Thif sentait que la déprime n’était pas loin. Effectuer les tâches ingrates réservées à un infirmier pour le compte d’un médecin acariâtre lui pesait chaque jour un peu plus. À plus forte raison quand le médecin était Vulcain… et Thif Andorien.
Certes, les deux peuples avaient enterré la hache de guerre des décennies auparavant. Certes, ils avaient fait partie des espèces à l’origine de la création de la Fédération des Planètes Unies. Quand bien même : il n’était pas rare que des problèmes ponctuels resurgissent entre membres de ces deux races, et Thif se sentait pris au piège d’une telle situation.
Depuis le premier jour où il s’était retrouvé sous les ordres de Sulok, Thif avait senti l’hostilité à peine voilée qui émanait de son supérieur. Il la lui avait alors rendu cordialement. Sulok était un Vulcain typique aux yeux de Thif : arrogant et méprisant envers les autres. Subir ses piques et ses remontrances à longueur de journées commençait à lui taper sérieusement sur les nerfs.
D’accord, il n’était peut-être pas le meilleur infirmier de la Fédération. Oui, il avait terminé à une place plus ou moins honorable dans sa promotion, en tête du peloton d’étudiants qui suivait les six premiers, de loin les plus brillants. Mais cela ne remettait pas en cause ses compétences… du moins tant qu’on n’était pas sous les ordres d’un Vulcain.
Avec lui, Sulok était cassant et ne manquait pas une occasion de souligner ses erreurs, selon lui nombreuses. Comme son supérieur menait de très intéressantes et prometteuses recherches sur le virus hélicondratile, qui faisait des ravages dans l’Amas de Caenderf, Thif s’était vite proposé pour l’aider, bien qu’il ne comprit goutte aux expériences menées par Sulok. Plutôt que de l’en remercier, le Vulcain agissait comme si Thif était un frein pour lui. Thif encaissait tout sans se plaindre, mais il sentait que ses limites seraient bientôt atteintes…

Quand Heitashi entra dans la cabine de Garcia, le pilote était penché sur son écran d’ordinateur. Elle s’approcha, l’enlaça et lui baisa le cou, mutine. Il soupira et lui attrapa les poignets en se retournant. Elle en profita pour se coller à lui, radieuse. Quand il la repoussa, elle le toisa, intriguée. Surtout quand il ajouta un « Écoute, il faut qu’on parle » de mauvais augure.
– Hum… comment te dire ça ? reprit-il. On a vécu des super moments ensemble, on s’est bien amusés, mais…
– Mais quoi ? demanda Heitashi, tombant des nues.
– Je ne crois pas que ce soit une bonne idée qu’on continue à sortir ensemble, en fait.
– Comment ça, sortir ensemble et bien s’amuser ? Tu… tu ne vas quand même pas oser me dire que c’est tout ce que tu vois dans notre relation ?
– Franchement, Kimiko, on a vécu quelque chose de fort, je suis le premier à le reconnaître. Mais depuis, j’ai pas mal réfléchi à nous deux, et je pense que nous allons droit dans le mur.
– Je ne vois pas comment, fit Kimiko d’un ton glacial, mais explique-moi quand même.
– Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre assez vite. Nous n’avons pas assez songé aux conséquences, on s’est laissés griser parce que notre amour était tout beau tout nouveau.
– Comme tout début d’histoire, je te signale !
– Ou comme une fausse histoire, Kimiko.
– Pardon ?
– On a foncé, on s’est trouvés, mais je vois avec inquiétude à quel point tu t’es vite attaché à moi. Ce que je veux dire, c’est que tout va trop vite. On ne se connaît pas encore assez pour se faire des grandes promesses d’avenir et de vie commune.
– Depuis nous apprenons à nous connaître, répliqua-t-elle, nous rattrapons ce retard à grande vitesse.
– Oui, mais comprends-moi. Nous servons à bord du même navire, cela pourrait poser problème dans le travail. Imagine que nous en arrivions à nous séparer ? Comment on ferait pour s’éviter sur un vaisseau aussi petit ? Tu sais que ce serait impossible.
– Nous n’avons qu’une seule manière de savoir si notre couple peut durer : c’est de le vivre au quotidien !
– À quoi bon ? Tu te rends compte que l’un de nous peut mourir n’importe quand ? Servir au sein de Starfleet n’est pas une mince affaire, c’est dangereux. Sans parler du fait que nous pourrions mourir tous les deux. Tu te vois fonder une famille dans ces conditions ? Je suis désolé mais ce n’est pas mon cas. Cela représente trop d’aléas. C’est cruel à dire car je suis profondément attaché à toi, sois-en sûre, mais il vaut mieux s’en tenir là.
Le cœur au bord des lèvres, Kimiko Heitashi ne répondit rien. Ce salaud lui avait tant promis, il avait été si charmant ! Comment avait-elle pu être aussi gourde ? Le pire à ses yeux étant que ce n’était pas la première fois qu’elle tombait dans un piège similaire. Elle avait pourtant cru que cette fois-ci, elle pourrait vivre une vraie histoire, ce à quoi elle aspirait vainement depuis toujours. Elle avait cru que servir ensemble serait un atout…
Un étau lui comprimait la poitrine et sa gorge était comme desséchée, incapable d’émettre le moindre mot. Si elle restait une minute de plus, elle allait fondre en larmes. Ce qu’elle refusait de faire devant Garcia. Pas alors qu’il affichait un air de commisération.
– Tu sais, Kimiko, je…
Elle leva la main et secoua la tête pour le faire taire. Elle quitta prestement les lieux, à deux doigts de craquer. Dès qu’elle fut dans la coursive, elle courut jusqu’à sa cabine, trois portes plus loin, où elle s’enferma pour laisser libre cours à son chagrin.

Harry Harlington, qui avançait au bout du couloir, remarqua le manège de l’officier de sécurité. Indécis, il se demanda s’il ne devait pas s’enquérir de l’état de santé de l’aspirante Kimiko Heitashi. Finalement, il préféra s’abstenir de peur de passer pour indiscret. Il nota néanmoins avec intérêt que Heitashi était sortie des appartements du pilote Antonino Garcia. Alors les rumeurs du bord étaient fondées ? Il se passait quelque chose entre ces deux-là ?
Vue l’expression décomposée de l’aspirante Heitashi, les bruits colportés risquaient de changer de teneur. Quoi qu’il en fut, Harlington se promit de les surveiller tous les deux, au cas où leurs problèmes personnels influencent leurs performances professionnelles. Peut-être même devrait-il s’en ouvrir à Sulok, officier médical en chef ? Il renonça vite à cette idée : ce Vulcain froid comme une lune de Dogben semblait bien être le dernier du bord à pouvoir faire montre de compassion et d’empathie pour autrui.

– Monsieur Thif, en avez-vous fini avec l’analyse des échantillons de parsémiodine ?
Comme toujours, Sulok s’exprimait d’une voix tranchante. Comme toujours, Thif sentit une bouffée de chaleur l’envahir. Pour une fois, il n’eut pas besoin de faire d’effort pour se calmer, car les résultats qui s’affichèrent sur son écran firent diversion.
– Je suis dessus, monsieur. Mais… les données sont incohérentes, je ne comprends pas.
– Soyez plus précis, monsieur Thif. Quel genre d’incohérences ?
– J’affine mes recherches, docteur, fit-il en pianotant furieusement sur l’écran.
Quand les nouveaux résultats apparurent, l’épiderme bleu de Thif prit une teinte plus pâle et ses antennes s’affaissèrent.
– Oh non… murmura-t-il.
– Que se passe-t-il, monsieur Thif ?
– Les données indiquent que l’échantillon du vaccin a été contaminé.
– Comment est-ce possible, Thif ? demanda Sulok en venant lire par-dessus l’épaule de l’Andorien. Et surtout, par quoi ?
– Je crains d’avoir commis une erreur de manipulation, monsieur. Je détecte de l’ADN andorien dans les composants de notre solution.
Sulok vérifia, avant de reprendre la parole.
– Monsieur Thif, ces recherches sur le virus hélicondratile sont d’une extrême importance. Il s’agit de sauver des milliards de vies d’un virus mutagène dont la potentialité de destruction dépasse de loin tout ce à quoi nos civilisations ont été confrontées par le passé. Nous avons 7 659 tests à accomplir, en espérant trouver une piste pour un remède. Si nous y arrivons, ce qui n’est même pas certain, il faudrait encore de longs mois pour en affiner les effets et surveiller l’évolution sur le long terme.
« Monsieur Thif, accepter votre aide pour mes travaux m’avait paru une bonne idée, mais la répétition de vos erreurs a fini par me faire changer d’avis. Vous vous rendez compte que vous n’êtes pas capable de manipuler proprement des échantillons. J’aurais préféré que vous ne fassiez rien plutôt que de me faire prendre du retard sur mon planning de recherches. Je ne veux plus de votre aide, monsieur Thif : vous n’avez que trop prouvé que vous étiez pire qu’un inutile.
La frustration et le stress accumulés par Thif sous les ordres de Sulok explosèrent soudainement. Il jaillit hors de son fauteuil et se jeta sur Sulok, le poing en avant.
Il ne porta qu’un seul coup, puissant, à la mâchoire du médecin trop stupéfait pour réagir. Sulok tomba sur les fesses et son masque d’équanimité vulcaine laissa brièvement place à une expression d’intense surprise.
Thif reprit le contrôle de ses nerfs au moment où il touchait le médecin. La honte l’envahit. Il allait devoir affronter les conséquences de son geste. Il ne s’excusa pas, ni n’aida son supérieur à se relever. Il se contenta de quitter l’infirmerie pour regagner ses quartiers.