Xol

L’être qui venait de s’incarner mesurait près de deux mètres, soit une quarantaine de plus qu’un Guzrun typique. Pour le reste, il était identique à l’espèce à laquelle il appartenait : un corps noueux et musclé, les bras nus et le visage recouverts d’un duvet brun. Un faciès simiesque et antipathique, au milieu duquel des yeux de braise fusillaient Mirlo du regard, complétait le tableau.
Guzrun… Mirlo n’en revenait pas. Il pensait les membres de cette espèce au bord de la disparition. Sur la planète Delimanores, nul n’en avait plus vu depuis tant de siècles qu’ils n’étaient même pas considérés comme éteints mais n’ayant jamais existé ailleurs que dans les légendes folkloriques. Pourtant, ils avaient foulé le sol de cette planète. Pour ça, oui. Mirlo et sa femme Akeydana les avaient suffisamment affrontés, des milliers d’années auparavant, pour le savoir. Ils avaient été leurs ennemis mortels. L’histoire semblait destinée à se répéter.
L’humanoïde en armure se mit au garde-à-vous et émit toute une série de sons sifflants en direction de l’apparition. Celle-ci secoua la tête, fit deux pas en avant et fit un signe négligent de la main, sans même prendre la peine de regarder son interlocuteur. L’être en armure se prosterna, son casque touchant le sol. Le nouvel arrivant lui lança quelques mots et l’autre se releva, avant d’enlever son casque et de reculer jusqu’à ce qu’il sente la paroi de la salle dans son dos. Mirlo ne comprit pas un traître mot de leur échange, mais put constater que l’être en armure était lui aussi un Guzrun. L’immortel se mit en garde, poings serrés. Prêt pour un combat à mort.

Doc entra dans la pièce à ce moment-là, et s’arrêta net en découvrant la scène.
– Mirlo… dit-il.
– Quoi ?
– Je venais t’annoncer que mes recherches préliminaires menées sur le cadavre indiquent que nous avons affaire à des Guzruns, mais je crois que tu viens de le découvrir par toi-même.
– Merci pour tes lumières, Doc, persifla Mirlo. Un conseil : reste en arrière si tu ne veux pas encore prendre un mauvais coup.
Le scientifique ne se le fit pas dire deux fois et recula jusque dans la coursive. Seule sa tête émergeait désormais : hors de question de perdre une miette du spectacle !

Le grand Guzrun tapa dans ses mains en s’inclinant légèrement. Un salut ? se demanda Mirlo. Peu importait. Face à un ennemi séculaire, une seule ligne de conduite à tenir : passer à l’attaque. Ce que fit Mirlo.

Son corps renforcé comme jamais, il bondit sur le Guzrun et le cueillit d’un direct au menton. Du moins tenta-t-il de le faire car le visage du Guzrun laissa place à une brume aussi épaisse que le noir de l’espace. Par contre, le coup de poing que Mirlo reçut au ventre était bien solide, lui. L’immortel le sentit passer.
Mirlo et le Guzrun enchaînèrent frappe sur frappe pour un résultat à chaque fois identique. Chaque partie du corps touchée par Mirlo se transformait en brume, et tous les coups qu’il subissait simultanément ne parvenaient pas à le faire défaillir.

Le Guzrun changea de tactique : un de ses bras s’allongea, jusqu’à devenir un fer de lance de brume qui jaillit vers Mirlo. Le visage de l’humain disparut sous la poigne du Guzrun, qui se solidifia et se mit à enserrer sa proie. Mirlo riposta mais ses poings traversèrent le bras de brume sans que l’étreinte se desserre. Il étira brusquement son cou tout en faisant rapetisser la taille de sa tête. Le Guzrun fut surpris et son emprise glissa jusqu’au cou de Mirlo.

L’être reprit une apparence normale. Mirlo aussi. Ils se toisèrent de longues secondes. Le Guzrun parla, visiblement dans la même langue utilisée par son séide précédemment. Mirlo n’y comprenant goutte, il resta silencieux.
– Il dit s’appeler Xol, et te demande qui tu es, énonça Doc, dont seule la tête émergeait de la coursive.
– Tu le comprends ? s’étonna Mirlo.
– Je parle un certain nombre de langues. Ne t’ai-je pas conseillé un milliard de fois de lire les multiples traités de linguistique que j’ai écrits au fil des siècles ?
– En effet, et ça fait un milliard de fois que tu me balances mon inculture à la figure, aussi. Dis-lui qui je suis.
– Mon illettré compagnon se nomme Mirlo. Veuillez lui pardonner, il ne parle que trois langues en tout et pour tout : une forme archaïque de lulien que seuls quelques immortels parlent encore aujourd’hui, l’espéranto des Terriens et le borleashéen commun à un bonne partie des espèces vivant dans cette partie de la galaxie.
C’est dans cette dernière langue que le Guzrun choisit de répondre :
– Je disais donc que je suis Xol, le dieu-roi des Xoresh. Qui êtes-vous, tous les deux ?
– Mirlo Le Toujours Jeune, Immortel de Delimanores.
– Iksham Glosisky, alias « Doc », immortel aussi.
– Intéressant. Je ne savais pas qu’il existait d’autres dieux à part moi.
– Et pourtant c’est le cas, rétorqua Mirlo.
– Même si techniquement parlant et contrairement à Mirlo, je n’en ai jamais été un, précisa Doc.
– J’ai l’impression que nous pourrions nous battre longtemps avant que l’un de nous ne prenne l’avantage, si tant est que ce soit possible, dit Xol.
– Je suis prêt à relever le défi, répondit Mirlo d’un ton agressif.
Xol ricana avant de reprendre :
– Pourquoi vous en êtes-vous pris à mes hommes ?
– Ce sont eux qui nous ont attaqués, s’insurgea Mirlo. D’ailleurs ils ont exterminé tout le monde avant d’essayer de s’en prendre à nous. On peut savoir pourquoi tu as envoyé tes tueurs ici ?
– Et d’une, ce ne sont pas des tueurs mais des soldats. Et de deux, ils ont répondu à un signal de détresse émis par un de nos vaisseaux disparu. L’équipage était mort, mais il y avait des futurs nouveau-nés à bord.
– Futurs ?
– Oui, sous forme d’œufs.
– Mais pourquoi éradiquer les Terriens ?
– Ils ont volé un œuf et l’ont fait éclore. Oser mettre en esclavage un Xoresh ne mérite que la mort.
– Une mentalité plutôt belliqueuse, commenta Doc.
– Nous sommes une race de fiers guerriers, répondit Xol en haussant les épaules. Nous avons nos principes. Nul ne s’attaque à nous sans en payer le prix fort.
– Il est vrai qu’en tant que soldats, ils ont fait du dégât sur Delimanores dans un passé très lointain, répondit Doc.
Xol parut perplexe.
– Delimanores ? Je ne connais pas cette planète. Cependant, apprendre que des Xoresh y vivent m’intéresse au plus haut point. Au fil des siècles, notre empire a perdu plusieurs de ses vaisseaux-colonies. Je serai curieux de savoir d’où proviennent ceux que vous citez.
– Chez moi, intervint Mirlo, ils étaient connus sous le nom de Guzruns. Ils représentaient le gros de l’armée des Colonisateurs, qui ont tenté de s’emparer de la planète.
– Quoi ? rugit Xol. Des Xoresh au service d’un autre peuple ? Hérésie ! Qui plus est de ces maudits Colonisateurs ! Double crime ! Ces Xoresh sont une honte pour mon peuple, je vais donner l’ordre de les tuer tous jusqu’au dernier ! Ensuite, j’entre en guerre contre les Colonisateurs. Ces types-là cherchent à étendre leur empire depuis trop longtemps à mon goût.
– Tu ne trouveras plus guère de Guzr… Xoresh sur Delimanores, reprit Mirlo. Ils sont une espèce en voie d’extinction, si ce n’est déjà fait.
– Peu importe. Je suis leur dieu-roi. Quand mes sujets s’écartent du droit chemin, je me dois d’intervenir. Donc j’irai. Pourriez-vous me communiquer les coordonnées de cette planète ?
– Bien sûr, répondit Doc. C’est…
– Non, coupa Mirlo. Pas question.
– Et pourquoi cela ? demanda Xol.
– Ma femme n’acceptera jamais que vous mettiez le pied sur sa planète.
– Votre… femme ? fit Xol en plissant les yeux.
– Oui. Quand j’étais un dieu sur Delimonares, elle était ma déesse. Elle se nomme Akeydana, et considère tous les Delimonaresiens comme étant ses enfants. Elle le peut, d’ailleurs : elle a créé la planète, ainsi que ses premiers habitants. Depuis lors, elle considère que tout ce qui touche à Delimonares lui appartient. Si vous touchez à sa chasse gardée, vous allez au-devant de graves problèmes, à côté desquels notre combat de tout à l’heure n’était que saluts amicaux.
– Je serai curieux de rencontrer cette… forte personnalité. Elle m’a l’air très intéressante. À quoi ressemble-t-elle, physiquement parlant ?
– On se calme, prévint Mirlo. Il s’agit de ma femme.
Le sourire carnassier arboré par Xol fit monter la moutarde au nez de Mirlo.
– Doc, demande à Akeydana de venir. J’ai hâte de la voir faire des confettis avec ce type, une fois qu’il lui aura fait part de son projet de poser le pied sur Delimanores.
Doc pianota sur son boîtier universel. Une sphère de lumière verte de deux mètres cinquante de diamètre se matérialisa dans la salle. Elle ne resta que quelques secondes, et quand elle disparut, l’immortelle Akeydana se tenait à sa place.


***

Quand une déesse vous fusille du regard, il vaut mieux y être préparé. Doc avait beau le savoir, c’est une leçon qu’il oubliait régulièrement. Dès que les yeux d’un bleu profond d’Akeydana se posèrent sur lui, le malheureux scientifique reçut un coup de boutoir invisible qui l’envoya percuter violemment la paroi.
À travers ses larmes de douleur, il distingua à peine la silhouette élancée de la déesse qui lui tendait la main. Il la prit et elle le releva sans douceur, ce qui lui arracha un grognement de douleur.
– Je t’ai dit un milliard de fois que je ne tolère pas d’être téléportée sans autorisation, dit Akeydana d’un ton tranchant.
– J’avais oublié, bredouilla Doc, confus.
Elle se tourna vers son époux, Mirlo.
– J’aurais dû me douter que tu étais également dans le coup.
Le sourire que Mirlo avait arboré dès l’arrivée de sa femme se figea sur ses lèvres.
– Ce n’est pas ma faute, ma chérie, je t’assure que…
– Quand donc te décideras-tu à grandir ?
– J’ai l’éternité pour ça, bougonna Mirlo. Et moi aussi je suis ravi de te revoir, au fait.
Akeydana haussa les épaules avec dédain et Mirlo se réfugia dans un mutisme prudent. Il connaissait assez sa femme pour savoir qu’il allait devoir attendre qu’elle se calme avant que leurs relations ne se normalisent. Elle avait ses humeurs. Le tout était de ne pas se retrouver au mauvais moment au mauvais endroit.
Elle se crispa en remarquant l’imposante silhouette de Xol.

Ce dernier, à son arrivée, avait bombé le torse et mis ses mains sur ses hanches, en une posture déterminée. Malgré les dires de ce pitre de Mirlo concernant sa femme, il ne sentait pas en danger. Il n’en restait pas moins sur ses gardes, prêt à tout.
Sa vigilance s’était pourtant vite émoussée. Il avait beau être Xoresh, la beauté de l’humaine Akeydana, l’aura charismatique de sa présence le touchaient, perçaient ses défenses.
Akeydana était vêtue d’une simple tunique blanche, ornée de liserés dorés, sans manches et qui descendait sous les genoux. Xol sentit une bouffée de chaleur l’envahir. Comment une humaine pouvait-elle exercer un tel charme sur lui ? Il s’assura que ses défenses mentales étaient dressées, et ne fut paradoxalement pas très rassuré de constater que c’était bien le cas. Comment était-il possible qu’il tombât sous le charme de cette femme ?
L’intérieur du vaisseau, la présence des deux autres immortels semblait presque effacée. Xol ne voyait qu’Akeydana. Comme si elle attirait la lumière…
Il marcha résolument vers elle, ignorant la crispation instinctive de Mirlo. Doc et Akeydana ne bougèrent pas d’un poil, pour des raisons bien différentes : Doc parce qu’il ne voulait pas mourir… encore. S’il avait pu se fondre dans les murs, il ne se serait pas gêné. Akeydana, elle, attendait la suite des événements, circonspecte.
Xol s’arrêta à une longueur de bras d’Akeydana et s’inclina bien bas devant elle, avant de mettre un genou à terre et de la prendre délicatement par la main. Mirlo retint son souffle quand le Xoresh fit un baisemain à sa femme, et il renforça au maximum les défenses de son corps. Si Akeydana le prenait mal, il y allait avoir du grabuge. La planète risquait l’annihilation…
– Ô ma dame, c’est un honneur pour moi de vous rencontrer. Je parcours les cieux depuis des siècles et pourtant, j’ai l’impression qu’avant cet instant, je n’avais fait qu’effleurer la surface du concept qu’on nomme beauté. Désormais, j’en connais pleinement le sens. Les merveilles de l’univers me sembleront bien fades face au doux souvenir de votre perfection. Mon nom est Xol, dieu-roi des Xoresh… que vous connaissez sous le nom de Guzruns, d’après les dires de vos compagnons.
Un sourire discret vint fleurir les lèvres d’Akeydana, et Mirlo fut estomaqué de voir tant de tendresse dans les yeux de sa femme quand elle les baissa sur Xol. Pour qui se prenait-il, celui-là ? Et elle… À quoi jouait-elle donc ?
– Relevez-vous, mon ami, répondit-elle dans un sourire éclatant. Je ne mérite pas tant de considérations.
– Je suis d’ac… intervint un Mirlo aussi remonté que jaloux, avant de s’interrompre brusquement en prenant conscience qu’il ne valait mieux pas finir sa phrase.
Quand Xol et Akeydana posèrent un regard dédaigneux sur lui, il crut qu’il allait exploser, d’autant que Xol tenait toujours sa femme par la main. Et que cela n’avait pas l’air de la déranger, au contraire.
Ignorant délibérément son mari, Akeydana prit Xol par le bras et se mit à faire quelques pas avec lui. Un Mirlo rouge pivoine se contint difficilement face à tant de désinvolture et de complicité, comme si le couple qu’il fusillait du regard se connaissait depuis toujours.
– Vous appartenez au peuple des Xoresh, dites-vous, mon cher ? Voilà qui est très intéressant. J’ignorais cette dénomination pour un peuple que j’ai par ailleurs côtoyé par le passé, même s’il ne m’évoque que des mauvais souvenirs.
– Vous m’en voyez fort marri, ma chère. Pour ma défense, je me dois de reconnaître que j’ignorais l’existence de cette branche de mon peuple. Sinon, soyez certaine que jamais ils ne vous auraient importunés, les vôtres et vous. Je n’aurais pas permis une telle attitude et ils auraient été châtiés comme il se doit.
– Je vous en suis fort reconnaissant, mon ami, et ravie d’apprendre que les Guzruns ne sont pas représentatifs de votre peuple. Me ferez-vous le plaisir de m’en dire plus sur les vôtres ?
– Je suis à votre entière disposition.
– Dans ce cas, souffrez que je vous offre l’hospitalité.
Akeydana lâcha enfin Xol et Mirlo en fut soulagé. Mais pas pour longtemps : la douceur et le sourire de sa femme disparurent par enchantement, remplacés sur-le-champ par une expression autoritaire de mauvais aloi.
– Doc, tu vas téléporter mon invité et moi-même au palais d’Arlegeos.
– Arlegeos, notre palais le plus prestigieux ? demanda un Mirlo boudeur. Tu es sûre que tu n’en fais pas un peu trop ? Tu ne sais rien de ce type, il pourrait être extrêmement dangereux et cacher sa vraie nature ! Il affirme que les Guzruns sont des anomalies, mais et s’ils étaient vraiment représentatifs des Xoresh ? Tu y as songé ?
– Contrairement à toi, je sais jauger les gens, répliqua-t-elle. Et je possède des armes que tu n’as pas, en cas de besoin ! Doc, tu es prêt ?
– Les coordonnées sont entrées, répondit Doc, presque au garde-à-vous.
– Parfait ! Une dernière chose, les enfants : je ne veux évidemment pas vous voir traîner du côté du palais d’Arlegeos dans les prochains mois !
– Prochains… mois ? murmura Mirlo tandis qu’Akeydana retournait auprès de son invité.

– Vous êtes prêt, mon cher ?
– Faites de moi ce que vous voudrez, ô ma dame.


***

Un long silence s’abattit sur les lieux après la disparition de Xol et d’Akeydana, finalement rompu par Doc.
– Je pense qu’elle est toujours fâchée après toi.
– Elle exagère, ça fait déjà six mois.
– Bah, elle a fait bien pire !
– Tu peux arrêter de retourner le couteau dans la plaie, s’il-te-plaît ?
– Ah oui, pardon. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? Je crois que je vais surseoir à mes recherches sur les Xoresh. Si je disséquais les siens, je pense que Xol le prendrait mal.
– Hum… Tu disais l’autre jour que Minos préparait sa fête d’anniversaire sur Lanco Beach II ?
– En effet. Et apparemment, il a encore eu la folie des grandeurs, sur ce que j’ai pu en voir.
– Parfait ! Une bacchanale, c’est exactement ce qu’il me faut ! Allons-y, Doc !
– Tu es bien sûr que…
– Certain ! Téléporte-nous !
– Akeydana va te tuer.
– Je m’en contrefiche !
– Bon, dans ce cas… c’est parti.