Une demi-heure avant d’entrer en orbite autour de Narnaya Prime, Harlington ordonna à Garcia de quitter la vitesse de distorsion et de changer de trajectoire. Ainsi, si un danger rôdait, le Baltimore arriverait d’une direction imprévue et aurait donc plus de latitude pour réagir ou surprendre un éventuel ennemi.

Rien ne se produisit et le navire de Starfleet se retrouva bientôt en orbite à scanner les lieux.
– Monsieur Inriek, que détectez-vous ?
– Rien, monsieur. Il y a beaucoup d’interférences dues à une violente tempête, mais il semble n’y avoir aucun signe de vie dans l’avant-poste.
– T’Savhek, pensez-vous qu’une téléportation soit possible dans de telles conditions ? demanda Harlington.
– J’en doute fort, monsieur. Je recommande donc un atterrissage du Baltimore.
– Cela ne représente-t-il pas un danger pour nous ?
– La manœuvre est délicate mais à la portée d’un bon pilote, monsieur.
Harlington reporta son attention sur Antonino Garcia, assis devant lui face à la console de pilotage.
– Garcia ?
– Oui, monsieur ?
Était-ce de la tension que Harlington crut déceler dans le ton de l’Ibérique ?
– Qu’en pensez-vous ?
– C’est dans mes cordes, monsieur, rétorqua Garcia avant de s’essuyer les paumes des mains sur ses cuisses, ce qui n’était guère rassurant.
– Alors, allons-y. Que tout le monde s’accroche.

Tout se passa bien dans les premiers instants de la descente, même si la plongée à une vitesse folle dans le tourbillon de nuages était très impressionnante, vue de l’écran de la passerelle.
Harlington serra les accoudoirs de son fauteuil à en blanchir ses phalanges et ne cessa que lorsque ses mains devinrent douloureuses. Il balaya alors la passerelle du regard, bien embêté à l’idée que quelqu’un ait pu surprendre sa nervosité. Si quelqu’un la remarqua, personne n’eut l’imprudence de lui montrer le contraire.
Par prudence, Garcia réduisit la vitesse du Baltimore dès les premières turbulences. Quand le navire fit une sévère embardée, des alarmes anti-collisions mugirent et Garcia pianota furieusement sur sa console. Il hurla à son copilote Inriek :
– Caramba ! Utilise les rétrofusées pour accompagner toutes mes manœuvres, je crains pour l’intégrité structurelle de la coque !
Inriek acquiesça et riva les yeux sur les mains de son collègue, afin de reproduire ses gestes. Pendant l’interminable descente, plus d’un membre de l’équipage sur la passerelle se retrouva à terre à un moment ou à un autre. Les sautes de vent étaient très violentes, presque comme des impacts de torpilles.
Garcia lui-même fut éjecté de son poste. Quand Harlington, solidement cramponné à ses accoudoirs, vit son pilote tomber, il se jeta en avant pour le remplacer. Mal lui en prit car il chuta aussitôt à son tour et se fendit la lèvre sur le bord de la console de navigation. Il parvint tout de même à aider Garcia à se rasseoir à son poste, avant de ramper vers son fauteuil en se morigénant. Qu’est-ce qu’il avait donc essayé de faire ? Prendre les commandes ? Il était à peine capable de faire voler tout droit une navette et n’avait pas encore saisi toutes les subtilités d’un atterrissage réussi, malgré des dizaines d’heures passées sur simulateur.
Revenant au présent, il s’avisa enfin que la tension était presque palpable sur la passerelle, et il eut la présence d’esprit d’ordonner à T’Savhek de couper les maudites alarmes tonitruantes qui leur vrillaient le crâne. Dès qu’elles se turent, tous eurent l’impression qu’un grand poids venait de leur être ôté des épaules.
– Situation, monsieur Garcia ? demanda le plus calmement du monde Harlington, en contradiction totale avec son envie de hurler sa peur.
– On maîtrise, commandant, on maîtrise ! répondit trop vite le pilote.
Ce n’était pas ce que Harlington crut lire sur le visage de T’Savhek, mais il préféra se taire. Il voulut prier, mais l’athée convaincu qu’il était ne trouva aucune divinité vers qui se tourner. Ne lui resta alors plus qu’à se dire que d’un instant à l’autre, ils allaient tous mourir. Tout en prenant soin de rester impassible, comme tout commandant devait l’être, à son avis.

Les conditions météorologiques se calmèrent enfin et Garcia s’écria :
– On en est sortis, monsieur !
Il avait l’air d’être le premier surpris. Harlington eut envie de lui fracasser la tête sur la console de pilotage.
– Félicitations, monsieur Garcia, se borna-t-il à répondre tout en essayant de se remémorer si oui ou non il y avait un punching-ball dans la salle de sport du navire. Tout le monde va bien ?
– Sur la passerelle, il semblerait que oui, commandant, fit T’Savhek. Je fais monter le docteur pour qu’il s’occupe de votre lèvre. Le Baltimore a subi quelques dommages, mais rien de bien sérieux.
– Parfait ! Monsieur Inriek, l’écran de la passerelle ne fonctionne plus ?
– Si monsieur, mais nous sommes pris dans une tempête de sable. Nos instruments fonctionnent parfaitement et notre position est calée sur celle de l’avant-poste. Même si nous ne l’avons pas en visuel, nous n’en sommes pas loin.
Harlington se concentra sur sa lèvre fendue. La douleur était infime mais il constata avec dépit qu’une belle tache de sang souillait son uniforme moutarde.
– Il y a des blessés ? demanda Harlington à Sulok quand celui-ci, talonné de près par Thif, fit son apparition sur la passerelle.
– Non, répondit sèchement le Vulcain en attrapant maladroitement son tricordeur médical d’une seule main.
Le bras gauche du médecin pendait, inerte. Harlington préféra se taire pendant que les deux membres de la section médicale examinaient tous les hommes d’équipage. Dès que Thif eut badigeonné la lèvre de Harlington avec une dose massive de coagulant en spray, le commandant crut pouvoir partir se changer, mais Garcia dit :
– Nous survolerons l’avant-poste dans une minute.
– Tout le monde aux postes de combat, levez les boucliers. Monsieur Inriek, tentez de joindre l’avant-poste.
– Aucune réponse, commandant.

Quand l’ascenseur appelé par Sulok et Thif arriva, Evander Mitchell en sortit, un haut d’uniforme jaune moutarde à la main.
– Commandant ? Le lieutenant T’Savhek m’a demandé de vous apporter ceci.
– Merci, Mitchell, sourit Harlington. Et merci à vous aussi, T’Savhek.
– Survol de la base dans dix secondes, annonça Inriek. Les senseurs n’indiquent aucune présence hostile… et aucune présence vivante dans l’avant-poste.
– Faites nous atterrir, Garcia.

La large plate-forme de l’avant-poste leur tendait les bras. Bien qu’elle fût en grande partie recouverte de sable, le souffle des rétrofusées de l’USS Baltimore suffit à dégager la place et l’atterrissage se fit en douceur.

– Monsieur Lupescu, préparez votre équipe et investissez l’avant-poste.
– À vos orrrdrrres, commandant.

Il ne fallut que cinq minutes aux officiers Lupescu, Heitashi, Nimar et Gotram pour sortir en scaphandres. Sur l’écran, l’équipage de la passerelle les vit avancer lentement jusqu’au sas de l’avant-poste, dans lequel ils se réfugièrent.
Ils se rendirent vite à l’évidence : les scientifiques de la Fédération avaient disparu. Dans la cafétéria de la base, deux plateaux-repas entamés gisaient sur une table. Dans les laboratoires, des expériences étaient toujours en cours, écrans d’ordinateurs allumés, liquides bouillonnants dans des alambics.
Le bureau de Silkar, commandant de la base, était d’une sobriété toute vulcaine : tout y était rangé avec la plus extrême rigueur. Rien dans son journal de bord n’indiquait le moindre problème ; les résultats des expériences y étaient soigneusement consignés.

T’Savhek se réfugia derrière son impassibilité coutumière, mais Harlington ne fut pas dupe. Elle s’inquiétait du sort de son fiancé : avec l’air pincé voire offensé qui se lisait sur son visage, elle ressemblait plus que jamais à son frère jumeau, dont c’était l’expression normale.