retrouver face à lui en contournant un arbre.<br />
– Ce serait dommage, en effet…marmonna Minos.<br />
Ils reprirent leur marche, avec beaucoup plus de circonspection. Ils oublièrent leur fatigue et chacun fit bien attention où il posait les pieds, attentif à son environnement immédiat et prêt à réagir au moindre événement.<br />
DigaLad s’arrêta à nouveau et leur intima de faire silence. Il pointa le doigt droit devant eux et mima quelque chose qui ondulait. Il leur désigna ensuite un arbre proche et imposant, et s’en rapprocha, après leur avoir fait signe de le suivre.<br />
Quand ils le virent commencer à l’escalader, ils se regardèrent, de plus en plus découragés. Minos haussa les épaules, fataliste, puis entreprit de grimper à son tour. L’ancien voleur qu’il était n’avait aucun mal à passer de branche en branche, avec une aisance déconcertante. Il se retrouva vite au niveau de DigaLad, qui progressait pourtant rapidement. Parnos suivait, bien moins agile que Minos, mais néanmoins avec des gestes sûrs. L’ascension de Kraeg fut très lente. Vu son poids impressionnant, il testait longuement la résistance de chaque branche avant d’y faire peser son poids, et se retrouva plus d’une fois perplexe quand au chemin à suivre pour rejoindre ses camarades. Minos revint lui prêter main-forte et le guida vers le haut, tout en tournoyant sans effort visible autour du géant, au grand dam de ce dernier.<br />
DigaLad Tuw s’était installé sur une branche assez grosse pour supporter leur poids à tous, à environ une trentaine de mètres du sol. Ils distinguèrent bientôt le monstre qu’ils projetaient de s’attaquer. Sa tête restait invisible, mais des portions de son corps immobile apparaissaient ici et là, à travers des trouées dans la végétation. Le peu qu’ils en virent les fit pâlir : son corps annelé était tout bonnement gigantesque, et sa hauteur dépassait facilement celle de Kraeg.<br />
Ils contemplèrent longuement leur ennemi en silence, jusqu’à ce que Minos s’agite soudainement. Il grimpa de quelques mètres et arracha une branche de belle taille, en faisant peser tout son poids dessus. Il leur sembla que le craquement du bois pouvait s’entendre à des kilomètres à la ronde, mais le serpent ne daigna pas réagir. Minos redescendit rapidement, avec sa facilité habituelle, à peine gêné par son fardeau, et se mit même à passer d’arbre en arbre, jusqu’à se retrouver quelques mètres au-dessus d’une partie du reptile géant.<br />
Parnos sentit des frissons d’inquiétude lui parcourir le corps : qu’est-ce que le gosse allait encore inventer pour les mettre dans une situation impossible ? Il n’allait quand même pas balancer sa grosse branche sur le serpent ? Evidemment, c’est précisément ce que Minos avait en tête.<br />
Fier et arrogant, il ne pouvait pas supporter l’idée de simplement regarder la bête en se cachant, avant de repartir sur la pointe des pieds et la queue entre les jambes. Non, il fallait qu’il signale sa présence, qu’il attaque la bête d’une manière ou d’une autre, même symboliquement, juste histoire de dire que les hostilités entre son groupe et la bête commençaient.<br />
Ses trois camarades retinrent leur souffle quand ils le virent lancer sa branche avec force vers l’un des anneaux du monstre. Ils s’attachèrent solidement et tâchèrent de se cacher derrière les feuillages, appréhendant la réaction ennemie, qui ne se fit pas attendre.<br />
Dès qu’il eut été percuté par la branche, tout le corps du serpent fut agité de soubresauts frénétiques qui laissèrent plus d’un arbre sur le carreau, le tout dans un bruit apocalyptique. Un sifflement suraigu leur vrilla les tympans et ils virent distinctement la tête de la bête émerger de la forêt, à quelques dizaines de mètres d’eux, et à une hauteur plus élevée encore que leur propre position.<br />
Sa tête en « V » était immense. Ses crocs bavant de venin semblaient capables de broyer n’importe quel arbre, et dans ses yeux rouges brillaient une sauvagerie de mauvais augure. Son accès de fureur passé, il bougea la tête, aux aguets, et se rapprocha lentement de la partie de son corps qui avait été attaquée. Il resta longtemps dans le secteur, attendant patiemment qu’une proie ou qu’un ennemi se dévoile, et finit par lever tranquillement le camp. Il fallut une bonne demi-heure pour que ses derniers anneaux disparaissent de la vue des marins et de l’Uzaï, qui pendant ce temps étaient soigneusement restés cachés et immobiles, à l’exception de Minos qui les avait vite rejoint.<br />
Quand il fut à ses côtés, Parnos vit briller dans ses yeux la même lueur de folie sauvage que dans ceux du serpent. On aurait dit un primitif dénué d’intelligence, entièrement tourné vers l’excitation du moment. Cette impression ne dura guère, son expression changeant au profit d’une moue goguenarde.<br />
DigaLad Tuw, blême, leur fit signe de redescendre et montra l’exemple. Pas un mot ne fut échangé sur le chemin du retour, et ils atteignirent la cité drotite peu avant le coucher du soleil. Ils se retrouvèrent peu après avec les autres, dans la salle du trône, face à un plantureux repas.<br />
Autour d’eux régnait une grande effervescence : la nouvelle de leur rencontre avec le serpent géant était d’ores et déjà connue de tous, et beaucoup regardaient Minos avec des yeux éperdus d’admiration. A la grande surprise de Parnos, le jeune chef pirate n’y prêta pas la moindre attention, comme s’il était au-dessus de cela. Une telle indifférence aux honneurs n’était pourtant pas dans les habitudes du jeune nombriliste égocentrique qu’il connaissait depuis toujours. Décidément, il avait de plus en plus le sentiment que son jeune maître était en train de changer, d’une manière ou d’une autre, mais il était encore bien trop tôt pour dire si cette évolution serait ou non positive.<br />
Après l’agitation de leur arrivée, il y eut peu de conversations pendant le dîner. L’heure semblait aux méditations intérieures, et chacun savait à quel point le moment était crucial. Les Uzaï allaient peut-être être débarrassés de leurs ennemis, et les pirates ne savaient plus trop où ils en étaient. Kraeg ne proféra pas une parole, les yeux rivés sur son écuelle, à laquelle il ne toucha quasiment pas, alors qu’il avait encore besoin de reprendre des forces. Parler de courir dans la jungle poursuivi par un serpent géant était une chose, mais l’avoir rencontré changeait la donne : il ne s’agissait plus d’une abstraction mais d’un danger mortel. Il ne ferait qu’une bouchée de Kraeg si jamais il le rattrapait. Le sens de l’honneur du géant était tel qu’il lui était impossible de se dédire : il assumerait son rôle d’appât, comme convenu. Mais désormais, sa condition de mortel lui sautait à la figure et il mesurait pleinement à quel point le fil ténu qui le rattachait à la vie serait bien précaire lors de l’attaque.<br /></p>
<p>Le lendemain à l’aube, DigaLad Tuw, quatre Uzaï et l’équipage de la <em>Flèche des Mers</em> au grand complet s’enfoncèrent dans la jungle en traînant d’impressionnantes cordes tressées avec eux. Ils passèrent la matinée à repérer les sites les plus intéressants en vue de l’embuscade, et finirent par découvrir l’endroit rêvé, une sorte de longue trouée parmi les arbres, qui se poursuivait sur deux kilomètres environ. Les arbres qui la ceignaient semblaient être là depuis des temps immémoriaux, et leur taille gigantesque suffiraient à les préserver d’une attaque de la bête monstrueuse : si le plan fonctionnait et que le serpent était attiré dans cette trouée, il n’aurait aucun moyen d’en sortir, sauf à la suivre jusqu’à son extrémité, qui ouvrait sur une vaste clairière.<br />
Sous la supervision de Telmas, le « collet » fut mis en place. Pour que le serpent s’étrangle dès qu’il y aurait passé la tête, l’une des extrémités du collet avait été fixée à un tronc d’arbre préalablement coupé et hissé au-dessus du collet : des hommes de JyaSang Pow étaient chargés de lancer ce tronc d’arbre dans le vide au moment opportun. Ainsi, plus le serpent se débattrait, plus le nœud coulant se resserrerait, jusqu’à la strangulation, qu’elle fut lente ou rapide.<br />
Les derniers détails furent mis au point : des Uzaï iraient repérer la position du reptile puis, protégés en haut des arbres, lanceraient des objets à terre le plus bruyamment possible, de manière à attirer l’attention de la bête. Cachés tout le long de la route qui séparerait le serpent de la trouée, ils feraient en sorte de l’y emmener, puis ce serait au tour de Kraeg d’entrer en action, pour la fin de l’embuscade. Il devrait représenter une proie tentante pour le serpent, qui oublierait logiquement toute prudence pour se lancer à sa poursuite. A charge de Kraeg de survivre dans la course poursuite qui allait suivre, afin de l’amener jusqu’au collet.<br />
Tous les détails passés en revue, il fut décidé que le piège serait mis en œuvre dès le lendemain. Une trentaine d’Uzaï fut mobilisée cette nuit-là pour épier les mouvements du serpent et préparer le parcours qui devait, si tout se passait bien, l’envoyer à la mort.<br /></p>
<p>Minos dormit peu cette nuit-là, trop excité par les événements à venir. Kraeg également, mais évidemment pas pour les mêmes raisons : il avait réussi à se persuader que ce plan était une vaste folie et qu’il allait immanquablement y laisser la vie. Mais, en homme de parole, il irait jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix.<br />
L’équipage au grand complet monta dans un arbre immense au-dessus du collet, avec DigaLad Tuw et les quatre Drotites qui les avaient accompagné la veille : ces derniers étaient prêts à lancer le tronc d’arbre dans le vide. Kraeg, petit point visible au bout de la trouée, marchait de long en large pour tromper sa nervosité. Quand tout le monde fut en place, DigaLad Tuw donna le signal de l’attaque, en imitant le cri d’un oiseau : d’autres l’imitèrent plus loin, et ainsi de suite jusqu’aux guerriers Uzaï qui devaient asticoter les premiers le reptile.<br />
L’attente commença, interminable. De là où ils étaient placés, les pirates ne voyaient pas grand-chose, même pas le début de la trouée, où Kraeg était parti se mettre en position : il n’y aurait rien à voir, sauf à la fin. Ils n’auraient que quelques secondes pour réagir quand ils verraient Kraeg débouler.<br />
Une éternité s’écoula quand enfin ils entendirent Kraeg pousser de mystérieux cris de guerre de toutes ses forces. Quand ils le virent, il s’était tu et courait vers eux avec l’agilité d’une gazelle et une vitesse dont peu l’auraient cru capable. Presque sur ses talons, le serpent glissait en émettant des sifflements rageurs. Les hommes perchés sur leur arbre virent que la distance séparant Kraeg du serpent diminuait rapidement, et furent envahi par le doute : le pirate allait-il réussir à aller jusqu’au bout ? Une racine, traîtreusement cachée, n’allait-elle pas le faire trébucher avant d’arriver au but ? N’allait-il pas s’écrouler d’épuisement et de terreur ?<br />
Il tint bon. La vue du collet caché sous des lianes lui fit trouver de nouvelles ressources et il sembla accélérer encore, si tant est que cela fut possible. Il franchit le collet sans couper son effort. Deux ou trois secondes plus tard, les Uzaï lancèrent le tronc, au moment même où le serpent passait sa tête dans le collet : le timing était parfait !<br />
L’avancée du serpent fut stoppée net par le garrot qui l’étranglait. Il se débattit furieusement mais se calma très vite, comme s’il avait compris que ses mouvements ne faisaient qu’accélérer sa strangulation ; il finit par s’immobiliser complètement.<br />
Minos jura intérieurement : le plan ne se passait pas du tout comme prévu ! Si la bête restait immobile, ses maîtres allaient finir par la trouver et pourraient la libérer. Jamais il n’aurait imaginé qu’elle fut intelligente au point de comprendre le piège dans lequel elle était tombée. Il n’était pas au bout de ses surprises.<br />
Le serpent bougea lentement la tête, scrutant son environnement. Ses yeux s’arrêtèrent sur le tronc d’arbre qui se balançait au-dessus de sa tête, relié au collet. C’est pas vrai, pesta Minos <em>in petto</em>, il a vraiment compris ! Et de ce fait, le serpent redressa lentement sa tête, jusqu’à ce que le tronc d’arbre repose sur le haut de son crâne.<br />
Il se passa alors une chose qui acheva de sidérer les spectateurs cachés : les anneaux du serpent pris dans le garrot se rétrécirent lentement, jusqu’à ce que la corde ne touche plus sa peau ! Il se mit alors à reculer, très lentement, et son corps se rétrécissait quand il passait dans le collet, avant de reprendre ensuite sa taille normale. C’était une catastrophe pour les Drotites ! Le monstre apparaissait décidément plus que jamais invincible.<br />
– Ça sait faire des truc pareils, les serpents ? murmura avec incrédulité Parnos.<br />
Un cri perçant de rage et de défi se fit alors entendre à travers la jungle, émis par Minos. Sous les yeux ébahis de ses compagnons, il dégaina son épée <em>tyrlis</em> et sauta dans le vide en direction du serpent, une dizaine de mètres plus bas, sans que quiconque n’ait le temps de l’arrêter.<br />
<em>Lommé, Ertos, Akeydana et tous les autres, guidez mon bras</em> ! pria Minos en tombant droit vers la gueule de la bête. Le serpent avait relevé la tête en entendant le cri mais il ne pouvait pas se permettre de bouger beaucoup vu sa situation précaire. Il réussit néanmoins à ouvrir grand sa gueule pour engloutir Minos. Mais le jeune pirate n’avait pas l’intention de se laisser gober : du haut de son arbre, alors que tout semblait perdu pour eux, il avait entr’aperçu un moyen de terrasser le serpent et avait aussitôt décidé de tenter sa chance, aussi infime soit-elle. Il effectua une sorte de roulade dans les airs, qui le fit légèrement dévier de sa trajectoire : cela fut suffisant pour qu’il évite la gueule et se retrouve face aux yeux du serpent, son objectif. Il plongea vers l’œil gauche, épée en avant fermement agrippée.<br />
Son arme s’y enfonça facilement, sans rencontrer de résistance, à un tel point que la garde de l’épée et les mains de Minos disparurent dans l’œil crevé. Il avait réussi à enfoncer sa lame au-delà de l’œil, dans ce qu’il espérait être le cerveau de la bête.<br />
Le serpent fut secoué d’un fort tremblement et s’affaissa, dans un sifflement d’agonie à peine perceptible. Minos fut éjecté sous le choc et s’affala rudement un peu plus loin. Le souffle coupé, il se retourna et vit la tête du serpent s’écraser à terre à quelques centimètres à peine de lui. Le serpent ne bougeait plus. Il était mort. Il fallut un long moment avant que Minos n’ose lui-même bouger, hébété.<br /></p>
<p>DigaLad Tuw fut le premier à réagir : il détacha une coquille de crustacé de sa ceinture, deux fois plus grosse que son poing, et y porta les lèvres : un grondement sourd en sortit, relayé par un autre, puis encore un autre. Bientôt, ce furent des dizaines de grondements qui firent vrombir l’air dans la jungle.<br />
– Qu’est-ce qui se passe, DigaLad ? s’enquit Parnos.<br />
– C’est la guerre, ami. Le peuple Uzaï marche sur son ennemi et va l’anéantir, répondit-il joyeusement. Enfin, nous allons pouvoir venger nos morts ! Enfin, la jungle va de nouveau nous appartenir ! En attendant, rejoignons notre jeune héros et assurons-nous qu’il se porte bien.<br />
Quand ils arrivèrent en bas, ils virent que Kraeg était arrivé le premier : il tremblait de tous ses membres et était assis près de Minos. Ce dernier était allongé sur le dos, les bras en croix, regardant fixement le ciel, ou rien. Quand ses compagnons furent là, bientôt suivis par des dizaines d’Uzaï armés de pied en cap pour la guerre, il se contenta de tourner la tête vers eux et leur sourit. Il fut bientôt porté en triomphe avec Kraeg et c’est un cortège en liesse qui rallia la cité. Mais alors que Kraeg n’était que ravissement, fierté et soulagement d’avoir survécu, Minos resta en retrait de tout cela, arborant de temps en temps un simple sourire presque gêné, et agitant la main mollement pour répondre aux innombrables vivats assourdissants qui jalonnaient sa route.<br />
Le banquet qui suivit fut le plus somptueux de tous et dégénéra presque en orgie. JyaSang Pow recevait de temps en temps des guerriers en armes afin de s’enquérir des combats, et les nouvelles qu’il ne cessait de recevoir étaient toujours les mêmes : l’ennemi était en déroute. Sans le serpent géant pour les protéger, les envahisseurs n’étaient plus que des moutons bons à être égorgés. Leur armée était incompétente et se faisait balayer par les Uzaï déterminés et vengeurs.<br />
A la fin de la nuit, les noceurs s’endormirent là où ils tombèrent. Seul JyaSang Pow et son fils en convalescence, LozaTing Etral, restèrent sobres et éveillés toute la nuit pour entendre les guerriers qui venaient au rapport.<br />
Ce n’est qu’après que le soleil eut dépassé son zénith que le chef Uzaï s’enquit de Minos afin de conférer avec lui. Leurs ennemis étaient en déroute et s’enfuyaient à qui mieux mieux en direction d’un grand fleuve situé à plusieurs dizaines de kilomètres, et qui selon JyaSang Pow représentait la limite du territoire de son peuple. Il en vint à évoquer le statut et les intentions de Minos.<br />
– Alors, jeune Wintrop ? Vous voilà un héros aux yeux des Uzaï, et certains iront peut-être même jusqu’à vous considérer comme un dieu. Comment voyez-vous votre avenir désormais ? Que comptez-vous faire et qu’est-ce que mon peuple peut faire pour vous satisfaire ? Au vu de la situation, il est évident que le moindre de vos désirs sera accompli sans poser de question.<br />
Minos réfléchit longuement. Il avait parfaitement conscience de l’adoration qui se lisait dans les yeux de tous les Uzaï qui croisaient son regard. Il pouvait faire destituer JyaSang Pow d’un geste et régner à sa place s’il le voulait : les autres le suivraient aveuglément et ne vivraient que pour le servir. Oui, il avait parfaitement raison : il pouvait devenir un dieu !<br />
Etrangement, cette perspective ne l’enthousiasmait pas. Au contraire, elle lui inspirait un grand sentiment de malaise, justement à cause de l’attitude des petits êtres gris. Avant qu’il ne tue le serpent, il était leur invité, un être humain considéré comme important et qu’il fallait respecter en tant que tel. Désormais, il était plus qu’un simple mortel, et sa gêne venait du pouvoir potentiel contenu dans son nouveau statut. Il avait peur d’être tenté d’user et surtout d’abuser de cette puissance, peur de perdre le contrôle de sa vie. Hors de question de vivre parmi des êtres qui ne remettraient pas en cause ses agissements, qui prendraient toutes ses paroles comme des ordres gravés dans le marbre, sans jamais les remettre les question : le risque serait trop grand de se couper de la réalité. Ce serait trop grisant. Il inspira profondément et répondit à JyaSang Pow d’un ton qu’il voulait ferme :<br />
– Je pense qu’il ne serait pas une bonne idée que moi et les miens nous nous attardions ici. Nous risquons de mettre à mal votre autorité de chef, même sans le vouloir. Nous vous avons libéré, soit, mais ça ne vaudra pas le coup si la conséquence est de détruire votre équilibre social. Notre présence peut vous détruire de l’intérieur, et l’ironie d’une telle perspective est loin de me faire rire.<br />
JyaSang Pow parut soulagé mais ne répondit pas, attendant la suite.<br />
– JyaSang, je suis ravi de vous avoir aidé et je ne regrette rien. Mais votre monde n’est pas le mien. Mon destin n’est pas ici. Je me considère comme membre de la communauté des pirates, et à ce titre il va falloir que moi et les miens retournions auprès des nôtres. Nous pourrions leur manquer, d’autant que la situation des pirates risque de ne pas aller en s’améliorant, avec la résistance des marchands qui s’organise. En fait, j’en viens même à penser que plus tôt que nous partirons, mieux cela vaudra. Dès demain si possible.<br />
JyaSang Pow s’inclina profondément et reprit la parole, la voix nouée par l’émotion.<br />
– Vous êtes un sage, jeune Wintrop.<br />
– Mon véritable nom est Minos, mais ne le répétez pas. Parmi mes compagnons, seul Parn, dont le propre nom est Parnos, est au courant. J’ai un autre nom pour des raisons…qu’on pourrait qualifier de politiques.<br />
– Cela ne me regarde en rien, jeune Minos. Je me contenterais d’être fier de la confiance que vous me portez en me révélant ce secret, même si ses implications m’échappent. Par ailleurs, j’accepte et j’approuve votre décision de partir rapidement. Mais vous ne partirez pas les mains vides : vous recevrez autant de richesses que pourra en contenir votre navire, ainsi que des dagues uzaï. A moins bien sûr que cela ne vous suffise pas ?<br />
– Ça sera parfait, JyaSang. Tant que cela ne vous coûte pas. Nous partirons tôt demain matin, et pas de banquet pour nous ce soir.<br />
– Très bien. Je souhaite vous faire un autre présent : j’aimerais qu’un membre de mon clan vous accompagne afin de vous servir et vous protéger.<br />
– Cela ne sera pas nécessaire mais je vous remercie.<br />
– Les Uzaï vivent trop refermés sur eux-mêmes, Minos. L’intérêt en vous adjoignant quelqu’un sera aussi de savoir ce qui se passe au-delà de nos frontières.<br />
– Je comprends ce point de vue et j’accepte d’accueillir votre homme.<br />
– Je vais désigner LozaTing Etral pour cette mission. Dès qu’il sera guéri, son aide pourrait s’avérer précieuse pour vous.<br />
– C’est entendu, maître Pow. Merci pour tout, ajouta-t-il en lui serra la main.<br />
– C’est moi qui vous remercie du fond du cœur, Minos, surtout que je ne pourrais jamais rembourser la dette que mon peuple a contracté auprès de vous.<br />
– Dans ce cas, le plus sage est de l’oublier.<br /></p>
<p>Le reste de la journée, des Uzaï firent d’innombrables allers-retours jusqu’à la <em>Flèche</em> et la remplirent de pierres précieuses et d’armes, tandis que Minos informait ses hommes de leur départ imminent. Tous furent satisfaits de l’apprendre : aussi accueillants que fussent leurs hôtes, les pirates avaient hâte de retrouver leur monde. La mer était leur élément, pas cette jungle hostile et sa moiteur permanente. Ils avaient tous envie de retrouver leurs repères.<br />
JyaSang Pow fit un grand discours solennel devant des centaines d’Uzaï, en présence des pirates. Bien que ces derniers n’y comprirent goutte, l’affliction qui se lisait sur les visages des autochtones était évidente : les membres de l’équipage étaient des héros, et ils les quittaient déjà.<br /></p>
<p>Le lendemain matin, après avoir dormi près de leur navire, dans un campement érigé par leurs hôtes, les pirates reprirent la mer, Loza Ting Etral à leurs côtés. Il ne parlait ni aiger ni seitran, mais Vilinder, qui désirait visiblement s’en faire un ami, entreprit de lui enseigner les rudiments de ces deux langues. Sur les berges, des centaines d’Uzaï assistaient au départ du navire, dans un silence ému. Mais quand Minos leur fit un signe d’adieu de la main, ils poussèrent tous en même temps des cris de guerre, ou d’encouragement, ou d’adieu peut-être, faisant s’envoler des dizaines d’oiseaux de taille et de couleurs diverses. Ces cris furent si assourdissants qu’ils devaient s’entendre à des kilomètres à la ronde. Même le bruit des vagues et du vent fut englouti par ce concert.<br />
Puis l’équipage retourna à ses manœuvres, direction Drisaelia, tandis que Kraeg ne tarda pas à aller vomir.<br />
– Vous savez, jeune maître, fit Parnos d’un ton innocent, je pense que même si le serpent avait réussi à attraper Kraeg, on aurait fini par l’avoir.<br />
– Comment ça ?<br />
– Regardez dans quel état se trouve Kraeg : vous pensez vraiment que cette sale bête aurait survécu à un tel repas ?<br />
– T’as raison, elle se serait sûrement empoisonnée !<br /></p>