Doléances

Amper était né fils du roi. Ainsi, il avait pu succéder à son père, avec de la chance et beaucoup de machinations pour éliminer sa fratrie. Ce premier problème avait été ardu à résoudre, car la tradition royale voulant que le souverain ait un harem, il y avait pléthore de prétendants au trône. Et la règle de succession était claire : afin de contrer toute querelle dynastique ultérieure, les enfants royaux devaient s’entre-tuer joyeusement, à grand renfort de complots. À la fin, un seul survivait… et devenait maître du royaume. Cet objectif atteint, Amper avait dû récompenser les familles nobles qui l’avaient soutenu. Il avait épousé sept de leurs femmes en deux mois de règne quand il décida de faire une pause, car un corollaire était apparu, aussi fâcheux qu’inattendu. Les belles-mères.
Tout contrat de mariage royal stipulait que la belle-famille du roi pouvait se faire représenter à la Cour et Amper, trop occupé à se défaire de sa fratrie, n’y avait jamais prêté attention auparavant. Il apprit rapidement, et à ses dépends, que la mère de la nouvelle reine était invariablement cette représentante. Il ne supporta pas plus de deux jours sa première belle-mère, aussi acariâtre que le voulait le cliché. Pas de chance, pensa-t-il simplement. Mais la deuxième s’avéra être un clone de la précédente. Sept femmes plus tard, il dut se rendre à l’évidence : l’espèce connue sous le nom de « belles-mères » était invivable, et il commença à étouffer dans sa propre Cour.
Il se retrouva donc face à un grave dilemme : comment garder ses femmes et se débarrasser de ses belles-mères ? Son planning de mariage était bouclé pour les cinq prochaines années, à raison d’un mariage toutes les semaines, et il savait d’avance que les supporter toutes serait au-dessus de ses forces. Après avoir failli en étrangler deux, qui semblaient s’être liguées pour le rendre dingue, il s’isola avec ses conseillers pour trouver une solution, avant de les tuer toutes dans un accès de rage. Car elles étaient intouchables : s’il se mettait à tuer ses alliés, la stabilité du pays en pâtirait et son règne serait bref.
Lors de cette période d’intense réflexion, il comprit mieux ses grand-père et père : le premier était devenu alcoolique, et le second s’était réfugié dans les drogues. Grâce à la mode lancée par son grand-père, les ventes d’alcool avaient connu un boom sans précédent, jusqu’à provoquer des ravages sanitaires chez ses sujets. Ce fut alors au tour des guérisseurs de connaître leur heure de gloire. L’exemple donné par son père ne fut guère plus glorieux : avec l’arrivée massive de drogues diverses et variées dans le royaume apparurent également le racket, les luttes d’influence et les meurtres sauvages. Une nouvelle criminalité naquit.
Amper était convaincu que l’omniprésence des belles-mères avait été à l’origine du mode de vie de ses père et grand-père. Comment expliquer autrement qu’ils aient sombré d’une telle manière ? Il se jura de ne pas finir comme eux.
Il eut alors l’idée lumineuse qui allait le débarrasser de cette invasion inhumaine. Il décida de les incorporer au dispositif législatif du pays : elles furent regroupées au sein de l’Assemblée des Mères. Ce nouvel organe de gouvernement n’aurait pas de pouvoir décisionnel mais pourrait donner des avis ou des conseils. Elles furent flattées d’obtenir un titre supplémentaire… et une généreuse rétribution.
Son deuxième trait de génie fut que l’Assemblée accueillerait toutes les doléances de ses sujets, charge qui lui était jusque-là dévolue. Amper fit donc d’une pierre deux coups : fini les belles-mères dans ses pattes, et adieu les longues heures barbantes à devoir arbitrer des conflits mesquins. Pour être certain d’avoir la paix, il fit ajouter une aile à son palais, où il confina ses belles-mères, et décréta qu’elles ne toucheraient leur allocation que si elles y restaient en permanence. L’appât du gain assura la réussite de la manœuvre. Il put ainsi oublier les vieilles chouettes à la langue acérée et médisante, et se consacrer à ses épouses et à lui-même.

Parfois, Amper se déguise et va se promener sur les balcons publics surplombants l’Assemblée des Mères. Incognito, il se délecte des séances de doléances, compatissant vaguement avec les plaignants, jetés en pâture face aux redoutables duègnes. Comme aujourd’hui où, désœuvré, il a jeté un coup d’œil au programme de l’après-midi : un nobliau de Tarus est venu quémander des aides exceptionnelles pour les paysans locaux, suite à des récoltes médiocres. Nonchalamment adossé au balcon, le roi savoure les commentaires de ses belles-mères et s’émerveille de leur inventivité.
— Mesdames, vous rencontrer est un immense honneur…
C’est quoi ce godelureau ?
Je sais pas. Un bouseux, c’est sûr, à son accent, et surtout à ses fringues.
— Euh… mesdames… la sécheresse menace de manière catastrophique…
Des fringues ? Des fripes, tu veux dire ! C’est peut-être la mode dans sa région ?
Si c’est le cas, il est temps de leur donner l’indépendance.
— S’il vous plaît… Tarus… la sécheresse… nous sommes au bord d’une famine sans précédent…
Famine, tu parles ! T’as vu son bide ? Et il va nous faire croire qu’il n’a pas à manger !
Oh, le pauvre petit qui veut être plaint ! Être un peu à la diète ne lui ferait pas de mal !
— Mais, mesdames… mode de vie séculaire en danger… récession économique… chômage endémique…
Des chômeurs ? Quelle horreur ! Ce devrait être interdit dans notre puissant royaume !
C’est bien vrai ! Ça fait tache ! Je suis certaine que ce sont tous des fainéants !
C’est évident, ma chère… Les jeunes de maintenant
Oui… de notre temps
Vaincu par tant de mépris cinglant, l’orateur se retire, tête basse. Amper fait de même, intérieurement hilare. Sifflotant gaiement, il enfonce les mains dans ses poches et prend la direction de son harem.